mardi 29 septembre 2020

Amendement de l'article 20 de la loi sur la bio-éthique

 

On a pu se rendre compte des effets considérables que cet amendement à l’article 20 de la loi portant sur la bioéthique pouvaient engendrer. L’ironie de cette affaire réside dans le fait que c’est précisément en voulant clarifier la loi qu’en réalité on crée des réactions qui ne font que l’obscurcir davantage, les opposants à l’avortement profitant de l’occasion pour relier cette incongruité d’un avortement à 9 mois avec un contexte économique et social en crise. L’IMG est réservé à des situations vraiment critiques pour lesquelles il est absolument impossible que l’enfant à naître soit élevé par la mère dans des conditions décentes.
        Mais autant les indignations nombreuses que l’on trouve sur le net concernant cet amendement sont douteuses en ce qu’elles témoignent d’une méconnaissance profonde de la loi telle qu’elle est appliquée depuis 2002, autant le fond du sujet demeure:
          

A partir de quelle phase du développement du foetus avons-nous affaire à une personne de droit? Peut-on faire valoir des arguments sociaux et économiques pour intervenir sur un processus naturel. Peut-être atteignons nous le point critique de cette question sur laquelle chacun des deux camps défend des prises de position viscérales (preuve que c’est une question absolument fondamentale) lorsque nous pointons la contradiction d’une venue au monde qui s’inscrit à la fois dans une dimension sociale, à savoir qu’aucune naissance ne s’effectue simplement « comme ça », mais qu’elle est toujours pré-déterminée par les conditions dans lesquelles les futurs parents se sont rencontrés, par ce qu’ils gagnent, par leur valeurs, bref par un contexte précis qui en aucune manière ne saurait être neutre et qu’en même temps, dans une  dimension naturelle, c’est-à-dire « sacrée ». Dés qu’elle est enceinte, la mère n’est plus seulement responsable d’elle-même mais aussi de cet enfant qui est le fruit de la vie avant d’être le sien.

        On sait bien que souvent les anti-avortement sont aussi les défenseurs de positions très traditionnelles sur la place de la femme au sein de la famille et de la société. Elle est « la procréatrice », mais ces options de vie qui relèvent d’un autre âge cachent d’autres arguments plus puissants, à savoir que la vie est en soi « une valeur » et qu’aucune donnée socio-économique ne peut relativiser le caractère absolu de cette valeur. Le fait que l’on trouve notamment à l’extrême droite de l’échiquier politique, notamment aux EU des militants anti-avortement qui sont en même temps des défenseurs de la peine de mort suffit à les discréditer complètement. Il est absolument impossible d’accorder à la vie une valeur en soi « ici » et soudainement de se rétracter « là » dés que la question concerne les condamnés à mort.
          
Khalil Gibran dit: « Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont fils et filles du désir de Vie en lui-même. Ils viennent par vous mais non de vous, et bien qu'ils soient avec vous, ce n'est pas à vous qu'ils appartiennent. » et nous pourrions considérer qu’il s’agit là d’une position clairement anti-avortement qui pointe vraiment la question du rapport parental. Jusqu’à quel point est-il assimilable à cette appropriation marquée par le pronom possessif?  Aussi pertinente que soit cette affirmation, elle se prolonge nécessairement dans l’éducation et devrait, si elle était respectée, justifier un étrange devoir de « neutralité » très difficile à concevoir « concrètement »: comment maintenir l’enfant que l’on élève hors des valeurs qui sont les nôtres, en s’efforçant de ne pas l’influencer?  Si le rapport à la vie est en lui-même par lui-même sacré, pourquoi ne pas lui faire droit également dans la relation que nous avons aux animaux, aux expérimentations animales, etc? Ici encore, le fait que très souvent les anti-avortement aient des convictions religieuses très fortes pose problème lorsque ces religions accordent à l’homme une place privilégiée dans la création. La valeur défendue ici n’est pas la vie mais « la vie humaine », mais alors si la vie humaine vaut en elle-même et pour elle-même, quelle position faut-il adopter concernant les inégalités sociales et économiques dans lesquelles les bébés humains naissent?

« Avoir un enfant: ça n’a pas de prix »
Si, ça en a un, dans tous les sens du terme et cela doit être un prix que l’on est vraiment heureux de payer
          

Cette dernière considération est vraiment fondamentale: elle doit nous faire comprendre le sens de la parentalité. Qu’est-ce que c’est: être un parent? C’est donner, dans la conscience avertie et assumée que ce don n’appelle à aucun niveau le moindre retour. Il n’est pas question d’être récompensé par quoi que ce soit. On donne de soi à un autre être qui, en aucune manière n’est tenu à nous rendre « la pareille », laquelle en l’occurrence est absolument impossible. Etre parent c’est renoncer à la règle habituelle de l’échange du « donnant donnant ». On donne et puis, c’est tout, sans arrière pensée. L’amour parental doit être donné, sans condition. En toute dernière analyse, il se trouve que ce don est à l’image exacte de ce qu’une vie « est » existentiellement, à savoir une pure et simple libération d’énergie gratuite dans une atmosphère où elle se perdra, diminuera, s’éteindra. Ce que l’on est seulement en droit d’espérer de cet exercice de la parentalité, c’est une forme de sagesse, un certain type de rapport qui nous situe dans l’exacte trajectoire de ce que vivre « est », à savoir donner de soi, « se dépenser », « s’effectuer » sans espoir de retour, ni même de gratitude. A bien des titres, cela ressemble à ce que Spinoza appelle de « la joie ». Vivre est bien en effet, une situation absolue mais pas au sens où nous devrions la produire aveuglément, plutôt parce que nous n’avons rien à en attendre. Vivre ne se mérite pas, cela se donne comme une réalité qui jamais ne nous a été « dûe ». Contrairement à une idée reçue, nous ne contractons aucune dette à l’égard de nos parents, nous ne leur « devons » rien. C’est une condition que l’on assume dans une entière verticalité et c’est précisément parce que l’on ne gagne rien à être parent que cette condition est paradoxalement si avantageuse en terme de sagesse de vie. Elle fait comprendre le sens de la vie au sens littéral du terme: donner sans recevoir, libérer sans contraindre, faire s’épanouir sans contrepartie. La maternité, c’est de l’héroïsme silencieux, du sacrifice sans ostentation, de l’humilité bien comprise qui ne s’affirme jamais.

           
Qu’une femme ne se sente pas prête pour acquérir ce type de sagesse est  plus que compréhensible si la grossesse n’a pas été désirée ou pire encore: si elle s’est déclarée dans un contexte de violence ou d’inconscience. Il n’est pas exclu que cette sagesse aurait pu être acquise dans le feu de cette action consistant à assumer malgré tout sa maternité, mais aucune question de société (puisque c’en est une) ne saurait légitiment être moins « idéologisée » que celle-ci. C’est pourquoi ce débat est aussi falsifié. La loi sur l’avortement ne fait que donner aux femmes une possibilité qu’elles n’avaient pas, donnant ainsi plus de poids encore au « choix d’être mère ». Etre parent est  une forme optimisée de relation à l’autre qui consiste à se porter garant de lui, à en répondre. C’est donc en effet une forme de responsabilité qui en aucune manière ne saurait être idéologiquement dictée et encore moins contrainte. Cela participe donc de l’ipséïté au sens donné par Paul Ricoeur à ce terme. On ne peut être soi qu’en se portant garant de l'autre et il existe une multitude de façon de répondre d’Autrui. La parentalité en est simplement une forme extrême qui, à ce titre, ne peut se concevoir sans un consentement radical. Il n’est donc pas défendable d’imposer la parentalité comme un impératif légal, moral ou religieux.


lundi 28 septembre 2020

Terminale 2 - Travail en temps limité 1

 

 Questions:

1) Pourquoi peut-on dire que la démarche de Descartes aboutissant à cette affirmation selon laquelle « il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. » est « une seconde naissance » ? Expliquez (la démarche elle-même et votre réponse à la question)
2) Quelles sont les trois phases méthodologiques d’une introduction de dissertation?
3) Rédigez une introduction pour le sujet suivant: « Puis-je vivre sans me raconter d’histoires? »
 

 Réponses:

1) Le doute sceptique s'attaque à tout, "mord" sur toutes les modalités de témoignage, de perception, d'information à tel point qu'aucune proposition ne semble pouvoir être pensée, affirmée sans qu'une remise en cause éventuelle ne puisse pointer le bout de son nez. N'existerait-il pas pourtant quelque chose que l'on pourrait dire, penser, avec la certitude avérée qu'elle est indubitable? Dans sa descente "infernale", Descartes a jeté un voile de suspicion sur les sensations, les représentations, les raisonnements, allant jusqu'à envisager que dieu soit trompeur. Le corps, l'espace, le mouvement: toutes ces données sur la base desquels nous construisons notre vision de monde, des autres et de soi-même sont, pour le moins suspendues. Mais "moi", se demande Descartes, se pourrait-il que je ne sois pas? Je pense que je suis un corps, mais je peux être en train de rêver que j'ai un corps ou ce malin génie peut m'en avoir persuadé pour me tromper, puisque rien ne prouve qu'il ne serait pas trompeur. Mais ne s'ensuit-il pas néanmoins que je suis bien quelque chose, ne serait-ce que parce que je "pense" avoir un corps et que, corps ou pas, pour le penser il faut bien que quelque chose s'active en moi, par moi? Descartes réalise petit à petit qu'il existe bien une sorte de "zone protégée" de toute tentative de désinformation, c'est celle au sein de laquelle, trompé ou pas, corps ou pas, il faut bien que "penser se fasse". Il se peut que je ne sois rien mais même dans  cette pensée nihiliste, penser s'effectue, par quoi il apparaît bien que je suis au moins cela: une chose qui pense et aucun dieu trompeur, aucune matrice ne pourra y changer quelque chose. La pensée: "je n'existe pas" est absolument impossible, parce qu'elle se contredit dans les termes mêmes. Il faut bien que je sois quelque chose pour penser que je ne suis rien. En quoi s'agit-il d'une seconde naissance? Une pensée, par son propre mouvement, découvre qu'elle consiste dans cette effectuation de soi par soi grâce à laquelle une conscience se définit comme nécessairement existante. Je pense et puis je pense que je pense par quoi je découvre que nécessairement je suis. Je suis à moi-même la preuve et le principe. Je détiens cet incroyable pouvoir de me faire exister en tant que substance pensante parce que j'active en ce moment la seule faculté dont personne, aucune puissance aussi souveraine soit-elle, ne peut contester l'existence. Ce qui est factuel, irrévocable, indubitable, dans toute pensée en acte, c'est qu'elle est, même si on ne sait pas bien en tant que quoi elle est. Notre naissance physique dépend de nos parents mais notre naissance métaphysique elle dépend exclusivement de nous en tant qiue nous sommes un  "je pense".

