lundi 26 décembre 2011

Texte de Bergson - La personnification du Hasard

Le mot « hasard » n’est pas explicitement présent dans le texte mais il le « hante » suffisamment pour pouvoir éventuellement figurer dans la formulation de l’idée essentielle. Il s’agit cependant d’un terme à manipuler avec beaucoup de précautions tant il est vrai que nous ne savons jamais ce que nous voulons vraiment désigner quand nous l’utilisons. Comme le fera remarquer Bergson, quelques pages après cet extrait, dans son livre, le simple fait qu’il existe est problématique car de deux choses l’une, soit il fait signe de ce que l’on pourrait appeler « les puissances du chaos », du pur désordre, un événement produit par l’entrecroisement d’interactions absolument imprévisibles, mais dans ce cas on ne voit pas bien à quoi rimerait sa désignation : s’agit-il vraiment de « quelque chose » ? (pour être nommée, il faut bien que la chose baptisée soit « une » chose), soit il étiquette, aussi mince soit-il, le flux d’une « intention ». Quand nous disons d’un fait qu’il est le fruit du hasard, nous laissons entendre qu’il aurait tout aussi bien pu ne pas exister, qu’il n’est donc pas le produit d’un enchaînement nécessaire de causes et d’effets prédéterminés et identifiables, mais affirmer qu’il est le fruit du hasard suppose bien qu’il est provoqué par quelque chose, une puissance étrangère, un peu inquiétante, éventuellement hostile mais en tout cas présente et irréductible à toute tentative d’anticipation humaine. En d’autres termes, l’alternative est la suivante : soit le hasard n’est « rien », et nous ne comprenons pas pourquoi nous nous obstinons à lui donner le nom de « quelque chose », soit il est quelque chose mais alors, cela revient exactement à supposer une certaine intention au hasard des circonstances. Cet événement aurait tout aussi bien pu ne pas exister mais justement il existe et il y a dans le caractère donné, imprévisible de son émergence brute, la marque d’un « coup du sort ou du destin, le dessein incompréhensible pour l’entendement limité des hommes d’une volonté surnaturelle. Quand nous donnons comme origine à un événement le hasard en voulant désigner par là un pur concours de circonstances, nous pointons le doigt vers un phénomène, vers un élan, une force qui ne peut pas avoir produit un effet aussi humainement important sans revêtir pour le moins ce trait d’humanité d’être une intention, même si précisément nous l’assignons à une cause non humaine.
Si le terme de hasard est si ambigu, c’est parce qu’il signifie à la fois « non intentionnel » en ce sens qu’il ne qualifie pas une situation qui serait rationnellement décidée par quelqu’un mais qu’en même temps, il semble faire référence à une certaine « propension » des choses, au génie des faits, à « l’ironie du sort ». Cette dernière expression est très intéressante parce qu’elle énonce clairement l’hypothèse d’une intelligence moqueuse à l’œuvre dans le réel. Nous ne dirions pas d’une tuile tombant sur une route que sa chute est le fruit du hasard, mais c’est bien le terme que nous emploierons si elle heurte la tête d’un passant. Le hasard marque donc sans aucun doute le rapport entre les phénomènes bruts et leurs effets sur l’homme. C’est un mot qui demeure empreint de croyance. Il ne se résout pas à l’observation froide et lucide d’un pur entrecroisement de faits. L’une des origines les plus profondes de l’instinct de croire se trouve dans cette réaction défensive de la nature contre l’impossibilité radicale de déployer dans la réalité « de l’initiative », même s’il ne s’agit pas d’une initiative humaine. Finalement les Dieux sont peut-être nés de l’assimilation que nous faisons sans même nous en rendre compte entre la simple donnée factuelle d’un tonnerre qui gronde et la connotation intentionnelle et personnifiée d’un tonnerre qui « veut gronder ». Pour ne pas croire, il faudrait se résoudre à ne jamais se percevoir comme la victime ou l’heureux bénéficiaire des circonstances.
La croyance au surnaturel du primitif n’est donc que la caricature d’un mouvement dont on retrouve le courant dans l’adhésion du civilisé à l’existence du hasard. Il est inutile de vouloir imputer l’assignation d’une cause mystique à un événement touchant l’homme à un manque de lucidité voire à un aveuglement du primitif à l’égard des causes mécaniques car il perçoit tout aussi bien qu’un civilisé l’enchaînement des circonstances ayant provoqué la chute d’un rocher mais il se trouve alors dans le même embarras que celui qui nous conduira à incriminer le hasard et son explication par le surnaturel n’est pas beaucoup plus irrationnelle que la notre.
L’opposition entre le primitif et le civilisé se voit privée de tout fondement à la lumière d’une autre distinction: celle de la cause et du sens. C’est une chose de relever les facteurs expliquant qu’un fait se produise, mais c’en est une autre de mesurer l’impact d’un événement, son « poids ». Ce n’est pas rien de mourir ou de perdre au jeu. Ces évènements produits d’une causalité purement factuelle ne sauraient être appréhendés par l’homme sans un minimum de gravité ou de dignité signifiante. C’est exactement comme si nous passions automatiquement de l’acception juste et littérale de la réalité à l’envol nécessaire de son interprétation symbolique. Il faut qu’une mort ou qu’une perte à la roulette fassent « sens » et se « désancre » du sol de leur généalogie physique. Ce que la distinction de la cause et du sens fait donc apparaître en pleine lumière, c’est l’impossibilité radicale de l’être humain de s’en tenir simplement aux causes. La croyance se voit ainsi ramenée à une origine beaucoup plus profonde et universelle que l’ignorance des causalités mécaniques, soit l’impossibilité d’en rester à ce niveau. Il y a de la croyance parce qu’il faut que les évènements qui touchent l’homme fassent sens et qu’ils ne sauraient faire sens dans un univers d’interactions brutes et aveugles. Aucun joueur n’entrerait dans un casino où ne fonctionneraient que des mécanismes. C’est pourtant cela qui finalement le définit au plus prés de ce qu’il est.
L’effet d’une action ne saurait faire sens dans la vie d’un homme sans que sa cause ne soit assignable à une origine significative c’est-à-dire intentionnelle. Il faut que ce soit quelqu’un ou quelque chose. Nous saisissons alors le sens profond du terme « personnification ». Le hasard, aussi imprévisible et anonyme qu’il soit reste « une » force, une volonté, un visage favorable ou défavorable des circonstances. L’être humain n’est pas pris dans le rouleau compresseur des incidences. Les causes mécaniques éclairent le « comment » de la mort d’un homme ; les causes mystiques nous donnent des réponses sur le « pourquoi ? ». L’inaptitude de l’homme à se contenter du « comment ? » marque son ancrage dans le religieux, car il n’est pas bien sûr, sur le fond, que la question « pourquoi ? » admette vraiment une réponse. Si nous consentions à cette absence de réponse, il nous faudrait vivre dans un univers exclusivement physique dans lequel des phénomènes s’engendrent, des lignes d’interactions s’entrecroisent, des chiffres tombent à la roulette, des « destins » humains se jouent à des « presque rien » tellement accidentels qu’ils y perdent le statut même de « destins ».
« Il reste à expliquer ce fait capital pour nous qu’est la mort d’un homme » : on peut avoir pleinement rendu raison des causes mécaniques expliquant qu’un homme meurt, on ne se sera pas, pour autant, acquitté de la tâche consistant à imprimer une résonance symbolique à cette mort, résonance qu’elle ne peut pas ne pas revêtir, aussi vrai qu’il nous semble inconcevable qu’un cadavre humain puisse être laissé à l’air libre, offert au travail visible de la décomposition. Nous touchons là un certain type d ‘évidence dans lequel quelque chose d’un « naturel humain » pointe le bout du nez en se détachant d’un « naturel brut ». Les honneurs dont nous entourons la dépouille d’un défunt font bien signe de l’efficience de ce second niveau du symbolique qui se plaque sur celui d’une simple appréhension littérale. La mort ne saurait se concevoir sous un angle simplement « clinique ». Il suffit de penser au decorum ainsi qu’au lyrisme des commentaires dont nous entourons les morts « humainement signifiantes », celles des militaires tués sur le champ de bataille ou de tous ceux qui se sont sacrifiés à une cause. Là la mort prend sens ; on peut l’inscrire dans le cadre d’une rationalité humaine. Le fantôme hideux d’une « mort pour rien » cesse de nous hanter. On saisit bien alors toute la différence entre le comment et le pourquoi : il n’est pas question d’expliquer que la mort « soit », mais de prouver qu’elle peut signifier quelque chose. Mourir aussi « veut dire quelque chose », comme perdre ou gagner à la roulette. Nous ne cessons d’interpréter ce qui arrive comme signifiant « plus » que le simple fait d’arriver. Ainsi nous ne vivons pas dans un monde de phénomènes mais dans un jeu incessant d’interprétations.
Il n’est aucunement question, pour Bergson, d’affirmer que nous avons raison ou tort d’agir de la sorte. A vrai dire, cela dépasse complètement de nos compétences de sujet. Il ne dépend pas d’un homme de pouvoir adhérer ou se dérober à l’émergence d’une telle fonction qu’il désigne du terme de « fabulatrice » parce que celle-ci est « une réaction de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence ». L’idée que Bergson développe dans le livre est celle d’un élan vital qui a crée deux lignes de développement des espèces : celle de l’instinct et celle de l’intelligence. L’être humain, qui se situe au plus haut dans le déploiement de la seconde, est donc sujet à un trouble que ne connaissent pas les espèces instinctives : l’égoïsme. L’instinct n’agit pas sur lui pour subordonner ses intérêts particuliers à ceux de l’intérêt général. L’intelligence nous dote d’une conscience individuelle qui nous fait appréhender notre relation au groupe, à la société, sous un biais négatif, douloureux, pénible, exigeant. Si nous nous laissions complètement guider par cette tendance, nous ne concourrions plus à aucune dynamique collective.
La fonction fabulatrice a pour mission « vitale » de contrecarrer le travail intellectuel, de faire contrepoids à l’efficace d’un mouvement susceptible de briser la cohésion sociale. Finalement, par le religieux, quelque chose du vivant tend à se promouvoir lui-même : l’organique. L’organisation sociale est une tentative par le biais de laquelle la voie du développement par l’intelligence sur laquelle l’homme est lancé essaie de concilier sa nature intellectuelle avec celle de la poussée vitale dont elle est le rejeton. La science manifeste assez clairement l’efficience d’une tendance de l’intelligence à tout « disséquer », à ramener les phénomènes au niveau brut de leur causalité mécanique. Bergson situe la fonction fabulatrice dans le mouvement du vivant visant à contrecarrer, en l’homme, cette réduction au mécanique de façon à maintenir ce fond organique d’une efficience vitale. Cela n’a rien à voir avec un souci plus ou moins romantique ou mystique de laisser à l’existence une part de mystère et d’irrationalité. Il s’agit plutôt de compenser le déficit de dynamisme vital engendré par l’œuvre analytique de l’intelligence. On se fait ainsi une idée plus juste de l’effort poursuivi par Bergson dans ce passage afin de donner à cette fonction fabulatrice un ancrage profond, viscéral dépassant les clivages entre société civilisée et supposée primitive. On pourrait presque dire que cela ne se situe même pas au niveau de l’homme mais du vivant, ou plus encore de cette branche du vivant dans laquelle l’être humain se situe.
Peut-être convient-il d’insister, dans le prolongement des thèses développées dans ce passage, sur le rapport entre la fonction fabulatrice et le dynamisme « humainement fédérateur » de la croyance. Il s’agit bien dans les deux cas de distinguer un certain type d’évènementialité humaine d’un autre type d’évènementialité physique ou naturelle. Le « surnaturel » représente alors précisément la référence par le biais de laquelle une spécificité humaine reprend ses droits. La « demande de sens » invoque paradoxalement de l’irrationnel pour se maintenir dans son état rationnel. Il faut que vivre, mourir, gagner ou perdre au jeu ait du sens, quitte à donner à ce sens une origine mystique pour se préserver du « non sens » d’une existence ramenée à cet éparpillement aléatoire d’une vie irracontable et simplement physique. Nous pouvons penser ici à toutes ces personnes qui, pour un oui ou pour un non, « nous racontent leur vie ». A quelle vérité tentent-ils de s’échapper par ce bavardage incessant ? A la nature profondément inénarrable, au sens propre, de ce que c’est qu’ « exister ». Nous ne cessons de commenter les évènements de notre vie pour ne pas avoir à reconnaître qu’ils consistent vraiment dans une nature d’impact « pure », « donnée », « nue ». La vie, c’est l’efficience continuée d’un hasard éclaté, irréductible à toute tentative de dénomination et de personnification. Mais en même temps, ce n'est pas là ce que la vie veut que nous voyons d'elle-même, parce que cela nous empêcherait d'oeuvrer en son sens, lequel consiste à se constituer sans cesse comme "organisme". C'est pour cette raison que ce n’est pas du tout à ce hasard du multiple et de la dispersion que nous croyons quand nous jouons au loto ou à la roulette. Quand nous parlons du hasard, le simple fait que nous en parlions fait du hasard « une chose », un être, un « visage », alors qu’il consiste vraiment, en profondeur, dans l’inconcevable et continu éclatement des « choses », dans l’impossibilité des évènements de se structurer en évènements « dénombrables », paroles hachées, sans queue ni tête, balbutiées par un dément pour reprendre l’image utilisée par Shakespeare. Qui pourrait miser sur la donne de ce hasard là ? Il y a dans l’incroyance quelque chose d’anti vital, d’anorexique (ce qui ne veut pas dire : « faux »). S’il ne semble pas vraiment possible humainement de se situer à hauteur de l’athéisme de ce hasard anonyme et incessamment explosif, multiple, fragmenté, irracontable, c’est à cause de cette réaction défensive de la nature contre l’efficience « désenchantante » et anorganique de l’intelligence analytique. 

