mercredi 7 juin 2023

Terminales 3 / 5 / 7 - La science se limite-t-elle à constater les faits? L'expérience à choix retardé de John Wheeler et la question philosophique du "constat"


 Pourquoi y-a-t-il des vagues dans l’eau? Pourquoi cette alternance de creux et de montées? Il nous est toutes et tous déjà arrivé de nager et d’avoir à composer avec des vagues plus fortes parce que plus loin un bateau à moteur ou un jet-ski fonçait sur les vagues et retombait lourdement et se relançait et ainsi de suite. Supposons une surface d’eau plane et deux corps qui tombent dans cette eau à surface lisse. Celle ci va s’agiter et les deux trains d'ondes créées par ces deux corps qui ont plongé dans l’eau vont se rencontrer. Une onde est circulaire et les trains d'ondes vont s’entrecroiser créant à la surface des alternances de creux et de saillies selon que les deux ondes se rencontrent de façon plus ou moins proches du sommet de l’onde de l’une et du creux de l’onde de l’autre. Quand tel point haut de la première onde rencontre le point haut de l'autre, cela va s’ajouter et créer une vague. Quand au contraire le sommet de l’une rencontre le creux de l’autre, cela va annuler l’effet de saillance et l’onde sera lisse, apaisée. C’est pour cela qu’il y a des vagues dans une eau calme après la chute de deux corps. L’alternance des vagues vient de ce phénomène que l’on appelle interférences.


Le génie de Young est d’avoir saisi qu’avec ce phénomène observable dans les vagues on pouvait comprendre la nature de la lumière puisque l’onde est à la fois la structure même de l’élément liquide et éventuellement celle de la lumière. Quand on envoie un faisceau lumineux sur une plaque trouée en deux endroits, nous allons observer ce phénomène d’interférences. Finalement c’est la même chose que si dans une piscine on fait tomber deux corps dans l’eau, on installe une sorte de digue trouée en deux endroits et on dispose ensuite un enregistreur des vagues à la surface plus loin. 

L’expérience des fentes de Young (1801) a clairement montré la structure ondulatoire de la lumière. Quand on projette le faisceau au travers de la plaque trouée en deux endroits et qu’on installe un écran qui va capturer les signaux derrière les plaques, on distingue des raies c’est ce que l’on appelle un patron d’interférences. Si l’on bloque l’une des fentes, tout l’écran sera empreint d’un seul signal uniforme parce qu’il n’y aura pas eu interférences entre deux trains d’onde puisque la plaque n’était pas trouée en deux endroits.


On sait que pourtant cette nature ondulatoire de  la lumière est problématique et Einstein lui-même n’est pas du tout convaincu et il a même prouvé que la lumière pouvait aussi se constituer en paquets de particules compacts. De plus on est capable de créer des projecteurs de photons qui ont la possibilité d’envoyer des photons un à un, tout comme des électrons. S’il y a "un" photon cela signifie qu’il est un corpuscule.  L’expérience qui a mis le feu aux poudres a consisté à placer un détecteur juste après les deux plaques et à constater que lorsque l’on met le détecteur le photon passe par la fente A « OU » (ce « ou » est très important) par la fente B mais lorsque l’on n’installe pas les détecteurs , il passe par les deux par A ET par B. Le photon, l’électron s’adaptent donc au dispositif expérimental. Ils apparaissent comme les conditions d'expérimentation ont prévu qu'ils apparaissent: onde ou corpuscule, selon que l'on dispose ou pas un détecteur (si oui: corpuscule, si non: onde)

Par rapport à notre sujet, c’est décisif, cela signifie que « constater un fait », c’est déjà problématique en soi dés lors que l’on se situe dans une perspective quantique. Toutes les expériences dont il est question dans cet article sont « des expériences sur l’expérience ». Ce n’est pas que la science se limite à constater les faits, c’est qu’elle est assez rigoureuse et fine pour saisir à quel point ce « constat » est beaucoup moins simple ou donné qu’il y paraît. Qu’il y ait une réalité qui se donne de façon brute et uniforme est absolument douteux, voire faux. Les conditions de l’observation transforment la réalité observée, de telle sorte qu’il semble impossible d’affirmer que l’on voit quoi que ce soit sans que le "voir" n’influence toujours déjà le « vu ». C’est comme si une expérience objective nous faisait réaliser qu’il n’existe pas d’expérience objective, que cette objectivité là n’existait pas mais que l’on voit toujours ce qui est rendu possible par les conditions de ce « voir ».

L’invention de l’interféromètre de Mach Zender permet de complexifier et d’approfondir considérablement tout ce que Young avait mis à jour. En un sens cela revient au même. On crée un dispositif dans lequel le faisceau lumineux est envoyé sur une plaque semi-réfléchissante, puis renvoyé pour chacun d’eux (puisque la plaque semi-réfléchissante a scindé le rayon en deux)  par miroir (une plaque complètement réfléchissante pour enfin être recombiner au travers d’une seconde plaque réfléchissante. A la sortie de cette seconde plaque, deux détecteurs de signaux sont placés. On obtient ainsi un rectangle qui finalement revient exactement à l’expérience des fentes de Young en plus compliqué. Pour recréer l’identique des interférences il suffit de rallonger la longueur de l’un des trajets. On constatera alors la même sinuosité que ce qui dans les fentes de Young se traduisaient par des interstices.