2) Toute introduction de dissertation doit:

a) Partir d'une observation simple qui se situe au niveau du sens commun et va rapidement amener le problème. Il importe que cette observation illustre la capacité de l'opinion à trancher rapidement un paradoxe sans se rendre compte qu'il en est un. Par exemple, nous parlons de notre vie, comme s'il allait de soi que ma vie m'appartient, que j'en suis propriétaire alors même que de nombreux épisodes de nos vies ne sont aucunement de notre fait.

b) Déclencher un processus de problématisation qui doit philosophiquement jeter le trouble sur cette résolution suspecte de la pensée commune, en pointant tout ce qui, en réalité, est paradoxal dans cette situation. On peut ici utiliser une ou deux interrogations mais il faut aussi très précisément exposer les deux thèses qui vont se contredire sans trop les développer, puisque on le fera plus tard, mais plus nous parviendrons à être précis dans cette opposition, plus nous gagnerons des points. Le but ici est de formuler le plus clairement possible un embarras, de mettre en échec le principe de non contradiction. Nous avons l'habitude de penser qu'il est impossible que deux propositions contraires disent toutes les deux la vérité. ici, nous devons nous situer dans cette extrême ambiguïté où c'est pourtant bien le cas.

c) Formuler très clairement ce paradoxe, en n'hésitant pas à utiliser des notions philosophiques, en ciblant le plus possible la contradiction que le sujet ne faisait qu'effleurer. Ici on peut décrire plusieurs questions à la suite, chacune étant plus précise que l'autre jusqu'à parvenir à une formulation claire de ce qui, par sa nature même est ambigu.

3) Nous faisons toutes et tous l'expérience de ce monologue intérieur qui accompagne les expériences que nous vivons consciemment. Quoi que nous vivions, nous nous témoignons à nous-même que nous le vivons, si nous en sommes conscients, en le transformant en récit, si bien que nous sommes en même temps le personnage principal et l'écrivain d'une histoire que l'on pourrait appeler "notre vie". Mais quelle est exactement la nature de ce récit? Décrit-il exactement la réalité des expériences consciemment vécues? Cette distance du monologue et du témoignage est nécessairement un gage d'authenticité puisque elle nous permet de réfléchir, de nous savoir vivant, de nous maîtriser lorsque les pulsions nous inciteraient plutôt à réagir aveuglément.  Et pourtant elle établit un décalage, ne serait-ce que parce qu'en moi l'écrivain et le personnage ne peuvent absolument pas se synchroniser: ce que je me vois vivre est nécessairement déjà vécu, et je ne suis jamais exactement en train de vivre ou d'éprouver ce que je me vois vivre ou éprouver. Suis-je ce que j'ai conscience d'être? Ne serais-je pas précisément autre que ce personnage bien policé que ma conscience me décrit? Ne serait-ce pas précisément ma conscience qui me raconte des histoires, en me faisant croire que je suis maître de moi-même comme un écrivain semble l'être de son récit alors qu'en réalité, ma vraie vie se déroule "sans histoire racontable", dans l'opacité d'une inconscience brute et ineffable? Il n'est pas certain que cette existence serait vraiment "humaine", du moins pas au sens que l'on donne habituellement à ce terme. N'est-ce pas le propre de l'homme que d'interposer entre lui-même et cette vie pure que l'on pourrait qualifier de "matière première et brute" la mise à distance du récit, de la fable, de la fiction?



Rédiger l'introduction - Tle 1/2/3

 

            "Ne commencez surtout pas à rédiger si vous n'êtes pas sûr d'être sur la bonne voie", mais que signifie "être sur la bonne voie?" Avoir compris là où veut en venir l'auteur du sujet. C'est pour cela qu'il vaut mieux rédiger votre introduction au brouillon. Mais on peut aussi insister en amont sur l'état d'esprit dans lequel il faut se lancer dans la rédaction d'une introduction et cette disposition préalable est celle de la plus grande clarté possible. Il faut vous concerter, vous sonder et vous interroger sur votre intention. Partez-vous avec l'arrière pensée de faire illusion sur votre compréhension du problème parce qu'en réalité, vous êtes sûr de n'avoir pas du tout réalisé en quoi un tel sujet cachait un problème philosophique insoluble? Il est CERTAIN que votre correcteur détectera très, très rapidement cette intention. Donc tant que vous en êtes là, il est inutile de commencer à rédiger quoi que ce soit. Autant on accueillera avec plus que de la bienveillance l'élève qui se sent dépassé(e) par le problème mais qui fera tout son possible pour rendre compte de son embarras dans une formulation claire, autant la correction sera dure pour quiconque essaie de "donner le change", de brouiller les cartes et d'envoyer une impression de maîtrise sur un sujet qui lui échappe complètement. En fait, formuler l'embarras posé par la question, c'est tout ce qu'on vous demande.  C'est donc bien plus que de la bienveillance que le correcteur manifestera pour l'élève qui se confrontera honnêtement à un sujet littéralement infaisable (au sens d'insoluble).

        Un cours de philosophie peut et même doit se dérouler dans un climat de confiance réciproque au fil duquel l'enseignant est ouvert à toutes les formulations, à toutes les questions concernant une question, mais le climat d'une copie est différent, beaucoup plus "sec", en l'occurrence. Une exigence de rigueur doit présider à l'enchaînement de toutes vos phrases. Rien ne peut être écrit "gratuitement"comme une affirmation qui se passerait de preuve ou de rapport avec ce qui se précède. 

        Mais précisément rien ne précède la première phrase d'une introduction. Il faut donc s'en tenir à ce qu'on appelle "le sens commun".Cette appellation est très difficile à situer, car nous avons sûrement tendance à penser que tout le monde tient des propos assez communs excepté nous, évidemment. Le sujet ne peut pas être trop compliqué dans sa formulation (dans son interrogation et son approfondissement il va se révéler vraiment problématique évidemment). Par conséquent il faut se situer à ce même degré de simplicité voire d'innocence (feinte) que la personne qui donne ce sujet.

- "Suis-je l'auteur de ma vie, en fait?"

- Ben oui, puisque c'est "ma" vie!

            Voilà, nous tenons un début possible: chacune et chacun de nous considère sa vie comme lui appartenant en propre. C'est bien ce que suggère le pronom possessif. (en deux lignes, nous venons de poser l'amorce du sujet: c'est indiscutable, mais ça ne va pas bien loin: on fait tous ça: on parle de sa vie comme si c'était la notre).  Mais possessif de quoi au juste et par qui? (ici on voit que l'on passe à une autre dimension: "on fait de la philo", on ne se satisfait pas du niveau de réflexion habituel concernant cet énoncé. Quelque chose ne va pas et on va le montrer).

            Il faut absolument s'interdire de partir du principe que le sujet est donné. Toute introduction qui commence ainsi: "nous sommes interrogés sur la question" est hors des clous. Elle se prépare à blablater sur un sujet qui lui est extérieurement donnée alors qu'il faut le faire sien.  En règle générale, ce genre de métadiscours dans le registre duquel vous dites ce qu'il faut faire plutôt que de le faire est suspect et sanctionnable. De plus, il ne faut pas passer trop de temps sur cette première étape parce que c'est souvent une remarque ou un exemple qui vaut dans un contexte particulier et tout ce qu'on attend de vous c'est que vous soyez capable de la poser à un niveau universel. Tout au long de votre dissertation, vous n'êtes plus votre nom propre, cette personne qui a tel vécu, telle expérience, vous êtes comme le "je pense" de Descartes, un "sujet" qui pense comme tout autre sujet et fait l'épreuve d'une dimension concernant de la même façon tous les sujets pensants. Ne consacrez pas plus de 3 lignes à cette première étape.