mercredi 21 décembre 2011

Texte d'Alain - Comprendre le sentiment religieux

« Eh bien, je croirais assez que le véritable sentiment religieux consiste à aimer ce qui existe. Mais ce qui existe ne mérite pas d'être aimé ? Assurément non. Il faut aimer le monde sans le juger. Il faut s'incliner devant l'existence. Je n'entends pas qu'il faut tuer sa propre raison, et comme se noyer dans le lac ; on n'aurait plus rien alors à incliner ; la vie n'est pas si simple. Il faut respecter ce qu'on a de Raison, et réaliser la Justice, autant qu'on le peut. Mais il faut savoir aussi méditer sur cet axiome : aucune raison ne peut donner l'existence ; aucune existence ne peut donner ses raisons. »
C’est sur ces mots que se poursuit, dans le livre d’où il est extrait, le passage donné en explication. Nous ne sommes pas censés le connaître, mais cela nous donne certains indices sur le sens du texte que nous avons à comprendre. Alain essaie de définir « le véritable sentiment religieux ». Il faut savoir que deux étymologies du terme de « religion » sont souvent opposées l’une à l’autre. La première fait remonter le mot au latin « religare » qui signifie relier, réunir, la religion est alors ramenée à sa fonction fédératrice et constitutive de société. La seconde fait référence au latin « relegere » qui veut dire recueillir. Ces deux sens marquent une différence notable d’interprétation du fait religieux. On peut en effet être sensible à tout ce qui, d’un dogme, d’un ensemble de rites, de croyances constitue une « confession » religieuse, laquelle se révèle décisive en tant que fondatrice de pratiques de socialisation. Il n’existe pas de société sans fond religieux. C’est bien là le sens profond du verbe « religare » considéré comme origine étymologique de la religion.
Mais ce n’est pas le sens qui intéresse Alain ici. Il tente plutôt de comprendre le fond existentiel, humain, propre à tout homme, de l’attitude religieuse. Les hommes ont apparemment besoin de croire ensemble pour fonder un collectif mais ce n’est pas la nécessité sociale de croire ensemble qui fait de nous des « croyants ». Il y a là un ancrage plus ferme et plus solitaire qui définit une attitude à l’égard de l’univers et de la vie. C’est donc à l’origine latine du verbe relegere, recueillir, qu’Alain fait plutôt référence. Recueillir, c’est accepter, prendre ce qui nous est donné, en tant qu’il nous est donné et qu’il n’y a finalement rien d’autre à prendre.
« Aimer ce qui existe » dit ici l’auteur. Nous pourrions rajouter l’adverbe « inconditionnellement », c’est-à-dire, sans réserve, totalement. Il y a en l’homme le désir incessant et curieux de rendre raison de tout, de tout expliquer. Nous ne supportons pas que les faits s’imposent. Il faut que nous sachions pourquoi et comment. La science rend compte du « comment ». Nous savons aujourd’hui comment quantité de phénomènes se produisent, notamment, grâce à la biologie, dans le domaine du vivant, mais, aussi loin que ces connaissances puissent aller, il est plus que douteux qu’elles parviennent jamais à nous expliquer le « pourquoi ? » de la vie. Nous savons comment la vie « est » mais nous ignorons pourquoi elle est.
C’est sur la base de cette ignorance que se constitue le fond même de l’attitude religieuse ; c’est ce qui fait d’elle une donnée incontournable de toute existence humaine. Nul ne vit sans religion parce que personne n’est en situation d’expliquer ce pourquoi. Il n’est pas bien sûr, en fait, qu’il y en ait un. En effet, la question : « pourquoi ceci ou cela ? » suppose un point de vue neutre, dégagé à partir duquel on s’interroge sur le pourquoi de la chose. Par conséquent, la chose  ne s’impose jamais avec assez de puissance, de fait accompli pour court-circuiter la question. Quand je demande « pourquoi l’homme ? », je pars du principe que l’existence de l’homme s’explique par l’enchaînement d’un certain nombre de raisons qui aurait pu ne pas voir le jour. La question « pourquoi ? » suppose donc que la chose mise en question par le pourquoi aurait pu ne pas être.
Mais c’est justement cet espace neutre envisageant la non existence de la chose mise en question qui fait défaut pour la vie, car on ne voit pas d’où la question : « pourquoi la vie? » pourrait se poser si ce n’est pas « déjà » à partir de ce qu’elle est censée mettre en question, à savoir la vie même. « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » demande le philosophe Leibniz, mais on pourrait répondre qu’il faut bien partir de quelque chose (une pensée, des mots) pour envisager la possibilité qu’il n’y ait rien. Dans ce cas, ce rien ne sera jamais vraiment du « rien » puisque il aura toujours au minimum ce peu de réalité d’être une hypothèse lancée à partir d’un « quelque chose ». En d’autres termes, on pourrait répondre à la question de Leibniz : « Parce que si nous étions dans le « rien », rien ne pourrait avoir assez de réalité pour poser la question ». C’est exactement cette expérience limite d’une pensée raisonnante et questionneuse qui marque selon Alain l’origine la plus juste et la plus profonde de l’attitude religieuse.
Mais alors cela signifie qu’il existe un fond de passivité, de « recueillement », au sens fort du terme, en quoi réside le sentiment religieux. Croire, c’est finalement vivre le fait de vivre comme étant « donné », et l’on ne voit pas bien ici ce que la Raison pourrait opposer à ce « leitmotiv » puisque, en effet, rien ne saurait être autrement « qu’en étant ». Il n’y a pas de raisons de croire et c’est pour cela que l’on a forcément raison de croire, en ce sens qu’il n’y a, une fois parvenus à la conscience de cette absence de pourquoi de la vie, rien d’autre à faire.
Je peux juger injuste l’existence de Hitler, par exemple, voire la mienne, mais je ne peux pas considérer comme injustifiée le fait que l’existence, en elle-même, soit, et si j’y réfléchis bien je suis même amené, une fois atteint ce point de réalisation à reconsidérer l’existence de toutes les choses et les êtres qui ont existé et qui existent comme nécessaires, non pas pour que le monde soit « bien » ou moralement acceptable » mais tout simplement parce que c’est ainsi qu’il compose un « tout ». « Comprendre la liaison de toutes choses », pour reprendre les mots utilisés par l’auteur, c’est comprendre que le fait de vivre l’acte de vivre comme « donné » ne nous donne aucunement la marge de manœuvre nécessaire à espérer un monde meilleur ou une situation plus favorable. Il faut bien que cette pensée : « pourquoi les choses ne sont-elles pas différentes de ce qu’elles sont ? » cesse parce qu’elle est toujours sujette à ce refus de réalité qui consiste à ne pas comprendre qu’elle ne se conçoit qu’à partir de ce fait par lequel les choses « sont ce qu’elles sont » et surtout qu’elles le sont « ensemble ». La situation que nous vivons est peut-être personnellement désagréable voire tragique pour nous mais nous ne discernons pas alors qu’elle fait corps avec quantité d’autres situations intriquées les unes aux autres dans une sorte de tissu par quoi l’instant présent d’un univers « tient ». Je n’ai pas à préférer ou à prier que le soleil soit quand il pleut parce que la pluie qui tombe ici et maintenant contribue à « l’ici et maintenant » de l’univers dans sa totalité ; et cette totalité ne peut pas être autre chose que « juste » parce qu’elle ne fait « juste qu’être ». Il n’y a pas de capricieux jardinier qui choisit d’arroser ici ou là, il y  a la totalité d’un univers qui est maintenant, et si cela signifie la pluie sur ma tête, il n’y a rien là qui soit « mal », injuste, ni à expliquer. Elle « est » dans un monde qui « est » et le fait qu’elle soit contribue à ce qu’il soit. Un point c’est tout.
Quand on demande : « Pourquoi cette pluie ? Pourquoi cette peste ? », c’est comme si l’on demandait : « Pourquoi le monde ? », parce que la pluie et la peste sont les composantes d’un univers « Un » et il n’y a pas grand sens à vouloir un monde sans pluie et sans peste. Il n’y a plus lieu ici de vouloir quoi que ce soit d’autre que ce qui est. Le texte d’Alain rejoint sur ce plan la philosophie des stoïciens dont nous retrouvons parfaitement l’esprit dans la définition que donne Epictète de la liberté : « Essaie de vouloir que les choses arrivent non comme tu le veux mais comme elles arrivent et tu seras libre. » Je n’ai pas à vouloir ceci ou cela dans le monde tel qu’il est. Il y a, par contre, nécessité à être en phase avec toutes les choses qui sont.

