samedi 31 octobre 2015

"Avons-nous le droit d'être heureux?" - Le bonheur selon Epicure et Rousseau


Cette question suscite immédiatement en nous une réponse positive (du moins faut-il l’espérer) parce que l’envie d’être heureux est l’élan le plus spontané, le plus immédiat, le plus universel, le plus authentique de l’être humain. Il n’est rien que nous puissions souhaiter avec plus d’évidence, de force, donc en un sens de légitimité. Mais cette légitimité a-t-elle quelque chose à voir avec le « Droit » ? La spontanéité de cet élan vers le bonheur serait finalement plutôt suspecte. Je peux avoir spontanément envie de manger ce gâteau derrière la vitrine, ce n’est pas ce qui m’en donnera le droit et aucun d’entre nous ne légitimerait auprès du boulanger le « vol » du gâteau par son appétit. L’envie ne fait pas droit et nous faisons plutôt quotidiennement l’expérience du contraire : ce dont nous avons le plus envie, c’est précisément ce que nous n’avons pas le droit de faire.
Mais le bonheur est-il précisément l’objet d’une envie ? N’est-il que ça ? Si le plaisir consiste toujours dans la satisfaction d’une envie, d’une pulsion, il semble bien que le bonheur jouisse d’un statut plus élevé et aussi plus confus. Nous pensons tous désirer le bonheur mais nous sommes bien embarrassés lorsque l’on nous demande de préciser en quoi il consiste. Je sais ce que je désire quand j’ai envie de me faire plaisir parce que je vois ce gâteau : de ce gâteau justement, mais je ne sais pas ce qui me manque pour être heureux. Peut-être rien finalement ! Peut-être simplement de me rendre compte que je ne manque de rien. C’est bien le sens de ce sentiment décrit par Rousseau dans l’une de ses promenades :

« Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière  rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. »

Que nous dit exactement Rousseau dans cet extrait ? Qu’il existe un état d’esprit et de corps au sein duquel notre être repose en paix, sans manquer de rien, sans attendre rien, une situation dans laquelle nous nous plaçons à la pure verticale de notre existence sans la devancer, la regretter, ni même la juger. Etre vraiment heureux, c’est éprouver le sentiment qu’exister se suffit à lui-même. Cette définition n’est pas sans faire écho à la conception de l’ataraxie (absence de trouble) que développait Epicure, et notamment à sa distinction entre les plaisirs stables et les plaisirs dynamiques. Nous éprouvons toutes sortes de désirs, mais nous percevons bien qu’il existe des désirs dont l’exigence de satisfaction est telle qu’elle nous rend de plus en plus dépendants de choses extérieures. Le bonheur consiste précisément à s’éloigner de ces désirs superficiels, vains et addictifs et à ne préoccuper qu’à ceux dont l’assouvissement autorise la  tranquillité du corps et la sérénité de l’esprit. Etre heureux ne consiste donc, pour les épicuriens et pour Rousseau, qu’à ne pas se rendre soi-même absurdement malheureux (dépendants).

 Le bonheur ne réside pas dans le fait de demander sans cesse à l’existence plus que ce qu’elle est mais au contraire, à se maintenir strictement mais rigoureusement à sa hauteur, c’est-à-dire à ce que l’on pourrait appeler sa stricte ligne de flottaison, « par temps calme » :
« Parmi les désirs contraignants, certains sont nécessaires au bonheur, d'autres à la tranquillité durable du corps, d'autres à la vie même. Or, une réflexion irréprochable à ce propos sait rapporter tout choix et rejet à la santé du corps et à la sérénité de l'âme, puisque tel est le but de la vie bienheureuse. C'est sous son influence que nous faisons toute chose, dans la perspective d'éviter la souffrance et l'angoisse. Quand une bonne fois cette influence a établi sur nous son empire, toute tempête de l'âme se dissipe, le vivant n'ayant plus à courir comme après l'objet d'un manque ni à rechercher cet autre par quoi le bien de l'âme et du corps serait comblé. »