             Mais possessif de quoi au juste et par qui? Cette vie que je dis mienne est-elle celle que j'ai décidée? Non puisque elle se compose de nombreux accidents, aléas, que je n'ai pas souhaités. Même le fait d'exister, en soi, n'est aucunement de mon fait. Pour autant, il semble délicat, faux voire irresponsable d'affirmer que cette vie n'est pas la mienne. Il y a bien un esprit de problématisation qui s'effectue ici à un niveau universel car tout homme dirait exactement la même chose. Il va falloir clarifier ici pour bien faire sentir à notre correcteur que nous sommes sur la piste du bon gibier: "le problème". Deux évidences se contredisent: c'est fantastique, nous percevons l'extrême acuité problématique d'une expression que pourtant nous utilisons tous les jours. L'important ici est de poser des questions mais pas trop, parce qu'alors on resterait dans un certain "flou" et nous sommes de bons pisteurs. Nous nous approprions les épisodes de notre existence en les incluant par cette expression: "ma vie" mais éprouvons en même temps cet écart parfois énorme entre notre existence telle qu'elle est et celle et celle que nous aurions souhaitée si nous avions pu décider de tout ce qui la compose, si nous avions pu l'écrire comme un auteur rédige l'histoire de ses personnages. Mais de quelle vie serions-nous  plus légitimés à la considérer comme "notre" si ce n'est précisément "celle-ci", puisque de fait c'est bien celle que nous vivons réellement, dans les faits. Il y a un effet d'authentification qui vient de la réalité de nos vies, du fait que c'est bien l'existence que je vis et un autre effet d'authentification qui vient de la paternité et de l'esprit de responsabilisation que je peux exercer à l'égard de toute action que j'ai effectivement voulue, planifiée, conçue et effectuée. C'est l'opposition entre ces deux effets d'authentification qui pose la question de savoir si notre vie est bien cette succession d'épisodes qui sont nôtres parce que nous les assumons ou cette fatalité qui nous frappe arbitrairement, peut-être accidentellement et que nous subissons sans y être le moins du monde pour quoi que ce soit. Toutefois si je me considère moi-même comme cette entité étrange posée à part de sa vie. Si c'est ma propre vie qui m'exclue, ne serais-je pas réductible à du vide, à du rien, à un non sens absolu? Il faut être à la fois très rigoureux dans l'enchainement des phrases, dans la capacité à tirer les bonnes conclusions de celle qui précède et en même temps soucieux de se mettre soi-même dans l'embarras le plus profond. il faut voir clair dans la confusion. C'est justement parce qu'à ce moment là, nous avons conduit la question à son maximum de trouble, et cela de la façon la plus claire possible que nous sommes parfaitement dans le droit fil de la bonne introduction, d'un point de vue méthodologique.

  



Terminale 3: Travail en temps limité 1

 


1)  Quel(s) sens faut-il donner au terme d’ « auteur » dans ce sujet ?

2) Quels sont les références philosophiques ou autres (littéraires, cinématographiques, etc.) auxquelles vous pensez pour traiter cette question. Justifiez ?

3) Rédigez une introduction (au minimum 10 l en respectant bien ces trois phases):
    a - Partez d’une situation, d’une illustration, ou d’une remarque extraite de la vie quotidienne qui amène le problème sans toutefois le poser comme tel
    b - Montrez que cette situation est faussement simple car en fait l’attitude pointée par le sujet (ici être l’auteur de sa vie) n’est pas du tout évidente. Elle ne va pas de soi. Dites pourquoi en avançant un argument contre cette thèse (nous ne pouvons pas être l’auteur de notre vie)
    c- Formulez le plus efficacement, simplement, et le plus précisément possible le problème posé par le sujet.

Réponse 1:  Être l'auteur d'un geste, d'un acte, d'une œuvre, c'est  assumer l'entière responsabilité de leur réalisation. Si ces gestes ou ces actions "sont", c'est bien à cause de nous et nous constituons la causalité première, efficiente de leur production. Ce n'est pas seulement ici l'idée selon laquelle ces effets ne se seraient pas concrétisés si nous n'avions pas été "là" qui est ici soulignée mais plus encore le fait qu'ils entretiennent avec nous une relation profonde, soit qu'ils soient tels que nous avons voulu qu'ils soient, soit qu'ils portent la marque de notre unicité, de notre signature authentique, comme cela peut être le cas pour l’œuvre d'un artiste. En effet, le créateur d'un roman ou d'une toile n'a pas nécessairement planifié consciemment la réalisation de cette œuvre mais, puisqu'il en est l'auteur, il les a marqué du sceau de son singularité, de son style, ce qui en fait des œuvres uniques, inimitables. La question posée ici n'est donc pas seulement celle de savoir si notre vie se développe à cause de notre existence, car ce serait une question stupide, mais si la relation que nous entretenons avec notre existence peut se concevoir sur le modèle de l'acte à l'auteur de cet acte ou celui de l’œuvre à l'artiste. L'initiative, la responsabilité et la singularité constituent donc les trois critères définissant l'auteur par rapport à son action ou à son œuvre. Aussi étrange que cela puisse sembler, la question consiste ici à se demander si l'on peut signer sa vie comme on le ferait d'une déclaration dont nous assumons la responsabilité ou d'une œuvre dont nous sommes le créateur.



Réponse 2:   Les références choisies par les élèves sont le plus souvent Descartes, Sartre et Schopenhauer.

Descartes cherchant une proposition telle que rien ni personne ne serait à même de la remettre en cause mesure l'extrême fragilité de nos connaissances, de ns sources d'information: celle de nos sens, de nos raisonnements, de nos représentations. Mais cet inventaire finit par se heurter à ce que l'on pourrait considérer comme une zone d'influence qui finalement échappe à son contrôle car même à considérer l'existence d'une puissance souveraine passée maîtresse dans l'art de me faire adhérer à des représentations, du monde, des autres, de moi-même de ma vie qui seraient fallacieuses, elle ne parviendrait pas à me faire douter que j'existe car même si j'envisageai la possibilité de n'être rien, il faudrait bien que je sois capable de penser pour me représenter une telle hypothèse. Aussi loin qu'on puisse aller dans la capacité à douter de moi, encore faut-il que je sois pour penser cette option selon laquelle je ne serai rien. il est donc impossible que je ne sois rien. A tout le moins suis-je cette pensée de n'être rien, ce qui suppose que je suis bien quelque chose. La pensée: "je ne suis rien" ne peut pas ne pas se contredire dans les termes. Descartes découvre donc une zone à l'intérieur de laquelle je peux concevoir  avec une certitude absolue une connaissance certaine: "je suis". Je suis l'auteur de cette pensée et avec elle d'une réalisation effective de mon existence. Personne ne saurait me faire croire que je ne suis rien tant que je penserai être quelque chose. Je suis l'instance auto-fondatrice de mon existence et donc en ce sens là (sens métaphysique) l'auteur de ma vie.

Sartre reprend de Descartes cette intuition d'une liberté infinie du sujet du "je pense". Lorsque nous affirmons que la vie nous contraint parce qu'elle nous impose des choix, nous ne comprenons pas que c'est justement l'infini de notre liberté qui s'effectue devant ces choix. En d'autres termes, être placé impérativement devant des choix à faire, c'est être mis en situation de pouvoir exercer l'infini de notre liberté. Nous sommes constamment les auteurs de notre vie et cela nous place en situation de responsabilité permanente. Nous préférons donc nous mentir à nous-même et faire preuve de mauvaise foi an affirmant que nous ne sommes pas libres. En réalité, c'est l'infini de notre liberté tel qu'il se réalise an chaque choix qui nous tétanise.

Schopenhauer s'opposerait totalement à cette conception pour la bonne et simple raison qu'elle ne prend pas la situation humaine au "commencement". Mais quel est ce commencement? C'est le fait que rien ne peut exister sans être d'abord soumis à un impératif qui est celui du vouloir-vivre. Même ce prétendu infini de la liberté humaine doit s'accomplir dans un être" qui, en tant qu'être est traversé par cette pulsion du vouloir-vivre. On peut toujours se justifier après coup et invoquer de la volonté, de la conscience, des usages, des lois humaines, la vérité est qu'en tant qu'être vivant nous sommes tous animés de vouloir vivre et que cette pulsion nous manipule en nous faisant continuellement osciller comme un pendule de la souffrance à l'ennui, souffrance de manquer de ce que nous désirons, ennui de l'avoir assouvi.  « Comme point de départ destiné à être le fondement explicatif de tout le reste, on doit prendre ce qui ne peut s’expliquer plus avant, mais ne peut non plus être mis en doute, ce dont l’existence est certaine, mais inexplicable. Et c’est le vouloir-vivre. » Si on prend quoi que ce soit d’autre pour point de départ, il faudra pouvoir en déduire cette aspiration à l’existence : « Cela ne marchera jamais. »

Réponse 3:  De notre naissance à notre mort, se succède une série d'épisodes que nous nous représentons à nous-mêmes comme tissant la trame de notre vie. Des évènements se produisent mais ils ne se produisent pas sans que nous les appréhendions comme nous arrivant à nous, impactant "quelque chose" que nous appelons "notre vie". Pourtant il n'est pas faux que ces situations s'effectuent aussi "extérieurement". Elles se réalisent et nous n'avons pas la prétention de penser que c'est nous qui avons orchestré leur émergence, leur effectuation de A à Z. Mais que dois-je faire de cette part de l'évènement qui, "en arrivant", m'arrive à moi précisément, spécifiquement ? Comment pourrais-je en être l'auteur puisque je ne l'ai pas décidé? D'un autre côté, on ne voit pas non plus comment je pourrai m'en désolidariser puisque, de fait, cet évènement qui s'est passé dans ma vie sans que je l'ai souhaité a produit sur mon existence des effets qui auront un impact sur moi, qui feront advenir au grand jour un aspect de moi qui m'est encore inconnu sans pour autant que je puisse nier qu'il sera bel et bien "moi"? Se dessine ainsi une modalité d'appropriation étrange des évènements de notre vie qui à la fois font partie intégrante de nous-mêmes sans pour autant que nous puissions affirmer que nous en sommes les maîtres d’œuvre. Comment désigner cette modalité d'assomption de notre existence? Fait-elle de nous les auteurs de notre vie ou simplement des destinataires touchés, comme on dit du hasard des affectations, par la fatalité de telle ou telle existence?

 



Tle 1: Travail en temps limité 1

 

 

1) Formulez en une phrase ou deux le « problème » posé par le sujet: « Suis-je l’auteur de ma vie? ». Le problème désigne le paradoxe contenu dans l’énoncé qui vous est donné. Il ne consiste pas simplement dans une autre formulation.

