dimanche 25 février 2024

Terminale 2 / 3 / 6: le propre d'une oeuvre d'art est-il de répondre à un besoin humain?


Introduction

Quand nous avons faim, nous mangeons, quand nous avons soif, nous buvons, nous satisfaisons des besoins vitaux et l’urgence de cette réponse se manifeste à vous assez intensément pour que nous éprouvions sa nécessité vitale. Si le terme de besoin  a du sens, il se distingue de ce dont nous avons envie, sans pour autant avoir à mourir des suites de son absence ou de sa perte. De fait, nous pouvons avoir envie d’aller dans un musée, d’écouter de la musique ou de regarder une toile. Nous savons bien qu’aucun processus vital n’est engagé dans ce désir. Mais nous évoquons ici une urgence vitale organique individuelle. Si en tant qu’être vivant la satisfaction de sa faim est un besoin, en tant qu’être humain soucieux de se définir comme humain, la sensibilité aux oeuvres d’art pourrait peut-être se concevoir comme un besoin, mais non plus du point de vue de la vie, plutôt de celui de l’existence. Il ne fait aucun doute que la satisfaction d’un appétit d’oeuvres d’art n’est pas de l’ordre du besoin physique organique vivant mais ce n’est pas pour autant qu’il n’existerait pas un besoin de l’être humain en tant qu’être humain, besoin non pas vital mais existentiel. Mais une oeuvre d’art s’impose à nous comme une présence gratuite à tous égards. Dans sa façon d’être là, et seulement « là », une énigme se fait jour à l’attention de tout être humain dans la mesure où il lui est impossible de trouver en soi la moindre question dont elle serait la réponse. Elle ne répond rien, elle ne répond à rien. Elle est seulement là. Mais en même temps, ce qui se révèle dans cette posture gratuite n’est pas pour autant absurde ou insensé. Nous pouvons même éprouver en nous le sentiment d’une nécessité radicale, non seulement parce que cette oeuvre d’art s’impose à nous mais aussi parce qu’elle s’impose telle qu’elle est. Il existe bien une forme de satisfaction dans cette rencontre avec l’oeuvre mais sans que l’on puisse clairement identifier ce qui de nous se trouve alors satisfait. 




Nous connaissons la pyramide de Maslow: elle  s ’appuie sur la base des besoins physiologiques, puis du besoin de sécurité, puis de celui d’appartenance, du besoin d‘estime et enfin du besoin d’accomplissement. Autant il est strictement impossible de situer l’oeuvre dans les premiers cités, autant, à des degrés divers de pertinence (très faible pour la sécurité et. L’estime de soi) on peut « l’envisager » pour les autres même si c’est pour la réfuter: aucune oeuvre d’art n’est rassurante par exemple. Le problème vient finalement du fait que si la réponse était évidemment oui, alors quelque chose d’elle n’existerait que pour combler une attente, une demande et que par conséquent elle serait prévisible, programmable, ce qui ne semble pas cadrer avec ses modalités de création telle que le philosophe Alain les conçoit (voir texte)

Mais, en même temps, l’oeuvre s’impose à nous avec nécessité.  Il ne nous viendrait pas en tête de dire que le requiem de Mozart aurait pu s’écrire autrement et quand nous l’écoutons, quelque chose de l’ordre d’une perfection se fait jour: cette musique est exactement telle qu’il fallait qu’elle soit. C’est du moins ce que nous pensons de tout chef d’oeuvre. Il n’est pas absurde de penser également de ce point de vue aux peintures de Lascaux ou au monolithes de Stonehenge. 





Comment et pourquoi les premiers humains ont-il éprouvé la nécessité de produire de telles oeuvres, de prendre sur un temps voué utilement à la chasse et à la cueillette pour faire ce qui, de prime abord, ne comble aucune première nécessité. Peut-on sortir de ce sujet en évoquant une forme de nécessité seconde? Faudrait-il se rallier au contraire à une thèse assez incompréhensible qui consisterait à poser que ‘l'oeuvre crée a posteriori son envie? Avons nous besoin des oeuvres d’art, ou bien manifesterait-elles par leur existence la réalité d’une dimension humaine dont nus pourrions dire qu’elle se situe hors du vital, quelque chose de plus propre à nous que la nécessité de survivre?  Se pourrait-il que l’être s’y affirme dans l’essence de sa pureté spécifique de telle sorte que les mots d’ordre du style: « il faut bien vivre » n’y seraient plus d’aucun effet? Faut-il considérer que l’œuvre d’art se définit comme une vaine tentative de dépasser nos besoins vitaux ou bien au contraire qu’elle nous mettrait en phase avec une nécessité plus nécessaire encore que toutes les nécessités physiologiques ?


1) Le cri d'Edvard Munch: oeuvre et Dasein

L’histoire de ce tableau est assez simple et Edvard Munch l’a raconté avec précision: «  Je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d'un coup le ciel devint rouge sang. Je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu noir  de la ville — mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété — je sentais un cri infini qui passait à travers l'univers et qui déchirait la nature. »

Il s’agit du fjord d’Oslo en Norvège. Il a beaucoup été question d’angoisse pour qualifier ce tableau et de fait, nous ne pouvons pas voir d’abord autre chose que le personnage au premier plan. Ce qui nous intéresse ici c’est que dans son journal Munch évoque une forme d’urgence à peindre ce cri infini. Munch peint sous l’effet d’une certaine pression une forme humaine elle-même prise dans une pression. L’eau de la mer, les couleurs du coucher de soleil l’île qui apparaît au second plan, tout cela compose un tissu d’ondulations qui prennent le personnage central en étau, de telle sorte que contrairement à la rampe du pont et au pont lui-même sur lequel il se trouve, il devient un corps « ondulant » au sein d’une nature dont tous les éléments, toutes les forces composent elles-mêmes un réseau d’ondes.