Une telle conception du bonheur est très éloignée de l’attitude revendicative induite par la notion même de droit. Nous n’avons pas « droit » au bonheur comme à une condition qui nous serait dûe, du simple fait de notre statut d’humains, mais il ne tient qu’à nous de faire preuve de suffisamment de discernement pour ne pas œuvrer à notre propre dépendance. Le bonheur est une condition dont la simplicité « court-circuite » l’automatisme humain de la question : « quid juris ? » (« de quel droit ? »). Plutôt que de nous demander si nous avons droit au bonheur, pourquoi ne pas travailler à faire émerger de notre rapport aux besoins les plus nécessaires la stabilité d’une forme d’autosuffisance en nous contentant du minimum ?


jeudi 29 octobre 2015

"Avons-nous le droit d'être heureux?" - Le fond du problème


Deux tendances totalement contradictoires entrent continuellement en confrontation, pour chacun d’entre nous, concernant l’éventualité d’un « droit au bonheur ». Nous avons à la fois envie d’affirmer que rien n’est plus légitime que le bonheur, non seulement parce que c’est la chose à laquelle nous aspirons le plus mais aussi parce que nous voyions pas à quoi vivre pourrait « rimer » si ce n’était pas pour réaliser notre bonheur. A quoi bon vivre si ce n’est pas pour être heureux ? Il en va du sens de toute vie humaine (et peut-être même de toute vie tout court). Il y a dans la notion de bonheur l’idée d’une telle réalisation de soi, d’un accomplissement que nous discernons mal quelle légitimité pourrait être moins contestable que celle-ci.
Mais, en même temps, nous nous posons continuellement la question de notre « mérite » et sommes parfois enclins à nous juger indigne d’être heureux. Ce sentiment de culpabilité, de défaillance vis-à-vis d’un « bonheur d’être » à la hauteur duquel nous ne serions pas dignes de nous situer nous hante suffisamment pour justifier en nous, consciemment ou pas, les souffrances de notre existence, comme s’il était plus juste pour l’homme d’être malheureux que d’être heureux du fait de sa finitude, de son imperfection.
Le bonheur est « trop pour nous » car il porte en lui la marque d’une perfection dont nous sommes fondamentalement privés, dépourvus. Exister : cela n’est pas une condition qui nous serait dûe, même si cette affirmation pose de nombreux problèmes très ardus philosophiquement : que quelque chose nous soit « dû » suppose, en effet, un statut au regard duquel il est légitime d’acquérir cette chose. Or nous avons beaucoup de mal à distinguer à partir de quel statut on pourrait considérer qu’il serait légitime (ou pas) de nous accorder l’existence puisque évidemment nous n’existons pas avant d’exister. Autrement dit, exister, c’est un fait, avant d’être un droit. Ce n’est pas que nous y soyons placés devant l’existence comme fait accompli, c’est plutôt que nous n’avons aucun moyen d’exister avant « d’être » ce fait accompli.

Ce qui nous est « dû », c’est-à-dire une condition de liberté, d’égalité, éventuellement de bonheur, c’est ce que nous pouvons revendiquer comme faisant parti de droits fondamentaux, inaliénables. Mais nous ne voyons pas « d’où » nous pourrions revendiquer le droit d’exister avant d’exister puisque, de fait, nous existons. Or c’est exactement la même difficulté qui se pose concernant le droit d’être heureux précisément parce que le bonheur désigne un état qu’il nous est impossible de soumettre à des conditions, à des causes, à des « moyens ». C’est en cela que réside la plus grande difficulté de cette « notion » (nous n’osons pas dire « concept » puisque un concept est définissable et que le bonheur ne l’est pas). Il est absolument impossible de donner du bonheur une définition rationnelle. Comme le dit Emmanuel Kant, ce n’est pas un idéal de la raison.