2) Pourquoi peut-on affirmer que la démarche de Descartes au terme de laquelle il écrit: « De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. » développe une réponse positive à la question: « Suis-je l’auteur de ma vie?

3) Rédigez une introduction pour le sujet suivant: « Un homme se définit-il par ses actes? »

Réponse 1: ma vie n'est-elle constituée que d'épisodes que j'ai souhaités, voulus, orchestrés? "Évidemment non", sommes-nous tentés de répondre en premier lieu parce que nous avions probablement d'autres désirs, d'autres ambitions. Vivre, c'est faire, de temps à autre, l'expérience de l'échec, de la difficulté à satisfaire ses désirs. Mais en même temps, il nous est impossible de nous dérober à ce constat: de fait, cette succession d'espoirs souvent déçus, cette multiplicité d'instants durant lesquels nous avons tantôt triomphé des circonstances tantôt échoué devant elle constituent bien "quelque chose", une trame qu'il me faut nécessairement  appeler "ma" vie, ce qui suppose une certaine modalité d'appropriation ou du moins d'assomption (assumer) de sa vie. Mais quelle est exactement la nature de ce rapport que j'entretiens avec ma vie? Est-ce quelque chose que j'ai ou que je suis? Puis-je me considérer comme son maître d’œuvre véritable ou comme son destinataire accidentel et contingent?  Puis-je me sentir exclu par ma vie, comme si elle ne consistait qu'en une sorte de décret que je subirai de l'extérieur, sans qu'à aucun moment je ne puisse me sentir concerné? Nous subissons parfais des évènements d'une telle violence et d'un pouvoir de contrainte que nous sommes tentés de répondre "oui" mais, en même temps, qui suis-je si je ne suis pas ma vie? 

   



 Réponse 2:   Quand pouvons nous jouir de la certitude de dire une vérité? Si j'affirme que je vois un oasis, puis-je être sûr que je ne suis pas en train de subir une hallucination, comme le capitaine Haddock dans "le crabe aux pinces d'or"? Si je dis que je suis en train de taper un article sur mon blog, ne suis-je pas en train de rêver ? Si je dis que 2+2=4, ne suis-je pas en train de me fier à un principe de cohérence purement logique qui certes revêt bel et bien une pertinence universelle pour l'esprit de tous les hommes mais qui de ce fait n'aurait de sens et de pertinence que pour l'homme et aucune dans la réalité pure, extérieure (il n'y a pas de chiffres dans la nature, il y a seulement des variables)? 

Et si finalement, nous étions victimes d'une tentative de désinformation constante de nos sens et de notre esprit par une puissance qui se serait rendue maîtresse de notre jugement par la mise en place d'un processus d'autosuggestion continuel? Représentons-nous une telle puissance: quelle serait sa limite? Pourrait-elle me faire croire que je suis quelque chose alors qu'en réalité, je ne serai rien? Mais si je n'étais vraiment rien, comme pourrais-je expliquer qu'en cet instant, je me représente à moi-même comme la possibilité de n'être rien? Il faut bien que je sois quelque chose pour être l'auteur de cette pensée de n'être rien. Je suis donc nécessairement "quelque chose", ne serait que cette puissance de me représenter à moi-même comme rien. Dire:" je n'existe pas" est une contradiction flagrante qui pointe vers une réalité indiscutable, c'est que je suis, même si je ne sais pas ce que je suis, moi qui sait que je suis. "je suis une chose qui pense"

Réponse 3:   Nous ne cessons d'induire des actes de nos proches des caractéristiques, des qualificatifs voire des déterminations morales: tu es "méchant" si un jour tu as frappé un animal, "gentil" si tu as donné deux euros à un SDF dans la rue, "bienveillant" si tu écoutes patiemment tel ami te raconter pour la dixième fois consécutive le chagrin d'amour qu'il a subi deux ans auparavant. De fait il semble difficile de juger des qualités morales d'une personne en se fiant à un autre critère que celui de ses actions car un geste accompli est une réalité que nous avons pu constater sans contestation possible. Mais, en même temps, il n'est pas impossible que ces actions aient été réalisées pour "donner le change", pour jouer le jeu des usages et envoyer de soi aux autres l'image de celle ou celui que nous voulons paraître. Nous sommes tellement soucieux de déterminer l'essence d'une personne que nous nous laissons aveugler par des actes sans prendre garde aux intentions qui, elles ne se voient pas. Les actes sont donc trompeurs et les intentions difficiles à interpréter. Convient-il donc de miser sur la totalité des actes exécutés par une personne pour qualifier son être comme si nous ne consistions que dans cette "écume" de gestes , dans cette réalisation effective, matérielle, dans cette trace qui se forme à partir de notre capacité à impacter sur notre milieu physique et humain, ou bien faut-il croire en une marge d'indétermination entre les actes d'une personne et son essence de telle sorte que nous lui ferions ce crédit de ne jamais être totalement, simplement dans ce que ses actions laisse pressentir de son authenticité? Le rapport aux être humains s'enrichit considérablement de notre adhésion à "cette marge", à ce droit de défaussement que nous accorderions à nos semblables, mais, en même temps, cela ne manquerait pas de maintenir constamment le jugement dans l'indétermination de la nature véritable de nos contemporains.  Puis-je vraiment me fier à une personne dont je considère que la nature est indépendante de ses actes? N'avons nous pas socialement besoin de cette face immergée de l'iceberg que constituent ses actions? Quel crédit convient-il que nous accordions aux actions d'un être humain dans la détermination de son être? Peut-on situer cette essence en dehors de toute effectuation visible dans le champ des réalités physique, légale et sociale de nos existences?



samedi 19 septembre 2020

Suis-je l'auteur de ma vie ? (3)

   

 Résumons: en cet instant je pense que je suis un homme qui tape un texte sur son ordinateur. Si j’active la même machine à douter de Descartes, je me rends compte que rien ne me permet d’être sûr qu’il y a un ordinateur, que je tape un texte, que je suis un homme, mais c'est bien ainsi que  je suis en train de m’apparaître à moi-même et aussi fausse que puisse éventuellement être cette représentation de moi-même à moi-même, il y a bien cette représentation, cela veut dire qu’elle est peut-être fausse dans son contenu mais pas dans sa forme: « de fait il y a bien de la pensée qui s’active » et s’il y a de la pensée il faut bien que cette pensée « soit » donc que je pense et conséquemment que je sois. Mais alors ce Dieu trompeur que Descartes évoquait précédemment? Il atteint ici la limite de son champ d’action. A supposer une souveraine puissance de tromperie capable de m’abuser dans la totalité de mes jugements, de mes impressions, de mes représentations, elle ne peut m’annuler en tant que source émettrice et réceptrice de ses représentations tout simplement parce qu’aucune conscience ne peut être trompée sans exister. Qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait me faire croire que je ne sois rien parce qu’il faut bien que je sois quelque chose pour penser que je ne suis rien.
Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance, que je soutiens être plus certaine et plus évidente que toutes celles que j’ai eues auparavant.
    

« Je suis, j’existe »: ce que découvre Descartes, à cet instant, c’est qu’il peut être trompé sur son essence mais pas sur son existence, sur le « fait brut » qu’il existe même s’il ne sait pas « en tant que quoi » il existe. Il ne s’est pas donné naissance à lui-même d’un point de vue physique mais il s’est découvert lui-même comme le fondement de toute vérité parce qu’une conscience de soi qui s’active « est » nécessairement, spontanément, au sens étymologique: « de son propre mouvement ». Toutefois, cette expérience irrévocable ne nous permet pas de savoir qui l’on est. Nous savons que nous sommes, sans savoir qui nous sommes à ce moment des méditations. La résolution de Descartes est de faire preuve de la même rigueur à l’endroit du raisonnement à venir.

        Par rapport à notre sujet, pourquoi cette référence à la seconde méditation est-elle aussi cruciale? Empruntons le détour par Matrix pour répondre à cette question. C’est un peu comme si la situation des hommes exploités par les machines comme une simple source d’énergie illustrait le fond de la réponse négative à cette question. Ne pas être l’auteur de sa vie, c’est ne pas même se rendre compte que la vie que l’on mène, ou que l’on croit mener n’était en aucune manière la « notre » mais celle qu’un programme informatique a choisi pour nous en créant des séquences de stimulations neuronales qui suscitent en nous des impressions totalement artificielles et fausses.
           

Quand on a compris cela et que l’on fait le rapprochement avec l’idée d’un malin génie évoqué par Descartes, on réalise que le terme du raisonnement du philosophe nous aide non seulement à mieux comprendre le film mais aussi à saisir le développement d’une argumentation rigoureuse pour la réponse positive, voire l’argument le plus puissant d’un point de vue métaphysique. Aucune homme n’a en effet le pouvoir de se donner naissance de son propre mouvement. Mais, à défaut de cette capacité auto-créatrice, est-ce qu’un homme pourrait entreprendre une démarche suffisamment rigoureuse et assurée pour fonder en raison son existence. Je ne peux pas me créer moi-même en tant que corps mais ma pensée peut se réaliser elle-même en tant que pensée existante et cela de façon absolument inattaquable auto-suffisante et « spontanée ».  Que j’existe en tant que corps est le terme d’un processus dont je ne maîtrise absolument pas l’origine, mais que j’existe en tant que pensée peut se réaliser à chaque fois que je suis le raisonnement de Descartes, celui que l’on appelle le « cogito ergo sum ». Je ne suis pas exactement l’auteur de ma vie si l’on entend l’être qui m’a donné la vie, mais il ne s’agit là que de la causalité matérielle, mais je suis l’auteur de ma vie en ceci que je suis l’auteur de la pensée que je vis et cette pensée que je vis est absolument irréfutable, indubitable. Le malin génie ou la matrice peuvent brouiller les canaux de la représentation que je me fais de moi-même en me donnant des images falsifiées de moi-même mais, même si je doute de moi au point de penser que je ne suis rien, il faut bien que moi qui le pense soit quelque chose. Descartes dira même plus tard qu’arrivé à ce moment du raisonnement: il sait qu’il est une chose qui pense, et c’est tout, mais c’est déjà un commencement. Ma pensée vient de se fonder elle-même en tant que pensée existante. Tout être pensant (pour Descartes, tout être humain) est donc l’auteur de sa vie d’être pensant, et c’est bien pour lui, l’essentiel de sa vie.
    
