dimanche 17 mars 2013

Médias et Démocratie


Il semble difficile d’évoquer ces deux notions de médias et de démocratie sans être interpellé par la notion de représentation puisque nous vivons dans une démocratie représentative et que les médias se définissent par ce travail qui consiste à nous donner une certaine représentation du monde. Il est donc légitime de s’interroger sur la coexistence d’un mode de représentation politique permettant d’échapper aux dangers d’une démocratie directe et d’un mode de représentation médiatique imprimant une certaine vitesse à la res publica. Autrement dit, la nécessité contractuelle d’une représentation par le biais de laquelle les citoyens voient dans leurs députés les incarnations de leur volonté est-elle trahie, malmenée, gauchie par un effet de surenchère dans la spectacularisation de la vie publique ou conduit par elle dans ses conséquences ultimes mais logiques ? Peut-on avoir les bons effets (ou supposés tels) de la représentation électorale: sa nature contractuelle, l’espace offert à l’échange d’idée, à la promotion d’une vision, d’un idéal, sans en subir les mauvais : la théâtralisation des intrigues, l’impatience du public à l’égard d’actions politiques que l’on juge trop lentes dés lors qu’elles nous sont présentées comme des films, la confusion des genres entre la compétence d’un dirigeant et son aptitude à occuper efficacement le terrain de la scène médiatique ? N’est ce pas le propre d’une démocratie représentative que de pencher dangereusement vers une démocratie en représentation dans les coulisses de laquelle s’orchestrent tranquillement, silencieusement, constitutionnellement des mécanismes de reconnaissance purement aristocratiques et inégalitaires?
On peut citer ce constat très amer d’un ancien premier ministre et poser la question en empruntant l’image qu’il nous propose :
« L'opinion publique est devenue consumériste et d'une certaine façon, presse aidant, les responsables politiques, fussent-ils président ou Premier ministre, peuvent être insultés à merci. Et cela c'est insupportable pour les proches. Moi-même, si c'était à refaire, je ne referais pas ce métier. La rapidité des techniques, la mondialisation financière font que l'espace de responsabilité du gouvernement de la république française a considérablement diminué, alors même que les gens vous rendent responsables de tout. La profession politique ne bénéficie plus du respect qu'on avait pour elle du temps où elle passait pour efficace c'est-à-dire du temps du plein emploi. Aujourd'hui on nous insulte, on nous veut pauvres et on nous moque. Nos rois avaient leurs bouffons, mais le bouffon du roi n'entrait pas dans la cathédrale. Aujourd'hui les bouffons occupent la cathédrale, et les hommes politiques doivent leur demander pardon. Ce qui fait que ne viendront plus à la politique que les ratés de la profession. »
Que les hommes politiques en exercice aient de moins en moins de marge de manœuvre alors qu’on leur impute de plus en plus la responsabilité de la crise et qu’on leur manque ainsi cruellement de respect, est-ce injuste, est-ce à mettre sur le compte d’une certaine évolution consumériste, ou bien encore, possibilité qui est la moins explorée des commentateurs attitrés de la vie politique, ne serait-ce pas la suite logique d’un régime au sein duquel de façon larvée la République corrompt l’esprit de la Démocratie. En d’autres termes, il est tellement commun aujourd’hui de rendre les médias responsables des avatars de la spectacularisation de la vie publique qu’on peut, au moins, s’interroger sur la possibilité  que ce dévoiement soit inscrit en germe dans cette pétition de principe de l’idéal républicain selon laquelle aucune démocratie ne peut se concevoir sans représentation (même si Kant et Rousseau sont en désaccord sur ce point). N’est ce pas pour ne pas avoir à aller chercher dans les profondeurs d’un déficit structurel, inhérent à l’héritage philosophique des lumières et de la révolution française, les origines du mal dont nous souffrons aujourd’hui que nous incriminons, comme le fait Michel Rocard la presse, le consumérisme, la mondialisation, les nouvelles technologies ?
Cela ne signifierait pas que ces facteurs ne soient pas concernés par ce manque de considération de la chose publique mais qu’ils ne seraient pas déterminants. Autrement dit, que les bouffons puissent désormais occuper la cathédrale : n’est-ce pas dû au fait qu’il fait partie intégrante de la fonction des rois d’aujourd’hui d’être les bouffons de leurs bouffons, tout simplement parce qu’aucune compétence à la représentation ne peut être reconnue par les représentés sans devenir l’enjeu d’une théâtralisation de la part des représentants ? Il y a manque de respect parce qu’un certain effet d’intimidation de la fonction ne joue plus aujourd’hui. Mais d’où vient qu’il aurait à valoir si ce n’est d’une sacralisation de l’autorité de l’Etat ? Ce qui prête à discussion dans l’image de Michel Rocard c’est que l’exercice d’un pouvoir républicain fondé sur la représentation, sur l’incarnation, ne peut se concevoir qu’en se situant toujours déjà, comme un fait accompli, dans l’enceinte de la cathédrale. La chaise vide de Giscard d’Estaing en 81 n’est pas un siège, c’est un trône laissé vacant. Il est impossible de jouer du symbole sans devenir à son tour le jouet des déplacements du symbole (Lacan). Qu’un ancien homme d’état, même dans une image, évoque la profanation d’un espace sacré pour évoquer le déficit de considération de la chose publique marque assez nettement l’impossibilité dans laquelle tout régime républicain se trouve de pouvoir débarrasser la notion de représentativité publique de celle, religieuse, d’incarnation. L’esprit public, c’est forcément aussi l’esprit saint.