            


Notons que si l’on place des détecteurs dés la sortie de la première plaque semi-réfléchissante, on note que le photon passe soit à travers, soit est reflété, mais pas les deux.  Qu’est-ce que ça veut dire?  Que c’est exactement le même phénomène que lorsque l’on place un détecteur après les deux fentes de la plaque trouée: le photon se comporte comme un corpuscule quand on le met, mais quand on ne le met pas comme une onde. De la même façon, si l’expérimentateur place un dispositif qui s’attend à ce qu’il passe à la fois à travers et en étant réfléchi et en se recombinant avec une seconde plaque, il le fait alors que si on le place après la première, il choisit d’être reflété OU de traverser.

Mais John Wheeler conçoit alors une expérience fascinante qu’il n’a pas pu exécuter. C’est une équipe de scientifiques français qui l’a faite en 2006 grâce à Vincent Jacques et à Alain Aspect.  L’expérience de Wheeler consiste d’abord à prendre acte de cette incroyable capacité du photon ou de l’électron à « savoir » dans quel dispositif il est embarqué et à tester finalement la question du temps, la question de l’avant et de l’après. 

Nous avons vu que lorsque les détecteurs de signaux étaient placés après la première plaque semi-réfléchissante, le photon se comporte comme un corpuscule et va soit à droite soit à gauche (il est soit reflété soit traversant) mais que dés lors que l’on installait une seconde plaque semi-réfléchissante en bout de course, il se comportait comme une onde (réfléchissant ET traversant). Or on peut bien installer la seconde plaque semi-réfléchissante APRES que le photon ait franchi la première, mieux encore on peut installer un appareillage qui laisse vraiment au hasard le plus complet la question de savoir si on dispose ou pas cette seconde plaque.

C’est exactement ce que Vincent Jacques a fait dans une expérience qui date de 2006. Il a « suffi » de rallonger le trajet du faisceau entre les deux plaques semi réfléchissantes et de faire dépendre la positon de la seconde plaque semi-réfléchissante d’un générateur quantique de nombre aléatoire de telle sorte que PERSONNE, mais vraiment personne dans ce monde là, (pas même Dieu) ne peut savoir si la seconde plaque va être disposée ou pas. Cela veut dire qu’au moment où le photon est lancé au travers de la première plaque réfléchissante, il n’est absolument rien, mais vraiment Rien qui puisse prédire que la seconde plaque sera mise ou pas, autrement dit que le dispositif soit un piège à détecter des ondes ou des corpuscules, il est impossible que le photon le « sache ». Et pourtant il le sait, c’est-à-dire qu’on « constate » que lorsque le générateur quantique à nombre aléatoire a précipité la seconde plaque, le photon se comporte comme une onde, quand il ne l’a dispose pas, il se comporte comme un corpuscule. 


Parlons de cette expérience en terme de « constat »: c’est hallucinant! Nous constatons que le photon a toujours déjà constaté que le dispositif expérimental qui n’était pourtant pas encore installé l’attendait comme un onde  ou comme un corpuscule. Il savait ce que rien ni personne ne pouvait savoir. 

Il est absolument impossible  de rendre raison d‘une telle expérience sans la mettre en perspective avec la question de la temporalité. Le photon a toujours su ce qui pourtant dans notre temporalité n’était prévisible nulle part ni à aucun moment. Pour nous, il y a eu succession du lancement du photon, puis de l’installation ou pas de la seconde plaque puis du résultat des signaux, c’est du temps chronologique au regard duquel on ne voit pas comment un fait qui s’est déroulé avant pourrait déjà intérioriser, contenir de l’après. Le photon lui écrase et confond ces trois moments en une seule donnée qu’il a toujours sue, comme si lui n’existait pas dans un temps chronologique, comme si ce que nous appréhendons de façon successive était appréhendé par lui de façon simultanée. Avant, après, pendant, c’est un seul et même présent, « une éternité ». Nous ne constatons pas dans la même dimension le photon et nous. Nous avons bel et bien l’impression que la temporalité de l’infiniment petit n’est pas du tout déclinable en terme d’avant, d’après, ou de succession. Rien ne s’y produit autrement que « maintenant », dans un maintenant au sein duquel passé et futur sont confondus, écrasés  dans l’éternité immuable d’un seul présent.

Pour celles et ceux qui ont vu le film de Denis Villeneuve « premier contact », on ne peut s’empêcher de faire un parallèle. Parlant la langue des extra-terrestres, Louise Banks accède à une dimension temporelle qui ne se structure pas au gré de cette ligne. Et toute sa vie se condense en une réalité perceptible en une fois.  C’est comme si le photon vivait dans cette dimension là aussi.


Nous voyons, nous, le photon lancé et nous vivons l’expérience dans son déploiement successif, mais la réalisation de l’expérimentation atteste que le photon agit comme s’il était déjà au courant d’un protocole expérimental constitué pour le détecter en tant qu’onde ou que corpuscule. Le fait de sa nature, l’expérience même de sa réalité tangible, visible (onde ou corpuscule) a toujours été décidé, alors même qu’elle ne pouvait pas l’être encore. Il n’y a vraiment pas lieu ici de parler de rétrospection ou de prospection: ce que le photon EST, étrangement il l'a toujours été et il ne pouvait pas être autre chose lors même que nous faisons l’expérience de ceci qu’il aurait bien pu être autre jusqu’à l’extrême limite temporelle où le générateur quantique a fait son choix. Ce qui "est" de ceci qu’il l’est, il l’a toujours été. 