L’étymologie du mot « bonheur » nous renvoie à la chance, au sort favorable, à la fatalité heureuse, c’est-à-dire à quelque chose qui ne se justifie ni ne s’explique d’aucune façon. Il se produit donc une sorte de décalage entre l’universelle, la compréhensible aspiration de tous les hommes à être heureux et le hasard aussi bienveillant qu’imprévisible de sa manifestation. Il y a quelque chose d’aussi « donné », inconditionné, irrationnel, que l’existence dans le bonheur. Nous ne voyons pas d’où nous pourrions revendiquer le droit d’être heureux alors que nous discernons bien que le droit d’être libre vient de notre condition humaine. L’existence ne nous est pas dûe, et pourtant elle nous a été donnée, comme un fait, un cadeau dont ne pouvons justifier l’attribution à aucune de nos qualités, à aucun de nos mérites. Nous travaillons donc à nous rendre dignes, après coup, d’une grâce que l’on nous a faite en nous accordant l’existence, exactement comme si nous étions nés avec le poids d’une dette tellement élevée qu’il nous serait impossible de nous en acquitter. De ce point de vue, nous n’avons pas vraiment le droit d’être heureux dans la mesure où la question de la légitimité (ai-je le droit de… ?) repose fondamentalement sur la conscience que nous prenons de la contingence (la contingence désigne cette fragilité de condition d’une chose ou d’un être qui aurait pu ne pas être – elle s’oppose à la nécessité)  de notre existence : si nous étions, de plein droit, légitimés à exister, comment expliquer que notre vie tienne à si peu de choses, soit aussi fragile, aussi susceptible de s’enfuir à tout moment, aussi vouée à disparaître tôt ou tard ?

Le problème devient un peu plus clair à présent : nous ne pouvons pas vivre sans aspirer au bonheur mais en même temps, être heureux désigne l’accomplissement, la réalisation d’une condition telle que nous ne pouvons pas en espérer une meilleure, une forme de perfection. Le paradoxe vient donc du fait  qu’aucune demande ne nous semble plus fondée ni plus légitime que celle d’être heureux, mais qu’en même temps, nous éprouvons en nous une forme de défaillance, d’imperfection, d’indignité fondamentale à l’égard du don qui nous a été fait avec l’existence.

Il ne fait aucun doute que c’est bel et bien l’image de cette défaillance qu’illustre le pêché originel dans la Genèse. Les hommes ne peuvent pas envisager le fait pur, brut, plein, « donné » de leur existence par une autre approche que celle de la défaillance, de l’indignité, comme si ce droit à l’existence que nous exerçons en cet instant même en existant représentait fondamentalement une norme à la hauteur de laquelle nous ne sommes fondamentalement pas dignes de nous hisser. Nous vivons ainsi constamment dans une forme de culpabilité, voire d’illégitimité. Notre être n’est pas à la hauteur du fait d’être. Notre condition est structurellement celle de l’endettement. Nous sommes endettés en naissant parce que naître revient à jouir d’un prêt dont on ne peut s’acquitter. Le vocabulaire bancaire s’épanouit ici avec une facilité toute aussi significative que suspecte. Exister, pour un homme, c’est comme avoir à assumer  au sein d’une banque ce statut peu enviable de client insolvable en quête infinie de solvabilité.

Nous retrouvons avec Pascal, dans les Pensées, l’expression la plus juste et la mieux assumée de cette culpabilité fondamentale et « nécessaire » de l’être humain par rapport à Dieu : « Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature ».  (fragment 434-131-164) - « Si l'homme n'avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance; et si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. »… « il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus »… « il faut que nous naissions coupables ou Dieu serait injuste »

jeudi 15 octobre 2015

"Peut-on tuer?" - Texte d'Emmanuel Lévinas



« Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.