vendredi 9 décembre 2011

Le cycle de vie de l'objet - Séance 3

Intégrer cette notion de cycle de vie à la conception d’un objet revient  donc à le décontextualiser non seulement du cadre exclusif de son utilité humaine mais peut-être aussi d’un champ perceptif humain. Il est assez facile d’envisager la possibilité de ramener la conscience de l’utilisateur à la nature éphémère de l’usage qu’il projette sur un matériau et de la ramener à une certaine humilité dans les modalités de son rapport au monde mais avons-nous vraiment idée de la profondeur de la brèche qui ainsi se creuse dans le ressenti des choses ? Nous ne percevons jamais un objet sans projeter sur un ressenti confus, informe et sans contours le schéma d’un objet visible, palpable, unifié. Il m’est impossible de voir la face d’un cube sans lui supposer, du côté avec lequel ma vue n’est pas directement en prise, une autre face, visible par un « autre ». Même seul dans une pièce devant un cube, je vais « faire comme si » d’autres personnes étaient présentes et voyaient toutes ces faces que je ne vois pas et c’est comme ça que je vais le voir, c’est-à-dire, au sens propre que je vais le voir tel que je ne peux pas le voir. Ce qui va s’inscrire comme image mentale de l’objet, c’est un cube universellement vu par un être monstrueux que l’on pourrait appeler « l’œil humain », une sorte « d’œil en continu, d’ « espace environnemental humain visionnant » (mais très peu visionnaire).
Ce n’est pas seulement que nous ne voyons jamais les objets tels qu’ils sont, c’est que nous voyons des objets là où il n’y en a pas. A force de plaquer des représentations d’objets visibles sur des intensités lumineuses, nous ne sommes jamais en phase avec la réalité vue. Nous n’avons jamais vu, nous projetons le schéma de ce que nous estimons humainement visible, c’est-à-dire susceptible d’être vu. Et quand des peintres nous donne vraiment à voir ce qu’est l’infinie variation d’intensités lumineuses que nous appelons montagne, ou cathédrale de Rouen, nous disons qu’il est fou ou génial, nous l’enfermons dans un asile ou dans un musée et nous n’en parlons plus, le but étant de continuer à nous aveugler sur les clichés d’objets uns, lisses, posés, définis, existant comme des volumes à plusieurs faces : «  il est bien gentil Monet, mais il y a « une » cathédrale de Rouen », sans quoi « on s’en sort plus ». Le problème, c’est que Monet peint le réel tel qu’il est alors que nous voyons « une » cathédrale là où il n’y en a pas. Bref nous ne voyons jamais rien dans notre vie quotidienne sans le déformer en lui imposant le cadre de la structure d’un champ perceptif global, socialisé. Nous n’évoluons que dans un milieu supposé, constitué d’objets supposés alors que nous sommes dans le présent efficient d’une multitude de flux interactifs ressentis.
La question que se pose alors est celle de savoir jusqu’à quel point la prise en compte du cycle de vie de l’objet pourrait aller dans sa démarche de « déconstruction de l’ustensile » ? Doit-elle s’arrêter à la seule considération du retraitement de la matière ? Et si le « devenir autre objet » de l’objet allait jusqu’à la remise à plat de la notion d’objet, jusqu’à son glissement vers la notion de « présence émettrice ». Il s’agirait de passer progressivement de cette conscience à la lumière de laquelle les objets ne sont pas seulement là pour nous servir à la réalisation pure et simple que les objets ne sont pas là du tout. Dans « Vendredi ou les limbes du pacifique », Michel Tournier explore ce terrain de recherche de la perception. A force d’être privé de compagnie, Robinson vit dans un univers de fragments au sein duquel les perspectives ne s’unifient plus au fil de ce critère qu’est la visibilité des choses au travers du regard des autres. Exister ne consiste qu’à subir la pluie drue verticale et continue des affects. Dans le « ob » de l’ob-jactum, on retrouve tout ce qu’induit le « pro » de projeter et dans ce pro est contenue la représentation socialisée, donc hallucinée de l’objet. Seul, Robinson vit la fin de la déformation humanisante des objets, lesquels, finalement se trouvent ramenés à la justesse de ce qu’ils sont : non plus des objets mais des « jets », des jactum, c’est-à-dire des émissions chiffrées de lumière, de densité, de chaleur, de résistance à l’attraction terrestre, etc.
On perçoit alors à quel point l’intégration du cycle de vie de l’objet est susceptible de nous mettre sur la voie d’une autre façon de concevoir le design, laquelle consisterait à déconstruire totalement la notion même d’objet au profit de ce que nous pourrions appeler la conception de séquences émettrices. Ce que nous considérons comme des choses sont des longueurs d’ondes variables émettant sur les fréquences des forces et composant avec nous de nouvelles donnes intensives : je ne touche pas une tasse d’eau chaude sans qu’elle me communique un peu de sa chaleur et que je lui fasse partager un peu de ma froideur (ou du moins de ma moindre chaleur), le tout progressant sur le fond de la déperdition croissante des énergies libérées. Ce n’est même plus que la prise en compte du cycle de vie de l’objet nous conduise à prêter attention aux propriétés physiques des matériaux, c’est plutôt que l’objet se dissout non seulement dans « ses propriétés » mais aussi dans cet échange continu de données en quoi consiste sa cohabitation avec les autres « objets » et avec nous. Il ne serait vraiment plus question de s’interroger sur ce qui serait susceptible d’être vendu à un consommateur ni même à un être humain mais d’explorer cette dimension troublante des compatibilités intensives entre matière humaine, végétale, minérale, animale, etc. « Faire du chiffre » si l’on veut sauf qu’il ne s’agit pas de celui du prix de revient mais de cette production continue d’émissions de données intensives dans laquelle finalement consiste la totalité de l’univers.
Cette perspective ne ferait plus droit à la valeur d’estime mais si nous réfléchissons, nous percevons que c’est précisément cette valeur d’estime qui en plaçant au premier rang la valeur socialement connotée de l’objet installe au second plan la notion de cycle de vie. Il ne serait pas du tout question de supprimer ce code des apriori  sociaux sur la valeur des objets au profit d’une espèce de « pure réalité » de la chose, mais plus subtilement de remplacer un code par un autre car c’est finalement bien de cela dont il est question dans la vie biologique de nos cellules : la séquence de notre code génétique ne cesse d’entrer en contact avec d’autres cellules dotés d’un autre code. Se produisent alors à l’échelle microbiologique des opérations de décodage et de recodage : nous décodons la séquence des autres cellules et entrons avec elles dans de nouvelles compositions codées. Vivre, c’est « reconnaître et composer ». C’est là le fond cellulaire de justesse de ce qui est « bon pour nous », soit le bon arrangement, la bonne composition laquelle dépend de la bonne reconnaissance de séquence, de la même façon qu’un logiciel reconnaît le document envoyé par mail sur mon ordinateur et peut l’ouvrir, c’est-à-dire l’intégrer à l’ordinateur. Un organisme vivant est comme un ordinateur bombardé constamment par une avalanche de fichiers envoyés. Le logiciel utilisé pour décoder le code du document fatigue à la longue et cela s’appelle la vieillesse, mais nous ne cessons pas de commettre l’erreur anticipée d’ouvrir ce que nous n’avons pas encore décoder et cela pour des raisons qui finalement sont liées à la valeur d’estime du produit. Les codes de reconnaissance sociale interfèrent sur les codes de reconnaissance biologique. Dans le « vivre ensemble » de nos sociétés circulent des dynamiques « antibiotiques » au sens propre et c’est alors que prend tout son sens un design qui, faisant droit au cycle de vie de l’objet, pousserait sa démarche jusqu’à la considération de cet ensemble qu’est le « cycle de vie de la vie », soit la possibilité de maintenir les hommes dans l’efficience du bon fonctionnement de leur organisme, lequel réside dans la reconnaissance et la recomposition de séquences codées  accordées.
Nous touchons là au fond biologique de nos goûts, de nos addictions, de nos « j’aime et j’aime pas ». De deux choses l’une : soit nous nous laissons dicter nos inclinations par ce qu’il est de bon ton d’avoir à tel moment de l’évolution des mentalités et dans cette optique le « j’aime et j’aime pas » sera falsifié, parasité par des modes d’engouement collectif, soit nous percevons vraiment des affinités avec des couleurs, des matières, des températures, de gradients de densité, etc. C’est là l’indice que la composition moléculaire est bonne, que l’échange d’informations entre votre corps et la séquence d’émissions intensives de « l’objet » peut être prolifique, c’est-à-dire susciter à son tour la production de nouvelles informations. Il est impossible à une personne : le designer, de concevoir les séquences de données intensives susceptibles de donner lieu à de bons arrangements, à de bonnes séquences codées pour tout le monde puisque qu’il est ici question de la séquence de notre code ADN, laquelle est unique, mais il ne lui est pas interdit de se laisser guider par la sienne. Le terme de créateur reprend ici ses droits de façon écrasante dans la mesure où, accédant à ce niveau de lucidité qui échappe à la plupart des gens à l’égard de ce mouvement de décryptage et de composition de codes que constitue la vie, il lui sera impossible de créer autre chose que « du nouveau ». La vie est une incroyable machine à faire toujours du neuf avec du vieux, c’est-à-dire à composer continûment de nouvelles séquences d’émissions intensives avec d’anciennes combinaisons, le paradoxe troublant dans l’ignorance duquel nous vivons tous peu ou prou réside dans le fait que notre organisme ne peut « se maintenir comme vivant » ailleurs que dans l’efficience en acte de ce travail de retraitement. Il revient donc au concepteur de se faire suffisamment silencieux dans sa prétention à l’innovation pour laisser peu à peu affleurer de ce que sous tend le fait même de son existence comme « organisme » : l’œuvre incessante et inédite de recomposition du vivant par le vivant. Il lui appartient de parvenir à l’intelligence cellulaire de son expérience de « vivant ».

vendredi 25 novembre 2011

Désirer, est-ce perdre son temps?