Se limiter à constater les faits, c’est déjà quasi miraculeux quand on réalise, comme c’est le cas dans cette expérimentation la nature totalement incroyable, miraculeuse, déstabilisante pour notre conception du temps de la matrice des faits. En termes spinozistes, on pourrait dire que le photon est « sub specie aeternitatis » et que nous ne pouvons percevoir cet écrasement éternel du passé et du futur que de façon décalée. Cette expérience a réduit ce décalage à sa limite la plus troublante, comme si nous pressentions que cette matrice des faits qui éclate ici dans l’incompréhensible capacité d’anticipation du photon, pointait vers un Eternel Retour qui correspond terme à terme à l’intuition Nietzschéenne: ce qui s’est passé une fois s’est passée toutes les fois et il n’y a pas d’autre éternité que celle de la fulgurance de l’instant où tout se décide, où l’Eternel côtoie la contingence. Cela ne signifie rien d‘autre philosophiquement que la confirmation de la pertinence de cette intuition, comme si l’extrême difficulté de la compréhension de l’idée Nietzschéenne et encore plus son expérience se manifestait ici concrètement matérielle. Il se pourrait donc que le démon de l’éternel retour tel qu’il est présenté dans le « gai savoir » soit moins ce tentateur diabolique et un peu désespérant  qu’une réalité quantique, le génie même de l’évènement, l’effectuation complètement stoïcienne et parfaitement accompli de la quasi-causalité, bref de quoi nous rendre extatiques! Pas vrai, Mistigri?




lundi 5 juin 2023

Terminales 3 / 5 / 7: La science se limite-t-elle à constater les faits? (sujet type bac)


 Problématisation

Ce qui caractérise la science dans un premier temps, c’est ce que l’on pourrait appeler « un scepticisme de principe et de méthode ». « De principe » puisque cette discipline prend pour acquis que l’on ne peut adhérer à une thèse « spontanément ». Un scientifique ne pense rien si par ce terme de « penser » nous entendons une prise de position qui s’engage, un avis ou une affirmation idéologique. Nous pouvons nous appuyer sur cette définition de l’esprit scientifique de Gaston Bachelard:

« L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. 

On pourrait dire qu’un scientifique, c’est d’abord quelqu’un qui fait table rase de ses opinions. Il ne pratique pas cette approche scientifique pour dire ce qu’il pense. Il s’efforce de n’avoir aucun avis, aucun préjugé, aucune croyance sur ce qu’il étudie. Mais en même temps, il pense finalement davantage que l’opinion qui finalement ne pense pas mais juge, prend parti, prend position comme s’il importait davantage de se situer que de réfléchir au fondement de la thèse que l’on défend. C’est ce qui justifie la célèbre formule de Gaston Bachelard: « l’opinion pense mal, elle ne pense pas. »

Quand le scientifique affirme qu’il ne pense pas, il faudrait rajouter: « du moins si par « penser » on entend : « donner son avis » comme quand on demande à quelqu’un: «  Et toi tu penses quoi? » En ce sens, la science et la philosophie partagent indiscutablement quelque chose. Lorsque le philosophe Baptiste Morizot définit la philosophie  comme « la curiosité à l’égard de ce que l’on croyait savoir », il propose une formulation qui contient aussi parfaitement à la Science. On ne peut pas ne pas s’étonner de ceci que les objets tombent quand nous les lâchons, mais de fait, c’est bel et bien étonnant, et il y a forcément une raison. C’est cela l’esprit scientifique: il y a forcément une raison qui explique que ce qui est soit comme il est. Il faut chercher cette raison et c’est en cela que consiste la science. « Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question », dit Bachelard et finalement nous pourrions rajouter que cette question est « pourquoi? ». En tout scientifique et en tout philosophe se cache fondamentalement un petit garçon agaçant qui demande «  pourquoi? » sans jamais se satisfaire de réponse toute faite ni de « parce que c’est comme ça! » Le scepticisme profond de la science se comprend dans ce sens là: ne pas se satisfaire de réponse arrangeante ou toute faite.

Une fois de plus, nous retrouvons chez Aristote, une parfaite définition des rapports étroits entre la science et la philosophie. Il remet ici un peu d’ordre dans la chronologie de la naissance de la philosophie grecque, laquelle ne commence pas du tout avec Socrate mais avec des philosophes antérieurs comme Anaximandre, Empédocle, Thalès, Héraclite, lesquels sont finalement aussi et peut-être d’abord des scientifiques en ce sens que l’interrogation sur le monde a précédé dans leur esprit la réflexion sur l’homme. C’est avec Socrate que la philosophie a connu cet infléchissement humain mais les premiers philosophes se sont d’abord étonné de ‘lexistence du monde et interrogé sur une éventuelle hiérarchie des éléments:

« Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux pensées philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l'Univers. Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin. »


Il n’est pas du tout évident dans ce passage de distinguer la science et la philosophie qui finalement se confondent dans une seule et même matrice qui est l’étonnement. L’être humain est une créature qui ‘étonne que le monde soit. Evidemment, le rapprochement avec le Da sein ici encore s’impose, même s’il exige le détour par Heidegger (long détour donc: de 24 siècles). Toutefois, la référence est incontournable. L’être humain tout en existant s’étonne que l’existence soit. Il semble impossible de faire remonter à une autre expérience que celle-ci (le Da sein). Et c’est déjà une première modalité de problématique envisageable pour ce sujet: l’esprit scientifique s’étonne de l’existence des faits. La notion de « constat » semble donc un peu faible: il ne s’agit pas seulement de confirmer que ces faits « soient » là mais de s’étonner qu’ils le soient et de concevoir finalement cette existence comme un champ problématique.