 Il est possible d’objecter à cette thèse selon laquelle toute autorité fondée sur un mode de représentation électorale s’expose au risque de devenir une instance spéculaire, le fait que les médias ne jouent pas le rôle qui devrait leur revenir, soit celui de lier non seulement les hommes et l’actualité mais aussi l’opinion et les instances de l’autorité publique. Ils auraient substitué à la fonction de faire lien celle de servir d’interface par quoi chacun des deux acteurs se juge, se jauge et se satisfait d’être lui-même dans le reflet que les médias lui renvoient et, de fait, il est indiscutable qu’une certaine évolution des moyens d’information tend moins à nous tenir au courant de… qu’à nous inviter à prendre position sur…C’est exactement comme si les médias se situaient maintenant dans une telle proximité avec la trame des évènements qu’il s’agirait pour eux d’instaurer un climat d’instantanéité réactive et englobante plutôt que d’attention réceptive et distante. Comme dit Bourdieu, le fait divers fait alors diversion notamment parce qu’il s’impose à nous comme un fait à l’égard duquel on ne peut pas ne pas se situer, se définir, se constituer un genre, une appartenance, un type de discours mais aussi parce qu’il nous éloigne de ce flux lent et insensible, de ce jeu souterrain d’interactions dans l’efficience duquel la propension des choses suit efficacement son cours. Ce qu’on mesure alors ce sont les ravages d’une déformation par le biais de laquelle l’opinion se révèle plus pressée de travailler son « être en représentation » dans la réactivité aux faits que de connaître les faits.
Or cela pose la question de savoir dans quelle mesure un régime politique installant au sommet de sa hiérarchie pyramidale un être dont la fonction est fondamentalement représentative peut totalement se dédouaner de cette dérive. Nous sommes tellement accoutumés à invoquer les prestations piteuses  de la télé réalité pour expliquer les dévoiements de la considération de la chose publique qu’il serait peut-être intéressant d’inverser le principe de causalité. Le fait que le « plus » de la fonction présidentielle réside dans l’optimisation symbolique de la représentativité de l’être ne peut s’imposer à nos regards sans nous interroger sur la pertinence de cet axiome de la vie publique selon lequel le poids de notre ancrage à l’être est proportionnel à celui de l’aura de notre représentation sociale, comme si l’incarnation était le gage d’une existence plus riche, plus « fondée », comme si « faire notre numéro » nous ancrait davantage dans le cryptage existentiel de notre chiffre.
Le fait que le président d’un état républicain « incarne » nos institutions constitue-t-il le principe d’excellence d’un peuple réalisant dans la modalité même de cette délégation le fondement contractuel de son adhésion à la nation, ou bien décrit-il la faille dans laquelle va s’insinuer très logiquement dans ce lien du citoyen à l’Etat une dimension fragilisante et spéculaire au sein de laquelle ce que le vote entérine n’est plus tant notre consentement au contrat républicain qu’un processus de « fantômisation », d’ectoplasmie, au sens propre du terme ?  Ce serait dans le mouvement par lequel nous exprimons notre plus grande liberté citoyenne que paradoxalement nous la perdrions, ou du moins, nous ne la vivrions plus qu’à l’état de « spectre ».
Cette question pointe d’abord vers l’ambiguïté philosophique du rapport entre République et Démocratie. Lorsque Platon décrit ce qui lui apparaît comme le mode de gouvernement idéal dans « La république », ce ne sont pas les principes d’une démocratie qu’il expose mais ceux d’une aristocratie dans laquelle le pouvoir revient aux philosophes. Bien plus tard, Kant ne cachera pas son extrême scepticisme à l’égard du « démos » auquel il fera porter la responsabilité de toutes les errances de la Révolution Française, celle-ci illustrant par ailleurs, selon lui, par ses conquêtes inestimables, l’excellence de la République. Ce qui porte l’idéologie des Droits de l’Homme, ce n’est pas le peuple de la démocratie mais l’universalité de l’esprit républicain. L’excellence de la représentation est telle pour Kant qu’il fonde la supériorité de l’aristocratie par rapport à la démocratie sur le fait qu’elle installe au pouvoir peu de représentants. Si la représentation est le critère de la bonne république, alors plus il fonctionne et plus on voit de nombreux représentés élire peu de représentants, donc l’aristocratie est plus républicaine que la démocratie.
Certains intellectuels se sont aujourd’hui fait une sorte de « profession de foi » de reprendre ce flambeau républicain et d’assigner tous les dysfonctionnements dont nous souffrons aujourd’hui à une sorte de populisme médiatique dont les ravages se feraient aussi bien sentir dans le soi-disant nivellement par le bas de notre éducation nationale que dans le rapport à une chose publique dont l’aura n’impose plus ni respect ni intérêt citoyen. C’est finalement l’esprit de la tirade de Michel Rocard. Si le niveau du débat politique se dégrade, ce ne serait pas à cause de la nature de nos institutions, mais à cause de la télé-réalité (pour faire court). La proposition exactement inverse reste néanmoins formulable, voire possible : dans quelle mesure n’est-ce pas plutôt la télé-réalité qui serait inscrite presque en germe dans l’esprit même de nos institutions républicaines ? Dés lors que la sphère représentative est posée comme un gage de légitimité et un critère d’excellence, comment pourrait-on éviter que s’activent en son sein des glissements progressifs et insensibles par l’entremise desquels elle travaille l’opinion pour tirer son épingle d’un jeu dans lequel c’est bel et bien l’esprit des institutions républicaines qui lui a accordé ce pouvoir d’être un rouage déterminant ?