Quand nous désirons un objet, une situation ou une personne, nous activons à son égard un mouvement particulier et ambigu. Je ne désire pas une promotion comme je la veux ou comme j’en ai besoin. Dans ce dernier cas (le besoin), j’exprime un lien de dépendance fort. Je ne peux pas vivre sans. Si je veux une promotion, je décris bien un souhait mais pas seulement dans la mesure où je définis aussi la finalité d’un travail. C’est à cela que visent mes actes, c’est ce qui leur donne un but. Je veux une promotion et je l’aurai parce que je mets tout en œuvre pour l’avoir. Vouloir, c’est agir en vue de…C’est un mouvement clair, conscient que je maîtrise et contrôle du début à la fin. Quand je dis ce que je veux je décris aussi la ligne directrice orientant mes actions vers une direction. Autrement dit, je ne décris pas seulement ce que je souhaiterais voir se réaliser dans l’absolu, « comme ça », en tant que tel, je déclenche un processus visant à ce que cet objectif se réalise concrètement. Vouloir une promotion, c’est être l’initiateur d’une série de faits visant à ce qu’une promotion soit en effet acquise. Par conséquent, le fait de vouloir désigne un commencement, un élan personnel s’imprimant dans le monde, créant des lignes de faits en vue d’obtenir un résultat défini d’avance. L’être volontaire sous-entend donc qu’il est envisageable voire nécessaire de faire advenir dans la réalité l’objet de sa volonté. Il est possible d’inscrire son intention dans la chair des faits de telle sorte que l’on soit exaucé.
Désirer une promotion ne désigne rien de tel. Je ne revendique pas, par cette expression, une action sur le monde, j’ « émets » un vœu, je ne me prononce pas sur sa faisabilité et je ne déclenche aucune procédure visant à acquérir en effet une promotion. J’aimerais qu’elle se réalise mais un peu comme on gagne au loto, pas au gré d’un processus rationnel de moyens mis en œuvre en vue d’une finalité. Je peux bien exprimer fortement mon désir d’avoir une promotion, mais si c’est bien là un terme que j’utilise en connaissance de cause, alors cela signifie simplement l’intensité de mon envie mais pas du tout l’attention soigneuse et appliquée dont j’investis le déroulement de mon projet. Si je désire une promotion, je sous-entends que tout ne dépend pas que de moi, qu’il y a un facteur « chance ». Aussi loin que je puisse aller dans la tentative de l’obtenir, il y aura nécessairement toujours une part qui ne sera pas de mon ressort.
Désirer revient donc d’emblée à se situer sur un autre plan que celui de la réalité. « Dans un monde idéal, j’aurais une promotion » : voilà ce que dit le désir d’une promotion. Finalement, en un sens, on n’affirme même pas que l’on voudrait en avoir une, on se met dans une posture de retrait à l’égard de « la vraie vie » et on commence à délirer sur tout ce dont on pourrait jouir si les choses n’étaient pas ce qu’elles sont, si nous-mêmes étions différents de nous-mêmes. Le désir n’aspire aucunement à voir son attente comblée dans le réel mais à constituer dans le réel une bulle de « non-réel ». Désirer une promotion, cela revient à la juger tellement irréalisable que l’on peut, dans l’espace ainsi dégagé entre soi et l’objet convoité, créer une zone de jouissance à l’égard non plus de l’objet, mais du désir de l’objet. On ne jouit pas d’avoir mais de désirer avoir, c’est-à-dire précisément de ne pas avoir. On comprend ainsi pourquoi le vrai désir n’est jamais découragé de l’éloignement voire de l’inaccessibilité de ce qu’il désire. C’est justement cette inaccessibilité qui l’attire, l’entretient, le fait croître. Il y a donc dans le désir l’activation d’une étrange mécanique tendue vers un objet dont elle n’attend que l’éloignement, l’impossible acquisition. Le désir ne se nourrit que de lui-même, c’est-à-dire qu’il ne cesse de s’accroître à hauteur de sa non satisfaction. Vouloir une promotion, au contraire, n’aspire qu’à s’accomplir. C’est une tension qui ne travaille qu’à sa propre disparition en tant que tension vers cet objet. Après on en voudra un autre. Vouloir, c’est vouloir ne plus vouloir alors que désirer, c’est désirer le fait même de désirer.
Le désir désigne donc cette aspiration étrange à vivre intensément l’intervalle nous séparant d’une chose, d’une situation ou d’un être mais aucunement à jouir de son acquisition, c’est la raison pour laquelle désirer ne peut manquer d’apparaître comme inutile, vain et improductif aux yeux du volontaire car désirer, en effet, ne crée rien, ne débouche sur rien, « n’aboutit » à rien.
Mais cette perspective s’inverse dès que l’on réalise qu’il n’y a peut-être pas de plus grande illusion que celle de la possession. La volonté nous fait avancer, progresser de l’acquisition d’un objet à un autre objet mais en quoi cette acquisition constitue-t-elle une réalisation ? De quoi le bonheur conjugal se nourrit-il si ce n’est précisément de la compréhension de l’impossible acquisition de l’autre ? Désirer quelqu’un, est-ce jouir intensément de l’intervalle nous séparant de l’être aimé, étant entendu que cette jouissance est une faible compensation au regard de la réussite de « la conquête » ou bien au contraire, sachant qu’il n’y a rien d’autre à vivre réellement que cet intervalle, parce que toute conquête, toute « appropriation », tout « accomplissement » est un leurre ? Désirer revient à ne jamais entreprendre de réaliser ses objectifs mais n’y a-t-il pas quelque chose de faux, de mensonger dans cette représentation d’un homme conquérant, décidant du fait de sa libre et seule initiative des orientations de sa vie ?
L’homme d’action est l’homme de la liberté qui sait ce qu’il veut et qui le fait. Dom Juan veut conquérir des femmes mais il emprunte le chemin de l’aventure amoureuse à contresens en s’imposant de maîtriser un sentiment dont la nature même réside dans l’impossibilité de contrôle, dans la jouissance d’être porté par ce qui nous dépasse. Sur le même modèle, nous ne cessons d’admirer et de considérer comme exemplaires les vies « productives » de business men qui « se sont faits tout seuls », qui ont imposé à la vie le schéma programmé d’une vie voulue, planifiée, s’interdisant toute passivité. Le problème réside dans le fait qu’il n’est peut-être pas d’autre vie authentique à mener pour un homme que celle qui consiste à vivre.
Désirer désigne le fait d’être porté par une force vitale nous dessaisissant complètement du pouvoir de dire « je », lorsque un homme sent qu’il ne peut résister à son attirance pour cette femme ou qu’un peintre éprouve le fond de cette nécessité par le biais de laquelle il ne peut pas ne pas peindre. Quelque chose de la vie s’empare de notre vie pour lui imposer le flux de la bonne direction parce que c’est la seule direction. Chacun de nous comprend alors, pourvu qu’il ne se dissimule pas à lui-même l’évidence de cette réalisation, qu’il ne vit pas pour être « quelqu’un » mais qu’il vit pour vivre et qu’il y a dans l’autosuffisance de ce leitmotiv comme un écho à celui de l’incitation à « désirer pour désirer ». Etre dessaisi du pouvoir de dire : « je », n’est-ce pas par le fait de se démarquer complètement de tout effort visant à prendre l’initiative de « sa » vie, se tenir à l’écoute de ce qu’est vraiment vivre et jouir du présent dans la conscience enfin acquise de l’irréalité du futur, temps fictif de la volonté ?
Finalement, on peut essayer de résumer cette opposition Désir/Volonté en trois points : Vouloir, c’est 1) savoir ce que l’on veut 2) tout mettre en œuvre pour l‘obtenir, faire devenir réel son objectif 3) cesser de vouloir la chose une fois qu’on l’a obtenue. Le point commun de ces trois caractères c’est le rapport d’un Je volontaire et conscient à un objet donné, défini. Désirer, c’est, point par point, ce qui contredit ces trois critères, soit 1) ne pas savoir vraiment ce que l’on désire (si je désire une voiture, je ne peux pas identifier ce qui d’elle éveille ce désir, c’est un charme trouble et confus) 2) je ne veux pas l’avoir, je vis intensément l’intervalle qui nous sépare. 3) je ne désire pas quelque chose ou quelqu’un je désire désirer. Je désire ne jamais en finir avec le désir. Le désir se satisfait d’être lui-même, il se satisfait de n’être pas satisfait. Il est, comme dit Victor Hugo « une force qui va ».
Lorsque deux aimants sont placés de telle sorte que se crée entre eux un champ d’attraction magnétique, on réalise la notion de « force », soit l’efficience d’une puissance née de la mise en relation de deux éléments. Cette force ne tient pas à l’un ou à l’autre, elle naît de leur mise en relation. Ce n’est pas l’élan de l’un vers l’autre qui crée le champ d’attraction, c’est le champ de force né de leur mise en présence qui peut entraîner leur attraction si je ne les retiens plus. Autrement dit ce ne sont pas les éléments qui causent le phénomène de l’attraction, c’est le phénomène qui décide de l’attraction des éléments, lesquels ne sont les promoteurs de rien. De même, désirer c’est être pris dans un champ, jouir de l’efficience de cette magnétisation mais ne prendre aucune initiative et être plongé dans une situation à l’intérieur de laquelle il n’est absolument pas question d’agir. Le point commun de ces trois caractéristiques tient donc dans l’efficience d’une force créant des mises en rapport entre des êtres et des situations, des objets ou des personnes sans que des motifs ou des raisons personnelles soient discernables, ou alors seulement de façon postérieure et fausse (Van Gogh peut dire qu’il veut peindre, cette « volonté » sera l’effet d’un désir non maîtrisable et non voulu). Quand vous exprimez vos désirs, vous les avouez, vous les exposez, comme un point faible, quelque chose qui met à nu les ressorts les plus cachés mais aussi les plus « à vif », les plus réels de celui ou celle que vous êtes.
 C’est comme si sous l’apparence d’un monde social humain à l’intérieur duquel nous ne cessons d’être libres (et angoissés) d’avoir des choix, perçait l’efficience d’un monde beaucoup plus confus dans lequel aucun sujet humain jamais ne veut librement, de son propre chef mais où des forces ne cessent d’entrer en interaction, créant des rapports, des liens puis les défaisant (monde Nietzschéen des forces brutes : « Une mer de forces en tempête et en flux perpétuel, éternellement en train de changer, éternellement en train de refluer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de ses formes, allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes, des plus fixes, des plus froides aux plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la multiplicité à la simplicité, du jeu des contrastes au besoin d’harmonie, affirmant encore son être dans cette régularité des cycles et des années, se glorifiant dans la sainteté de ce qui doit éternellement revenir, comme un devenir qui ne connaît ni satiété, ni dégoût, ni lassitude. »). Le désir pourrait être le rappel à la seule véritable efficience de ce monde là, en deçà du monde faux de nos projets, de nos volontés, de nos objectifs.
C’est peut-être sous l’angle de la question du sujet, du « je », qu’il s’agit d’aborder le problème. Le fait que désirer soit perdre son temps est tout à fait compréhensible si l’on part du principe que la texture même d’une vie humaine est celle de la détermination et de la réalisation d’objectifs. Désirer c’est demeurer dans une espèce d’expectative stérile et naïvement contemplative. Mais il n’est pas exclu qu’on éprouve dans cette sorte de « stand by », de passivité qui nous incite malgré nous à rester sous le charme d’une personne, d’une situation ou d’une activité, comme l’écho d’un dynamisme autrement plus puissant, celui d’un univers dans lequel n’agissent que des infinitifs, celui d’un incessant glissement des faits par quoi des « situations » s’engendrent sans que l’homme n’y fasse jamais intervenir le pouvoir d’initiative que sous l’effet d’une illusion rétrospective. Désirer désigne alors rester sourd aux incitations fallacieuses et artificielles d’un temps préfabriqué, modélisé « sur mesure » au gré des seules ambitions socialisées humaines. Désirer c’est peut-être perdre son temps mais seulement en référence à une conception illusoire et faussement arrangeante selon laquelle nous aurions à le gagner. Le désir est l’attention fascinée, troublante que nous portons à ce qui, en deçà du temps socialisé humain, constitue la vérité du mouvement de l’univers.
Cela signifie que quand un homme désire une femme sans vouloir nécessairement la conquérir, la faire « sienne », il demeure sous la juste influence d’une pure et simple « logique des forces » à l’œuvre dans l’exacte appréhension d’un monde ramené à la littéralité de ce qu’il est et peut-être même de « ce que c’est qu’être ». C’est sur point que nous saisissons la référence à la philosophie de Spinoza pour qui « l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence de cette chose ». Nous consistons vraiment et seulement dans l’intensité de l’effort que nous dépensons maintenant pour exister. Etre soi, c’est l’intensité investie dans le désir d’être. On comprend ainsi à quel point la voie indiquée par Spinoza n’est en aucun cas celle de la richesse ou de l’augmentation de son pouvoir mais plutôt celle de la libération de sa puissance. Nous n’existons vraiment qu’à la hauteur de l’intensité de notre désir d’exister. Vivre est libérer de l’énergie vitale, on pourrait dire aussi « la brûler », terme qui revient sans cesse dans le registre lexical du désir. On comprend le point de départ de la philosophie de Spinoza quand on réalise l’écart qui la sépare de notre façon commune de prendre la vie, laquelle consiste à considérer qu’être est une affaire entendue dès la naissance, de telle sorte que nous passons notre vie à avoir, à « accumuler », à gagner du temps (et des biens), à devenir « quelqu’un ». Maintenant que je suis, que dois-je faire pour avoir ? Mais pour Spinoza nous n’en avons jamais terminé avec le fait d’être puisque nous ne consistons jamais en quoi que ce soit d’autre que l’intensité de l’effort que nous investissons dans le fait d’être. Être, ce n’est pas « être quelqu’un » mais c’est « brûler du désir d’être », passer par les intensités plus ou moins fortes de ce désir et jouir des plus fortes parce que c’est en elles que notre désir d’être libère sa pleine puissance. Il est des femmes qui, dans le voisinage de certains hommes se sentent davantage brûler du désir d’être qu’en présence de certains autres et c’est ce simple phénomène d’attraction que nous appelons l’amour. Dans cette proximité, elles ne font rien si par ce terme on entend « rentabiliser les secondes », mais elles font tout si par ce terme on entend « libérer sa pleine puissance d’exister », vraiment « être » et il n’y a finalement rien d’autre à faire. Phèdre n’a aucun intérêt humain à aimer Hyppolite, elle n’a aucun avenir à espérer selon les critères de la société des hommes mais elle est sous l’emprise d’une nécessité autrement plus forte que celle de penser à son avenir ou de sauvegarder ses intérêts : celle de brûler de l’énergie vitale, de donner à la vie le comptant d’envie de vivre dans lequel elle consiste. Elle n’a dès lors pas d’autre lieu à habiter pour accomplir et libérer sa pleine puissance d’exister que celui de la proximité avec cet être que les usages de la cour lui interdisent d’aimer.