( ALERTE SPOILER: si vous n’avez pas encore le film, surtout ne lisez pas les lignes suivantes. Par rapport  au film Matrix, c’est à la lumière des rapports entre le corps et la pensée qu’il faut vraiment interpréter la totalité du film et spécialement la fin. On entend souvent dire que l’amour est plus fort que le mort. C’est très mignon mais ce n’est pas vrai. Trinity, comme Orphée Eurydice, va chercher Néo au-delà de sa mort pour le ramener à la vie. Ce cliché romantique va beaucoup plus loin dans le film dés lors que l’on comprend que tout ce que l’on vit dans la matrice constitue la trame de ce que l’on croit vivre, alors que dans la réalité, dans le vaisseau de Morpheus, on vit le réel. La première fois qu’il revient d’une stimulation, Néo s’étonne en constatant qu’il a du sang dans la bouche. Morpheus lui répond que l’âme et le corps sont liés: si l’on croit très fortement qu’on a reçu un coup, notre corps réagira comme s’il avait reçu un coup. C’est le principe même de l’autosuggestion qui fonctionne dans le rêve, dans l’hypnose, a fortiori dans la matrice. Smith a tué Néo dans la matrice, donc Néo a été intégré à une séquence de stimulation qui lui fait croire à sa propre mort. Mais Trinity s’adresse à lui dans la réalité en lui révélant la prédiction de l’oracle selon laquelle l’homme dont elle tombera amoureuse sera l’élu.

        Mais qui est l’élu en fait? Celui qui croit suffisamment en lui pour opposer à la matrice ce qu’il croit « lui », indépendamment de ce qu’on lui fait croire, celui qui, même connecté, ne perd pas le lien qui unit son corps et son âme et qui donc ne mourra pas simplement parce que celui lui est suggéré par une simulation même aussi performante que celle de la matrice. En un sens, sa résurrection n’a donc rien de si spectaculaire que ça. Ce n’est pas du tout que l’amour est plus fort que la mort, c’est plutôt que dans la situation décrite par le film, l’amour de trinité est dans le réel alors que la mort par Smith est dans la fiction. FIN DE L’ALERTE SPOILER )
  


b) "L'existence précède l'essence" Jean-Paul Sartre : auteur en quête de son personnage
            Si nous suivons Descartes, je sais que je suis mais je ne sais pas en tant que quoi je suis, puisque la seule chose sur laquelle je peux m’appuyer avec une certitude absolue c’est que je suis « une chose qui pense ». Descartes ne croit donc pas du tout à la prédestination, mais il adhère à ce principe de fondation de soi par soi qu’est la conscience, le doute. Je suis l’auteur de la pensée que je vis et cette pensée suffit à fonder sans aucun doute possible qu’en effet, je vis. Tel est le raisonnement de Descartes.
          
On pourrait dire que Sartre reprend le fil de la réflexion à cet instant en s’interrogeant précisément sur ce que je suis, moi qui suis certain d’être. Ce qu’il répond est le point de départ de tous les courants existentialistes du 20 siècle. A ce moment rien ne me détermine à être ceci plutôt que cela. Nous n’avons pas d’essence assignée contrairement aux objets techniques. Oui on peut dire que l’essence d’un homme est d’être un homme mais cela ne va pas très loin et si l’on essaie de spécifier notre être, de dire celui que l’on est, nous sommes contraints d’affirmer que cette essence est toujours en chantier, toujours à faire, jamais faite, jamais close sur elle-même. Je sui comme un personnage en quête d’auteur mais en même temps je suis aussi cet auteur qui n’en a jamais fini avec son personnage. Ce que je suis c’est ce que cette existence est en train de faire de moi étant entendu que j’en suis pleinement responsable parce que j’y suis toujours libre. De la question purement métaphysique de l’être avec Descartes nous nous déplaçons vers celle, non moins métaphysique, du libre-arbitre avec Jean-Paul Sartre:

            L'argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre » ni d'échapper au sort de ma classe, de ma nation, de ma famille, ni même d'édifier ma puissance ou ma fortune, ni de vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes. Je nais ouvrier, Français, tuberculeux. L'histoire d'une vie, quelle qu'elle soit, est l'histoire d'un échec. Le coefficient d'adversité des choses est tel qu'il faudrait des années de patience pour obtenir le plus infime résultat. Encore faut-il « obéir à la nature pour la commander », c'est-à-dire insérer mon action dans les mailles du déterminisme. Bien plus qu'il ne paraît « se faire », l'homme semble « être fait » par le climat et la terre, la race et la classe, la langue, l'histoire de la collectivité dont il fait partie, l'hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie.
     Cet argument n'a jamais profondément troublé les partisans de la liberté humaine : Descartes, le premier, reconnaissait à la fois que la volonté est infinie et qu'il faut « tâcher à nous vaincre plutôt que la fortune ». C'est qu'il convient ici de faire des distinctions ; beaucoup des faits énoncés par les déterministes ne sauraient être pris en considération. Le coefficient d'adversité des choses, en particulier, ne saurait être un argument contre notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la position préalable d'une fin, que surgit ce coefficient d'adversité. Tel rocher qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même - s'il est même possible d'envisager ce qu'il peut être en lui-même - il est neutre, c'est-à-dire qu'il attend d'être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire. Encore ne peut-il se manifester de l'une ou l'autre manière qu'à l'intérieur d'un complexe-ustensile déjà établi. Sans les pics et les piolets, les sentiers déjà tracés, la technique de l'ascension, le rocher ne serait ni facile ni malaisé à gravir ; la question ne se poserait pas, il ne soutiendrait aucun rapport d'aucune sorte avec la technique de l'alpinisme."

Sartre, L'Être et le Néant, 1943, coll. Tel, éd. Gallimard, 1972, p. 538-539.
  


          Il n’y a pas de déterminations, c’est-à-dire de conditions imposées qui s’impose à nous et nous interdit d’être nous-mêmes, tout simplement parce qu’être soi, c’est simplement être un existant placé devant des situations au sein desquels il va concevoir des projets. Le premier paragraphe de ce passage extrait de son livre « l’être et le néant » reprend quasiment intégralement tous les arguments de celles et ceux qui défendent le déterminisme, qui ne croie pas au libre arbitre de l’homme. Nous naissons « quelque part » sans décider du pays, de la langue, de la condition sociale, etc. Une place m’est assignée avec des caractéristiques données, irrévocables et je ne suis pas libre de les refuser. « L’homme est fait par le climat et la terre, la race et la classe, la langue l’histoire de la collectivité dont il fait partie, l’hérédité, les circonstances individuelles de son enfance, les habitudes acquises, les grands et les petits événements de sa vie. » C’est une description parfaite de l’homme qui subit sa vie, c’est-à-dire de chacune et de chacun de nous si nous regardons notre existence « sous cet angle », car tout est bien en effet « une question d’angle ». C’est ce que Sartre appelle « le coefficient d’adversité des choses ». De quoi s’agit-il? De cette puissance (que l’on peut compter) libérée par les situations pour contrecarrer nos projets. Dés lors, on comprend que ce coefficient dépend du rapport antre la situation et le projet. Si je veux me promener sur la route ce rocher placé sur ma route contrarie mon projet mais si je veux faire de l’escalade il le favorise. Il n’y a pas en réalité de projet empêché par des situations, il y a des situations à partir desquelles on peut concevoir des projets. L’homme est donc toujours libre, à partir du moment où il conçoit les projets dans les situations, et de toute façon, l’homme n’est « qu’en situation ». C’est cela le fond du stoïcisme Sartrien. Il existe d’abord ici et maintenant: c’est une situation et il n’est pas en situation de faire des projets avant parce qu’il n’y a pas de situation avant. La croyance dans le déterminisme selon Sartre est donc une façon d’inverser le bon ordre des choses, de mettre la charrue du projet avant les boeufs de la situation. Les déterministes placent à la fin ce qui devrait être au début: la situation et au début ce qui devrait être second: le projet. Aucune situation n’invalide de projet dés lors qu’on comprend qu’il ne peut y avoir de projet qu’en situation: c’est ça que signifie « l’existence précède l’essence ». Nous existons d’abord et nous travaillons notre essence après à partir des projets que rend possible notre situation. Nous sommes ainsi toujours les auteurs de notre vie, parce qu’il ne nous arrive jamais rien d’autre que cela: un nouvel être à devenir à partir des situations qui nous sont imposées et sans lesquelles nous ne serions pas libres.

 c) Le sujet: « je pense » mis en question
            L’argumentation de Jean-Paul Sartre réside finalement tout entier dans la relativité du coefficient d’adversité des choses, lequel dépend exclusivement du projet, c’est-à-dire de la perspective au gré de laquelle nous la considérons, et cet argument est totalement viable mais il ne prend peut-être pas suffisamment en compte le fait que ce projet lui-même sera pensé, projeté, conçu à partir de ce que nous sommes et qu’il existe bien dans ce que nous sommes, des éléments, un « être », des déterminations.
            De fait, il est possible de donner de la liberté un autre sens que celui que Sartre lui assigne:
  

