mardi 17 juin 2014

"L'artiste est-il maître de son oeuvre?" - Problématisation



Nous parlons parfois d’un maître d’œuvre mais nous désignons alors un artisan qui sait ce qu’il doit construire, qui accomplit son travail en ayant une idée qui préexiste au « produit fini ». Nous maîtrisons notre ouvrage lorsque chacune de ses phases s’accomplit conformément à nos plans. L’exécution suit donc un schème rationnel, conscient, préalable. Il n’est pas une de ces caractéristiques qui semble pouvoir s’appliquer à l’œuvre réalisée par l’artiste, laquelle, en tant que création, ne suit aucune règles ni aucun modèle prédéfinis. L’artiste ne sait pas ce qu’il fait en le faisant, et cela à tel point qu’il n’est pas certain que ce soit lui qui le fasse.


 Comme le dit Alain Cugno : « Qu’il le sache ou non, l’artiste ne produit pas un objet qu’il sait faire, mais justement ce qu’il ne sait pas faire, ce qui n’appartient pas à son habitus. Plus précisément, il apprend, pour une prochaine fois qui n’aura jamais lieu, à faire l’œuvre qu’il n’a pas encore créée par des gestes qui lui donnent naissance. Il est en train d’apprendre à faire une œuvre qu’il ne connaît pas autrement que par cet apprentissage. » C’est exactement comme si, contrairement à un ouvrage technique, l’œuvre anticipait sur ses propres règles de « fabrication » étant entendu que ces règles ne sauraient convenir à aucune autre œuvre. C’est ce qui est en train de se faire qui détermine, dans le moment même de l’exécution, le « comment faire », de telle sorte que la notion même de « savoir faire », celle qui précisément définit la compétence du « maître » est absolument inadéquate à rendre compte de la participation de l’artiste.


On pourrait ainsi accréditer l’idée d’une « transe », d’une inspiration, voire d’un égarement de l’artiste qui assisterait, plus ou moins conscient (mais plutôt moins), à l’émergence de l’œuvre. Mais comment rendre compte, dans cette perspective, du caractère « abouti » de l’œuvre ? Lorsque l’on pense, par exemple, à l’intensité du labeur de Gustave Flaubert, progressant difficilement dans la prose de ces romans, à une « vitesse de croisière » de quinze lignes par jour, il semble difficile d’évoquer le génie de l’inspiration. Il y a dans toute œuvre d’art la manifestation d’une justesse : c’est ainsi que « cela doit être », même si font défaut les critères préalables au regard desquels la création « remplit son contrat ». C’est cette phrase, cette sonorité qu’il « fallait » à la suite de celle-là et Flaubert, seul, a saisi le fil de la genèse de cette suite, rejoignant étrangement le flux d’une évidence qui saisira nécessairement son lecteur. C’est sans conteste, son « style d’écriture », unique, inimitable, fruit d’un lent et patient travail de défrichement. Cette unicité fait signe, pour le moins, d’une aptitude, d’un « potentiel », d’une puissance qui se libère dans l’écriture, comme si Flaubert était le dépositaire exclusif d’une capacité mais d’une capacité qui n’accomplirait rien d‘autre pour lui que le fait d’être lui : l’auteur de « L’éducation sentimentale ». A quoi bon puisque il l’est déjà ?

                     C’est précisément à l’esprit de cette question qu’il convient d’opposer le processus de l’œuvre car Flaubert ne serait pas Flaubert sans cette œuvre et l’œuvre ne pourrait pas exister sans être écrite par Flaubert. Les schèmes de construction d’un ouvrage sont totalement caduques, inaptes à rendre compte de cette alchimie entre un homme et une ou plusieurs forces d’où l’œuvre va surgir. Que l’artiste soit le maître de son œuvre supposerait qu’il soit libre de la faire. Mais si c’était le cas, il aurait pu en faire une autre. Or, l’œuvre s’impose précisément à nous comme ce qui ne pouvait pas être autre. Il existe donc bien un effet de contrainte qui pèse sur l’artiste pour que ce soit de cette œuvre là et pas d’une autre qu’il « accouche ». Mais si ce terme de « contrainte » était pleinement justifié, on ne pourrait rendre compte que c’est de la plume de cet homme là, du pinceau de ce peintre là que l’œuvre « sort ». 