Il faudrait en effet s’interroger sur ce que vivre devient pour un homme qui aurait relevé la supercherie humaine (et surtout occidentale) d’un « temps à ne pas perdre ». Exister n’est plus le cadre d’une incessante conquête de statuts, de choses à faire, de défis à relever ; c’est autrement plus exigeant, c’est donner maintenant à l’existence la plus forte intensité de vie que l’on peut, ne pas rester en deçà de soi-même. Rien n’est dans le monde que le flux de toutes les intensités émises et investies par les existants dans le fait d’exister et c’est à la hauteur de cette libération là qu’il s’agit de se situer. Toutes les choses brûlent du désir d’être et c’est en cela qu’être, pour la totalité de l’univers, consiste. Nous comprenons bien ce que progresser peut vouloir dire pour une civilisation, pour une culture, pour la technologie, mais pour la vie, le cosmos, nous parlons seulement d’ « évolution », de mouvement parce que nous ne distinguons nulle part d’idéal, de critère en référence à quoi la vie « progresserait ». Il n’existe nulle part d’idée préconçue au regard de laquelle l’univers irait vers un mieux parce que nous sommes là en prise avec ce que l’on pourrait appeler « de l’universel présent », l’évidence de la limite absolue à toute prévision. Après tout, comme le philosophe Hume le fait remarquer, il n’y a que de fortes chances que le soleil se lève aussi demain et je ne peux d’aucune manière en avoir l’assurance ferme et certaine. Le désir est le mouvement de notre lucidité par laquelle nous ramenons tout à l’effroyable justesse de ce présent là : nous sommes en cet instant sur le « bord d’être » d’un univers qui n’a nulle part la capacité de s’enraciner dans la certitude d’un avenir. Quand nous désirons, c’est comme si nous éprouvions l’onde de choc de la vérité stricte, littérale et cosmique d’un présent sans futur, l’appel d’air vertigineux de la conscience de n’avoir pour être que le seul espace donné de l’instant présent.
C’est comme si le temps social de la volonté humaine tout imprégné qu’il est de la notion de progrès nous apparaissait maintenant comme le temps de la peur, celui de la tentative par l’homme de la dissimulation d’une vérité aussi irrécusable que scandaleuse : à savoir qu’il n’est absolument rien de cet instant présent qui puisse me donner l’assurance d’un instant futur. Nous vivons en chaque instant présent un instant ultime. Rien jamais n’est ailleurs, en tant que présent, qu’au bord de « ne pas être ». Je vis sans cesse, en direct, la faillite d’un futur assuré et c’est bien là la seule chose que nous vivons vraiment.
 L’empereur philosophe Marc-Aurèle écrit dans ses « pensées pour moi-même » qu’il faut « vivre chaque instant comme s’il était le premier et le dernier ». Mais le « comme » ne serait-il pas de trop ? De quoi est-il ici question ? De la nature même du Temps et de l’effort de l’esprit humain pour la réaliser, la comprendre. Si nous interrogeons Alain ou tout autre défenseur de la volonté par opposition au désir et lui demandons : « par rapport à quelle utilisation du temps le fait de désirer entraînerait une perte ? » il nous répondrait probablement par rapport à un temps occupé à réaliser concrètement un projet plutôt que de rêver de façon stérile à un idéal. La représentation du fait que l’on puisse perdre notre temps suppose obligatoirement le schéma préétabli d’un « mode d’emploi » du temps, d’un seuil, de la normativité d’un temps rentable, « bien » utilisé à l’égard duquel le désir marquerait de la « perte » du « mal ». Etant entendu qu’une seconde future va incessamment venir prolonger la seconde présente, la vraie question est : « quoi faire de cette seconde future pour qu’un projet humain s’y accomplisse ? » Telle est la conception des « hommes d’action », pragmatiques, volontaires, engagés. La nécessité de faire quelque chose de son temps repose sur des projets humains fondés sur une conception humaine de l’évolution comme progrès, à savoir que cette seconde à venir non seulement ne peut que « venir » mais elle ne peut aussi que m’apporter du mieux, du plus. Les exemples utilisés par Alain sont bien représentatifs du climat purement socialisé de ce « mieux » : conquérir une femme, gagner de l’argent, etc.
Mais que se passe-t-il quand un astrophysicien comme Jean-Pierre Luminet « recadre » ces préoccupations dans un contexte qui n’est plus « humain », ni même « terrien » mais « cosmique » ? Non seulement ce temps de progresser, de la rentabilité des heures, est ramené à des données « écrasantes », aux dix milliards d’années qui composent la durée de vie du soleil, par exemple, mais il est aussi décontextualisé de son milieu communautaire, c’est-à-dire de l’élan présupposé d’une perfectibilité culturelle, du « va sans dire » d’une progression sociétale et humanisante pour être simplement situé au cœur de tous les mouvements dans l’espace. Le « sens » de la vie compris comme signification de nos actions est ramené au « sens » du mouvement comme direction de planètes, d’orbites, de galaxies et ce facteur normatif de motivation sociale visant à gagner nécessairement demain plus d’argent qu’aujourd’hui se voit privé de tout support temporel objectif. C’est dans un jeu d’interactions entre une multiplicité de forces se libérant conjointement dans l’espace que notre minuscule aspiration à faire quelque chose du temps se trouve réduite, c’est-à-dire laminée, anéantie. Le temps n’est plus alors situé dans l’espace il est englobé en lui et il l’est comme une considération fictive, abstraite, subjectivement « humaine ».
On peut bien utiliser le battement d’un pulsar (le résidu de l’explosion d’une supernova) pour rythmer, avec un degré de précision inouï, le temps d’un laboratoire (anecdote de Jean-Pierre Luminet) ou d’une société, on aura seulement greffé une interprétation temporelle humaine sur les données universelles d’un espace en mouvement (et ce terme d’ « universel » ne désigne pas ici « tous les hommes »). Ce n’est pas dans le temps qu’il y a de l’espace, c’est dans l’espace que l’on peut, si l’on y tient vraiment (et les hommes semblent y tenir beaucoup), inventer la fiction planificatrice d’un temps. Il est complètement absurde de se poser la question de savoir dans quel temps bat l’énergie régulière du pulsar parce que la réponse est « dans l’espace ». Ce n’est pas dans le temps que se déploient les mouvements, c’est dans les mouvements que se constituent, comme des « théories » ou plutôt des « hypothèses », des temps. Si « le » temps existait par lui-même dans l’espace et l’englobait, nous ne pourrions pas voir la lumière d’une étoile morte puisque cela revient à voir maintenant ce qui n’est plus « maintenant ». La réalité est qu’elle n’est plus le maintenant de cette lumière qui est notre maintenant à nous. Nous disons que la lumière de l’étoile met « un certain temps » à nous arriver alors que ce que nous vivons en direct c’est justement l’authenticité de l’effet de nivellement, d’égalisation de l’émission d’une totalité dynamique, énergétique de l’espace. Toutes les énergies se libèrent dans l’espace et c’est ça qui fait un « maintenant » dans le présent duquel je perçois maintenant la lumière d’une étoile d’hier. Elle n’est d’hier qu’au regard d’une certaine interprétation qui peine encore à reconnaître que l’étoile est toujours dans sa lumière, qu’elle est moins « une  chose » qu’une force, c’est-à-dire un infinitif : briller ou plutôt se consumer. Le maintenant est une réalité de l’espace et pas du temps, il est le point ultime et commun de coefficience de toutes les énergies qui se libèrent.
Je peux bien dire maintenant que le soleil va continuer à brûler encore 5 milliards d’années, j’interprète en le disant le mouvement de libération de l’énergie solaire dans le référentiel de durée du mouvement de rotation de la terre autour du soleil (qui constitue une année), donc j’applique au mouvement de libération d’une force (l’énergie combustible du soleil) l’unité de mesure de la libération d’une autre force (celle de l’orbite gravitationnelle de la terre) mais ce que je vis est précisément l’impossibilité d’insinuer la plus infime possibilité d’interprétation de l’une par l’autre dans la mesure où le simple fait qu’il y ait maintenant « l’espace » d’un maintenant, c’est justement à la coefficience de ces forces que je le dois. Aussi précis que puissent être les calculs de prévision de libération des forces, ils ne peuvent se concevoir que pris dans la matière même de ce qu’ils sont en train d’évaluer. S’il n’y a que de l’espace, il n’y a que des forces,  et elles ne se libèrent que maintenant. Aussi précis, pointilleux que puissent être les anticipations sur ce qui va être, elles auront toujours ce temps de retard à l’égard de la vitesse d’exécution de ce qui est. Qu’un calcul de prévision sur les forces puisse se tenir à partir de maintenant, c’est ce qui ne saurait avoir de réalité et d’exactitude que dans la résorption totale de sa teneur réalisante, coeffectuante dans ce maintenant. On peut toujours spéculer sur les forces, on ne pourra le faire qu’à partir de la pointe de leur effectivité « non spéculable », ce qui s’appelle « maintenant » et qui désigne à la fois l’espace de leur intrication et le donné de leur libération. L’instant n’est soutenu que par ce maillage serré constitué par les points d’interaction de toutes les énergies qui s’y libèrent. C’est comme un cours sur la nature duquel tous les élèves se trompent en se disant qu’il dure une heure et donc « attendent » inlassablement la minute à venir alors qu’il n’est fait que des points de croisement de toutes leurs énergies conjointes et ne saurait, sous cet angle, « devoir être » quelque chose. Il n’y a rien à attendre d’un cours que l’embrasement collectif de toutes les énergies présentes qui s’y libèrent. C’est aussi la seule loi de l’univers, par quoi rien jamais n’est « maintenant » que ce « bord d’être » d’un monde qui n’a nulle part de voie, par avance tracée, vers quoi « progresser ».
En d’autres termes, cet instant n’est que la simultanéité de toutes les dépenses de toutes les forces de l’univers, mais cette simultanéité marque en réalité l’effet de « prise » (au sens où l’on dit d’une mayonnaise qu’elle prend) de toutes les interactions de ces forces en un Tout. Ce n’est pas parce qu’elles sont en un même temps qu’elles sont ensemble, c’est parce qu’elles sont ensemble qu’elles composent un « tout » dont on dit qu’il est « en même temps ». Qu’il y ait monde, c’est l’effet de prise, de densification, de consistance de toutes les forces qui le composent par leur interaction. L’univers est un peu comme le « toujours » d’une mayonnaise qui ne cesse de « prendre » mais « plus ou moins bien » et ce que nous interprétons comme des successions de temps sont en réalité des fluctuations de densification de sa masse. Cela signifie que le sentiment que nous avons d’un temps qui passe se trouve être en réalité l’interprétation humaine et fausse du mouvement sous l’influence duquel l’univers gagne plus ou moins de « consistance », d’affermissement. Le désir est cette énergie qui, en nous, est en prise avec cette réalité que Nietzsche a, d’une certaine manière et à juste raison, qualifié de « surhumaine », baptisant ainsi celles et ceux qui la perçoivent, l’acceptent et y abondent, de toute la force de leur désir, de « surhumains » : « L’homme, dit-il, est quelque chose qui doit être dépassé. » Lorsque nous désirons, quelque chose de nous, à un niveau de justesse très inconscient, réalise l’étroitesse du temps social de la volonté et l’efficience de ces fluctuations de contraction et de décontraction d’un espace cosmique, universel (en un sens non humain). L’un des premiers effets de cette réalisation est de totalement éradiquer la question de l’avenir qui apparaît au désirant non seulement vaine mais privée de toute existence effective.
En s’installant à son métier à tisser pour confectionner le linceul de son beau-père et en défaisant la nuit ce qu’elle a fait le jour, Pénélope suspend le temps de la volonté, de la reconnaissance, de la célébrité et de la gloire des hommes pour prendre place dans l’efficience active des variations de consistance d’une réalité cosmique présente. Le désir est un peu comme une énergie première, totalement déconnectée des ambitions humaines, exclusivement en prise avec les données les plus brutes et les plus indépassables de « notre être au monde ». Contrairement à l’interprétation qui est faite de son étymologie, il ne nous fait pas tendre « vers » l’étoile mais appréhender la vie à partir d’elle : de sidera, à partir de l’étoile. Il est finalement la réalisation par un être humain de la dimension sidérale et sidérante de l’existence, comme le réveil « inopiné » à la juste prise en compte de notre seul vrai contexte.
Probablement atteignons-nous ici le fond de la perspective du sujet qui s’éclaircit dans la perspective d’un « oui » dépourvu de tout esprit critique à l’encontre de la notion. Le désir nous fait perdre notre temps, c’est-à-dire qu’il nous installe dans la dimension vraie d’un « univers mutant » au sein duquel le temps enfin se voit ramené à ce qu’il est : l’invention de toutes pièces d’une créature soucieuse d’alimenter l’illusion d’avoir « un destin », quelque chose de propre à elle-même à réaliser dans un univers qui n’est « que là » mais « plus ou moins ». Que désirer soit si souvent assimilé à la folie marque bien la profondeur du malentendu humain. Ce n’est pas tant « perdre son temps » que réaliser qu’il n’y en a pas.
Ce malentendu peut tout aussi bien s’illustrer par la distinction entre le pouvoir et la puissance. Avoir du pouvoir, c’est être doté de la capacité de diriger des situations, des personnes, ou sa propre vie. On désigne par ce terme l’exercice d’un contrôle que l’on conquiert et utilise à un moment donné, pour une durée donnée. Le pouvoir a donc un début et une fin. On peut le déléguer. Il désigne finalement le critère même de l’élévation au sein d’une hiérarchie sociale et semble indissociable de la capacité reconnue à contraindre, à imposer. Le pouvoir est donc en ce sens l’instrument par lequel un homme donne à son vouloir un impact dans le monde des hommes. On donne ainsi à une personne un périmètre de contrôle dans lequel être va signifier pour lui imposer des directives à d’autres hommes. Etre une puissance est le contraire de tout cela : ce n’est pas une contrainte, c’est le fait de consister en une force, exactement comme une ampoule dont l’utilisation actualise un « potentiel ». Celui-ci n’est donc pas fictif. La puissance ne peut être déléguée, on pourrait dire que nous n’avons que la puissance que nous sommes, en laquelle nous consistons. La puissance ne s’exerce pas, elle évolue, elle circule au gré de différentes intensités de flux. Il n’est finalement affaire pour nous que de « monter en puissance » mais nous saisissons bien toute la différence entre cette expression et celle que décrit le fait de monter les échelons de l’ascension sociale. Monter en puissance, c’est donner tout ce qu’on peut donner, aller au bout de ce que l’on peut étant entendu que nous ne consistons qu’en cela. On comprend parfaitement la notion de puissance quand on inverse les termes de cette formule de motivation : donner le meilleur de soi ; la puissance, au contraire consiste à être le meilleur de ce qu’on donne. Autant le pouvoir ne vise pour nous qu’à « être quelqu’un », un VIP, autant la puissance traduit la nécessité pour un être de « donner son comptant » d’énergie, d’être à la hauteur de ce qu’il peut. Si désirer est perdre son temps aux yeux d’un homme de pouvoir, c’est la seule manifestation donnée à un homme de puissance de s’accomplir. Désirer désigne exactement le fait de libérer sa puissance, ce qui selon Spinoza constitue le propre de la Joie (c’est là peut-être toute la différence entre le plaisir d’exercer son pouvoir et la jouissance de libérer sa puissance. Les hommes de pouvoir ne libèrent que très peu de leur puissance).
Mais, si l’exercice du pouvoir est stoppé net par la mort, la puissance, elle, n’y fait pas droit. Dans la réalisation de l’absence de toute perspective d’avenir, la mort n’entre jamais dans nos préoccupations puisque on ne peut approcher la mort qu’en prévision. S’appliquer à libérer sa puissance, c’est avoir dépassé la question de la mort. Je ne suis pas « une personne », un « je » qui va mourir, je suis un être libérant dans le fait d’être tout son « comptant d’être », je suis ce que je peux et je suis tellement investi dans le « sans fin » de cet ouvrage (Pénélope) que mourir ne parasite jamais, par son absence totale de consistance effective, le moment donné de consister vraiment et seulement dans le fait d’exister. C’est exactement le sens de la formule de Spinoza selon laquelle « la sagesse est une méditation de la vie et non de la mort ».