Il n’y a en effet que l’étonnement qui puisse ainsi traverser l’epistémé de cette époque (l’epistémé est un terme utilisé par Foucault pour désigner l’ensemble des savoirs et des pratiques scientifiques propres à une époque) et finalement situer sur un plan chronologique équivalent (incontestable en soi), à savoir que ces trois disciplines ont cohabité) la mythologie, la philosophie et la science.

Il est vraiment fondamental pour nous et notamment pour ce sujet là de prêter une extrême attention à la seconde partie du texte dans lequel Aristote s’efforce de prouver que la science et la philosophie sont des praxis. Chronologiquement la techné a précédé la science (et la philosophie). Les êtres humains se sont d’abord attachés à vivre, à mettre en œuvre des moyens leur donnant la possibilité de satisfaire cette finalité qu’est la vie. C’est seulement après que des disciplines aussi gratuites (au sens de pures désintéressées) que la science et la philosophie ont pu voir le jour, sachant qu’elles ne peuvent, selon Aristote, avoir en vue une quelconque autre finalité qu’elles-mêmes. La science est une praxis. Elle ne peut être pratiquée pour un autre but qu’elle-même. La science consiste donc à œuvrer en vue de savoir pourquoi les faits sont tels qu’ils sont. Elle n’est pas simplement de l’ordre du constat. Ce savoir se constitue sur la base d’un scepticisme fondamental qui ne se fait grâce de rien, c’est-à-dire qui, à aucun moment, ne se laisse aller à s’appuyer sur des principes « arrangeants », comme le fait au contraire systématiquement l’opinion. Finalement il semble bien que le rapport qu’Aristote établit entre science et philosophie nous permet de définir la science comme ayant deux ennemis, deux écueils  qu’il lui faut éviter à tout prix: la poiesis et la doxa. Peut-être peut-on lui en rajouter un troisième qui est l’hybris (la démesure). 

Dans le blog de Simone Manon: "Philolog", nous retrouvons cinq critères très précis à partir desquels nous pouvons concevoir que nous sommes en présence d’une thèse scientifique:

  1. La cohérence interne: il faut qu’une théorie ne se contredise pas elle-même. Finalement dans ce que l’on appelle les sciences formelles comme les mathématiques, ce critère est déterminant et même suffisant à établir la scientificité d’une théorie parce qu'‘il n’y a pas d’expérience possible.
  2. La concordance avec les faits. Une théorie scientifique rend compte de la réalité. Ce qui est mis à l’épreuve dans une expérimentation, c’est finalement une loi qui soit à même de rendre compte que les faits soient tels ou tels.
  3. La capacité à prédire avec justesse les phénomènes.  Puisque précisément ce sont des lois susceptibles de rendre raison des causes des faits, les théories scientifiques doivent être capables de prédire les phénomènes. Finalement la science c’est moins ce qui constate les faits que ce qui propose l’hypothèse d’une loi susceptible de les relier entre eux.
  4. L’exigence de simplicité et d’élégance. « Les hypothèses suffisantes les plus simples doivent être préférées aux plus complexes ». Si pour rendre compte des faits, on élabore une théorie multipliant les cas d’exception ou les soumissions à condition du style « ça marche à condition que…) alors nécessairement on ne se positionne pas de telle sorte que l’on puisse vraiment expliquer la réalité dans laquelle nécessairement s’activent des lois universelles. C’est ce que l’on appelle le rasoir d’Ockham  de Guillaume d’Ockham (1285 - 1347).
  5. La falsifiabilité de Karl Popper: le critère absolu grâce auquel une thèse peut être dite « scientifique » réside dans la possibilité de « sa mise à l’épreuve ». Aucune thèse scientifique ne peut simplement affirmer un point de vue. Elle est passée à l’épreuve des faits. C’est ce que l’on appelle sa falsifiabilité ou sa réfutabilité. Elle ne se donne pas comme argent comptant. On peut et on doit la tester. Elle est susceptible d’être à chaque expérimentation réfutée et cette infirmation par les faits de la théorie est plus décisive que sa confirmation, laquelle n’est que provisoire. Une théorie fausse une fois est ABSOLUMENT réfutée. Une théorie confirmée un million de fois est encore et à jamais offerte à une réfutabilité éventuelle. Ce qui est décisif en science c’est le faux, pas le valide, tout simplement parce que cette validation est efficiente jusqu’à la prochaine expérience et qu’aucune  expérience ne saurait valoir pour toutes les expériences.


La science et donc bel et bien un scepticisme de méthode dont la caractéristique la plus propre est de ne jamais se concevoir elle-même comme une vérité absolue. Une thèse  scientifique viable se situe à égale distance de l’erreur et du dogme. Elle est ce que c’est que de n’être pas fausse sans être pour autant une croyance indéfectible. En d’autres termes, elle une thèse réfutable mais pas réfutée.