"J'appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d'une certaine façon déterminée.
Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu'il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu'il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu'il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité. »

            Spinoza décrit ici la liberté dans un sens opposé à celui de Descartes: on n’est pas libre quand on décide mais quand on libère la nécessité d’être dans laquelle on consiste. Sommes nous libres parce que nous choisissons sans être contraint, ou plus profondément parce que nous agissons conformément à ce que nous sommes ? Dieu est libre parce qu’il agit selon la seule nécessité de sa nature, étant entendu, précisément que Dieu, c’est la nature, à savoir le monde. Nous qui habitons dans ce monde sommes nécessairement déterminés parce que nous ne sommes qu’une infime partie de ce monde et ne cessons d’être déterminés par d’autres. Je ne suis pas la cause physique de moi-même dans ce monde et Spinoza n’est pas d’accord avec Descartes pour affirmer que notre pensée est bien la manifestation d’une puissance auto-créatrice de soi et d’une certitude.
               Aussi différentes et distantes dans le temps que soient leurs philosophies, il y a quelque chose des thèses défendues par Jean-Paul Sartre qui prolongent celles de Descartes, principalement sur cette notion de libre-arbitre. Pour ces deux philosophes, l’homme est le point de départ, ce que Sartre affirme sans détour quand il intitule l’une de ses conférences: « l’existentialisme est un humanisme ». Pour Descartes, la démarche du raisonnement que nous avons déjà décrite, dans cette chute sceptique par laquelle il se laisse entraîner, c’est le « je pense » et seulement lui, autrement dit le sujet qui prend conscience de ceci qu’il est une pensée en acte, qui lui permet de se rétablir et de poser un commencement. Dans ces deux philosophies, la pensée, la décision, le choix sont toujours des actes initiés par la volonté propre de « sujets », de personnes. Cela signifie que c’est toujours de façon propre et personnelle que nous « voulons », ou que nous pensons. Descartes se laisse même aller à confesser ce qu’il se représente à lui-même comme une évidence: « il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. »
                

Nous atteignons ici dans le raisonnement de Descartes une limite que son scepticisme de méthode pourtant si radical n’a pas pu ou voulu franchir.  « Quelque chose pense mais que ce quelque chose soit justement l'antique et fameux « Je », ce n'est à tout le moins qu'une supposition, qu'une allégation, ce n'est surtout pas une certitude immédiate ». A aucun moment de son raisonnement, Descartes n’envisage la possibilité que penser soit un acte impersonnel, sans sujet. Il saisit bien ce rapport irrévocable entre l’existence et la pensée mais il ne réalise pas que ce rapport puisse se faire indépendamment de la volonté d’une personne de telle sorte que finalement le cogito pourrait se résumer de la façon suivante: je veux penser donc je veux être, mais que nous pensions seulement volontairement est loin d’être évident. C’est même le contraire qui se manifeste parfois dans nos rêves ou nos lapsus. Le volontarisme de Descartes et de Sartre peut donc prêter à suspicion ne serait-ce que parce qu’indiscutablement ce n’est ps volontairement, individuellement que nous existons, pas plus que nous ne pensons seulement par nous-mêmes.
               

L’argument de Nietzsche contre Descartes est viable mais il repose finalement sur une thèse que personne à l’époque de Descartes n’aurait pu formuler ni même avoir à l’esprit, à savoir que penser est peut-être d’abord un effet de langue. Avec quoi pensons-nous finalement? Avec des mots, le plus souvent, et ces mots sont ceux là même que nous imposent notre langue, laquelle suit des structures grammaticales et syntaxiques strictes, codifiées, arbitraires, en ce sens qu’il n’est jamais au pouvoir de celle ou celui qui parle de les transformer selon son bon vouloir. Aussi loin que l’on puisse aller dans la libération d’une pensée nouvelle, originale, « notre » c’est toujours à partir de règles déjà présentes que nous les formulerons. Dans la langue française, il y a 6 personnes, un genre masculin et féminin etc. Ainsi en français, nous partons du principe que le verbe s’accorde avec le sujet. C’est donc le sujet qui commande l’action et non l’action qui détermine le sujet. Or la nature, la réalité nous prouvent que cette idée est discutable: dire « je désire », par exemple, est étrange car nous ne désirons pas nécessairement de notre propre mouvement. C’est bien plutôt le désir qui nous pousse à désirer.
           

Par conséquent Nietzsche (1844 -1900) affirme que Descartes est finalement victime d’une illusion linguistique qui a des conséquences métaphysiques. Il a été conditionné par sa langue à considérer qu’une action est toujours celle d’un sujet.  Que penser s’effectue en chacun de nous ne peut donc selon lui se concevoir que si c’est nous-mêmes qui activons et décidons de penser. Rien ne se fait sans sujet sans « substrat » , c’est-à-dire sans UN être « posé », « défini », mais c’est un a priori,    C’est peut-être, au contraire, l’acte qui fait le sujet et plus encore un acte pur sans sujet comme pleuvoir, neiger, désirer vouloir (pour Schopenhauer) etc. Nous ne sommes pas les auteurs de notre vie,  nous sommes conditionnés à le penser à cause d’une langue qui entretient grammaticalement la croyance selon laquelle une action est toujours causée par un sujet:
          
« Je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas volontiers, à savoir qu’une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux « je », voilà, pour nous exprimer avec modération, une simple hypothèse, une assertion, et, en tout cas, pas une « certitude immédiate ». En définitive, ce « quelque chose pense » affirme déjà trop ; ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus et n’appartient pas au processus lui-même. En cette matière, nous raisonnons d’après la routine grammaticale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, par conséquent... »                                                 
                                                                    Nietzsche, Par-delà le bien et le mal (1886).
           

Nous avons finalement suivi le mouvement même du doute méthodique de Descartes, à la fois dans ce qui selon lui, marque définitivement sa limite, à savoir la certitude du « je pense » et dans ce qui selon Nietzsche, se poursuit effectivement dans l’efficience de ce scepticisme, soit la pensée et plus encore le langage. Que la pensée et l’existence se réalisent en moi, c’est certain mais que ce soit moi qui sois l’auteur de ces deux mouvements, c’est plus que douteux. Il n’est donc aucunement avéré que je possède en moi ce principe auto-fondateur de conception de ma propre vie ni que je sois libre, d’un point de vue métaphysique.

7) Partie 2: le principe de responsabilité (suis-je responsable de ma vie?)
 a) La genèse

            Mais ce n’est pas parce que je ne suis pas auto-créateur de ma vie que je ne serais pas tenu d’en assumer la responsabilité, d’en revendiquer la paternité et d’en rendre compte à la fois à mes propres yeux ainsi qu’à ceux des autres. C’est finalement là exactement le rôle de la conscience tel qu’il est assigné par la religion et par la morale à l’être humain. Adam et Eve ne sont pas les auteurs de leur vie en ce sens qu’ils ne se sont pas auto-engendrés eux-mêmes. Ils sont les créatures de Dieu, mais l’épisode du fruit défendu marque précisément cette rupture avec leur créateur à partir de laquelle ils sont à la fois conscients et finalement coupables d’exister de telle sorte qu’ils endossent à compter de cette désobéissance la responsabilité de leurs actes:
 


        « La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas sous peine de mort. » Le serpent répliqua à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, séduisant pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle et il mangea. Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; Ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes.
Ils entendirent les pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l’homme et sa femme se cachèrent devant Yahvé Dieu parmi les arbres du jardin. Yahvé Dieu appela l’homme : « Où es-tu ? » dit-il. « J’ai entendu ton pas dans le jardin, répondit l’homme ; j’ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché. »Il reprit : « Et qui t’a appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l’arbre de la connaissance du bien et du mal que je t’avais défendu de manger ! » L’homme répondit : « C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé ! Yahvé Dieu dit à la femme : « qu’as-tu fait là ? » et la femme répondit : « C’est le serpent qui m’a séduite et j’ai mangé. »
(Dieu punit alors le serpent à ramper sur son ventre, à être l’objet de l’hostilité de la femme. Puis il condamne la femme à enfanter dans la douleur, à être attirée et dominée par l’homme. Enfin Dieu punit Adam en maudissant le sol dont il lui faudra désormais tirer laborieusement sa subsistance)
« L’homme appela sa femme « Eve », parce qu’elle fut la mère de tous les vivants. Yahvé Dieu fit à l’homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit. Puis Yahvé Dieu dit : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous pour connaître le bien et le mal ! Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours ! » Et Yahvé Dieu le renvoya du jardin d’Eden pour cultiver le sol d’où il avait été tiré. Il bannit l’homme et il posta devant le jardin d’Eden les anges et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie »
  