(Emmanuel Lévinas soutient en premier lieu l’idée selon laquelle le visage de l’autre être humain nous impose de ne pas le confondre avec une chose. C’est ce qu’il faut comprendre par « éthique ». Si je décompose le visage selon les contours de chacune de ses composantes : les yeux, le front, la bouche etc, je le divise comme un moteur de voiture, comme un ensemble qui serait simplement constitué de différentes parties. Mais justement nous ne faisons jamais cela, nous sommes tout de suite attirés par le visage qui nous intrigue, nous appelle, nous signifie quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre réduire à une signification donnée. Il est impossible de regarder un visage, même lorsqu’il dort, ou lorsque la personne ne prête pas attention à nous, sans lui reconnaître une expression de joie, de peur, de tranquillité, etc. 

Mais en même temps, le visage ne se réduit jamais à une seule expression. Nous avons envie de le déchiffrer sans jamais parvenir à le faire « définitivement ». Le visage est une énigme qui nous met mal à l’aise, mais qui précisément, à cause de cela, nous impose le respect. Devant une chaise, rien ne m’empêche de la déplacer, voire de la heurter, de lui « faire violence » parce que je comprends d’emblée qu’il n’y a « personne » à l’intérieur. Je peux lui faire mal parce que justement ce terme est impropre. Pour lui faire mal, il faudrait qu’elle ait une sensibilité, une âme, mais ce n’est pas le cas, précisément parce qu’elle n’a pas de visage. La chaise ne m’envoie aucune expression énigmatique.)

Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.
(Lorsque nous entrons dans une pièce remplie de personnes que nous ne connaissons pas et devant lesquelles nous allons devoir dire quelque chose, prendre la parole, nous savons bien qu’ils vont tous d’abord regarder notre visage. Le jugement des autres, c’est exactement ce que notre visage va « encaisser » de plein fouet. C’est en ce sens qu’il est notre peau la plus exposée, la plus nue. Avoir un visage, c’est porter sur soi le risque d’être rejeté, exclu. C’est pourquoi nous allons essayer de prendre une contenance, de faire les malins, de le recouvrir d’expressions « codées », un sourire de confiance, de séducteur (de crétin fini), d’homme blasé qui a tout connu, etc. Mais c’est du temps perdu, pour deux raisons : d’abord, personne n’est dupe, nous sommes bel et bien exposés et nous avons peur de ce jugement que notre visage va subir ; d’autre part, c’est justement ce visage, cette exposition qui paradoxalement va imposer à l’autre le respect. 

Bien sûr, cet autre pourra me trouver ridicule, critiquer mon nez, mon expression ahurie, etc. mais il ne pourra pas me refuser le fait que je suis un être humain, que mon visage, aussi réductible soit-il d’abord à des jugements, à des qualificatifs, dépasse complètement le cadre de ces termes, de ces mots, de ces étiquettes. Aucun visage n’est simplement ébahi, stupide ou endormi, il a toujours une façon singulière indéfinissable, indécryptable d’être ébahi, stupide ou endormi. Si l’on y réfléchit, on réalise que même le visage d’une personne décédée dont la dépouille est présente devant nous, signifie quelque chose, exprime quelque chose sans vouloir le faire. C’est alors que nous comprenons qu’aussi bêtes ou méchants que nous soyons, nous ne pouvons jamais réduire un corps humain à une chose car le visage est comme une échappée de la matière du corps vers quelque chose de plus élevé : l’âme, la notion de personne humaine. 

C’est la raison pour laquelle le visage nous interdit de tuer. Il n’y a rien de la chaise qui m’interdit de la frapper, de la réduire en petit bois, il y a le visage de l’homme qui m’interdit de le frapper ou de lui faire du mal. Nous pouvons bien sûr violer cet interdit mais nous ne pouvons pas l’ignorer. Il y a un avertissement, un signe qui nous fait comprendre que la personne de l’autre, par son visage, est « sacrée ».)

Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’Autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’Etat, fils d’Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi.»