                    Se pourrait-il que nous ayons à faire avec l’Art à une pratique rendant purement indissociable le jeu des forces naturelles et des affects humains ? Peut-être l’artiste n’est-il ni libre ni contraint mais simplement placé par l’œuvre en situation de libérer sa puissance d’existant. Il ne serait donc pas davantage maître de son œuvre qu’il ne l’est du fait d’exister, (l’œuvre c’est l’efficience littérale du fait d’exister) mais, en même temps, il lui serait donné par l’œuvre de libérer toute l’énergie dans laquelle il consiste, considération par laquelle il se produit pleinement et librement tel qu’il est, « maître de soi » en un sens qui ne désigne pas l’exercice d’un pouvoir mais l’effectuation de sa puissance.



samedi 14 juin 2014

Plusieurs textes fondamentaux (2)


Texte de Kant extrait des fondements de la métaphysique des mœurs
« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle           devienne une loi universelle. »

(L’impératif catégorique est la clé de voûte de la morale Kantienne. Une action peut être dite « morale » lorsque elle est accomplie par une bonne volonté. Mais qu’est-ce qu’une bonne volonté ? Une intention qui ne se détermine en fonction d’aucun motif pathologique, sensible, affectif. Nous agissons « bien » lorsque le principe qui motive notre acte est animé exclusivement par la forme même de toute loi, soit l’universalité. Puis-je vouloir qu’un monde soit régi par la maxime de cette action ? Si la réponse est oui, alors mon acte peut être dit « moral ». Nous « portons » un monde à chacune de nos initiatives.)



Texte de Kant extrait de la « préface à la seconde édition de la Critique de la Raison Pure »

« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue,... ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordants entre eux l'autorité de lois, et de l'autre l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais au contraire comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose.
 »


(Ce texte revient historiquement sur la naissance de la science moderne (Galilée, Descartes, Bacon). Kant décrit ici la « révolution » qui transforma l’esprit scientifique lorsque des expérimentateurs réalisèrent que la nature n’avait rien à nous dire. Il faut lui poser des questions, c’est-à-dire la forcer à répondre à des hypothèses. « La raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans « : cette affirmation est vraiment cruciale car elle pose les limites du champ de compréhension et d’action de l’homme sur la nature mais en même temps elle ne reconnaît à la nature aucune légitimité à opposer quoi que ce soit aux questions posées par le scientifique dés lors qu’elles sont bonnes. Finalement elle se limite à devenir le laboratoire du scientifique, lequel dés lors a à faire moins preuve de curiosité que d’invention. La science ne progresse et ne s’assume que lorsque le savant est un activiste qui n’attend rien mais qui provoque sans cesse en la questionnant par des expérimentations.)


Texte de Hegel extrait de « phénoménologie de l’esprit »

"Il semblait que, dans et par le travail, l'Esclave est asservi à la Nature, à la chose, à la « matière première », tandis que le Maître, qui se contente de consommer la chose préparée par l'Esclave et d'en jouir, est parfaitement libre vis-à-vis d'elle. Mais en fait il n'en est rien. Certes, le Désir du Maître s'est réservé le pur acte-de­-nier l'objet en le consommant, et il s'est réservé - par cela même - le sentiment­ de-soi-et-de-sa-dignité non mélangé éprouvé dans la jouissance. Mais pour la même raison cette satisfaction n'est elle-même qu'un évanouissement ; car il lui manque l'aspect objectif-ou-chosiste, c'est-à-dire le maintien-stable. Le Maître, qui ne travaille pas, ne produit rien de stable en dehors de soi. Il détruit seule­ment les produits du travail de l'Esclave. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement subjectives : elles n'intéressent que lui et ne peuvent donc être reconnues que par lui ; elles n'ont pas de « vérité », de réalité objective révélée à tous. Aussi, cette « consommation », cette jouissance oisive de Maître, qui résulte de la satisfaction « immédiate » du désir, peut tout au plus procurer quelque plai­sir à l'homme ; elle ne peut jamais lui donner la satisfaction complète et défini­tive. Le travail est par contre un Désir refoulé, un évanouissement arrêté ; ou en d’autres termes, il forme et éduque. Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l'Homme. L'homme qui veut - ou doit - travailler, doit refouler son ins­tinct qui le pousse à « consommer » « immédiatement » l'objet « brut ».
  Et l'esclave ne peut travailler pour le Maître, c'est-à-dire pour un autre que lui, qu'en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l'on préfère, il s'éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. D'autre part, il ne détruit pas la chose telle qu'elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail ; il la prépare pour la consommation ; c'est-à-dire il la « forme ». Dans le travail, il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le monde en se transformant, en s'éduquant soi-même ; et il s'éduque, il se forme, en trans­formant des choses et le Monde. »