Le cycle de vie de l'objet (séance 2)

L’attention portée au « devenir autre objet de l’objet » inverse le rapport de l’homme aux choses. Ce ne sont plus les objets qui naissent « tout faits » du génie créateur des hommes, ce sont les hommes qui s’intercalent dans les variations eco-systémiques des éléments et les propriétés naturelles des matières premières. Ce n’est plus vraiment dans son esprit qu’il s’agit pour le designer de chercher la bonne idée mais plutôt dans l’écoute attentive, aguerrie de ce que peuvent les forces. L’un des terrains de recherche les plus intéressants sous cet angle est constitué, d’une part, par l’ethnologie, l’étude des peuples, principalement ceux que certains ont tendance à considérer comme les moins civilisés, et, d’autre part, par l’éthologie, l’étude du comportement des animaux.
En prêtant attention à cette usine de retraitement cyclique de produits infinis qui s’appelle la nature sur le fond de laquelle jusque là nous bâtissions de toutes pièces le mirage hallucinant de produits finis voire jetables (le cycle de vie, c’est la conscience enfin avérée de l’irréalité du jetable), notre appréciation des sociétés dites avancées se transforme, voire s’inverse. Les modes de vie des sociétés tribales que la foi en notre fausse « supériorité occidentale » avait tendance à considérer comme arriérées deviennent les plus modernes, et, en un tout autre sens du mot « technique », les plus technologiquement performantes. Mais quel est ce « nouveau » sens d’une « nouvelle technologie » ?
Peut-être convient-il de rappeler en premier lieu que l’art est né du mot grec « techné ». Le philosophe Michel Foucault a passé les dernières années de sa vie à réfléchir au concept de « techné tou biou » « art de vivre ». Que deviendrait la technologie si nous n’attendions plus d’elle qu’elle nous fasse passer de l’Ipad 1 à l’Ipad 2 mais qu’elle s’assume en un tout autre sens qui serait celui de son assimilation à des «techniques d’existence », qu’elle nous fasse peu à peu rentrer dans la complexité de tout ce qu’exister suppose de rouages, de finesses, d’agencement, de composantes. Nous n’envisageons pas un seul instant la possibilité qu’il ait fallu à l’enfant sauvage concevoir une quantité incroyable de stratagèmes, de tactiques, d’approches de solidarités élémentaires pour simplement « exister ». Vivre dans un trou de terre est trop misérablement connoté pour que nous réalisions toute la justesse de cet habitat dans son exploitation de la force géothermique.
Mais ce n’est pas là le sens que donne Foucault à la « techné tou biou ». il désigne plutôt une « stylistique de l’existence ». Etre est affaire de style. Exister : ça se travaille. Rien n’est tout fait. Tout est à faire et principalement nous-mêmes. Etre humain devient une matière souple, ductile, un peu comme une mousse à mémoire de formes. Et même si Foucault ne s’est intéressé à ce concept qu’au regard de son évolution historique, ou plutôt dans son rapport à une généalogie d’être soi, rien ne nous empêche de porter à cette infinie malléabilité de la « matière humaine » un autre type d’intérêt marqué par l’empreinte imposée à l’homme par « un devenir autre objet de l’objet » forcément marqué par ce devenir propre des forces et des éléments que nous avons déjà évoqué. La voie dont Foucault ouvre le pas est celle d’une technologie intime, aucunement soucieuse de s’extravertir. Il n’est pas question d’accroître son pouvoir par la technique mais plutôt de se sentir consister dans une certaine façon d’être, dans les fluctuations de techniques d’existence multiples qui décident de nous davantage que nous ne décidons d’elles. Et si l’homme ne pesait pas davantage sur la nature qu’au titre d’aiguilleur de mutations des devenirs propres de ses matières premières ?
Foucault a suffisamment mis à mal la notion de sujet humain, de personne préconstituée pour que nous orientions son travail en un sens qui serait plutôt celui des travaux de Gilles Deleuze et de ses devenirs élémentaires ou devenirs animaux. A partir du moment où l’homme fait moins advenir une chose qu’il ne module les devenirs cycliques des matières premières, la notion de destination finale et humanisée de l’objet perd de son importance au bénéfice d’une zone d’indistinction dans laquelle il est offert à l’homme de cesser de se concevoir comme un constructeur mais comme une « donnée variable » d’un univers « donné » constitué d’éléments donnés et « mutants ». Cela signifie qu’un homme n’habite plus une maison avec une ossature bois comme maison mais comme devenir maison du bois, c’est-à-dire d’une matière première dotée de la puissance d’autres « devenirs », prise de conscience par laquelle s’ouvre non seulement la piste d’un travail de recherche dans lequel le bois cesse d’avoir des « propriétés » exploitables pour manifester des solidarités avec « la matière humaine » mais aussi par quoi l’homme se voit ramené à l’évidence de cette condition d’avoir son chemin à faire parmi les choses et de prendre corps dans le sillon de toutes les connexions qu’il va tisser avec les corps des choses. Peut-être n’est-il pas complètement stupide d’envisager la possibilité que l’attention portée au cycle de vie de l’objet transforme le rapport de l’homme à l’objet en une fascinante alchimie pour laquelle il ne serait plus question que de faire couler le métal en fusion de « l’être chose » de toutes les choses. Revenir au pur trouble de la présence mondaine, effective, à ces étonnements d’enfants devant la douceur de la ouate, la rugosité de la pierre, la chaleur de la terre. Etre « tout chose » non seulement de se sentir chose au milieu des choses mais de s’intégrer ainsi à la puissance presque muette de leurs devenirs.

lundi 21 novembre 2011

Toute vérité est-elle bonne à dire?