Il est vraiment éclairant d’interroger ces cinq critères à partir de la question du sujet: Le premier est probablement des 5 celui qui répond le plus radicalement « non » puisque c’est justement et exclusivement la logique de la relation des propositions au sein de la théorie qui fait ici critère. Il n’y a aucun rapport avec les faits dans ce critère là. Par contre, le second répond totalement « oui ». Il faut qu’une thèse rend compte des faits. Le terme de constat est toutefois beaucoup trop neutre. La science doit les expliquer, les prédire et les intégrer dans une thèse formellement universelle donc simplifiée. 

Le 5e critère toutefois est celui qui nous fait vraiment rentrer le plus dans un plain pied problématique avec le sujet.  Le propre de la science est d’en revenir à son rapport avec les faits et de se montrer inflexible avec cette concordance. Il y a bel et bien un rapport avec cette notion de « limite ». Ce qui donne à la science ses limites structurelles, c’est le rapport aux faits donc oui, en un sens le propre de la science est bien de constater qu’un fait est un fait.

Nous sommes plus à même de saisir le problème contenu dans ce sujet: grâce à Aristote, nous comprenons que l’être humain ne se contente pas de constater que les faits sont tels ou tels, il s’en étonne et nait alors en lui le désir de les expliquer d’en rendre compte, ce qu’il va faire par la recherche des causes d’abord et par l’élaboration de lois ensuite. Il s’agit de rendre raison de l’existence des phénomènes, donc de les relier entre eux par des chaînes de causalité, donc par des lois.

Toutefois nous percevons bien avec Karl Popper qu’il n’est pas question pour ces lois de s’écarter trop de la relation au réel pur. C’est comme si la factualité, l’expérience avait à s’imposer au scientifique en freinant sa tentation de tout rationaliser excessivement et ainsi l’ancrait à l’expérience comme à son sol originaire, à sa terre natale.  Toutefois la question se pose de savoir de quelle expérience il est vraiment question ici. Un fait issu d’une expérience scientifique est-il sorti d’autre chose que de l’esprit du savant?  Que dire de la réalité d’un vaccin par exemple: il existe bel et bien mais sa réalité est-elle constatée ou produite? Que le vaccin soit possible, qu’on puisse le concevoir, le rendre présent là, ici, maintenant cela prouve-t-il qu’il était déjà potentiellement là déjà avant dans la nature?  Son efficience est-elle constatée ou effectuée, produite? Est-elle donnée ou construite? Est-ce que le scientifique l’a découverte ou ce qu’il l’a inventée? Peut-on aller jusqu’à affirmer que le scientifique ne constate aucun fait mais qu’il les crée comme un démiurge qui crée la réalité? La science est-elle une discipline quittait droit à la réalité en l’investissent d’un seau de critère décisif comme semble le penser Karl Popper, ou bien ne serait-elle pas à l’occasion de ce même processus expérimental cela même qui fait advenir dans notre réalité des fictions scientifiques (devenues réalités donc!)? Le sujet prend tout son sens dés qu’on trouve son alternative et ici l’alternative à « constater », c’est « créer » (avec la question de l’hybris qui plane comme un vautour au-dessus de tout ça: toutes les fictions scientifiques sont-elles bien raisonnables, mesurées?) 

Constater vient du latin com (avec et stare: se tenir, état). Constater c’est être avec l’état, considérer un état comme étant. A bien des titres par exemple, Galilée constate qu’un objet tombe, mais ce constat ne va pas de soi. Il ne s’agit pas de faire avec, mais de remonter à l’origine  d’un fait que l’on accepte pas « en soi ».


1) Innéistes vs empiristes (le morceau de cire est-il une fiction ou une réalité?)

Finalement cette question est aussi le critère de distinction de deux mouvements philosophiques opposés: l’innéisme et l’empirisme. Pour le premier cité, il existe des idées générales innées dans l’entendement humain, alors que pour le second, toutes nos idées ont pour origine le sensible, donc des observations, des expériences concrètes. En fait la question qui les divise est la suivante: qu’est-ce que connaître? Quand je perçois une figure et que j’affirme que c’est un cercle, quand je suis a fortiori capable de dire qu’un cercle est une figure dont tous les points sont à égale distance du centre, ai-je induit ce concept ou l’ai-je déduit? Si je réponds que je l’ai induit, cela signifie qu’à force de voir des cercles dans l’eau (onde) ou dans le ciel, les planètes,  le soleil, j’ai fini par concevoir ce concept là. J’ai induit un concept général à partir d’expériences particulières. Je suis alors un empiriste.

Si, par contre, j’affirme que je l’ai déduit, je suis alors passé du général au particulier et c’est parce que j’ai d’abord en moi l’idée de cercle que j’ai ensuite « reconnu » certaines figures comme circulaires. Notre connaissance est-elle entièrement dûes à nos expériences ou bien faut-il concevoir que nous sommes d’emblée dotés de concepts qui sont dans notre esprit et grâce auxquels nous reconnaissons dans nos expériences une adéquation avec des idées qui seraient premières? Pour un empiriste, connaître c’est « faire l’expérience de… » alors que pour un innéiste,  connaître est toujours reconnaître. Platon peut être considéré comme le plus pur innéiste de la philosophie, notamment avec la thèse de la réminiscence (cf cours sur la vérité).

Dans le camp des innéistes nous retrouvons donc hormis Platon, Descartes, Leibniz, entre autres, et dans le camp opposé, Locke, Hume, Berkeley. Il est clair que pour les innéistes la réponse à la question posée est « non », puisque la science réside dans notre capacité à saisir les faits à partir de notions, de rapports, d’opérations qui sont toujours déjà là dans notre esprit. Pour un empiriste, au contraire, il y a toujours ce constat des faits « avant ».