(Pour comprendre ce passage qui est l’un des plus déterminants sur la question du travail, il faut citer le meilleur commentateur de l’œuvre  de Hegel soit Alexandre Kojève :
"Le Maître force l'Esclave à travailler. Et en travaillant, l'Esclave devient maître de la Nature. Or, il n'est devenu l'Esclave du Maître que parce que – au prime abord – il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l'acceptation de l'instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l'Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l'Esclave du Maître. En libérant l'Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d'Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l'Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne – ou, du moins, règnera un jour – en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l'homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise "immédiate" du Maître. L'avenir et l'Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l'identité avec soi-même, mais à l'Esclave travailleur. Celui ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu'il laisse – ne travaillant pas – intact. Si l'angoisse de la mort incarnée pour l'Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c'est uniquement le travail de l'Esclave qui le réalise et le parfait. [...]
    Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l'Homme. L'homme qui veut - ou doit - travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à "consommer" immédiatement l'objet "brut". Et l'Esclave ne peut travailler pour le Maître, c'est-à-dire pour un autre que lui, qu'en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant ; ou si l'on préfère, il s'éduque, il "cultive", il "sublime" ses instincts en les refoulant. [...] Il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même : il forme les choses et le Monde en se transformant, en s'éduquant soi-même ; et il s'éduque, il se forme, en transformant des choses et le Monde.")

Texte de Kierkegaard extrait de son journal

« Ce qui me manque, au fond, c'est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître, sauf dans la mesure où la connaissance précède toujours l'action. Il s'agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu au fond veut que je fasse; il s'agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l'idée pour laquelle je veux vivre et mourir. Et quel profit aurais-je d'en dénicher une soi-disant objective, de me bourrer à fond des systèmes des philosophes et de pouvoir, au besoin, les passer en revue, d'en pouvoir montrer les inconséquences dans chaque problème ? [...] C'est de cela que mon âme a soif, comme les déserts de l'Afrique aspirent après l'eau... C'est là ce qui me manque pour mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d'en arriver par-là à baser ma pensée sur quelque chose - non pas d'objectif comme on dit et qui n'est en tout cas pas moi - mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s'y attache, même si le monde croulait. C'est bien cela qui me manque et à quoi j'aspire. »

(Kierkegaard s’oppose à Hegel et à Kant. Il défend ici la conception d’une vérité subjective. Lorsque nous trouvons le bon résultat d’une équation, nous avons mis en œuvre une démarche rationnelle et universelle. C’est justement parce que nous ne sommes personne de singulier que nous avons réussi. Kierkegaard plaide en faveur d’une conception totalement contraire à celle-ci. On pourrait parler d’une vision idiosyncrasique (relative à une personne « en propre », unique) de la vérité. Il y a quelque chose de Kierkegaardien (la violence en moins évidemment) dans le geste de Tyler Durden, dans le film « Fight Club » de David Fincher, lorsque il braque un épicier pour que celui-ci revienne à lui-même, à ses goûts profonds, authentiques, devenir vétérinaire. Chacun de nous se sent porteur d’un « potentiel ». Il n’y a de vérité qu’au gré du geste de la vie « assumée ». Il nous faut être ce que l’on se sent « devoir être » mais précisément par ce dernier terme, il ne convient d’entendre aucun sacrifice à une morale universelle Kantienne. Il est plutôt question de libérer le potentiel dans lequel on se sent consister.


jeudi 12 juin 2014

Plusieurs textes fondamentaux à quelques jours de l'épreuve (1)


(Nous avons insisté sur la référence à ces textes dernièrement. Chacun d'eux est lié à de nombreuses notions au programme des terminale S. Il n'est pas question de "forcer" leur utilisation mais de se soumettre entièrement, le jour de l'examen, à l'intitulé du sujet choisi. La résonance de ces extraits est cependant suffisamment forte pour que les candidats prennent le temps de les lire, de les comprendre et de les rapporter à toutes les notions concernées)

Texte de Platon dans « La République » Livre 7

-       « Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles Je vois cela, dit-il.
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en  pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

-        Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.

-       Ils nous ressemblent, répondis-je; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?

-       Et comment? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie? 
Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ?


-       Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ? Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux?

-       Non, par Zeus, dit-il.
 Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
C'est de toute nécessité.
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?

-       Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
 Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés? n'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?

-       Assurément.

-       Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?

-       Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.
-       
Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler  plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Sans doute.
À la fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.


-       Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
-       Evidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.

-       Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?

-       Si, certes.

-       Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait?
-       
Je suis de ton avis, dit-il; il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.
Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil?

-       Assurément si, dit-il.

-       Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue  est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?

-       Sans aucun doute, répondit-il.