Dans cette perspective, nous assisterions alors à des prouesses d’indignation particulièrement « plaisantes » lorsque ces intellectuels, gardiens du temple de la République, condamnant (d’ailleurs sur les ondes) la dégradation de l’intérêt porté à la chose publique dont ils assignent la cause au populisme des médias, critiqueraient sans s’en rendre compte l’évolution du processus même dont ils se font les défenseurs. Lorsque Andy Warhol, dans les années 60, déclarait que « Dans le futur, chacun aura droit à quinze minutes de célébrité », il ne pensait peut-être pas à la télé réalité, mais d’où aurait-il pu retirer une intuition aussi troublante si ce n’est de l’évidence d’une montée en puissance de la capacité des médias à « produire de la célébrité » artificiellement, comme une usine fabrique des voitures.
Finalement, quelque chose de cette médiocrité ambiante donne peut-être occasion au penseur de la république de rappeler que le peuple doit être éduqué. Lorsque Kant évoque le gouvernement républicain, il n’omet jamais d’insister sur le rôle central de l’Université. C’est ainsi que des débats éventuellement violents peuvent créer, comme par un effet magnétique, une sorte de champs de force installant chacun des contradicteurs dans une posture avantageuse parce que fondé sur la même base spéculaire même si l’un considère l’autre comme un gauchissement du bon usage de la représentativité. On imagine sans peine ce qu’Alain Finkielkraut, par exemple,  pense et peut-être écrira sur la dernière sortie de Nabila (« les anges de la télé-réalité »), mais qu’il y ait des Nabila capable de confondre la guerre de 14-18 avec « la guerre de 78 » donne raison à ses charges contre l’enseignement français, lequel selon lui perd, au nom d’un égalitarisme débilitant, toute sa justesse et sa fonction d’élévation par l’abandon des « vrais » critères d’excellence.
Toutes les émissions de télé réalité depuis loft story semblent cultiver, de façon différente, un trait commun : celui de démontrer « de visu » la grande difficulté d’inconnus à cohabiter sous un même toit, comme s’il s’agissait de renvoyer aux téléspectateurs, la preuve indiscutable de leur incapacité structurelle à s’entendre. Il suffit de voir avec quelle délectation les scènes de heurts et de disputes entre les candidats sont reprises et commentées. On envoie ainsi au public de la télé réalité une image de lui-même suffisamment divisée et dépréciative pour conforter en lui le présupposé de son indiscipline, de son inaptitude à se constituer comme une unité, comme un bloc. Que « le bois dont l’homme est fait est trop courbe pour que l’on puisse rien y tailler de bien droit », comme le dit Kant, c’est exactement ce que filme ces émissions. Nabila ne comprend pas que Capucine, en tant que fille, n’ait pas de shampoing. Elle pose les limites de son « seuil de normalité » dans un cadre très étroit. Une fille ne peut pas ne pas s’occuper de ses cheveux 1) puisque elle en a 2) puisque le but de sa vie ne peut être autre que de plaire aux garçons. Il semble clair qu’avec un seuil de tolérance et d’ambition aussi bas, Nabila va avoir des difficultés à vivre avec Capucine.
Mais posons-nous la question de savoir pourquoi depuis une semaine, cette tragique affaire s’est répandue comme une trainée de poudre sur la toile et dans les conversations. La réponse est simple : parce que la façon dont Nabila exprime cet ostracisme est excessivement « maniérée » : « Allô quoi ! ». Inconsciemment, chacun de nous perçoit bien que Nabila n’y croit pas elle-même ou plus exactement qu’elle s’y croit. On ne peut dire une telle chose et surtout d’une telle façon sans se caricaturer soi-même, et c’est cela qui nous fascine, qui engendre sur la toile quantité de parodies, de déclinaisons. La caméra produit sur Nabila un effet d’ « auto caricature » auquel réagissent quantité d’internautes soucieux de marquer ainsi leur désolidarisation en vertu de ce principe selon lequel on n’est pas ce dont on se moque. Mais ne tombons-nous pas alors dans le piège de la représentation, piège dont on pourrait peut-être faire remonter l’origine à la nécessité pour le pouvoir de fonder l’idée de son autolégitimation sur la représentation au peuple d’un peuple divisé, intolérant, peu éclairé ? Les internautes s’auto-caricaturent ironiquement pour pointer l’auto caricature de Nabila dont ils soupçonnent (peut-être à tort d’ailleurs) qu’elle est, elle, involontaire. Mais quand cesse-t-on de s’autocaricaturer ? N’existerait-il pas, aussi étrange que cela puisse sembler un rapport entre le processus d’autocaricature de Nabila et celui bien plus profond, bien plus agissant et bien plus dissimulé d’un mécanisme d’autocaricature du citoyen ? N’est-ce pas exactement parce que nous nous laissons prendre au piège de cette autocaricature d’une certaine image du peuple incarnée par Nabila, soit en l’adoptant, soit en nous en démarquant, mais, en tout cas, en y « réagissant » que nous donnons à l’efficience hiérarchique d’un « tout en représentation » du pouvoir républicain le droit de s’imposer à nous dans la mesure où, dans une sphère de cohabitation, dans laquelle il semble aller de soi que le « vivre ensemble » est une affaire de jeux de rôles, il va également de soi que la fonction suprême ne saurait être d’une autre nature que « représentative ».