             L’éternel interdit à ses créatures de manger le fuit de la connaissance du bien et du mal mais cédant à la tentation de violer cet interdit, ils perçoivent immédiatement qu’ils sont nus (conscience spontanée), ils en conçoivent de la honte (conscience réfléchie) et souvenons nous que ce fruit est celui de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Presque méthodiquement, il nous est ainsi rappelé que le fruit n’est ni plus ni moins que la conscience.
             Cela n’est pas sans poser des problèmes de logique. Yahvé place Adam et Eve devant un choix: lui obéir ou lui désobéir. Toute interdiction nous place devant un choix, c’est justement ce qui rend la désobéissance si tentante puisque elle est accessible (la contrainte ne nous laisse aucun choix). Mais comment choisir en conscience cet acte dont la réalisation est la conscience même? Si Adam et Eve n’ont pas encore mangé le fruit, ils ne sont pas conscients et on ne voit pas comment ils pourraient dés lors assumer le choix qu’ils font de désobéir.  On ne devrait pas pouvoir les rendre responsables d’un acte qu’ils ont fait inconsciemment. Mais c’est peut-être sur ce point que le terme de « Genèse » doit être pris en considération car il n’est pas ici question de rendre compte philosophiquement, logiquement d’une réalité mais de poser un mythe fondateur à partir duquel un certain type de rapport à soi, à ses actes, aux autres et au monde se voit institué. De fait, nous voyons mal, de prime abord  comment une communauté pourrait se constituer sans cette responsabilité dont finalement Adam et Eve inaugure le geste.
            Adam et Eve aurait pu se contenter de vivre, de manger les fruits de l’arbre de vie mais ils ont préféré goûter celui de la connaissance du bien et du mal choisissant ainsi la conscience de leur malheur plutôt que l’inconscience de leur bonheur. A partir de ce choix, ils sont coupables. Ce qui « s’officialise » avec ce récit fondateur, c’est finalement qu’il importe peu, d’un point de vue social, institutionnel, civilisationnel que les hommes soient les auteurs de leur vie, mais il faut qu’on les considère comme tels.
b) « Assumer » sa vie? 
        Il peut être tentant de considérer ici que cet épisode de la genèse n’est qu’une image et qu’il ne conviendrait pas de lui accorder trop d’importance mais ce serait une très lourde erreur car cette image fait bien plus qu’illustrer une situation, elle valide un « choix » de civilisationnel, elle décrit la piste qu’une civilisation a décidé d’explorer au détriment d’une autre. Quelle aurait été cette autre voie? Affirmer qu’aucun être humain ne peut agir de son propre chef, qu’il est toujours en dernière analyse, conduit, amené, conditionné à… et qu’en conséquence la responsabilité d’aucune personne ne peut être invoquée à l’égard d’une vie qu’il serait impossible de désigner finalement comme étant la « sienne ». Quelque chose finalement que l’on pourrait rapprocher de cette comparaison décrite par Baruch Spinoza dans la lettre à Schuller:
       « Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d'une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple: une pierre par exemple reçoit d'une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l'impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu'elle est nécessaire, mais parce qu'elle doit être définie par l'impulsion d'une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l'entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu'il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d'une certaine manière déterminée.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu'elle a conscience de son effort seulement et qu'elle n'est en aucune façon indifférente, croira qu'elle est très libre et qu'elle ne persévère dans son mouvement que parce qu'elle le veut."
                                    
                                                                             Spinoza (Lettre à Schuller, LVIII)
              

Dans l’Ethique, il avait déjà développé cette conception et expliqué pourquoi l’idée selon laquelle le libre arbitre lui apparaissait comme une illusion: « Les hommes sont conscients de leurs actes mais inconscients des causes qui les déterminent. »
        « Ceux qui ont écrit sur les affections et la conduite de la vie humaine semblent, pour la plupart, traiter non de choses naturelles qui suivent les lois communes de la nature, mais de choses qui sont hors de la nature. En vérité, on dirait qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire. Ils croient, en effet, que l’homme trouble l’ordre de la nature plutôt qu’il ne le suit, qu’il a sur ses propres actions un pouvoir absolu et ne tire que de lui-même sa détermination. Ils cherchent donc la cause de l’impuissance et de l’inconstance humaines, non dans la puissance commune de la nature, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine ».
        Mais alors faut-il renoncer définitivement à toute modalité d’assomption? Faut-il vivre sa vie comme si elle n’était pas « notre », en renonçant totalement à manifester à son égard la moindre autorité? Peut-on vivre sa vie sans se sentir le moins du monde concerné par elle? Non selon Spinoza, nous pouvons comprendre les ressorts de la nécessité qui nous détermine à agir de telle ou telle manière et même « abonder sans son sens ». Comprendre la nature et de quelle façon nous sommes déterminés par elle à agir de telle ou telle façon nous permet de manifester une certaine modalité « d’assomption » qui toutefois ne peut d’aucune façon se définir comme une responsabilité. Pour Spinoza, nous ne sommes donc pas les auteurs de notre vie, si par ce terme nous entendons le maître de nos actions, mais nous pouvons oeuvrer afin de libérer la puissance naturelle dans laquelle nous consistons car chacune et chacun de nous est un certain mode de la nature, une certaine façon d’être dieu, sachant qu’il n’est pas en notre pouvoir d’être autre chose que « ce mode », mais ce mode, je peux l’assumer, l’accepter, le comprendre et l’accomplir « pleinement ». Assumer sa vie revient donc à assumer ce style d’être dans lequel nous consistons sachant que nous ne pouvons pas en être un autre.  Il n’est pas tant question de liberté que de libération pour Spinoza. Il nous faut libérer la puissance d’exister dans laquelle finalement nous consistons.

            Mais alors sommes-nous responsables de notre vie? Aucunement selon Spinoza. N’étant pas les auteurs de notre existence, on voit mal comment nous pourrions être considérés comme devant en rendre raison. Autant il est possible de comprendre rationnellement sa vie, son être, c’est-à-dire comprendre les ressorts de nos déterminations, autant il est illusoire d’aspirer à une direction, à une prise en mains. Pour reprendre l’exemple de la pierre, une fois que nous comprenons que nous sommes mus, animés par la nature, il ne nous reste qu’à abonder dans le sens de cette puissance, à tout mettre en oeuvre pour l’effectuer, conformément à ce qu’elle c’est-à-dire conformément à ce que nous sommes. C’est cette libération qui en nous s’accompagnera de joie.
           

  Mais alors d’où viendrait cette fiction du libre arbitre et du principe de responsabilité qui en découle? Pourquoi adhérons nous si facilement à cette fiction selon laquelle nous devons assumer les conséquences d’une vie dont nous serions prétendument les auteurs?
            Nietzsche répond très clairement à cette question dans « le crépuscule des idoles »:
        « L'histoire des sentiments en vertu desquels nous rendons quelqu'un responsable, partant des sentiments dits moraux, parcourt les phases principales suivantes. D'abord on nomme des actions isolées bonnes ou mauvaises sans aucun égard à leurs motifs, mais exclusivement par les conséquences utiles ou fâcheuses qu'elles ont pour la communauté. Mais bientôt on oublie l'origine de ces désignations, et l'on s'imagine que les actions en soi, sans égard à leurs conséquences, enferment la qualité de « bonnes » ou de « mauvaises » : pratiquant la même erreur qui fait que la langue désigne la pierre comme dure, l'arbre comme vert - par conséquent en prenant la conséquence pour cause. Ensuite on reporte le fait d'être bon ou mauvais aux motifs, et l'on considère les actes en soi comme moralement ambigus. On va plus loin, et l'on donne l'attribut de bon ou de mauvais non plus au motif isolé, mais à l'être tout entier d'un homme, lequel produit le motif comme le terrain produit la plante. Ainsi l'on rend successivement l'homme responsable de son influence, puis de ses actes, puis de ses motifs, enfin de son être même.
        On découvre finalement que cet être lui-même ne peut être rendu responsable, étant une conséquence absolument nécessaire et formée des éléments et des influences d'objets passés et présents : partant, que l'homme n'est à rendre responsable de rien, ni de son être, ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de son influence. On est ainsi amené à reconnaître que l'histoire des évaluations morales est aussi l'histoire d'une erreur, de l'erreur de la responsabilité : et cela, parce qu'elle repose sur l'erreur du libre arbitre. »
                                                               NIETZSCHE « Le crépuscule des idoles » 


            C’est là le produit de tout un processus: d’abord nous classons les actions en bonnes et mauvaises selon qu’elles ont des conséquences favorables ou défavorables pour la collectivité dont nous faisons partie. Même une action qui aura été accomplie avec de mauvaises intentions mais qui aura un impact favorable pour le groupe sera considéré comme « bonne », « juste ». Puis nous inventons de toute pièce ce postulat selon lequel les actions seraient par elles-mêmes bonnes ou mauvaises. Dans un autre de ses ouvrages: « Vérité et mensonge au sens extra-moral ", Nietzsche pointe cette erreur fondamentale sous l’effet de laquelle nous transformons des excitations nerveuses subjectives en qualités objectives universelles, par l’entremise du langage. Nous affirmons par exemple que l’énoncé selon laquelle la pierre est dure est une « vérité ». Mais le mot « dur » est une extrapolation, une supposition que repose sur la croyance qu’être dure serait une caractéristique de la pierre elle-même alors qu’elle est seulement l’impression qui naît du contact entre un système nerveux humain et la pierre. En elle-même la pierre n’est ni dure, ni molle, elle ne manifeste aucune nécessité à être qualifiée.
            A fortiori, cette observation s’applique encore mieux aux qualificatifs moraux. On va dire qu’une action est « bonne », en prenant ainsi l’un des effets partiaux, arbitraires de cette action pour sa nature même, comme si elle possédait en elle-même quelque chose du principe même du Bien. Puis nous appliquons ce critère du bien et du mal aux motifs, c’est-à-dire aux motivations, aux intentions de l’homme. Enfin nous concevons directement cet homme lui-même comme bon ou comme mauvais, de telle sorte que ce sera lui, et lui seul finalement qui sera susceptible d’être puni ou récompensé selon que sa prétendue action sera considérée comme bonne ou mauvaise.
         