(Comment comprendre ce caractère énigmatique de tout visage : tout visage nous dit quelque chose, sauf que nous ne savons jamais exactement quoi. Si je mets un costume trois pièces, ou si je me déplace en voiture avec chauffeur, j’envoie aux autres un message socialement clair et décryptable : « je suis riche ». Si j’ai des cheveux mauves et coiffés en crête, j’envoie un autre type de message, mais je sais bien que je serai compris, parce qu’il y a un code dans les mentalités de la société d’aujourd’hui. Par contre, il n’y a pas de code pour le visage, pas de contexte, pas de référence. Le visage échappe à toute qualification ou rapprochement signifiant. Il est là, c’est tout, comme une présence incompréhensible et incontournable.  Dans l’esprit d’Emmanuel Lévinas, il ne serait pas du tout exagéré de dire : « divine ». Il y a quelque chose de divin, de supérieur, de transcendant dans le fait d’avoir un visage, ce qui ne signifie pas que nous sommes Dieu, mais nous sommes marqués par ce que l’idée même de Dieu implique (que l’on y croit ou pas), à savoir une présence « sacrée ». Il y a des usages, des codes que nous apprenons rapidement, inconsciemment, comme un dictionnaire qui nous permet de référer toute apparence à une affirmation de richesse, de conformisme, de rébellion, mais pour le visage, «  le dictionnaire manque ». Il n’est pas possible d’en imaginer un. Le visage est incompréhensible mais il est là. C’est pourquoi son sens n’est pas décryptable en dehors de lui-même, du fait qu’il est « là ».)

En vous aidant des explications développées entre chacun des paragraphes de ce texte, mais en utilisant vos formulations, expliquez :   « la meilleure façon de rencontrer Autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux. » -  « Le visage est ce qui nous interdit de tuer » -   « Le visage est sens à lui tout seul. Toi, c’est toi »

mardi 13 octobre 2015

"Puis-je savoir que j'ai raison?" - Copie de Gaël Nottet (TS2)


Depuis que le langage existe, les hommes l’ont utilisé pour échanger, mais surtout pour s’opposer. Ils ont ainsi établi le principe de « la vérité » pour donner à celui qui la détiendrait ce que l’on a appelé « la raison ». La vérité du latin « veritas », désignant ce qui est vrai, c’est-à-dire le caractère de ce qui réunit la pensée et le réel. Le terme « raison » signifiant à la fois connaître la vérité mais également avoir la capacité de la découvrir ; celui qui « a raison » se trouve donc doublement gratifié. Ainsi, pour toute discussion argumentée, on établit un vainqueur : celui qui réussirait à convaincre ou à persuader son opposant que ce qu’il dit est vrai. Il s’est alors créé chez les hommes un attachement viscéral au fait de ne pas se tromper vis-à-vis de l’autre que le philosophe Hume décrit selon ces mots : « les hommes sont naturellement portés à être affirmatifs et dogmatiques dans leurs opinions ». Lors d’un débat, il reste donc « peu d’espace » dans notre propre esprit destiné à comprendre et envisager les idées d’autrui puisque la majorité de cet espace a pour fonction de rendre nos idées les plus persuasives possible. On se trouve alors détourné de la vérité au profit d’objectifs plus convaincants. Néanmoins, y-a-t-il seulement une vérité ? Peut-on démontrer que l’on a raison ou en est-on certain, par intuition ? Au regard de quoi « avoir raison » a-t-il un sens dans notre vie ?
« J’ai raison ». Cela veut dire qu’il existe, hors de ma pensée un critère qui me permet de la valider. Trouver le critère, c’est dépasser le « je crois que j’ai raison » pour arriver à « je sais que j’ai raison ». Il y a un passage du subjectif, du personnel à quelque chose d’objectif et universel. On cherche donc à obtenir une certitude médiate, défendable au-delà des limites de son « moi ».