On sait que la figure du personnage central  a été reprise dans les films d’horreur Scream dans lesquels il est porté par un tueur armé d’un couteau. Cette postérité est intéressante (même si les films en question sont très loin d’être des oeuvres d’art). Un réalisateur :Wes Craven a eu l’idée de reprendre la figure de cette toile pour lui donner une portée terrifiante). C’est un meurtrier, il porte un masque et ce n’est pas un visage. Or de fait, l’un des traits angoissants de cette toile réside dans l’absence de visage du personnage central. C’est comme si le fait d’être dans un monde trouble, pris dans un étau ondulatoire qui l’étouffe lui faisait perdre une figure humaine. N’y aurait-il pas quelque chose de non-humain à être vraiment « là », à se retrouver pressurisé dans un complexe de lumière, de chaleur, de couleur, de sons, bref à se situer dans ce carrefour ondulant de toutes les forces physiques au sein duquel nous ne pouvons pas ne pas être « immergé ». L’être humain n’est-il pas constamment menacé de perdre dans cette immersion, dans le fait d’être jeté, offert à cet étau ondulatoire étouffant cela même par quoi il est le plus humain, à savoir son visage?

Toute oeuvre d’art est un « Tout », c’est-à-dire qu’il est absolument impossible de dire qu’elle pourrait être autrement, qu’on aurait dû lui rajouter plus de ceci, plus de cela. Contrairement à ce que dit l’empereur joseph II d’Autriche, l’oeuvre de Mozart ne comporte pas « trop de notes » dans le film Amadeus de Milos Forman. De la même façon, ici, il n’y aurait vraiment aucun sens à finasser de la sorte: « peut-être qu’il a mal à la tête, que sa femme le quitte etc. » Ce serait de l’humour pas sérieux. Notre humanité se joue dans notre « être-au-monde »: c’est cela qui se dit dans cette toile et c’est à peine si c’est une interprétation. Nous voulons dire par là qu’en tant qu’elle se suffit à elle-même, le cri de la figure centrale ne peut être perçue, dans tous les sens du terme (c’es-à-dire entendue), qu’en tant qu’il est pris dans un être au monde pressurisant.  Il n’y a pas besoin de rajouter des soucis au « souci d’être là », sachant que cet être là, c’est ce fond angoissant de forces dont le filet se resserre sur la silhouette, lequel, en criant rajoute du son au son, c’est-à-dire contribue malgré lui à serrer ces ondes sonores thermiques, lumineuses, liquides autour de son visage de mort, tête qui est plus un crâne qu’un visage.

Cette silhouette est en train de paniquer à l’idée que ces ondes en l’enserrant travaille la forme de son visage en laissant percer les pommettes saillantes du crâne c’est-à-dire l’image de sa mort annoncée, de sa mort à venir. Sous l’effet de cet être au monde pressurisant nous mourons, nous mourrons et cela n’aura pas d’autre sens que ça! Nous sommes jetés dans un monde au sein duquel il n’est pas évident de faire bonne figure, figure humaine, figure visagéïfiée. Etre un visage dans le monde, ce n’est pas facile, ce n’est pas donné, c’est laborieux, poussif et cet être en danger, en instance d’être débordé par son propre son c’est cela qu’il dit dans son cri l’effroi d’une humanité constamment sur le fil, mais pas tant sous l’effet du mal, de la barbarie que du seul fait d’être au monde. L’effroi d’être jeté dans un monde qui n’en a strictement rien à faire que nous ayons un visage et qui imprime a tout ce qui baigne en lui une forme ondulatoire sous la pression de quoi « tout crie », et ce cri n’arrange rien à cette affaire. C’est même le contraire. 




En effet, Munch insiste bien sur le fait que le cri traverse l’univers et déchire la nature. La toile a été exposée en 1893 mais elle probablement été ébauchée dés 1883 parce que nous savons que ce coucher de soleil empreint de couleur rouge sang était probablement causée par l’éruption du volcan Krakatoa en Indonésie dont l’éruption a eu des implications météorologiques considérables.  

Pourquoi cette toile est-elle aussi connue? Pourquoi est-elle même reconnue comme une oeuvre à tous égards majeure? Est-elle particulièrement belle? Non. Contient-elle des techniques picturales nouvelles, des idées qu’aucun peintre n’aurait eu avant? Pas vraiment, en tout cas, pas d’un pur point de technique picturale., donc Non. Décrit-elle un évènement connu, marquant? Non, d’ailleurs peu de personnes savent qu’en fait il est provoqué par une éruption volcanique lointaine. 

Cette toile peint la vérité du dasein, à tel point qu’il est une citation de Heidegger qui pourrait lui être assignée: « Le fait que l'angoisse saisit la conscience est là pour confirmer phénoménalement que, en entendant l'appel, le Dasein est mis en face de l'étrangeté de soi-même. Le parti d'y voir clair en conscience aboutit à affronter l’angoisse. » nous pourrions rajouter: « à voir ce tableau ». 

L’angoisse n’est pas du tout un sentiment qui se déduirait intellectuellement de cette toile. Elle vient du fait que nous sommes pris dans cette toile, enserré comme la figure centrale dans cet « être-au monde » étouffant, dans la possibilité qui s’y fait jour de ne pas pouvoir s’y insérer en tant que visage. S’il est bien une référence historique à laquelle on peut rapprocher ce tableau, c’est celle d’un évènement qui n’a pas encore eu lieu au moment de sa composition mais dont il ne fait aucun doute que cette toile annonce l’émergence et c’est la Shoah. Nous voyons dans cette figure dont le visage est déformé par le « devenir crâne » que c’est bien cela que les nazis ont fait: affamer des prisonniers jusqu’à ce que l’uniformisation du crâne emporte la singularité expressive du visage.