Sur quoi repose le cercle vicieux de cet étrange jeu de miroir accréditant aux yeux de la population la certitude qu’il n’est pas mûr pour la démocratie, pour la vraie démocratie, c’est-à-dire celle qui n’est pas représentative ?  Le marquis de Sade s’était peut-être trompé de terme en écrivant : « Français ! Encore un effort pour être républicains ! » C’est de l’effort pour être démocrate dont il s’agit maintenant de parler, parce que celui-ci n’a peut-être pas été politiquement tenté depuis longtemps, et cet effort passe par la juste attitude qu’il nous revient d’adopter face à « Nabila », laquelle consiste d’abord à réaliser qu’elle n’est ni stupide, ni vulgaire, ni même « jugeable » mais seulement prise au piège de sa propre caricature (consciemment ou pas), et ensuite à « passer à autre chose », ou plus exactement à retrouver exactement ce socle populaire que tous ces processus médiatiques de caricatures de soi s’activent à nous faire perdre. Une telle puissance de représentation et de « stéréotypie » ne se mettrait pas ainsi en marche, de façon aussi systématique et constante, s’il ne s’agissait pas pour elle de gauchir quelque chose, de pervertir le flux d’une puissance : celle du peuple à faire « bloc », à faire « peuplement », à retrouver l’authenticité du « Démos ».
Nous pourrions rendre grâce aux intellectuels gardiens du temple de la République de nous indiquer très clairement la voie à suivre pour retrouver ce corps du « Démos » : «  Internet, dit Alain Finkielkraut, est une poubelle dans laquelle on trouve peut-être quelques trésors » Que trouve-t-on exactement dans cette poubelle ? De quoi dépasser largement les talents de visionnaire d’Andy Warhol car ce que la toile nous donne l’occasion d’investir aujourd’hui, c’est une agora capable de substituer à la Res Publica représentative, la « toute publicité » paradoxale, anonyme et libératrice d’une  « non chose », c’est-à-dire d’un territoire d’affects où se multiplient d’étranges et fécondes rencontres. Il n’est pas question des réseaux sociaux, lesquels sont encore, en grande partie, sous l’emprise de la « Nabila attitude », mais des blogs, du développement de l’art numérique, des sources infinies de documentation, de l’activation d’une autre « information », d’une intelligence pure, grouillante et anonyme revenant à la justesse de son étymologie : « faire des liens ». Ce qu’Alain Finkielkraut condamne dans Internet, c’est peut-être l’émergence d’une véritable démocratie constituée de citoyens auxquels est donnée la possibilité d’accéder anonymement à l’efficience d’un tout publiable qui fait imploser la conception hiérarchique et républicaine de la représentation ainsi qu' à une masse de connaissances sur laquelle le monopole de la détermination des bons critères de classification du professeur ne peut plus s’exercer. C’est bel et bien un enjeu décisif pour lui de réduire Internet à Nabila car elle est l’arbre qui lui permet de se cacher à lui-même l’évidence de la forêt, celle d’une communauté à laquelle est enfin offerte la possibilité d’être composée d’autodidactes de la chose publique.
Parmi les expérimentations effectuées dans ce « laboratoire de la démocratie » que fut Athènes au 5e siècle avant JC, il faut insister sur ce glissement par lequel le nom de famille des citoyens fut remplacé par celui de leur « dème », de leur quartier. Le critère de la noblesse ou de la réputation d’une famille a été ainsi remplacé par celui de l’appartenance à un territoire et Athènes vit à cette époque quantité de « métèques », c’est-à-dire d’étrangers (c’est l’origine du terme avant qu’elle soit péjorative) accéder au statut de citoyen. Il ne fait qu’aucun doute qu’internet nous donne aujourd’hui la possibilité de revenir à des expériences de démocratie « pure ». Quelque chose d’anonyme, de stylisé et d’inexorable en quoi se retrouve l’effet de souffle du vrai « peuple » s’y constitue. Nous n’avons pas, grâce à la toile, droit à quinze minutes de célébrité mais à toute une existence d’ « anonymat public ».