Cette recherche de la vérité signifie que l’on souhaite éviter ses opposés : l’erreur, l’illusion et le mensonge. En effet, l’erreur est l’exemple le plus simple de ce qui n’est pas la vérité. Si une vérité est une connaissance absolue, l’erreur constitue l’absence de connaissance. Kant la définit ainsi : « Le contraire de la vérité est la fausseté quand elle est tenue pour la vérité, elle se nomme « erreur ». » Car l’erreur, plus que l’absence de connaissance est la croyance en quelque chose de faux. Le mensonge peut également être considéré comme un manque de savoir mais ce manque est transmis sciemment par une autre personne. Il y a la la volonté de tromper une autre personne, c’est-à-dire de l’éloigner de la vérité.
Le 3e opposé de la vérité est l’illusion. C’est une croyance fausse abusant l’esprit en étant fondée sur un désir. L’illusion peut être considérée comme une barrière nous empêchant d’atteindre la vérité. Plongés dans une illusion, nous pourrions penser qu’un objet est réel, nos sens témoignant que cet objet est là. Pourtant nous serions dans l’erreur en pensant cela. Nos sens ne peuvent donc pas établir de vérités.
 Le film Matrix illustre bien cette idée. Le héros Néo croit vivre dans un monde qui n’est en réalité qu’un programme informatique. Mais guidé par une intuition, il se trouve rapidement confronté à un choix : rester dans le monde fictif ou bien se réveiller dans le monde réel. Son choix de se réveiller traduit donc la volonté de se rapprocher de la vérité. Toutefois, si la vérité peut être nécessaire au bonheur, l’illusion peut également l’être. A ce propos Nietzsche dit : »la vie a besoin d’illusions, c’est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités. » cela souligne bien la complexité du choix de Néo dans Matrix. Car si la vie a besoin d’illusions, la vie n’a pas besoin « d’être une illusion ».

Dans « Méditations métaphysiques »,  Descartes se lance dans un doute absolu de tout ce qui est, afin de découvrir s’il existe une vérité absolue. Il cesse de croire ce que lui communiquent ses sens puis définit comme fictions de son esprit « la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu » Il remet ensuite en question l’existence d’un Dieu avant de se demander s’il n’est pas en train de douter de sa propre existence. Ce à quoi il répond : « Non, certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou si j’ai seulement pensé quelque chose. » Voilà donc une certitude absolue selon Descartes mais après avoir atteint la preuve de son existence il se rend compte que tout ce qu’il a remis en question pourrait être faux. On retrouve la possibilité de vivre dans une illusion. Néanmoins Descartes dit au sujet de l’entité supposée le tromper : »il n’y a donc point de doute que je suis s’il me trompe. » De la même manière qu’il faut exister pour penser ne pas être, il faut ici, même dans la fausseté, exister pour être trompé. Descartes conclue ensuite : « la proposition : « je suis, j’existe » est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois dans mon esprit. » On peut donc penser qu’il existe au moins une vérité : si nous pensons, nous sommes. Mais peut-on obtenir d’autres certitudes à partir de notre raison ou en étudiant le monde qui nous entoure ? La vérité n’est-elle pas une intuition, une certitude de notre esprit ?
Si l’on cherche à avoir raison, une discipline s’impose avant toutes les autres : les mathématiques. En effet, comment imaginer une meilleure manière d’atteindre la vérité qu’en utilisant uniquement sa raison dans un domaine qui ne concerne que la raison ? Il serait vain de demander au plus éminent des mathématiciens de démontrer que deux et deux ne font pas quatre car les mathématiques sont conçues de telle façon que chaque raisonnement aboutit à une certitude unique et inconditionnelle. Toutefois, on ne peut pas dire que les vérités mathématiques sont tangibles et nous concernent directement. Alors existe-t-il d’autres sciences plus proches du monde matériel qui peuvent aboutir à des certitudes ?