Dans la 3e méditation Descartes illustre parfaitement l’innéisme en posant la question de la connaissance d’un bloc de cire. Il est posé devant moi comme un assemblage de qualités dites « secondes »: à savoir sa couleur, son odeur, sa consistance, sa forme, sa densité, etc, autant de caractéristiques que je remarque par l’entremise de mes sens. Voilà que l’on approche une flamme: toutes les qualités secondes changent: ce n’est plus la même forme, plus la même odeur, plus la même couleur. Nous sommes passés d’un bloc de cire à une flaque molle. 

Par conséquent si j’en restais à des présupposés empiristes qui tiennent justement à ces qualités secondes, on voit mal comment je pourrai affirmer que c’est un seul et même objet, puisque rien n’est pareil. Or, on ne voit pas comment l’on pourrait défendre l’idée que ce n’est plus de la cire. Preuve est faite selon Descartes que l’expérience sensible ne nous permet pas de connaître. Il faut bien que quelque chose en moi ait perçu la cire telle qu’elle est indépendamment des changements occasionnels de situation qui lui font subir une métamorphose.  Mais alors deux questions se posent:

  1. quelle est en moi cette faculté capable de voir la cire une et identique?
  2. Qu’est-ce qui dans la cire est LA cire?

Descartes utilise l’expression « l’expérience de l’esprit » (experimentum mentis). Là où mes sens et mon imagination n’ont pas pu faire le lien entre le bloc et la flaque, mon entendement lui a bien perçu la continuité, l’unité de la cire est en tant qu’ « étendue susceptible d’une infinité de figures ».

L’argumentation de Descartes est ici assez forte: son but est de mettre les empiristes en face de leur contradiction: iriez vous jusqu’à tenir qu’il y a là deux objets différents?  Il faut bien que la cire soit la même, donc il faut bien qu’il y ait quelque part une « essence immuable » de la cire et il faut bien que quelque chose en moi le perçoive comme tel, mais justement ce n’est pas une perception des sens, c’est une sorte d’expérience de l’esprit. La science (par science il faut entendre une pure et simple démarche de savoir) ne consiste donc pas du tout à constater les faits mais à faire usage de cette lumière naturelle qui e trouve en tout entendement et qui va réaliser à quel point la cire est UNE là où mes sens en voient deux.

Que répondrait Hume à cela? Que l’esprit n’est qu’une collection de perceptions liées entre elles par des relations de contiguïté, de ressemblance et de causalité, lesquelles sont des habitudes associatives. Il y a des flux de sensations sur le fond desquels nous tissons des habitudes à partir de récurrences et appelons ces habitudes « esprit »  « essence »  « cire ». 

Evidemment, en marge de cette querelle, il nous est possible à nous, au 21 e siècle de pointer l’importance cruciale de la langue dans cette opposition. Ce que les innéistes appellent idées innées désigne-t-il autre chose que le nom, en fait? N’est-ce pas finalement le toujours déjà là, « toujours déjà efficient » de la langue et de sa capacité à se présupposer elle-même qui ici est effectif dans le primat du concept sur l’expérience sensible?

Avant de constater des faits, nous imposons les structures linguistiques qui ont préconditionnés nos habitudes mentales.  Qu’il y ait là de la cire n’est pas plus évident que la présence de la montagne aux yeux de peintre de Cézanne, ou du brouillard de la tamise à ceux de Monet. Constater des faits, c’est saisir sous la brutalité de contours de nos mots le fil toujours tremblant des héccéïtés. 

Qu’il y ait là UNE cire n’est pas du tout évident, croyant percevoir une essence, une cire, Descartes sans s’en rendre compte s’en remet au principe de découpe efficient en toute langue. S’il perçoit une chose, c’est finalement parce qu’il y a UN mot.


Il existe une trame changeante, un flux au fil duquel rien ne demeure identique. La cire est finalement une interprétation linguistique qui à partir de certaines récurrences, de certaines ressemblances va structurer ces données autour de l’autorité symbolique d’un terme. Nous sommes ainsi en droit de nous interroger: la cire est-elle autre chose qu’une fiction, qu’une cire « possible » mais finalement jamais perçue. Qu’il existe des catégories de l’entendement lesquelles ont sûrement beaucoup à voir avec des notions structurelles d’une langue au travers du filtre desquels nous découpons des données confuses et continues en croyant y discerner des substances, des choses, des essences semble assez clair. Dés lors, est-ce bien un fait que nous constatons ou une essence que nous interprétons, que nous extrapolons ou plutôt interpolons de cette masse confuse et indiscernable que nous vivons et que seul peut-être l’artiste capture?