Imaginons la situation suivante : nous connaissons un couple heureux, mais voilà qu’un jour nous avons la preuve irréfutable de l’infidélité du mari. La question se pose alors à nous de savoir s’il vaut mieux « dire la vérité » à l’épouse ou garder cela pour soi pour ne pas faire d’histoires ou pour ne pas entraîner dans la vie de cette femme, avec laquelle nous sommes amis, un drame, une dépression. On peut imaginer toutes les variantes possibles dans la gestion de cette situation mais le fond du problème n’est pas là. Il se situe plutôt dans la question de savoir s’il suffit qu’une information soit vraie pour qu’il soit « automatique » qu’on la révèle. Y-a-t-il déjà en soi, dans la vérité d’un fait toutes les conditions nécessaires et suffisantes à sa divulgation ?
On imagine mal Galilée gardant pour lui la vérité de l’Héliocentrisme, mais sommes-nous sûrs que parmi les membres du tribunal du saint office qui l’a condamné, il n’y en ait pas quelques-uns qui ont parfaitement pressenti la justesse des thèses avancées par l’astronome mais qu’ils les ont jugées moins fausses qu’ « impubliables ». Les peuples d’Europe avaient-ils les oreilles pour entendre une vérité si révolutionnaire ? Considérer que toute vérité est bonne à dire revient à faire primer le critère de l’exactitude « pure », absolue, sur celui de la réceptivité émotive ou sensible, voire de la capacité de réalisation intellectuelle du ou des destinataires du message. Comment pourrions-nous faire entendre une vérité à quelqu’un si nous ne préparons pas d’abord le terrain, si nous n’essayons pas préalablement de gagner sa confiance ?
Mais, en même temps, nous acceptons alors de soumettre « la vérité à condition », celle des circonstances idéales de l’écoute juste. La personne devient alors ouverte, disponible à l’égard de vérités qu’elle peut entendre. Or qu’est-ce qu’une vérité qui ne peut être énoncée comme telle que dans la bouche d’une personne qui, parce qu’elle aura réussi à se mettre dans les situations adéquates, sera seule habilitée à la dire ? Qu’est-ce qu’une vérité contrainte d’attendre les conditions favorables de sa reconnaissance comme vérité ? Si une vérité ne peut être reconnue comme telle qu’à certains moments, dans certaines circonstances très précises, cela suppose qu’elle ne détient pas par elle-même ce fond de justesse irréfutable et perpétuel, cette constance « inusable » qui constitue le propre d’une vérité.
Il y a, en effet, quelque chose de contraire à la notion même de « vérité » dans l’attitude qui consiste à attendre et à favoriser le bon moment de sa divulgation, c’est le fait qu’en un sens, le terrain de la vérité est toujours déjà préparé, c’est-à-dire que le caractère indiscutable de son admission comme vérité est justement ce qui fait d’elle une vérité. Nous n’avons pas à attendre la bonne occasion de dire la vérité parce que la vérité est toujours déjà attendue, il n’y a qu’elle que nous attendons, ou, en d’autres termes, ce qui fait d’elle une vérité c’est sa capacité à forcer les éventuels barrages de l’écoute, à s’imposer. Saisir le moment de dire la vérité, c’est se résoudre à ne dire que la vérité d’un moment, l’instant opportun de la convenance entre une nouvelle et l’aptitude à « l’encaisser » du destinataire. Cela signifierait donc que ce qui fait d’elle une vérité, c’est la capacité personnelle de « contenance » de l’auditeur, capacité subjective, variable, changeante. Dans cette perspective, nous n’attendrions jamais des autres autre chose que des vérités compatibles avec notre capacité nécessairement limitée de les admettre. Un croyant ne pourrait entendre que des vérités de croyant, un athée que des vérités d’athée, un homme de droite que des vérités de droite, etc. Chacun de nous ne progresserait qu’au gré de la ligne droite délimitée par ses ornières comme ces chevaux de trait dont on attend les sillons réguliers du labourage. Cela reviendrait à valider cette représentation d’une société au sein de laquelle ne circulent et ne se contredisent que des croyances.
Nous avons tous tendance, en effet, à interpréter les faits en fonction de nos choix, de nos opinions, de nos façons de penser ou de ce qu’il nous plait de penser. Nous ne demandons rien d’autre aux évènements que de nous conforter dans nos croyances et nous nous arrangeons pour qu’en effet ils le fassent. Cela veut dire que nous ne nous confrontons jamais au réel pur mais toujours armé d’un certain bagage idéologique, d’une certaine représentation du monde, laquelle n’attend que d’être confirmée par une certaine lecture des faits. Informer brutalement une femme de l’infidélité de son mari, c’est lui donner l’occasion de sentir ce point de faille, cette ligne de frontière qui existe pour tout un chacun dans le monde entre ce qui existe et ce que nous vivons comme existant. Cette épouse mène une vie de couple heureuse et nous la confrontons à la réalité stricte, irréfutable d’une relation fausse, pourrie par le mensonge. Nous lui révélons l’existence d’un monde qui n’est pas tissé du fil de nos croyances, d’évènements purs dont la matière n’est pas celle de nos représentations mentales ni celle du désir de notre inclination à croire ceci plutôt que cela. Nous la faisons sortir d’un rêve étant entendu qu’en un sens, c’est bien par ce penchant que nous nous laissons tenter, celui de nous créer de toute pièce le songe d’une réalité habitable, vivable. Peut-on vivre sans se faire des idées sur ce que nous vivons ? N’y aurait-il pas quelque chose d’inhumain à appliquer cette maxime selon laquelle il est toujours bon de dire la vérité, indépendamment des conséquences ? Il y a « ce qui est » et ce que les limites imposées par une bonne santé mentale modélisent, formatent et adaptent à ce que nous sommes capables de concevoir comme « étant ».
Dans le film des frères Wachowski : Matrix, Morpheus dit à Néo que la plupart des hommes ne sont pas prêts à être débranchés de la matrice, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas disposés à revenir à la réalité stricte, brute de leur situation. Quelque chose de nous est prêt à être trompé pourvu que la version virtuelle de l’existence qui nous sera donnée soit « praticable », « viable ». Plutôt qu’une existence réelle impossible à domestiquer, à adoucir, à prévoir, à formater, nous souhaitons une existence mensongère mais vivable, c’est-à-dire programmée. Et c’est à cette programmation que nous nous apprêtons de provoquer un « bug » en révélant à cette épouse que son mari la trompe.
On comprend mieux le sens de « bonne » dans l’intitulé de la question de savoir si toute vérité est bonne à dire : cela veut dire « nécessaire ». N’y aurait-il pas, dans le fait de dire la vérité, la marque d’une nécessité absolue, inconditionnelle, dépassant du cadre de cette autre nécessité qu’est celle de maintenir à flot les conditions de conservation de notre intégrité physique et psychique, de notre identité ?
Dans l’une de ses œuvres : « D’un prétendu droit de mentir par humanité », le philosophe Kant prend un autre exemple. Imaginons que l’un de nos amis arrive chez nous et nous dise qu’une bande d’assassins est à sa recherche pour le tuer. Nous l’accueillons dans notre maison et ses poursuivants sonnent à la porte. Ils nous demandent alors si cet ami est bien ici. Faut-il considérer alors que « toute vérité est bonne à dire ? » L’écrivain français Benjamin Constant évoquant ce cas de figure répond « non » parce que nous ne sommes redevables de quelque chose qu’à ceux qui ont droit à cette chose et ces assassins n’ont, du fait de leur mauvaise intention, pas droit à la vérité. Mais Kant conteste cette prise de position au regard de cette thèse tout à fait compréhensible : défendre que la vérité soit un devoir seulement à l’égard de ceux qui y ont droit revient à faire dépendre la vérité d’une proposition de la personne à qui on la transmet. Les termes de « droit et de devoir » ont un sens « moral » et juridique, ils reviennent finalement toujours à évaluer une attitude ou un acte au regard de la bonne intention de son auteur. Le malfaiteur est défavorablement jugé quand il est certain qu’il a agi délibérément « mal », avec une mauvaise intention. Quand une bonne volonté aboutit à des actes répréhensibles, le jugement moral s’adoucit. En d’autres termes, il ne dépend finalement que de nous d’agir bien, c’est purement et simplement une question de bonne volonté. C’est cette bonne volonté qui donc détermine nos droits. Par contre, je ne saurai pas faire dépendre de la bonne volonté de la personne à qui je parle la vérité des informations que je lui transmets. Cela reviendrait à dire que le critère en fonction duquel une information est vraie ou fausse varie selon la nature de l’intention du destinataire du message. Si un « méchant » me demande le temps qu’il fait, je serai alors en droit de lui mentir, de lui dissimuler une vérité à laquelle, en tant que méchant, il n’a pas « droit ».
La vérité est le rapport de conformité entre une proposition et un fait. Je dis la vérité quand, alors qu’il fait beau, je dis qu’il fait beau. Je suis porté à dire la vérité pas tant à cause de la nature morale de la personne à qui je parle que parce qu’il fait beau. Nous sommes ici confrontés à l’extériorité d’un fait pur : le beau temps, à l’égard duquel la vérité se définit comme stricte conformité. Si je dis à un méchant qu’il pleut alors qu’il fait beau parce qu’il est méchant, je ne fais pas que trahir cette personne mais aussi la définition même de la vérité comme conformité entre une proposition et une réalité. Je ne crois pas que la vérité soit suffisamment « vraie », nécessaire, pour se dégager complètement de l’appréciation sociale de l’intérêt qu’il y a à dire la vérité à quelqu’un dont « on ne sait pas ce qu’il en fera ». Si je soumets le fait de dire la vérité à la condition de savoir ce que le récepteur du message en fera, je pars du principe que l’utilisation d’une vérité est plus importante que la vérité elle-même. Cela reviendrait à instituer une société dans laquelle toute personne n’adresserait aux autres que des messages contenant les informations qu’il aurait intérêt à lui faire croire, et même si cette déformation ne se concevait qu’à l’égard des « méchants » pour sauvegarder les intérêts d’une société bonne, il n’en demeurerait pas moins que la vérité serait complètement bafouée, transformée en autre chose qui serait la notion d’intérêt public. Faire dépendre la révélation de la vérité de l’usage qui en sera fait, c’est d’une part présumer d’un futur qui au sens strict nous échappe parce qu’il n’est pas encore arrivé et d’autre part considérer que la vérité compte moins que les conséquences réelles de sa divulgation, ce qui revient à l’instrumentaliser. Mais une vérité instrumentalisée n’est plus une vérité, elle devient un mensonge arrangeant. Quand on dit quelque chose de vrai seulement quand cela arrange nos affaires, ce n’est plus en tant que vraie qu’elle est transmise, mais en tant que « commode ».
Cette considération est à appliquer par chacun de nous au quotidien de sa vie. La plupart du temps, nous ne disons la vérité que quand « cela nous arrange », quand cela ne prête pas à conséquence et ne contrarie ni nos plans ni nos intérêts ni notre image, mais cela ne veut pas dire que nous disons la vérité de temps en temps, cela signifie que nous ne la disons jamais, parce que nous la soumettons en permanence à un critère qui lui fait perdre pour toujours sa seule signification. Ce n’est jamais dans la vérité que nous vivons mais dans la confusion de tous les « mensonges arrangeants » qui ne cessent de se croiser et d’interagir dans toute vie socialisée. Cela en vient à un tel point que nous qualifierons comme « ayant les pieds sur terre » l’attitude de celui qui ne cessera de dire ce qui arrange ses affaires, comme si « là » une normalité sociale se constituait du fait même de n’avoir plus aucun rapport avec le vrai.
Que chacun de nous s’interroge un minimum sur la teneur des messages qu’ils ne cessent d’échanger avec ses proches et tous les gens qu’ils croisent dans une journée, il se rendra compte que « dire la vérité » n’intervient quasiment jamais dans ses motivations, il s’agit plutôt de séduire, véhiculer une certaine image de soi, entretenir les idées que l’on se fait sur nous, ne pas s’écarter de l’impression générale qui nous a fait accepter dans telle « représentation », dans tel cadre. Nous parlons pour « nous faire des relations », dans tous les sens du terme, et si la vérité est susceptible de brouiller dans l’esprit de nos interlocuteurs la bonne image qu’ils ont de nous, nous n’hésitons pas un seul instant à la trahir, à la déformer.