Cette toile nous amène au coeur du sujet parce qu’elle est toute entière peinte sous la pression et pour l’expression d’un sentiment d’urgence, mais d’une urgence qui n’est pas du tout de l’ordre du besoin vital. Elle ne décrit pas la difficulté de survivre dans un monde sans pitié. Elle n’est pas socialement misérabiliste, elle l’est existentiellement. Elle exprime une misère, un dépouillement ontologique. C’est de l’être en tant qu’être dont il est question ici et de la difficulté à tenir, à assumer, à porter son visage humain dans un monde composé de forces physiques. Pour un humain, être est en question. Nous vivons le fait d’être comme une question non tranchée, suspendue, et cette oeuvre en est le suspens. Derrière nos visages humains se cachent un cri d’horreur, la menace de ne pas en avoir, menace que la mort et le fait qu’en nous déjà s’annonce le crâne finisse par percer (ce qui de fait se produira). Avoir un visage c’est contenir, résister à la menace du crâne et finalement le monde ne veut que ça, ne tend qu’à ça, intensifie le mouvement qui mènera à ça.  Cette angoisse là, angoisse devant la perte de sens qu ‘implique cette existence vouée à la mort, c’est cela qui est peint. Mais en même temps cela est peint et toute oeuvre est un visage, par quoi cette oeuvre nous sauve. Ici se trouve le besoin et la joie de la satisfaction. Le propre d’une oeuvre d’art est-il de répondre à un besoin humain? Oui typiquement humain, parce que cette oeuvre est une sensation et que cette sensation porte à elle seule un « sens ». Elle le compose et l’érige. Cette terreur du non sens que porte cette toile et ce cri fait «  symbole ». Sa portée symbolique a été perçue et reconnue et chacune chacun sait bien en la voyant qu’il s’y trouve inséré.e de quelque biais et que chaque oeuvre d’art compose en soi un visage de la créature humaine depuis l’homme de Neandertal jusqu’à Munch. Mais ce besoin n’est aucunement celui de vivre. Il est celui d’être, et plus encore de persévérer dans son être, être spécifique qui s’effectue en tant que Dasein.

Ce qu’exprime cette toile peut se formuler par le rapport qui s’y trouve effectué entre d’une part la disparition du visage au profit du crâne et d’autre part l’étau formé par toutes les forces physiques environnantes: telluriques, atmosphériques thermiques, sonores, lumineuses, etc. imprimant au « visage » la forme d’un crâne. L’étau dans lequel nous sommes pris épouse la forme de ce « devenir crâne » du visage. Il y a un effet d’enserrement, d’étouffement: « nous ne nous en sortirons jamais ». Etre jeté dans un monde au sein duquel il n’est rien d’autre qui s’effectue qu’en conspirant dans cet étau dont l’effet est de me faire perdre mon visage au profit du crâne a de quoi nous angoisser. On ne s’en sortira jamais parce que la bouche ouverte de la figure centrale ne peut pas émettre un son qui sortirait de la toile. C’est vraiment le génie du tableau: le son s’y intègre si bien aux ondes lumineuses du coucher de soleil aux vagues de la mer, aux ondes telluriques de l’île en arrière plan que l’on ne sait pas vraiment si le personnage crie à cause  de l’étau ou bien si ce ne serait pas l’étau qui finalement se formerait à cause du cri. Nous sommes coincé.e.s dans le fait d’exister comme dans une souricière dont non seulement on ne peut pas sortir, mais dont l’expression même, le cri participe du resserrement.

Plus tu cries et plus ton visage devient crâne. Ce tableau peint l’absence de solution à l’existence mais il se pourrait bien qu’en tant qu’oeuvre il soit la seule solution: la toile qui n’est que là décrit avec justesse l’être là d’un être qui en tant que dasein réalise qu’il n’y a dans notre être là qu’une question et pas de réponse, pas de solution. Le fait d’être là, je peux le peindre, l’écrire, le filmer, le sculpter, le composer musicalement, bref le célébrer mais je ne peux pas le solutionner.  


(il faut d’ailleurs noter que ni les silhouettes que l’on voit à gauche du tableau ni la passerelle sur laquelle il se trouvent ne sont affectées par le mouvement ondulatoire. Ici, on peut vraiment insister sur le contexte de la création de cette toile tel qu’il est raconté par Edvard Munch dans son journal: il était avec deux amis et il a été assailli, traversé par l’intuition de ce cri infini parcourant, la nature. Il précise qu’il est resté là, en retrait, qu’il les laissés marcher pour rester seul avec son intuition. Munch peint une impression, ou plutôt une réalisation qui l’envahît à cet instant, à cette occasion. Cela ne veut pas dire que cette impression soit fausse. Elle n’est que vraie au contraire, mais on peut ne pas l’avoir, heureusement. Sur la perspective fuyante et droite de la passerelle, il va de soi qu’en tant qu’objet artificiel elle échappe à l’ondulation naturelle. On peut même y voir si l’on fait de la philosophie la linéarité d’une temporalité de type chronos dans l’étau de l’éternel retour de l’Aiôn)

A quiconque manifesterait du scepticisme à l’égard du caractère exemplaire de cette toile, c’est-à-dire de son aptitude à cristalliser quelque chose de l’oeuvre d’art (thèse à laquelle nous adhérons complètement) il faut se poser la question de savoir si après tout, comme l’a dit Heidegger des souliers de la paysanne peints par Van Gogh, le propre d’une oeuvre ne serait pas de se tenir dans l’être là des choses, des êtres et des paysages.

Mais pourquoi cette toile pourrait-elle participer de quel biais au traitement de notre question? Qu’est-ce qu’avoir besoin de ceci ou cela? C’est éprouver en soi un état de dépendance, de vulnérabilité radicale, non négociable. On dit d’une personne qu’elle est dans le besoin quand elle se trouve dans une condition si difficile qu’elle n’est plus en mesure de satisfaire les nécessités premières, les plus vitales. Il n’y a plus d’issue, pas de porte de sortie. Le besoin est suspendu à la satisfaction vitale comme la question l’est à la réponse. On est dans le besoin vitalement comme on est dans la question existentiellement et cette question est celle de l’être. L’état de dépouillement dans lequel se trouve cette figure centrale correspond bien à cet emprisonnement de la personne dépouillée qui se retrouve murée, emmurée dans une situation de dépendance par rapport à des besoins, sauf qu’ici ce besoin, cette nécessité n’est pas de survivre mais d’être.