Sous le populisme de Nabila, et bien plus profond qu’elle, il y a le populaire du carnaval, des Saturnales et des fêtes dionysiaques, il y a l’émission incessante des affects par quoi un peuple se constitue en envoyant des signes de vie, en dessinant des tags, en scandant des rythmes, en écrivant de la liberté autre chose que le nom voulu par Paul Eluard parce que ce n’est plus de la liberté révolutionnaire, républicaine ou résistante qu’il est ici question mais du simple mouvement de libération de la vie, celui que Nietzsche a baptisé : « Volonté de puissance ». Ce qu’Internet rend possible aujourd’hui, c’est tout simplement « la démocratie », celle qui passe maintenant par une nouvelle considération de la notion de « territoire » (les mouvements de territorialisation et de déterritorialisation chez Gilles Deleuze) ainsi que par une « redistribution » de ces territoires. Quiconque réalise cette puissance comprend à quel point c’est exactement de la notion d’ « espace vital » telle qu’elle a été si dramatiquement instrumentalisée par le nazisme qu’il s’agit de revenir (parce que, peut-être, nous n’en sommes pas autant revenus que nous le croyons) en lui substituant celle d’une territorialisation par les affects et d’un jeu d’interaction constant par le biais duquel cette territorialisation s’ouvre et s’enrichit incessamment du territoire de l’autre, lequel déjà, n’est plus l’autre (voire ne l’a jamais été). Peut-être internet décrit-il le mouvement de cette lame de fond sous la force de laquelle une conception républicaine de l’instrumentalisation du peuple est en train de céder et révèle ce fond de « démos » par quoi chacun de nous retrouve, dans l’ancrage dynamique à ce territoire d’affects qui fait de nous des créateurs, la force de croissance de son « dème » authentique c’est-à-dire de son style.

Explication du texte de Karl Popper sur l'expérience scientifique (2)


C’est la raison pour laquelle l’auteur insiste autant sur la notion d’essais. Le scientifique émet une hypothèse que les expériences vont sans cesse s’appliquer à corriger de telle sorte que c’est par un perpétuel travail d’épuration que l’hypothèse gagne en validité sans jamais s’imposer comme vérité. C’est exactement dans ce travail patient et inachevé d’approximation que réside la science. Popper reprend les acquis de cette nouvelle conception de la science théorisée par Emmanuel Kant tout en modérant ses conclusions car s’il est vrai que l’on n’apprend rien de la nature en enregistrant passivement « des données », les questions que nous lui poserons et auxquelles elles ne pourra répondre que par oui ou par non seront toujours nées d’abord dans un esprit humain, de telle sorte que les lois que nous voyons se concrétiser dans les faits s’effectuent moins dans la réalité de la nature que dans ce fond de supposition d’un esprit scientifique structurellement « inquisiteur ».
C’est bien là la question la plus épineuse et la plus pressante de l’expérimentation scientifique. Lorsqu’un chercheur construit un protocole expérimental qu’il soumet au verdict de l’épreuve des faits. Quel statut peut-on accorder au phénomène qui se produit ? Est-il l’aboutissement d’un raisonnement  humain ou l’effectuation de la nature ? Existe-t-il dans la nature des lois dont c’est le travail du scientifique de les découvrir, de les mettre à jour par la pertinence de ses questions, ou bien la nature est-elle comme une page blanche sur laquelle ne s’inscrit que ce que l’on y écrit « autoritairement » ?
Karl Popper a été marqué par la pensée de Hume dont la philosophie remet totalement en cause la notion de causalité. Par exemple, je vois qu’à 100 degrés, l’eau bout et l’homme en déduit la théorie selon laquelle toute eau dont on fait monter la température jusqu’à 100 degrés bout, comme s’il s’agissait là d’une loi de la nature, d’un « donné ». Mais n’est-ce pas l’homme qui a fait de cette coïncidence au sens littéral une loi ? N’est-ce pas dans l’esprit de l’homme qu’un rapprochement a été interprété comme l’efficience d’une causalité ? L’eau est à 100 degrés « et » elle bout. Quand nous croyons à l’efficience d’une loi dans la nature et qu’alors, en suivant les réquisits de cette loi, nous faisons advenir un fait : de l’eau bouillante, par exemple, que voyons-nous exactement ? La confirmation d’une théorie selon laquelle il y a une loi dans la nature qui fait bouillir tout liquide à 100 degrés, ou bien le point culminant d’une croyance, d’un engagement dans la très forte probabilité que l’eau bout par l’entremise de laquelle s’il ne fait aucun doute que l’eau bout effectivement, la question du pourquoi demeure incessamment ouverte ne serait-ce que parce que l’on ne peut être absolument sûr qu’elle bout seulement à cause des cent degrés ? En d’autres termes qu’est-ce que l‘expérience prouve vraiment ? Que la nature « fonctionne selon des lois », ou bien qu’on peut lui faire dire n’importe quoi à condition d’y croire suffisamment, c’est-à-dire expérimentalement ?
L’expérience de Young sur la nature de la lumière connue sous le nom « des deux fentes » répond à cette question tout en nous plongeant dans un grand trouble. Pour la décrire dans toute l’amplitude de ce que ses conclusions nous conduisent à reconnaître, il convient peut-être comme le fait le philosophe des Sciences Etienne Klein dans son livre : « Petit voyage dans le monde des quanta » de situer exactement son protocole dans le cadre de la grande question de savoir si la nature de la matière est ondulatoire ou corpusculaire. Représentons-nous un canon à billes qui envoie ses projectiles contre un mur comprenant deux brèches A et B. Derrière le mur un casier recueille les billes qui ont traversé la paroi par l’une ou les deux brèches. Si nous appelons P1 la répartition des billes recueillies dans les casiers lorsque la brèche A est ouverte et P2 celle des billes qui sont passés lorsque la brèche B est ouverte, on peut raisonnablement en déduire qu’on trouvera en P 12 (brèches A et B ouvertes) une répartition correspondant à P1 + P2. La bille évidemment correspond au modèle corpusculaire des particules de matière.