Il est difficile de saisir clairement le raisonnement de Nietzsche sans l’illustrer par l’exemple d’un crime ou d’un méfait jugé puis sanctionné par une procédure pénale. Un homme vole de quoi manger parce qu’il a faim. Cet acte est nuisible à la communauté parce qu’il remet en cause le principe même de l’échange fondé sur la monnaie. Nous dirons qu’il a mal agi parce que son acte ne s’inscrit pas dans les codes de notre collectivité.. C’est une « mauvaise action » comme si le mal était dans l’acte lui-même: manger quand on a faim alors qu’en fait c’est son rapport à la société qui nous incite à le considérer comme tel. Ensuite nous allons nous intéresser à la préméditation et invoquer la conscience. Cet homme a prémédité son geste, donc il en est responsable (alors qu’en un sens, il a faim). Voler est mal comme la pierre est dure: nous ne nous rendons pas compte que c’est seulement la perception sociale du geste qui nous conduit à le qualifier ainsi mais pas du tout sa nature, son essence. Nous franchirons encore un pallier en affirmant que cet homme est « mauvais » « malsain » et qu’il faut le corriger dans son être même. On mesure ainsi comment d’un mouvement naturel dont l’homme est seulement l’agent, l’exécuteur à savoir la faim, nous allons construire et entretenir peu à peu le mythe de la méchanceté, de la responsabilité personnelle et de la punition. Tout cela repose sur cette fiction selon, laquelle un homme pourrait choisir, effectuer son libre-arbitre quand la vérité la plus observable nous place au contraire devant cette évidence selon laquelle, comme le dit Spinoza, nous ne sommes pas un empire dans un empire et restons pris dans des forces et des pulsions naturelles données (la fin, la soif, le désir, etc.).
            Dans le premier paragraphe de cet extrait de son livre « le crépuscule des idoles », Friedrich Nietzsche décrit les étapes du mouvement de la responsabilité, c’est-à-dire finalement la genèse d’une erreur étant entendu que cette erreur, c’est précisément celle de croire que l’individu est l’auteur de sa vie. Nous passons des conséquences d’une action à l’action elle-même pour s’attaquer ensuite à ses motivations et enfin à l’individu lui-même. Qu’une action soit porteuse de « mal » signifie donc d’abord qu’elle est nuisible à la collectivité. Il faut bien insister ici sur le fait que nous ne cessons de rendre absolues des notions qui, en réalité, sont relatives. On pourrait dire que nous essentialisons le mal, nous donnons une valeur absolue à ce qui, finalement, nous gêne « collectivement », socialement. Indiscutablement il y a ici un abus de langage structurel, c’est-à-dire propre au langage lui-même. Qu’une pierre soit dure est faux, en soi: la pierre n’est bi dure ni molle, en elle-même. Nous la percevons comme telle. Cela signifie que nous assignons aux objets eux-mêmes des qualités qui en fait décrivent plutôt le rapport qui s’établit entre une réalité donnée et l’expérience de cette réalité par un système nerveux humain. D’un acte contraire aux intérêts du groupe, nous affirmons donc qu’il est unilatéralement et sans discussion « mauvais » en lui-même. Puis nous appliquons ce qualificatif aux motivations qui, selon nous, ont provoqué cet acte, motivations qui tiennent au malfaiteur évidemment, ce qui nous conduit apparemment « en toute logique » à considérer la personne comme mauvaise en elle-même.
                         

Selon Nietzsche, il est absolument impossible que nous soyons « déterminés à » sans être fondamentalement « déterminés par », suivant sur ce point les thèses de Baruch Spinoza. Comment l’homme peut-il sérieusement entretenir le mythe d’un « sujet » capable de faire advenir des actions à partir de son seul libre-arbitre, comme si la nature n’était pas nécessairement à prendre en compte comme déterminant absolu? Nous apparaissons à nous-mêmes comme cause efficiente de nos actions sans nous apercevoir que c’est précisément cette conscience de nous-mêmes qui nous fait croire que nous sommes les auteurs. De ce fait, et cela a probablement à voir avec les racines les plus profondes de notre civilisation (Religion - Genèse), nous rendons un homme responsable de ce qui en réalité s’effectue « en » lui et non « par » lui.
            Une fois de plus le domaine qui porte cette question du libre-arbitre à son paroxysme polémique est celui du droit, car il est tout aussi absurde pour un partisan du libre-arbitre de concevoir qu’un homme puisse agir sous l’influence d’une cause qui ne dépend pas de lui quand il accomplit un crime qu’il l’est pour les opposants au libre arbitre d’adhérer à un sujet sorti de nulle part, sans influence ni déterminisme social, commettant sciemment un acte fondamentalement maléfique.
            Une action humaine pourrait-elle revêtir un sens authentique s’il nous fallait reconnaître en toute occasion qu’elle n’est jamais causée, initiée réellement par le sujet? Inversement pouvons-nous rester aveugles à ces efforts de plus en plus désespérés de notre justice institutionnelle pour pointer cette prétendue zone de responsabilité à l’écart de toute influence sociale, politique, consommatrice, publicitaire à l’intérieur de laquelle enfin apparaîtrait un sujet pur, un je « triomphant », imperméable à toutes les tentatives de séduction et de suggestion des leaders mondiaux de la vente?
            On peut ici faire référence à une personne dont l’influence est très, très sous-estimée dans la compréhension d’une quantité incroyable de problèmes auxquels nous nous aujourd’hui confrontés, c’est Edward Bernays (1891 - 1995). Peu d’êtres humains ont pesé autant sur notre époque et sur les dérives dont nous sommes aujourd’hui les victimes consentantes (et c’est exactement ce consentement qui pose tout le problème). Bernays est le neveu de Sigmund Freud. Il utilisa les travaux de son oncle dans une perspective commerciale, voire politique:
« La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »
          

                    Le terme problématique de cet extrait est évidemment « consciente » car il se limite à celles et ceux qui l’organisent, à ces « esprits intellectuels » qui selon l’auteur sont censés guider une masse manipulable et stupide: « La propagande ne cessera jamais d'exister. Les esprits intellectuels doivent comprendre qu'elle leur offre l'outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l'ordre à partir du chaos. »
        On retrouva le premier écrit d’Edward Bernays dans la bibliothèque personnelle de Goebbels, ministre de l’éducation du peuple et de la propagande du 3e Reich, ce qui en dit long sur la puissance toxique de cet ouvrage, puissance dont la portée aujourd’hui a été tellement intériorisé dans nos réflexes et nos habitudes de consommateur qu’elle en est devenue proprement indétectable. Bernays fut troublé de compter Goebbels par mi ses admirateurs, preuve qu’il ne semblait pas réaliser le totalitarisme de son oeuvre, laquelle finalement consiste à avoir été le véritable créateur du marketing, et l’on enseigne aujourd’hui le marketing comme une discipline « comme les autres ». Goebbels organisa les premiers autodafés du 3e Reich durant lesquels on brûla les livres de Freud mais qu’il ait lu les livres du neveu du père de la psychanalyse en dit long sur la démarche de Bernays qui revendiqua pourtant fermement d’être un démocrate opposé au nazisme:
"Notre démocratie ayant pour vocation de tracer la voie, elle doit être pilotée par la minorité intelligente qui sait enrégimenter les masses pour mieux les guider."
                  

            Deux succès de la méthode Bernays peuvent nous éclairer sur la nature même de cette démocratie: dans les années 20, la consommation de cigarettes stagnent aux EU. L’entreprise Tobacco demande à Edward Bernays de relancer ce marché en l’ouvrant aux femmes. Lors d’une procession catholique pour les fêtes de Pâques, Bernays demande à une dizaine de femmes placées en début de cortège de fumer ostensiblement des cigarettes. Avec ce slogan: « elles allument des flambeaux pour leur liberté ». La presse mord à l’hameçon: la conservatrice pour le scandale la progressiste pour l’émancipation de la femme et tout le monde y trouve son compte (sauf les poumons des américaines).
            En 1951, Jacobo Guzman est élu président du Guatemala après une élection libre (démocratique donc). Socialiste, l’une de ses premières mesures consiste à essayer de reprendre la main sur la production de bananes de son pays de façon à ce qu’elle profite à la population guatémaltèque plutôt qu’à une multinationale des EU: " The United Fruits ". Celle-ci demande immédiatement à Bernays d’orchestrer une campagne de discrédit à l’encontre de Guzman. Ce dernier n’a établi aucun contact avec l’URSS et se voit pourtant dépeint comme un communiste à la solde du bloc soviétique. Alimentée par la CIA en sous-main, cette campagne publicitaire aboutira finalement à un coup d’état rétablissant la United Fruits dans son monopole d’exploitation et imposant à la population une dictature militaire.
             
Ce qui doit attirer notre attention ici c’est l’utilisation que fait Edward Bernays de la notion même de « liberté ». Derrière la supposée revendication des femmes à jouir des mêmes plaisirs que les hommes comme la cigarette se cache en réalité l’une des manipulations les plus efficaces de la publicité. C’est toujours au nom de liberté individuelle et souvent d’une revendication à l’égalité des sexes que finalement les citoyens sont ramenés à un statut de consommateurs et les consommateurs à celui d’une masse influençable. C’est toujours sur le fond d’une telle sensibilisation des masses à des achats de produits standardisés que s’appuie la critique de toute incitation des citoyens à une consommation plus éclairée. Qui décide de l’opportunité d’acheter telle ou telle voiture, tel paquet de cigarettes? Cette question du « qui? » apparemment posée innocemment est en réalité d’une rare perversité, car c’est précisément parce que l’on sait que le marketing « Bernaysien » fonctionne aujourd’hui continument et notamment grâce aux méta-données collectées sur le net que l’on se réfère comme au critère indéfectible de toute société démocratique à l’homme libre. Nous pouvons ici penser à tous ces slogans publicitaires qui, dans le mouvement même d’un travail de propagande célèbre le contraire même de leur démarche: « just do it », « Le bonheur si je veux », « parce que je le vaux bien », "prends ta vie en main!"