Ce que le besoin exprime c’est le fait qu’on ne peut pas s’en sortir de la vie. L’état d’extrême dépendance dans lequel nous nous trouvons dés que les besoins vitaux ne sont pas satisfaits correspond à cette situation d’enfermement, d’emprisonnement dans la vie. Je ne peux pas m’en sortir d’être vivant: c’est bien cela que nous vivons quand nous avons faim ou soif et que nous n’avons pas à notre disposition ni eau ni nourriture. Or ce que Munch a peint c’est exactement cette exhaustivité, cette plénitude du besoin mais pas du point de vue de la vie, de celui de l’être. On ne peut pas s’en sortir du fait d’être et ce qui nous est montré c’est l’état d’extrême précarité dans lequel nous maintient le fait d’être dés lors qu’on le fixe sans illusion, sans détours, sans déni, c’est-à-dire dans l’épreuve que nous faisons de la nécessité la plus irrésistible. Il est très à la mode de parler de résistance, de résilience, mais, dans cette toile il n’en est pas question. Il n’est absolument rien, jamais, que l’on puisse opposer à la nécessité existentielle d’être-là, et si la mort peut à certaines ou à certains apparaître comme une (fausse) solution, cela serait encore entendable si nous nous trouvions dans la question des besoins vitaux, mais justement ce n’est pas du tout cela qui assaille la figure de la toile: elle est enserrée dans la prise d’une totalité, d’une plénitude existentielle dont l’étau se referme sur elle par la pression d’une question sans réponse, d’un besoin sans satisfaction, d’une attente sans objet.


2) Urgence, angoisse et nécessité

Devant des évènements qui nous arrivent brutalement et qui transforment de fond en comble notre existence (comme la mort d’un proche, une catastrophe, ou tel autre imprévu après lequel rien ne sera comme avant: un exil, partir d’un pays dont on sait que l’on n’y retournera jamais, etc.), bref devant des faits irrévocables, on s’entend dire parfois: « c’est comme ça! ».  

Il y a dans toute oeuvre d’art cette dimension là: «  elle est comme ça! ». Sa modalité de présence, c’est l’irrévocabilité, mais une irrévocabilité « plastique », objectale, physique. Le « c’est comme ça! » de cette toile, c’est la toile, c’est-à-dire que l’irrévocabilité emprunte ici et maintenant un visage. Peut-être vous rappelez-vous de cette parole de l’agent Smith tenant fermement Néo sur les rails du métro: « c’est le son de l’inéluctabilité » (juste avant que Néo ne lui échappe), mais en fait le son de l’inéluctabilité, c’est toute oeuvre d’art musicale qui le fait entendre, toute oeuvre d’art picturale qui le fait voir, etc. En fait il n’est aucun moment de nos vies qui ne soit autre chose que cela: inéluctable, une fois qu’il « est ». Toute oeuvre d’art nous met en phase avec la conscience de cette inéluctabilité: elle est le visage de cette dimension de notre existence que nous faisons tout pour éviter, comme une succession de lapins (de rendez vous ratés) que nous posons à la femme de notre vie (à la vie faite femme), avec notre vie, comme s’il était toujours temps de ne pas rencontrer face à face la seule vérité de notre existence, à savoir le fait d’être, le fait que nous existons, et plus encore que la vérité de cette condition là est la solitude, non pas que nous soyons seul.e à exister mais cette réalisation de son existence ne peut se faire que dans la solitude, celle-là même de la forme centrale du cri.

« C’est effrayant la vie! » comme dit Cézanne et on a l’impression que c’est aussi ce que dit cette figure, ce visage pris dans le devenir-crâne de son existence. Le « retour à l’envoyeur » de ce cri dont les ondes vocales « émises" se confondent avec les ondes lumineuses, sonores, telluriques, liquides, environnantes « reçues » exprime ce qu’une oeuvre d’art est, le mode d’existence de l’œuvre d’art, et ce mode d’existence c’est le visage de l’irrévocable de l’existence, de ceci que l’on ne sort jamais d’un instant présent, qu’il ne peut pas être autre que ce qu’il est « parce qu’il est ». Autrement dit, la contingence, la fragilité, l’absurdité, la mortalité de notre existence, c’est ce qui s’effectue bel et bien dans tout instant pleinement vécu. L’oeuvre d’art est le visage de ce « pleinement » et aussi, paradoxalement, ce qui retourne cette contingence, cette fragilité, cette absurdité, cette mortalité en leur contraire absolu. C’est là ce que fait un visage: émettre un sens, de telle sorte qu’à la fin des fins, la perception de cette toile est salvatrice et plus encore elle est le seul salut envisageable (sans jeu de mot): l’oeuvre. Il n‘y a absolument rien d’autre à faire de sa vie que cela: une oeuvre, parce que toute oeuvre est le visage enfin assumé par lequel l’existence se donne à voir telle qu’elle est: « toute en un », c’est-à-dire complète et irrévocable en cet instant présent.



Le propre d’une oeuvre d’art est-il de répondre à un besoin humain? Cette toile de Munch est parfois reconnue comme le chef d’œuvre de l’expressionnisme en peinture. Plutôt que de rapprocher cette dénomination d’une école de peinture précise, ce qui n’a peut-être pas grand sens, nous pouvons noter que l’expression consiste à faire sortir ou à laisser sortir sous l’effet d’une pression, et c’est exactement cela qu’effectue « le cri ». Tout cela a déjà été dit: de fait cette figure centrale crie sous la pression d’une nécessité et d’une nécessité, nous disons qu’elle est un BESOIN.