Imaginons maintenant la même expérience avec des vagues. Une digue percée de deux ouvertures laisse passer les vagues occasionnées par un choc, comme le plongeon d’un corps qui se produit devant le barrage. Derrière, des bouées auront pour tâche de donner idée de l’amplitude des vagues, de les mesurer au même titre que les casiers avec les billes. On constatera alors que P1 + P2 n’est pas égal à P12, c’est-à-dire que le mouvement de montée et de descente observable sur les bouées ne sera pas supérieur lorsque les deux brèches seront ouvertes à celui qui se produit lorsque l’un des deux seulement l’est, tout simplement parce qu’entre les deux trains de vagues passant par A et par B s’effectueront des interférences, l’effet d’onde de l’une neutralise l’effet d’onde de l’autre.
Nous disposons ainsi d’un critère d’observation expérimentale très fiable pour savoir si tel ou tel flux d’énergie est de nature corpusculaire ou ondulatoire. Projetons un rayon de lumière contre un mur à deux fentes et réalisons la même expérience, nous observerons que P1+P2 n’est pas égal à P12, ce qui semblerait donc accréditer cette idée selon laquelle la nature de la lumière est ondulatoire mais si nous partons du principe selon lequel elle est corpusculaire et installons juste derrière le mur un laser permettant de savoir quels sont les photons qui passent par la brèche A et quels sont ceux qui passent par la brèche B, nous verrons alors sur la plaque sensible recouverte d’un produit qui blanchit au contact des photons des points (donc accréditant l'hypothèse corpusculaire)
En premier lieu, ce que cette expérience prouve, c’est que le résultat change selon l’idée préconçue que le protocole expérimental a pour mission de tester. On ne peut plus faire comme si il existait « en face » du chercheur » une réalité qu’une expérience pourrait « objectivement » interroger. La réalité n’attend pas qu’on lui demande quelque chose pour révéler ce qu’elle a toujours été. La nature du fait observé est déterminée par le fait qu’on l’observe. Par conséquent le scientifique ne fait pas mouvement vers une nature qu’il interroge comme un interlocuteur extérieur, contrairement à ce que dit Kant parce que c’est toujours déjà dans la réalité à observer que le savant fait son expérimentation. Il ne pose pas une question à la nature, il pose une question dans un milieu avec lequel il est nécessairement en interaction. Bref on n’agit jamais « sur… » mais toujours « dans… ».
En second lieu, elle confirme la thèse de Popper selon laquelle une hypothèse confirmée ne peut d’aucune façon être considérée comme une vérité ou comme une loi. Elle est le produit logique d’un présupposé qui a informé un processus expérimental et fait advenir un fait scientifique selon l’idée du chercheur. « Un fait scientifique dit Canguilhem, c’est ce que fait la science en se faisant ». Des interférences observées sur l’écran détecteur, nous pourrions dire exactement la même chose. Ce n’est pas ce que la nature révèle mais ce que le scientifique fait advenir en partant du principe expérimental d’une lumière ondulatoire.
Enfin, elle pose la question du statut des hypothèses confirmées, sont-elles « valides », comme le dit Popper, ou purement fictives. Ces expériences au cours desquelles les chercheurs font advenir un certain type de phénomènes sont-elles autre chose que de purs processus de création dans lesquels les scientifiques font passer une conjecture dans la réalité au fil d’un faux processus de questionnement (faux parce que ce ne serait plus de questionnement dont il s’agirait ici mais purement et simplement de production) ?

Explication du texte de Karl Popper sur l'expérience scientifique


« Le progrès de la science consiste en essais, en élimination des erreurs, et en de nouveaux essais guidés par l’expérience acquise au cours des essais et erreurs précédents. Aucune théorie particulière ne peut jamais être considérée comme absolument certaine : toute théorie peut devenir problématique, si bien corroborée qu’elle puisse paraître aujourd’hui. Aucune théorie scientifique n’est sacro-sainte ni au-dessus de toute critique (…) C’est la tâche du scientifique que de continuer toujours de soumettre sa théorie à de nouveaux tests, et que l’on ne doit jamais déclarer qu’une théorie est définitive. Tester consiste à choisir la théorie à tester, à la combiner avec tous les types possibles de conditions initiales comme avec d’autres théories, et à comparer alors les prédictions qui en résultent avec la réalité. Si ceci conduit au désaveu de nos attentes, à des réfutations, il nous faut alors rebâtir notre théorie.
Le désaveu de certaines de nos attentes, à l’aide desquelles nous avons une fois déjà passionnément tenté d’approcher la réalité, joue un rôle capital dans cette procédure. On peut le comparer à l’expérience d’un aveugle qui touche, ou heurte un obstacle, et prend ainsi conscience de son existence. C’est à travers la falsification (1) de nos suppositions que nous entrons en contact effectif avec la « réalité ».La découverte et l’élimination de nos erreurs sont le seul moyen de constituer cette expérience « positive » que nous retirons de la réalité. »
                                                                                                Karl Popper

Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.