2) La rupture de la science moderne et la révolution Copernicienne de la connaissance (Kant)

Descartes constate-t-il qu’il y a là « une » cire »? Non il le postule. Et d’ailleurs quand il définit la cire comme « étendue susceptible d’une infinité de figures », qui pourrait voir avec ses yeux cette infinité? La notion d’experimentum mentis qu’il utilise semble évoquer quelque chose que l’on pourrait définir comme « les yeux de l’esprit ». Mais cette cire en réalité se conçoit comme un possible et non comme une réalité touchée, perçue en tant que telle. Finalement le fait dont il est question ici est la métamorphose de la cire, le fait qu’il existe des « éléments » soumis à des changements d’états. Il FAUT que notre esprit identifie une cire UNE là où nos sens nous en montre plusieurs, et c’est à partir de cette unité supposée de la substance cire que l’on peut en effet expérimenter une continuité. De fait les mêmes molécules de cire sont présentes entre le bloc et la flaque, mais il n’est pas vrai pour autant que cette unité se constate au premier chef, elle se déduit à partir de l’idée générale de cire. On voit bien ainsi que Descartes est un innéiste et que la science par conséquent ne se limite pas à constater les faits mais à les faire advenir à partir d’une idée préalable, en l’occurrence ici l’existence de la substance « cire ». 

Le philosophe qui a le mieux décrit cette procédure par le biais de laquelle la science a progressé précisément en cessant de se limiter à « constater » les faits est Emmanuel Kant dans la seconde édition de la préface à la critique de la raison pure. Il utilise à cette occasion le parallèle avec la révolution Copernicienne. De la même façon que l’astronome a prouvé que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la terre mais l’inverse, les philosophes et les savants du 17e siècle comme Galilée, Toricelli, Descartes, Bacon ont réalisé que ce n’était pas à la connaissance des hommes de se régler sur l’existence des objets mais aux objets de se référer sur notre connaissance. 

« Jusqu’ici, on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler d’après les objets ; mais toutes les tentatives pour arrêter sur eux a priori par concepts quelque chose par quoi notre connaissance eût été élargie ne parvenaient à rien en partant de ce présupposé. Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent se régler d’après notre connaissance »

Qu’est-ce que cela signifie? Que nous comprendrons mieux ce qu’est la perception dés que nous aurons réalisé que tout ce que nous saisissons l’est au travers de formes a priori de notre perception comme le temps et l’espace et d’autre part qu’il existe dans notre entendement des catégories au travers desquelles des objets sont saisis. Il faut renoncer à l’idée que l’objet s’imposerait tel qu’il est à nos sens. L’idée selon laquelle l’objet a à se régler à notre connaissance signifie simplement que l’objet que nous percevons (phénomène) n’est pas l’objet lui-même, en soi (noumène). Dés lors, il faut prendre en compte que tout ce que nous connaissons d’un objet est à relativiser et à rapporter à ce que nous pouvons en connaître étant entendu que notre connaissance est comme un « filtre ».

Dans le domaine scientifique, ce renversement Copernicien a des répercussions notables. Connaître ne signifie plus di tout la même chose. Si nous voulons progresser dans la science, il convient de cesser d’adhérer à l‘idée selon laquelle les faits se déroulent « comme ça », par eux-même. Les faits se manifestent l’homme de telle sorte que les hommes ne peuvent en prévoir que certains aspects. C’est donc à nous de formuler d’abord une idée et de mettre ensuite en oeuvre un protocole expérimental en fonction de cette idée. Il faut toujours qu’il y ait une hypothèse. La science moderne et notamment les travaux de Galilée attestent de cette réussite de la science dés lors que l’on intègre cette idée que la nature de nous dit rien par elle-même:

« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Toricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. »

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure [1781-1787], préface de la seconde édition [1787], trad. de l'allemand par A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, coll. « Quadrige », 2012, p. 17.



La science ne se contente pas d’enregistrer des faits, elle vise à découvrir des lois, mais cela signifie qu’il convient d’abord de réfléchir à partir des observations à la possibilité d’une loi, c’est-à-dire d’un lien nécessaire entre des phénomènes. C’est donc à la raison de réfléchir à la possibilité de cette loi. La raison demande l’explication et par conséquent la loi qui oeuvre dans l’émergence des faits. Tout ce que l’homme peut comprendre de la nature passe par le crible d’une loi que l’on impose aux faits. Il suffit pour s’en rendre compte  de comprendre qu’aucune théorie ne pourrait se résumer à poser qu’il se passe quelque chose ici et quelque chose d’autre là.  Ce que cherche l’esprit humain c’est un rapport réglé, nécessaire, immuable. Cette recherche de rationalité se trouve dans l’esprit de l’homme, et c’est donc à partir de cette idée que l’homme formulera son hypothèse et la vérifiera dans la nature. Nous comprenons ainsi la métaphore de l’écolier et du maître. Ce n’est pas à la nature de nous imposer des faits, c’est à nous de l’interroger de telle sorte que le « fait » sera une réponse à une question et cette question sera née d’une interrogation préalable.

Ce qui est apparu dans les années 1630, c’est cela, à avoir cette transformation par le biais de laquelle nous sommes passés d’une science purement « attentiste" à une science activiste. Dés lors dans une expérimentation, le savant ne peut éprouver que ce qu’il s’attend à percevoir. L’expérimentation est comme un passage obligé que l’on impose à la nature, laquelle se trouve seulement en situation de répondre par oui ou par non.