Evidemment le cas envisagé par Emmanuel Kant peut nous sembler un peu différent, il s’agit de sauver notre ami. Mais le fait que l’écrasante majorité des personnes mentirait en pareille situation doit nous interpeller un peu : n’est-ce pas l’indice du fait que les conséquences humaines de la communication de nos messages l’a toujours emporté, sans discussion, sur l’exigence de leur vérité ? Ici, cette supériorité peut, en plus, se donner les allures d’un altruisme, d’un secourisme, mais ce n’est qu’un trompe-l’œil. Nous ne disons jamais la vérité pour elle-même, une sorte d’automatisme socialisé et inconscient s’insinue toujours dans notre prise de parole, évaluant en un temps record les conséquences immédiates de notre réponse dans l’attitude de l’auditoire et surimposant ainsi, à la révélation brute, naïve et donnée de « ce qui est », l’anticipation de l’effet que la nouvelle va produire dans l’esprit et le comportement du récepteur. Une logique de communication fondée sur votre présupposition des opinions, des intentions, des pouvoirs de votre interlocuteur prend toujours l’ascendant sur une pure logique de conformité exacte à la réalité.
Il faut bien comprendre ce que Kant nous dit ici. Il ne décrit pas ce qu’il ferait lui en tant que personne, il affirme simplement qu’aucune bonne raison ne saurait être avancée pour justifier le mensonge, lequel constitue, toujours et indépendamment des circonstances, une faute, ou plus exactement « une injustice à l’encontre de l’humanité en général ».
En effet, personne ne parle à quelqu’un sans miser si peu que ce soit, sur le fait d’être cru par son auditeur. A quoi servirait-il de parler sans cela ? Quand on dit quelque chose à une personne, on inscrit une parole dans de la matière attentive, « enregistrante », dans une écoute sur laquelle on compte pour être admis « sur parole » précisément. On ne peut envisager d’émission de message sans ce fond d’écoute là. Cela signifie que nous comptons en permanence sur ce que Kant appelle « un devoir en général », à savoir le crédit que toute personne nous fait de dire la vérité. Je ne commettrai pas d’injustice à l’égard de ces meurtriers potentiels en leur mentant mais j’en commettrai une aux yeux de ce devoir général là qui ne doit jamais être fonction des moments ni des personnes. C’est comme si j’annulai en quelques secondes ce fond de confiance prévalant dans tous les rapports entre les hommes et grâce auquel je pars du principe que telle personne à qui je demande mon chemin dans une ville inconnue ne va pas s’amuser à me mentir. Quand on me demande mon nom, je ne vais pas m’en inventer « un », sauf si, justement, j’ai déjà renoncé à toute idée de devoir, de justesse, d’honnêteté et de confiance entre les hommes, auquel cas je suis déjà un ennemi du genre humain.
Nous ne pouvons concevoir d’humanité sans pacte et de pacte sans confiance. Un être humain a du « répondant ». Il est, en tant qu’homme, un vis-à-vis plus fiable qu’un animal ou le temps qu’il fait car ces « interlocuteurs » là ne peuvent me donner des gages sur la teneur de leur attitude future. Ce qui fait l’humanité, c’est cette efficience contractuelle du rapport par quoi je peux me tenir pour dit ce qui est dit, c’est-à-dire « vrai ». Mentir est saper l’existence de ce fondement là, c’est nier l’essence contractuelle de l’espèce humaine.
Mentir c’est détourner le cours de ce qui arrive au bénéfice de vos convenances personnelles. Même si vous mentez avec de bonnes intentions, comme celle de sauver votre ami des griffes d’assassins, vous défaites les termes de la permanence d’un contrat contenant l’exigence absolue de conformité à « ce qui est » au vu de ce que vous prévoyez et prenez sur vous d’éviter mais la situation que votre mensonge va créer deviendra alors entièrement votre fait. Si vous dites que votre ami n’est pas chez vous et qu’en réalité il soit justement en train de sortir par la fenêtre de la cuisine. Si les assassins le retrouvent en dehors et le tuent, votre mensonge sera la cause de sa mort. C’est un argument que Kant utilise et auquel il ne faut pas répondre en critiquant l’utilisation du conditionnel : « si.. » Le philosophe allemand ne veut pas du tout se prêter au petit jeu des anticipations ou des « si.. », il tend au contraire à le faire cesser. Si vous dites la vérité et qu’il meurt, vous n’avez pas nié l’humanité ; rien ne vous empêche d’ailleurs de le défendre, de vous battre, voire de mourir pour empêcher sa mort.
Le propos ici est de définir la vérité comme la condition même de l’humain et de qualifier comme non conforme à ce devoir d’humanité toute soumission de cet impératif à des intérêts, à des situations ou à des préalables. Dire le vrai est la condition minimale requise pour que quelque chose comme l’Humanité voie le jour. L’humanité, c’est le genre commun à tous les hommes et cette nature commune ne peut prendre forme que dans notre aptitude à nous lier les uns aux autres par des pactes, par des traités, des engagements. C’est finalement cela qui est la source du droit : la confiance née du pacte. Mentir, c’est rendre inopérable cette capacité qu’ont les hommes à compter sur les hommes, à miser sur la transmission. C’est comme si tous les hommes ne constituaient qu’un seul homme grâce à cette capacité communicative et « fiable ». Avec le mensonge, l’humanité vole en éclat laissant chaque homme à la vision  étroite de son existence individuelle. Toute vérité est donc « bonne à dire » pour elle-même, indépendamment des conséquences, parce que la vérité est un devoir inconditionné sans lequel la notion même d’humanité perd son sens.
Sur le point précis de l’opposition entre Benjamin Constant et Emmanuel Kant, il ne semble pas que le philosophe allemand ait tort : il est impossible de défendre l’idée que certains n’auraient pas « droit » à la vérité. La seule possibilité d’émettre un argument sérieux contre lui réside dans cette notion d’humanité. L’un des points essentiel de sa démonstration consiste en effet à opposer à la sensiblerie niaise d’une conception de l’humanité supposant qu’on est humain dés que l’on fléchit sur la rigueur de son devoir, une vision formelle, universelle, objective. C’est justement pour l’humanité qu’on ne peut pas mentir, pour que l’humanité tienne et « fasse bloc », pour qu’elle puisse se constituer sur la base d’échanges non falsifiés. Finalement Kant réfute l’idée que la vérité puisse dépendre de l’intérêt particulier qu’on a à la dire et finalement aussi de l’intérêt public du moment parce que serait trahir la parole au sens strict : « trahir la notion même de parole », mais va-t-il assez loin dans cette voie ? Ne réfute-t-il pas un intérêt au nom d’un autre intérêt plus étendu mais néanmoins « limité » et moins absolu, inconditionnel, qu’il semble le penser ? Il s’agirait d’une vérité assez objective pour n’être pas même soumise à la condition de faire l’humanité, une vérité qui « serait » indépendamment de la nécessité de constituer le fond de cette efficience contractuelle sans laquelle l’humanité n’existerait plus, vérité brute d’un univers « donné », ici et maintenant. Kant décrit rigoureusement et de façon aussi juste qu’implacable les conditions nécessaires à ce qu’une vérité humaine soit, et l’on pourrait dire, sans jeu de mots qu’il décrit le mouvement d’implication réciproque par lequel la vérité humaine participe à l’évidence d’une humanité vraie et inversement, mais qu’une vérité humaine reste une vérité arbitraire au regard d’une pure vérité factuelle, c’est ce qu’il n’envisage pas.
Il convient bien de préciser que cette notion de vérité factuelle va, en effet, à l’encontre de la définition la plus classique et la plus reconnue de la vérité qui la caractérise comme le rapport de convenance entre ce qui est et ce qui est « posé » ou « dit ». Il s’agit plutôt d’une vérité qui consiste dans la seule « réalité » et qui donc ne s’applique pas à des jugements, à des propositions, à du discours. Est vrai ce qui est réel « avant » que j’en dise quoi que ce soit. C’est exactement de cette conception de la vérité que parle Nietzsche : « Quand je donne la définition du mammifère et que je déclare, après avoir examiné un chameau : « voici un mammifère », une vérité a certes été mise à jour, mais elle est néanmoins de valeur limitée, je veux dire qu’elle est entièrement de valeur anthropomorphique (tendance de l’homme à tout ramener à lui-même) et qu’elle ne contient pas un seul point qui soit « vrai en soi », réel et valable universellement, abstraction faite de l’homme. Celui qui cherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde en les hommes, il aspire à une compréhension du monde en tant que chose humaine et obtient dans le meilleur des cas, le sentiment d’une assimilation. »  
On perçoit bien que Nietzsche et Kant ne donnent pas du tout le même sens au terme « universel ». Pour Kant est universel ce qui peut être dit, jugé ou pensé par tout homme, en tout lieu, en tout temps. Pour Nietzsche, ce terme désigne le fait indiscutable d’être au monde. Il existe une vérité du chameau qui ne consiste pas du tout dans le fait d’être un mammifère, ni d’être baptisé par l’homme « chameau ». Cette vérité, c’est qu’il existe, et c’est tout. La question de savoir « en tant que quoi il existe » est déjà une question d’homme, donc suspecte au regard de cette vérité « pure », laquelle réside dans le simple fait d’être. C’est une vérité de la situation qui ne vient aucunement de la capacité qu’a l’homme de la restituer objectivement par des mots, mais plutôt du fait « d’être en effet », d’être existante. Vrai signifie alors « qui existe » alors que, par ce terme, Kant entend finalement « cette interprétation humaine des faits sur laquelle les hommes ne peuvent que s’entendre, vérité « dite » ». C’est la raison pour laquelle, selon Kant, toute vérité est bonne à dire parce qu’il n’y a de vérité qu’à partir d’un « dire humain », laquelle fonde la base d’une confiance mutuelle, d’un fond d’échange, d’un « croire sur parole » grâce à quoi un genre spécifiquement humain peut s‘édifier alors que Nietzsche décrit ici une vérité existant toujours avant d’être dite et seulement là parce qu’après, elle sera dénaturée en interprétation humaine.
Autrement dit, Kant va aussi loin que l’on peut aller dans les exigences imposées aux hommes de constituer une vérité « fédératrice », sur le fond de laquelle les hommes ne peuvent que s’entendre. Quand on réfléchit, on réalise que le menteur joue précisément d’une donnée évidente et première du genre humain, notre aptitude au témoignage, au double sens du « rapport » (le lien et le fait de rendre compte d’un fait), au dialogue, à la responsabilité (ce mot vient du latin « responsa » qui signifie répondre). C’est en ce sens que l’on peut expliquer cette inclination perpétuelle à la confirmation. Notre voisin nous dit qu’il fait beau et il attend que nous lui disions : « oui ». Cette entente que nous fondons sur des paroles ne rajoute rien au fait qu’il fasse beau mais il instaure une relation humaine de dialogue dans laquelle, en lui répondant, je réponds de lui et réciproquement. Qu’est-ce que cela veut dire : « répondre de lui » ? Je le reconnais comme digne d’être mon semblable, je lui fais place dans la communauté des hommes, j’instaure un rapport d’égal à égal et si « cela va sans dire », c’est justement à partir de l’évidence de cette base qu’on peut « dire », et seulement là. En falsifiant le rapport de conformité à la chose dont on parle, le menteur détruit ce lien d’homme à homme. Il n’y a plus dés lors aucun sens à parler car cela ne construit plus rien, ne va nulle part. Pouvoir faire l’humanité sur la base de la constatation commune qu’il fait beau suppose, en effet, la communauté de traduction entre une réalité donnée : le soleil et les termes d’un commentaire. On comprend ainsi tout ce que le fait de dire la vérité suppose de dimension morale. Pensons à ces personnes âgées qui vivent seules et viennent moins chercher du pain dans une boulangerie qu’un dialogue, une reconnaissance d’humain à humain, une conversation. Il s’agit pour elle de restaurer la force d’un lien social que la solitude atténue peu à peu. Parler, c’est installer de « l’humain » comme un climat, une atmosphère, c’est forcément « dans cela » qu’on parle et c’est aussi ce qu’on fait arriver en parlant. Défaire une maille de ce réseau, c’est faire s‘écrouler la totalité de l’ouvrage. Nous ne pouvons pas remettre à plus tard le temps d’être homme au milieu des hommes, fussent-ils des assassins, des voleurs, des profiteurs. Kant essaie de montrer que Benjamin Constant qualifie d’humaine une conduite qui est justement tout le contraire. Il y a quelque chose du fait de mentir à des assassins qui va tout à fait dans leur sens, qui se soumet au leitmotiv de leur action destructrice. Ils brisent le pacte et nous leur disons : « d’accord ». C’est ça le mensonge.
Cependant c’est justement dans la compréhension voire l’acceptation de l’argumentation de Kant que se situe la possibilité de son dépassement par Nietzsche, car Kant, tout en s’opposant avec autant de justesse à l’attitude consistant à se détourner de la vérité au profit de son intérêt personnel ou de l’intérêt du moment ne conduit pas jusqu’à son terme le mouvement de dire la vérité pour la vérité. La vérité est le prétexte sur lequel le dire installe une communauté de parole. On atteint le fond de cette définition : « est vrai ce qui peut être dit de tout le monde, en tout lieu et en tout temps ». L’intérêt du vrai est donc de créer une totalité d’hommes, de lieu et de temps. Mais on comprend alors tout le sens de la phrase de Nietzsche : « La vérité est un mensonge dont on a oublié qu’il en est un » Il n’est question fondamentalement pour les hommes que de s’entendre sur le dos d’une réalité dont ils produisent un commentaire, un rapport, une « version » et il leur importe davantage que cette version soit commune plutôt qu’elle soit vraiment conforme à la réalité stricte de ce qui est. D’ailleurs si les hommes allaient au bout de ce mouvement de restitution du vrai, ils percevraient l’inefficacité du langage, lequel traduit en mots communs des données toujours nouvelles et particulières. Toute vérité est peut-être bonne à dire mais si c’est de vérité pure dont il est question, il faut se garder du mensonge allant de pair avec le fait de la dire.
Ce n’est plus du tout de la possibilité de parler pour dire éventuellement le faux dont il est question maintenant mais de la réalisation de cette évidence qu’il est toujours faux de parler. On parle peut-être toujours pour ne pas vivre la vérité. Quand un amoureux déclare sa flamme, il cède sous la force de la vérité d’un ressenti à la hauteur de laquelle il ne parvient pas à demeurer. Il faut qu’il le dise, c’est-à-dire il faut qu’il mente, il faut qu’il fasse comme s’il croyait que cela peut se communiquer, se dire avec des mots déjà bien connus, banalisés, murmurés par tous les amoureux du genre humain qui créent ainsi la communauté « bêlante » du troupeau des amoureux humains. Se pourrait-il que l’humanité vive sous le coup de ce mensonge généralisé ? Nous vivons sans cesse des ressentis nouveaux dont la force inédite et décuplée nous effraie suffisamment pour que nous nous la dissimulions à nous-mêmes en la masquant sous l’apparence de symboles communs qui dénaturent et réduisent leur intensité à des expériences communes par le biais des expressions communes. Nous avons tellement réussi que nous nous ennuyons à mourir en ne percevant plus du réel que la routine installée par des mots. Quiconque parvient à dépasser le mur des mots est fasciné par la richesse d’une réalité muette, fluctuante, variable, bigarrée et inlassablement créatrice. C’est précisément dans ce dépassement des mots que l’art consiste selon le philosophe français Bergson. L’art, c’est l’expression de cette vérité au bout de laquelle Kant lui-même n’est pas allé pour avoir voulu créer le système clos d’un « collectif humain ».
Un fait quotidien peut confirmer l’existence de cette vérité intraduisible en mots, c’est le silence. Quand nous sommes face à une personne silencieuse, nous sommes mal à l’aise parce que, comme Kant nous le fait comprendre, nous ne sommes plus mis en situation de répondre à quelqu’un, de répondre de lui, d’attendre qu’il réponde de nous. Nous ne sommes plus en train d’installer du climat humain. Les choses retombent sur elle-même, sur le fait brut de leur plasticité comme un soufflet. Mais nous pouvons considérer dans une perspective plus proche de la pensée de Nietzsche que c’est aussi toute la texture exacte d’un pur moment de vérité donnée qui nous gêne et nous embarrasse. C’est comme un scandale dont il nous faut faire taire le mouvement de réalisation en parlant, en disant n’importe quoi pourvu que cet espace de vérité soit comblé, trahi, détruit et que le mensonge des « ça va ? Bien et toi ? » reprenne le dessus. « Ouf ! Il s’en est fallu d’un poil que nous vivions vraiment ».