(1)    falsification : le contraire de la vérification. Selon Popper une théorie n’est scientifique que si elle est susceptible d’être contredite par l’expérience.


Questions :

1)    Dégagez l’idée essentielle du texte à partir de l’étude de ses articulations.

2)    Expliquez :      -    « Aucune théorie n’est sacro-sainte ni au-dessus de toute     
                             critique. »
-       « On peut le comparer à l’expérience d’un aveugle qui touche, ou heurte un obstacle, et prend ainsi conscience de son existence. »
-       « C’est à travers la falsification de nos suppositions que nous entrons en contact effectif avec la « réalité » »

3)    Peut-on dire d’une théorie scientifique qu’elle est une fiction ?




Quand nous lisons dans une petite annonce décrivant une offre d’emploi pour un travail « expérience requise », nous comprenons que l’employeur souhaite recruter une personne qui sait déjà ce qu’elle aura à faire pour la bonne raison qu’elle l’aura déjà pratiqué. Il existe donc un certain état d’esprit sous-jacent à cette offre d’emploi selon lequel il importe d’avoir déjà fait pour faire bien une activité, comme si, au-delà de tout ce qu’une autre personne, des enseignants ou des livres sont susceptibles de nous inculquer, rien ne pouvait réellement équivaloir en justesse, en capacité, en compétence, le fait d’avoir réellement vécu l’expérience du travail en question. Rien ne remplace vraiment l’expérience parce qu’il existe quantité de facteurs, de détails, de tropismes (inclinations obscures et incontrôlables poussant une personne à agir d’une façon à la fois déterminée, irrésistible et peu prévisible) que l’enseignement ne peut « paramétrer ». Il est possible de « briefer » quelqu’un de façon à ce qu’il puisse se préparer à une situation mais en même temps, on est bien conscient que ce qui fait de cette situation une situation « présente » c’est qu’il s’y insinue quelque chose de « donné », de « là », d’imprévisible et de non « programmable ».
Il y a donc quelque chose de paradoxal et de trouble dans cette mention : « expérience requise » qui réside dans le fait qu’on sous-entend ainsi non pas que l’employé pourra faire face à une situation qu’il a déjà vécue mais au contraire qu’il sera à même d’appréhender tout ce qui, de l’expérience d’un travail, échappe à la prévisibilité, au déjà fait, au bien connu. Ce qu’il a acquis dans ces expériences précédentes, ce n’est pas la connaissance de ce qu’il y a à faire mais la réalisation qu’il y a toujours de l’inconnaissable auquel il faut se confronter, cela même qu’aucun enseignement ne peut prévoir ou préparer. Il s’agit finalement de se confronter à ce que toute situation, en tant que situation, a d’absolument unique, non interchangeable, d’irréductible à toute préparation.
C’est comme si dans le face à face d’un homme avec « un cas » ou un événement s’effectuait, au-delà de tous les conditionnements que l’on a pu faire subir à cet homme avant « l’affrontement », des interactions troubles, indéfinissables et indécises par le biais desquelles il devient « l’homme de la situation » parce qu’il « s’y fait » comme on dit mais c’est ici au sens littéral qu’il convient de prendre l’expression. Il n’impose aucun savoir ni aucun présupposé. Il n’est pas celui qui sait. Le véritable « homme de terrain » est celui qui est d’autant plus prêt à tout qu’il ne s’attend à rien. Autrement dit, ce que l’expérience nous « apprend », c’est précisément l’impossibilité radicale que nous « apprenions » quelque chose, c’est que l’on « n’apprend » pas, jamais, pour la bonne raison que cette notion d’apprentissage ou de formation repose sur cette idée fausse selon laquelle tel ou tel généralité apprise pourrait valoir pour tel cas vécu. C’est comme si à l’école ou au lycée, nous n’apprenions des choses qu’à partir de ce préalable qu’il n’existe que des généralités, des lois, des comportements prévisibles et programmables, et qu’une fois dans la vie « réelle, active » nous faisions l’expérience de la non validité d’un tel présupposé. Par conséquent, la seule raison qui puisse justifier qu’un employeur préfère un homme d’expérience à un étudiant tout juste sorti de ses études, c’est que le premier aura fait l’expérience de ceci qu’il n’y a rien à savoir alors que le second sera encore sous l’effet de cette erreur de perspective de tout apprentissage en vertu de laquelle on pense avoir à savoir quelque chose afin de l’aborder au mieux.
Il semble bien de prime abord que le rapport du chercheur à l’expérience scientifique soit, en tous points, contraire à cette perspective de l’homme d’expérience. Autant le savoir est exactement ce que détruit le face à face direct avec l’expérience pour l’homme dit d’expérience, autant il est pour le savant ce qui va se fonder sur elle. Un homme de science invoque l’expérience comme le moment d’un processus dont le but est bien de progresser dans la connaissance d’un phénomène et plus globalement dans celle du monde. Autant l’homme d’expérience renonce à toute généralité, autant le scientifique n’a de cesse que de soumettre les faits à l’efficience d’une loi qui nous permet de les comprendre, de les situer dans des chaînes de causalité. L’homme d’expérience ramène (et finalement annule) le connu de l’apprentissage à l’inconnu de l’expérience imprévisible alors que tout le but du savant est au contraire de réduire l’inconnu de l’univers au bien connu de lois qui nous permettent de prévoir des faits.