(Cette allégorie permet à Platon d’illustrer la consistance d’un acte: chercher la vérité. Pourquoi les athéniens ont-ils condamné Socrate ? Pourquoi la philosophie est-elle aussi mal vue de l’opinion ? Parce qu’il est dur de se détacher de ses chaînes qui nous relient aux apparences, au sensible, aux ombres et de grimper en haut de cette colline où se situe la source de la lumière. Plus profondément encore, l’image de ces prisonniers donne à Platon l’occasion de distinguer ce que nous vivons vraiment et ce que nous croyons vivre. Le sort réservé à ces prisonniers est effroyable mais « vu de l’extérieur », pourrait-on dire, car, pour se sentir attaché, encore faut-il envisager qu’une vie sans chaînes soit « possible ». Le prisonnier libéré qui représente le philosophe ne dit pas seulement à ces anciens « codétenus » que la vérité est ailleurs (sans quoi il ne ferait que citer X-Files) mais que l’ombre est comme le négatif de la vérité, le premier maillon d’une échelle qu’il convient de gravir si l’on veut vraiment savoir de quoi il est question dans cette vie. L’ombre en elle-même n’est pas une illusion. Le sensible ne falsifie pas l’intelligible, il en est la trace immédiate, celle qu’il convient de remonter jusqu’à son origine. C’est l’homme qui, par paresse et facilité, choisit de s’illusionner à son endroit. L’un des enseignements de cette allégorie réside dans la compréhension du fait que ces chaînes sont voulues par les prisonniers)



Texte de Descartes extrait des « méditations métaphysiques »

"Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu'un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable.

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain.

Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N'y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l'esprit ces pensées ? Cela n'est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j'ai déjà nié que j'eusse aucun sens ni aucun corps. J'hésite néanmoins, car que s'ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point ? Non certes, j'étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit."
(Il y a dans ce passage des méditations l’appel d’un « vertige » de nature profondément philosophique. Nous pouvons douter de tout, dans cette vie. Rien, aucune sensation, aucun argument, aucune scène ne se manifeste à nous selon une modalité entièrement irréfutable. Mais ne serais-je pas trompé par une puissance extérieure et supérieure en pensant cela ? Ce n’est pas nécessaire car je peux bien tout seul être à l’origine de ce mouvement généralisé de suspicion à l’égard de tout ce qui m’environne. Mais ce mouvement  lui-même, n’est-il rien ? Ne serais-je pas au moins cela : cette puissance de remise en cause qui n’épargne rien. Il faut bien être au moins quelque chose pour penser qu’il n’y a rien. Mais si un Dieu trompeur s’amusait à m’abuser à tout moment. Qu’il le fasse ! Cette falsification ne « m’annulerait » pas en tant que pensée. Peut-être ne suis-je rien de ce que je crois être, peut-être suis-je totalement abusé quant à la personne que je suis, ou pense être, je n’en serai pas moins « quelque chose » puisqu’on me trompe, et rien ne saurait faire que je ne sois rien. A la fin de ce passage, nous savons que nous existons, mais nous ne savons pas en tant que quoi nous existons. Cette existence est certaine, elle résiste à toute tentative de falsification, y compris celle d’une terrifiante puissance de mystification (comme la matrice))
Texte de Pascal extrait des « Pensées »
" Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point. Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car les connaissances des premiers principes: espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi fermes qu'aucune que celles que nos raisonnements nous donnent et c'est sur ces connaissances du coeur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le coeur sent qu'iI y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison - qui voudrait juger de tout - mais non pas à combattre notre certitude. Comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire, plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien; elle ne nous a donné que très peu de connaissances de cette sorte; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. "
(Il existe des vérités qui se manifestent à nous intuitivement, sans recours à des preuves ou à des démonstrations. Je peux être aussi assuré d’un point de vue quantitatif du fait qu’en cet instant je ne rêve pas que je le suis que 2+2 font 4. Ces deux propositions n’ont pas la même « qualité » de certitude, mais elle ne sont pas moins fiables l’une que l’autre. On retrouve dans ce texte de Pascal quelque chose du cri d’Aristote « Ananke Stenai », « il faut bien finir par s’arrêter ». Aucune démonstration ne peut se concevoir sans s’appuyer à un moment donné sur une proposition admise sans démonstration. C’est là toute la différence entre un axiome et un postulat. Un postulat est une proposition dont on n’éprouve pas le bien fondé mais qui est simplement nécessaire à ce que quelque chose à partir d’elle puisse être « amorcé », un raisonnement. Un axiome est par contre défini comme un fondement, une proposition juste par elle-même. Pascal nous parle donc ici davantage des axiomes que des postulats. Que je ne rêve pas en ce moment, je le sais, je le sens, selon Pascal. C’est la même chose pour l’espace, l’infini des nombres, etc. Il faut que la raison reconnaisse son impuissance. Pascal se distingue donc, par ce texte à la fois des rationalistes et des sceptiques. Nous n’avons aucune raison de douter de nos certitudes mais il nous faut bien reconnaître que certaines d’entre elles s’imposent à nous avec l’évidence d’une intuition plus que par l’enchaînement d’un raisonnement.)