Mais s‘agit-il d’un besoin vital? Cette figure nous semble-t-elle avoir faim ou soif? Nous apparaît-elle comme souffrant d’un manque de nourriture ou d’eau? Absolument pas, elle crie sous la pression de cet étau que forme les couleurs du ciel, de la mer, du soleil couchant, etc.  Ce n’est pas un besoin vital. La figure crie parce qu’elle est là et que ce là est vécue comme une souricière sonore dont on ne sort pas. Pire encore, plus on crie pour en sortir moins on en sort. Cette oeuvre d’art ne répond pas à un besoin humain, elle le peint tout simplement. Ce qui est peint, c’est le ne pas en sortir de la condition d’existence humaine. Vous avez beau « ne pas en revenir » de cette condition d’existence qui est la votre maintenant, elle vous revient sous la forme de cet étau qui se resserre à mesure que vous vous efforcez d’en sortir, ou de sortir un cri exprimant cette angoisse là. S’il ne fait aucun doute que cette toile décrit de la façon la plus adéquate le dasein de Martin Heidegger, c’est parce qu’elle représente exactement ce statut intermédiaire et presque insoutenable du dasein qui vit le fait d’être comme une question dont le trouble l’enserre. Nous « voyons » vraiment ce que c’est qu’être pour un être dont l’être consiste à se poser la question de l’être. Il n’en revient pas d’être, d’où son cri, et c’est comme ça qu’il est, c’est cela qui fait sa condition, par quoi son cri lui revient, l’enserre et dessine quelque chose comme un halo dont la forme décrit ce que l’on pourrait décrire comme de l'existence humaine, expressive d’une expérience spécifique qui est celle d’exister dans le questionnement du fait d’exister. Cette angoisse n’est relative à aucun contexte particulier  et c’est cela qui nous touche parce que du coup, cette absence de contexte renvoie à une situation: il ou elle est "juste là" , mais qu’en même temps, cette situation décrit une condition ontologique: le dasein, l’humain.e.



Existerait-il dans notre histoire un évènement au sein duquel il serait donné à l’être humain d’assumer plus qu’à un autre son statut  ontologique de Dasein? Malheureusement oui et il s’agit, sans aucun doute de l’expérience de la déportation, de la détention et de l’exécution faite par plusieurs millions de prisonniers lors de la solution finale décidée et organisée par le troisième reich à la conférence de Wannsee le 20 janvier 1942 (sachant qu’il existait déjà des camps d’extermination en Allemagne pour les personnes jugées « inadaptées » au sursaut nationaliste décrété par Hitler). Pourquoi? Tout simplement parce que l’expérience du questionnement de son être, de son caractère contingent et absurde est exactement ce à quoi on est confronté.e dans un camp d’extermination. Que notre existence n’est pas fondée, qu’elle est juste là, offerte à la possibilité imminente de sa destruction, c’est bien cela qu’est imposée comme modalité d’existence aux prisonnier.ère.s .

Ce rapprochement entre le dasein et le prisonnier est plus qu’illustré par le devenir crâne du visage de la figure centrale de la toile. Mais quelque chose de contradictoire doit attirer notre attention ici: nous venons de souligner un rapprochement entre la figure de la toile et le visage des rescapés des camps. Or ces prisonniers sont affamés. Leur visage émacié traduit l’absence de nourriture. Par contre, il ne fait aucun doute que ce n’est pas cela qui est peint par Munch: le devenir crâne de la figure est comme causé (ou causant) par l’étau de toutes ces forces naturelles environnantes qui prennent sa tête dans un étau. Nous avons l’impression que l'état d’extrême dépendance des prisonniers est celui qui traduit la vulnérabilité dans laquelle nous nous trouvons quand ne sont pas satisfaits nos besoins vitaux. Dans le tableau, la nécessité n’est pas du tout vitale mais humaine, consubstantiel à l’être là de notre condition de Dasein. 

Il faut vraiment trancher cette question de la nature de la nécessité dans laquelle se trouve l’être humain, est-ce en tant qu’être vivant qu’il y est soumis ou en tant  qu’être humain ? De quelle nature est la nécessité la plus radicale, la plus extrême qui se manifeste à nous humains, est-elle humaine ou vitale? La portée de cette question va bien plus loin qu’il ne peut sembler. Elle touche aux racines les plus profondes du sens que l’on peut (ou pas) donner à sa vie.


3) Le besoin et la jouissance (Emmanuel Lévinas)

Dans son livre « totalité et Infini » (p 112) , Emmanuel Lévinas (1905 - 1985), philosophe français d’origine lithuanienne mène jusqu’à son terme une analyse sur le rapport entre besoin et jouissance qui se situe au coeur de la question:

« Nous vivons de « bonne soupe », d’air, de lumière, de spectacles, de travail, d’idées, de sommeil, etc. Ce ne sont pas là objets de représentations, nous en vivons. Ce dont nous vivons , n’est pas non plus « moyen de vie. » comme la plume est moyen par rapport à la lettre qu’elle permet d’écrire. Je ne mange pas ma soupe comme moyen de vivre, mais comme contenu de ma vie. Je vis ce que c’est que manger de la soupe. vIvre c’est donc vivre le fait que jamais rien n’est l’ustensile de quoi que ce soit. La vie, c’est la non-ustensilité absolue, l’instrumentalité impossible, donc l’instrumentalisation impossible (…) les choses que nous vivons sont toujours - et même les marteaux, les aiguilles, les instruments - des « objets de jouissance », s’offrant au goût, ornées, embellies. Les contenus de notre vie ne sont pas comme ces instruments dont on se sert pour autre chose qu’eux-mêmes. Il est impossible de dissocier ce que je vis de ce dont je vis. Je vis de boire l’eau parce que je vis ce que c’est que boire de l’eau. Il y a un effet de totalité et d’indépendance dans le rapport de tout contenu de vie avec la vie, rapport qui rend impossible toute dépendance.

Cela ne signifie pas que l’on peut vivre sans boire ni manger mais que ces contenus comme tous les autres sont aussi indispensables à la vie que tout ce que je fais dans ma vie. Tout ce que l’on fait de notre vie nous fait vivre, c’est là une tautologie à la hauteur de laquelle tout effet de hiérarchisation est impossible (…) On ne vit pas seulement ses douleurs ou ses joies, on vit de ses douleurs et de ses joies, de telle sorte qu’on s’y fait exister aussi.  Cette façon pour l’acte de se nourrir de lui-même est précisément ce qu’on appelle la jouissance. Vivre de pain c’est vivre de la jouissance d’intégrer à son corps à son énergie, celle du grain présent dans la farine du pain. Certes il faut gagner son pain et manger le pain pour gagner son pain, de sorte que l’énergie que j’épuise à gagner mon pain est celle que je restaure en le mangeant si bien que si je m’épuise à me nourrir je me nourris aussi de m’épuiser. Il ne peut exister de besoin de satisfaire une jouissance que s’il y a jouissance à vivre la nécessité du besoin. »