3) Un fait scientifique, c’est ce que fait la science en se faisant (Canguilhem)

Mais alors quelle sera précisément la nature de ce fait qui ne s’effectue qu’en réponse à une question préalable? Que dire par exemple d’un vaccin? Est-il à l’oeuvre dans la nature? Oui et non: la réaction de l’organisme est bel et bien effective naturellement mais l’idée d’un dosage de la maladie suffisamment fort pour déclencher la réaction des anti-corps contre la maladie, elle n’est pas vraiment présente, à part entière. Un vaccin n’est pas un fait naturel mais ce qu’il faut bien appeler un fait scientifique. A partir du moment où la science ne peut procéder qu’à partir d’une idée structurant une hypothèse, la définition de la science par Aristote la concevant comme une discipline qui est à elle-même sa propre et seule finalité est largement contredite.  La finalité de la science est d’interroger la nature à partir de présupposés humains, de contraindre la nature à répondre à des questions humaines, lesquelles ne peuvent autrement que de relayer des intérêts humains. Ce n’est donc pas un hasard si c’est sous la plume de Descartes que nous retrouvons cette proposition: 

« Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées  sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du  feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité  d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie »

« Fort utiles à la vie » dit Descartes et cette expression suffit à entériner définitivement la fin de l’exercice de la science comme praxis. C’est comme si le scientifique avait dés lors renoncé à faire droit à l’expression d’une voix de la nature, aussi bien qu’à l’exercice d’une curiosité pure à son endroit.  Trois siècles plus tard le positivisme d’Auguste Comte portera cette inflexion à son paroxysme en plébiscitant une science de plus en plus proche de la technologie. Le paradoxe de la philosophie d’Auguste Comte est qu’il  en revient toujours aux faits mais dans une perspective utile à l’être humain, biais par lequel la nature se voit entièrement dépouillée de toute existence propre. Il n’est pas question de réfléchir aux causes premières mais de saisir les lois à l’œuvre afin d’en retirer un avantage qui puisse assurer les progrès de l’homme dans le cosmos.

Toute la question est ici de réfléchir à cette notion de « fait scientifique ». Un vaccin est-il une découverte ou une invention? Les réalités qui surgissent au fil des expérimentations scientifiques en chimie ou en physique ou en biologie (clonage) peuvent-elles être vraiment considérées comme naturelles?


4) Expérimentation et physique quantique (superposition des états)

L’expérience des fentes de Young et son prolongement par l’expérience imaginaire de Schrodinger sur le chat mettent clairement à jour une donnée saisissante qui, à bien des titres renouvelle complètement notre approche de la science, à savoir  que le protocole d’une expérimentation change les données observées et qu’il est impossible dés lors de croire qu’une réalité physique pure puisse être dissociée des conditions expérimentales de son effectuation. C’est exactement comme si l’idée  préalable du savant transformait la réalité de telle sorte que n’est plus dissociable dans une expérimentation les conditions d’apparition du phénomène et le phénomène lui-même. Voulant déterminer la nature corpusculaire ou ondulatoire de l’électron après avoir constaté que le modèle ondulatoire prévalait lorsque ‘’on projette un électron au travers d’une plaque trouée par deux fentes, on positionna un enregistreur à la sortie de la plaque et le résultat prouva que l’électron se comportait comme un corpuscule dès que l’on positionnait un  enregistreur et une onde dés qu’on l’enlevait. Sans appareil l’électron se comporte comme une possibilité, avec comme une réalité localisable (puisque localisée).


Mais alors que signifie « constater un fait », lorsque l’on « constate » que la réalité change suivant la mise en place du protocole qui s’attend à le voir comme ceci ou comme cela? C’est un peu comme si le fait lui-même prenait acte des conditions d’expérimentation imposée par l’homme et l’expérience à choix retardé de John Wheeler confirme de façon saisissante cette conclusion. La science constate le fait que la réalité constate le fait et l’interrogation ici prend une tournure abyssale dont rend bien compte cette citation de Nietzsche: « Si tu plonges longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde aussi. »

Cette dernière expérimentation à choix retardé de John Wheeler pose au premier chef la question de la temporalité/ dans quel temps se situe l’électron puisque il va se comporter conformément à une expérience dont le protocole n’est pas encore déterminée au moment où il est lancé? C’est comme s’il avait toujours su ce qui n’outrant n’était prédictible absolument nulle part ni dans l’esprit du savant, ni celui de la nature, ni dans celui de quelque démiurge éventuel. C’est comme si pour l’électron ce qui s’effectue s’était toujours déjà effectué et ne pouvait pas se déroulait autrement, version scientifique de l’éternel retour Nietzschéen.




Conclusion

« Constater » un fait n’a vraiment rien d’évident vantail semble clair que la science nous propose une interprétation humaine de cette émergence des faits, et c’est bien ce qui faut à l’origine de la science moderne de Galilée. Avec la physique quantique s’impose à nous l’impossibilité de dissocier le réel vu, perçu des conditions même de son observation de telle sorte que c’est toujours à une réalité transformée que le scientifique a affaire. Finalement Merleau-Ponty prend en compte ces derniers aperçus en formulant l’hypothèse que seul l’artiste s’efforce de fair le réel dans toute son opacité dans toute sa fluidité quasi indiscernable. Ce que la science et la physique quantique a fini par comprendre, c’est qu’il n’était pas possible de constater un fait sans le transformer, l’impacter de telle sorte que c’est à une autre pratique qu’il faut s’en émettre pour aboutir à cette intuition pure, l’art:

"Quelle est l'attitude du savant face au monde? Celle de l'ingéniosité, de l'habileté. Il s'agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d'inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l'a résumé en un mot: "l'essayeur". Homme de l'artifice, le savant est un activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités: simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste. Car l'artiste n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la puissance de l'art: pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité... Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l'artiste, il devient habitable »