Dans la logique de la découverte scientifique, Popper décrit la manière d’éprouver une théorie scientifique expérimentale. La démarche est déductive puisqu’il part d’hypothèses tirées de théories antérieures qu’il va chercher à confirmer par des tests expérimentaux. Si ces tests aboutissent à infirmer l’hypothèse, ils infirment également les énoncés dont elle est tirée. Dans le cas inverse, Popper dit « la théorie  a provisoirement réussi son test : nous n’avons pas trouvé de raison de l’écarter. » ce qui montre que son résultat est conditionné. Des tests futurs dans des circonstances différentes pourraient permettre de l’invalider. Cette démarche traduit donc un certain scepticisme des scientifiques qui remettent constamment leur travail en question.. Ainsi « un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience. » Une théorie doit donc pour être scientifique s’exposer à l’invalidation, prendre un risque, c’est-à-dire qu’elle doit se prêter à un maximum de tests. Plus elle leur résistera, plus elle pourra être considérée comme valable. « La logique de la découverte scientifique » nous montre donc qu’il est possible pour les sciences expérimentales de mesurer leur approche de la vérité tout en ayant connaissance de leur impuissance  à l’atteindre. Alors comment être certain de l’existence et des limites de ce qui nous entoure ?

Les sciences expérimentales et le scepticisme en général nous amènent à douter de ce qu’est vraiment notre environnement. Or certaines certitudes sont ancrées en nous comme l’existence du temps et de l’espace. Dans ses « pensées », Pascal différencie les vérités de raison que l’on obtient par démonstration, en mathématiques par exemple, et les vérités dee cœur que nous sentons vraies par intuition. Mais pour lui, si certains principes sont sûrs, ce sont les vérités de cœur : « Car la connaissance des premiers principes comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombre est aussi ferme qu’aucune de celles que la raison nous donne. » or pour Pascal, ces certitudes sont tellement fortes que l’on devrait raisonner à partir d’elles : « C’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il fau que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. » Il y a une base de principes que nous savons être vraie mais qui nous dépasse et qui, dés lors, ne peut être remis en question. Selon Pascal, les vérités de cœur ne peuvent être démontrées. Il convient donc, pour atteindre la vérité, de ne pas s’enfermer dans un scepticisme absolu et stérile. Mais alors à quoi bon avoir raison, en quoi « avoir raison » pourrait-il avoir un sens dans notre vie ?

Lorsque nous opérons un choix, nous pensons avoir raison, mais le savons-nous ? Au regard de quel idéal, de quelle norme « avoir raison » aurait un sens ? Y-a-t-il un critère hors des circonstances qui définissent une justesse de l’action ? La vie serait-elle une improvisation permanente où chacun disposerait d’un libre-arbitre absolu ?
Nous pourrions finalement penser que l’entité la plus à même de déterminer si nous avons raison soit nous-mêmes. « Avoir raison » ne serait qu’une manière de désigner son propre intérêt dans un monde où régnerait la loi du plus fort. Le démagogue qui ment à des fins politiques a-t-il raison de le faire ? Nous serions alors tentés de dire « oui ». D’autant que Bourdieu a déclaré : « Il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie », c’est-à-dire que les idées seules n’ont aucune force pour orienter les actions des hommes. Mais où pourrait débuter cette interdépendance des actions ? Quel principe régit les interactions humaines et empêche le chaos de s’établir ?

Il existe donc un universel humain qui permet aux hommes de vivre entre eux. Kant l’a nommé « impératif catégorique » et l’a résumé en ces mots : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en maxime universelle. » Avant de réaliser une action, nous devrions donc accepter qu’elle puisse être accomplie par l’humanité. C’est ainsi que chacun peut déterminer si son action va nuire, et donc, si elle est moralement acceptable. Il est par exemple, proscrit de tromper ou de faire violence à quelqu’un d’autre pour la raison évidente qu’aucun monde ne pourrait valoir ni fonctionner sur la base de tels principes. Et même si cette morale n’entrave pas toujours notre libre-arbitre, elle a permis l’établissement de nos sociétés et en a assuré la pérennité jusqu’à aujourd’hui.
Pas de doute, nous sommes puisque nous pensons mais le monde qui nous entoure échappe à toute tentative de raisonnement alors que notre intuition nous assure qu’il est tel que nous le percevons. Et au milieu de cette opposition entre démonstration et intuition, les rapports entre les hommes s’organisent entre liberté et moralité.