Je ne cesse à aucun moment d’être impliqué.e dans ma vie que ce soit pour la gagner ou pour la vivre, tout simplement parce que rien jamais ne se suspend de ma vie pendant que je travaille à la gagner. Par conséquent l’idée de marquer dans ma vie des contenus dont ma vie serait plus dépendante que d’autres est complètement caduque et privée de tout fondement (…) Le pain et le travail ne me divertissent pas au sens pascalien du fait tenu de l’existence, ni n’occupent le vide de mon temps: la jouissance est l’ultime conscience de tous les contenus qui remplissent ma vie, elle les embrasse. Je ne gagne pas ma vie en travaillant, je la vis, c’est tout!. La vie que je gagne n’’est pas une existence «  nue » qui me réduirait à une exigence nue qui serait celle celle de gagner ma pitance. Ce sont là des contenus qui ne préoccupent pas seulement ma vie mais qui l’occupent, qui l’amusent, dont elle est jouissance. Avoir les moyens, comme on dit, de vivre ne situe pas du tout la vie en réserve de quoi que ce soit de telle sorte que la jouissance de profiter de ces moyens ne se limitent pas à la finalité dont elles étaient les moyens. Les moyens déjà se nourrissaient de la fin dont ils étaient les moyens, par quoi, tout « moyennant » qu’ils sont (ou pensaient être), ils étaient déjà à eux-mêmes et simultanément leur propre fin, leur propre jouissance. On peut bien croire à la poiesis, la vie est praxis.




Ainsi les choses sont toujours plus que le strict nécessaire, elles font la grâce de la vie. On vit de son travail qui assure notre subsistance mais notre existence trouve de quoi se réjouir d’être dans ce prétendu rapport de dépendance à son travail comme moyen de vivre. Il n’y a donc aucun moment de cette situation de prétendue dépendance à l’égard d’un travail posé comme condition de notre subsistance qui ne soit en réalité kairos, opportunité, moment donné, « grâce », jouissance d’éprouver dans le besoin l’être même de la satisfaction.  Si telle chose n’était vraiment que le moyen de gagner ma vie, je ne la vivrai pas , je l’acquerrais sans la vivre et sans l’être, c’est-à-dire sans « l’exister ». Mais c’est précisément cela qui est impossible. Dans un échange le dealer ne donne pas à l’avance ce qu’il veut marchander sans quoi il n’y pas marchandage. Or si le deal avec la société pouvait être : « tu me donnes ton travail et je te fais exister en retour. » la société serait un bien mauvais dealer parce que j’ai forcément déjà ce qu’elle prétends me donner, tout simplement parce que ce n’est pas elle qui me le donnes et qu’il n’est au pouvoir de rien ni personne de donner la vie à la place de la vie. La vie se donne. Elle se donne tout le temps, gratuitement sans condition ni exigence d’un retour. Quand nous disons que pour vivre il faut gagner son pain, nous commettons l’erreur de vivre selon la modalité du donnant/donnant ce dont l’essence même st gagnant/gagnant.

Finalement ce que nous fait comprendre ce texte, c’est que vivre, au sens de survivre, c’est-à-dire au sens où nous pourrions parfois être confronté.e.s à l’exigence la plus pure , la plus brute et la plus nue de vivre à tout prix, n’existe pas. Lévinas joue du double sens de vivre de….Quand je dis que je vis de mon métier, j’entends habituellement que je peux vivre grâce à l’argent que me permet de gagner l’exercice de mon métier. Mais la vérité est  que je vis mon métier pendant que je vis « de » mon métier et que cette seconde perspective s’ajoute inutilement à la première qui est la seule vraie. Je vis de mon métier de la même façon que je vis d’écouter de la musique ou de regarder un film. Nous vivons toujours déjà notre vie avant de vivre de ce que nous faisons dans la vie et en retour, quoi que je vive dans ma vie, j’en vis.

Il y a quelque chose de la vie qui rend impossible la distinction entre moyens et finalité dans tout ce qui s’effectue au sein de cette vie comme contenus. Ce que je vis dans ma vie rend possible ma vie. On pourrait donc croire qu’ils sont les moyens grâce auxquels je peux effectuer ma vie en tant que finalité. Mais ces moyens dés lors ne font qu’un avec la finalité. Quoi que je vive, même faiblement ou difficilement, même en souffrant, même en me désespérant, même si ce que je vis c’est les camps, même si c’est un état de privation qui rend cette vie précaire et immonde, « je vis »… ce qui veut dire que quoi qu’il se passe dans tout instant de vie, moyens et finalité s’y confondent et n’y font qu’un. J’aurai beau m’épuiser en vain pour me nourrir, je me nourrirai quand même à quelque niveau, même bas, de m’y épuiser. Tout besoin se rassasie de cela même qu’il se fasse sentir et plus il se fait sentir avec urgence, plus il se rassasie de cette virulence même dans la privation. Mais quel est ce niveau, cette dimension à hauteur de laquelle je me nourris d’avoir faim ou d’avoir soif ou de manquer de tout, y compris du strict nécessaire? C’est à cette question qu’il faut répondre et urgemment, et savoir si elle aurait rapport de quelque biais avec de l’art.



Qu’est-ce qui, en moi, pourrait se nourrir du besoin d’ « avoir », principalement dans l’expérience que je fais de ne plus rien avoir, d’être dépossédé.e de tout, y compris du minimum dit vital? De quelque chose que rien ni personne ne pourrait me prendre, m’enlever, m’arracher. Ce qu’il nous faut relier ici pour répondre à cette question c’est le retour à l’envoyeur du cri de la figure centrale du tableau de Munch, c’est-à-dire le fait qu’il ne peut pas crier sous l’étau de toutes les forces physiques de la nature sans en renforcer la pression avec l’impossibilité de s’épuiser à se nourrir sans se nourrir de cet épuisement. Que l’on ne puisse manquer à se nourrir sans se nourrir de ce manque ne fait qu’un seul même acte avec l’impossibilité de crier de… sans crier sous…Pas davantage que je ne peux vivre ma soif sans me satisfaire qu’elle soit soif avant même que j’ai (ou pas) de l’eau, je ne peux crier sous la pression de l’angoisse d’exister sans que ce cri constitue la seule raison de crier. On peut tout aussi bien dire de cette figure centrale qu’elle crie pour échapper à cette pression  que pour la renforcer. Crier sous…. et crier de…. sont une seule et même chose, de la même façon le ressenti d’un besoin confond dans l’acmé d’une seule et même exacerbation la souffrance et la satisfaction, l’épuisement et la nutrition, l’absurdité et le sens. 