Finalement l’homme d‘expérience défend cette idée selon laquelle il y a dans l’épreuve que nous faisons maintenant de la réalité quelque chose à quoi aucun préalable théorique ne peut vraiment nous prédisposer, alors que le savant, au contraire, essaie de circonvenir, de contourner la nature brute et irréductible de cette épreuve du réel en lui assignant, « de force » cette tâche qui consiste à  répondre à la question qu’il lui pose. Autant donc pour le premier, il n’existe vraiment que des situations dont chacune décrit l’enseignement particulier qu’il importe de retirer exclusivement de ce cas particulier (de telle sorte que finalement l’expérience de cet homme d’expérience consiste justement à ne jamais présumer de ceci qu’il a vécu une fois telle ou telle expérience qu’il pourrait appliquer à cette autre fois les leçons qu’il aurait retiré de ce qu’il a déjà vécu car il sait qu’il n’a jamais déjà vécu telle situation), autant le travail du savant consiste à mettre en œuvre un protocole expérimental qui contraigne le présent d’une situation à se manifester en référence à un préalable théorique, possible, conjecturel, humanisant, par l’entremise duquel sa « réponse » ne sera plus vraiment la sienne en tant que réponse « présente » mais plutôt celle d’un consultant sommé de se prononcer sur l’efficience à venir d’une hypothèse à laquelle on lui a toujours imposé de se conformer « avant ». Autrement dit, le présent, c’est justement ce dont le savant ne veut rien savoir en tant que présent, mais seulement en tant qu’avis déterminant sur l’avenir théorique d’une hypothèse toujours déjà donnée. Le réel ne révèle jamais rien de lui-même que négativement, c’est-à-dire sous l’effet d’imposition d’une question à laquelle on le force à répondre, de telle sorte que le savant, c’est-à-dire l’auteur de la question ne peut jamais déduire des réponses de la réalité autre chose que la viabilité de ses conjectures.
Newton demande à la réalité si l’on peut vivre sous ce régime de cohérence de la gravitation universelle et elle répond seulement que ce modèle d’intelligibilité est assez cohérent en lui-même pour valoir en tant qu’hypothèse plausible du rapport entre les masses dans l’univers mais elle n’a jamais dit qu’elle était gérée par cette loi. A l’hypothèse de la gravitation universelle, elle a répondu : « je ne dis pas : Non ». Il n’existe pas de théories vraies, mais seulement des suppositions qui ne sont pas encore contredites.
Ce qui caractérise l’homme d’expérience, c’est finalement de poser l’invalidité fondamentale de toute théorie, c’est-à-dire de toute généralisation par rapport à l’irréfutabilité de toute expérience. Il n’est rien de ce qui s’est passé dans des cas similaires qui puissent s’appliquer à ce cas présent, tout simplement parce qu’en tant que présent, il existe forcément une variable qui change. La généralisation est une attitude humaine qui essaie (inutilement) de domestiquer l’imprévisibilité du présent,  son irréductibilité à toute prescription. Si je vois un stylo rouler vers le bord d’une table, je vais évidemment penser qu’il va tomber mais être sûr qu’il va tomber, c’est présumer d’un instant qui n’est pas encore arrivé. Si je passe en revue d’autres scénarios possible : qu’il reste suspendu dans le vide, qu’il se colle au plafond, qu’il freine brutalement juste avant de tomber, je ne peux pas m’empêcher de les juger très fortement improbables, mais aussi plausible que soit l’hypothèse de la chute du stylo, je ne peux pas en faire une certitude parce que cela reviendrait à nier la différence de nature entre un fait une proposition. Il y a forcément quelque chose du réel qu’aucun discours, qu’aucune généralisation ne peut contenir. Même quand je vois le stylo tomber il y a quelque chose de ce présent de la chute qui est d’une autre nature que la thèse de la chute. Mais quoi ? Ce n’est pas en tant que confirmation de la théorie de la chute des corps que le stylo tombe. Il tombe « ici et maintenant » et c’est tout. Rien ne se passe jamais « généralement » mais toujours « ponctuellement ». Nous ne vivons que des présents irréductibles les uns aux autres.
 Emettre une théorie, c’est tenter l’hypothèse d’un « comme toujours » sur le fond d’une réalité qui n’existe qu’en tant que « comme jamais ». L’homme d’expérience fonde toute sa compétence sur cette incertitude structurelle, fondamentale de tout instant présent. Il défend la possibilité d’un savoir-faire qui se constitue dans la capacité de s’adapter aux situations étant entendu que chaque situation requiert un savoir faire particulier. Mais cela, c’est justement ce qu’aucun homme de science ne peut faire, tout simplement parce que la science ne consiste pas dans un savoir faire mais dans un savoir tout court. On attend du savant qu’il nous éclaire sur la réalité, sur les lois qui régissent la nature. Tout le propos de Karl Popper consiste à affirmer qu’il ne connaîtra ces lois que dans le négatif de l’expérience, c’est-à-dire non pas dans ce que l’expérience dit (car elle ne dit pas grand chose par elle-même) mais dans ce qu’elle dit comme n’étant pas.