Il n’y a pas de meilleure raison de crier de…. que de crier sous…. de la même façon qu’il n’y pas de meilleure raison de s’épuiser à combler le manque que celle de combler le manque en s’y épuisant. Nos soifs et nos faims ne sont pas des vides mais des pleins, nous y jouissons de ressentis profonds qui ne peuvent en nous s’adresser qu’à notre être, et pas à notre organisme vivant, parce que lui ne peut pas goûter  la situation. C’est bien là ce que l’anorexique vit: de l’existence en-deçà ou au-delà du vivant. L’anorexique ne souffre pas d’un déficit du point de vue de l’envie d’exister, mais exactement du contraire de cela, d’une existence qui ne s’effectue qu’en existant, qu’en se nourrissant dans son être de manquer de ce qui le fait vivre. Il n’est absolument rien du non-respect des exigences vitales qui nous fasse courir le risque de ne pas exister. D’ailleurs ce risque n’existe nulle part à aucun moment, et c’est aussi cette impossibilité à s’évader de cette prison de l’être que dit le cri. « Dans l’être personne ne vous entendra crier »: paraphrasant Alien, c’est cela que fait entendre le cri, de la même façon qu’il n’est rien de la souffrance du besoin qui puisse exprimer autre chose que la jouissance secrète à vivre cette souffrance même, c’est-à-dire à demeurer en elle en y existant, et non pas « malgré tout » mais grâce à ce tout, à l’exhaustivité immanente de l’être, grâce à Dieu, dirait Spinoza. Et c’est ça: la grâce.

Le propre d’une oeuvre d’art est de situer l’existence humaine à sa juste hauteur. Nous sommes des dasein. Nous ne savons pas du tout ce que nous faisons « là ». Nous sommes jetés là sans assurance de rien, sans légitimité ni confirmation de ce que cette existence donnée ait un sens. Il y a très justement là de quoi crier sous la pression de cette mort certaine qui peut finalement survenir à tout moment, rendant vaine et absurde notre existence ici bas. Ce cri que nous lancerons nous reviendra dans les oreilles, nous étranglera, participera à cet étau dans l’écrasement duquel nous avons été jetés, sans ménagement ni préparation. Etre humain c’est disposer de cette conscience de l’absurdité de l’existence qui fait de nous des dasein. C’est cela que Edvard Munch a peint, l’expérience de ce dénuement là.

Mais il se trouve que ce dénuement se renverse dans son exact opposé et que cette situation de contingence absurde sous l’effet de laquelle la silhouette crie se renforce et s’affirme dans ce cri. Cette contingence devient nécessité sous nos yeux, c’est-à-dire qu’il ne peut pas ne pas y avoir nécessité à crier, à être, à voir ce tableau, à le composer. Dans l’extrémité terrible de cette situation qui est la notre, situation de précarité, de panique et de désarroi  mais surtout de DEMANDE de sens en proie à l’évidence qu’il n’en existe pas, quelque chose d’invulnérable se manifeste, c’est que tout est déjà comblé étrangement dans cette demande, qu’il n’y a rien à attendre en terme de réponse à la question parce que tout est déjà là dans la question.   Le secret de l’existence humaine se fait visible dans cette toile. Il cesse de vivre dans la clandestinité; mais quel est-il? Il est donné aux êtres humains de jouir de la sensibilité d’une existence qui n’est rien d’autre que l’évènement de sa question. Il n’est absolument rien qui fasse sens de l’existence si ce n’est la demande. Le dasein se questionnant sur la légitimité de son existence incarne cette légitimité et en jouit en la questionnant, par l’oeuvre. Le cri de Munch est tout autant de jouissance que de panique. Le propre d’une oeuvre n’est donc pas de répondre à un besoin humain mais d’être, de venir au monde et par cet évènement qu’elle constitue en tant qu’oeuvre de prouver que c’est en tant que demande que le besoin par l’oeuvre est comblé. Une oeuvre d’art est la version immanente de la fameuse réponse que Pascal du point de vue de la transcendance place dans la bouche de Dieu s’adressant à l’humain: « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé ».




Mais qu’est-ce que tout cela signifie concrètement, notamment au regard de ce rapprochement historique, philosophique et artistique  que nous pouvons faire entre le dasein, la figure centrale de la toile de Munch et le prisonnier déporté dans les camps de concentration du troisième Reich? Que toute tentative de réduction d’un être humain à un organisme vivant est impossible, qu’elle est vouée à l’échec, que l’être humain n’est pas un zôon tout court, comme Aristote déjà l’avait bien compris. Rien n’est plus faux ni à côté de la plaque que la pyramide de Maslow dont à la limite il faudrait inverser la base et le sommet, à cette différence prés que l’accomplissement est un besoin qui se satisfait toujours déjà dans sa pure formulation, de la même façon que la silhouette centrale est en train de  réaliser la réponse en même temps qu’elle pose la question. Le cri est le « là » qui répond déjà à la question DANS  la question qu’est-ce que je fais » là »? C’est un effet d’écho de l’être:

- Qu’est-ce que je fais là?

- Là!

L’existence est une presse à imprimer et l’oeuvre n’est rien d’autre que cela même qui se fait dans cette impression. Mais nous mesurons bien dans cette perspective tout ce qui pose problème concernant l’exemple historique des camps de la mort, et c’est exactement la raison pour laquelle il été question d’Emmanuel Lévinas et du lien qu’il établit entre le besoin et la jouissance. Nous pourrions citer plus particulièrement ce passage de « Totalité et Infini »:

« On vit de son travail qui assure notre subsistance, mais on vit aussi de son travail, parce qu’il remplit (réjouit ou attriste) la vie. C’est à ce deuxième sens du « vivre de son travail » que retourne le premier. L’objet vu occupe la vie en tant qu’objet, mais la vision de l’objet fait la joie de la vie.

Non pas qu’il y ait là vision de la vision: le rapport de la vie avec sa propre dépendance à l’égard des choses est jouissance, laquelle, comme bonheur, est indépendance. Les actes de la vie ne sont pas tendus vers leur finalité. Nous vivons dans la conscience de la conscience mais cette conscience de la conscience n’est pas réflexion. Elle n’est pas savoir mais jouissance, et, comme nous allons le dire, l’égoïsme même de la vie .

Dire que nous vivons de contenus, ce n’est donc pas affirmer que nous y recourons comme aux conditions d’assurer notre vie, comptant comme fait nu d’exister. Le fait nu de la vie n’est jamais nu. La vie n’est pas volonté nue d’être, souci pur d’être vivant. Le rapport de la vie avec les conditions mêmes de sa vie devient nourriture et contenu même de cette vie. La vie est amour de la vie. »

C’est un passage vraiment crucial qu’il n’est pas inutile de lire et relire, principalement celui-ci: « le rapport de la vie avec sa propre dépendance à l’égard des choses est jouissance, laquelle, comme bonheur est indépendance. » Nous faisons l’expérience que nous avons besoin de choses pour vivre, mais le temps de réalisation de ce besoin ne se soustrait pas à ma vie. Il ne me met pas en retrait de la vie, il me fait vivre comme absolument tout ce que je vis, au même titre que ces autres choses. C’est par ce biais que je fais l’expérience d’une indiscutable indépendance y compris dans l’épreuve que je fais de ma dépendance. Ce dont Emmanuel Lévinas est en train de nous parler ici c’est d’un stoïcisme plus puissant que toutes les autres maximes stoïciennes à tel point que nous ne sommes pas loin de penser que c’est là l’origine la plus forte et la plus légitime de tout stoïcisme.

Mais il serait absolument ruineux et surtout inutile de faire référence à une proposition d’une telle puissance sans essayer de trouver dans des récits de vie un « écho » à ce qui nous est dit ici (parce que ce qui nous est dit, c’est d’une réalisation humaine « heureuse » qui fait partie intégrante de tout instant de vie vécu par un humain. Même dans la privation de la satisfaction de nos besoins les plus élémentaires, le ressenti de ce manque est jouissance, donc bonheur, indépendance, autarcie.


4) "Le fait nu de la vie n'est jamais nu"

Or dans le livre de Robert Anthelme qui s’intitule « l’espèce humaine », nous suivons le récit de tout ce qu’il a vécu au camp de Gandersheim. De fait personne ici ne peut plus prendre la parole que celles et ceux qui ont vécu ce qu’ils décrivent. Robert Anthelme à ce moment là évoque Jacques, un prisonnier malade qui ne va pas tarder à mourir, et dont le corps couvert de furoncles est agonisant:

« Si on allait trouver un SS et qu’on lui montre Jacques, on pourrait lui dire : 

« Regardez-le, vous en avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler le mieux à ce que vous pensez qu’il est par nature : le déchet, le rebut, vous avez réussi. Eh bien, on va vous dire ceci, qui devrait vous étendre raide si « l’erreur » pouvait tuer : vous lui avez permis de se faire l’homme le plus achevé, le plus sûr de ses pouvoirs, des ressources de sa conscience et de la portée de ses actes, le plus fort. Non parce que les malheureux sont les plus forts, non pas non plus parce que le temps est pour nous. Mais parce que Jacques cessera un jour de courir les risques que vous lui faites courir, et que vous cesserez d’exercer le pouvoir que vous exercez et qu’il nous est déjà possible de donner une réponse à la question : si à un moment quelconque il peut être dit que vous ayez gagné. Avec Jacques, vous n’avez jamais gagné. Vous vouliez qu’il vole, il n’a pas volé. Vous vouliez qu’il rît pour se faire bien voir quand un meister foutait des coups à un copain, il n’a pas ri. Vous vouliez surtout qu’il doute si une cause valait qu’il se décompose ainsi, il n’a pas douté. Vous jouissez devant ce déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c’est vous qui êtes volés, baisés jusqu’aux moelles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre, et vous ne croyez qu’à la lèpre. Vous vous enfoncez de plus en plus, Ja wohl ! on avait raison, ja wohl  Votre conscience est tranquille. « On avait raison, il n’y a qu’à les regarder ! » Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. On ne vous détrompera pas, soyez tranquilles, on vous emmènera au bout de votre énormité. On se laissera emmener jusqu’à la mort et vous y verrez de la vermine qui crève (…)

On n’attend pas plus la libération des corps qu’on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C’est maintenant, vivants et comme déchets que nos raisons triomphent. Il est vrai que ça ne se voit pas. Mais nous avons d’autant plus raison que c’est moins visible, d’autant plus raison que vous avez moins de chances d’en apercevoir quoi que ce soit. Non seulement la raison est avec nous, mais nous sommes la raison vouée par vous à l’existence clandestine. Et ainsi nous pouvons moins que jamais nous incliner devant les apparents triomphes. Comprenez bien ceci : vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avez refait l’unité de l’homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. Vous ne pouvez plus espérer jamais arriver à faire que nous soyons à la fois à votre place et dans notre peau, nous condamnant. Jamais personne ici ne deviendra à soi-même son propre SS. »



Ce passage est probablement incompréhensible sans passer par tout ce qui a été dit à partir d’Emmanuel Lévinas sur l’indépendance accessible à un être humain dans l’expérience qu’il est en train de faire de la plus extrême dépendance. Portons notre attention, en effet au passage souligné. Robert Anthelme insiste sur un paradoxe existentiel d’une puissance aussi infinie qu’insoupçonnée. Il s’adresse aux SS: plus vous avez réduit Jacques à cette situation d‘extrême vulnérabilité physique dans laquelle il n’est plus que ce corps pourri qui va bientôt cesser de vivre, plus vous avez à votre insu oeuvrer dans un sens résolument contraire en lui faisant découvrir et même habiter cette zone d’indépendance, d’invulnérabilité, de puissance au coeur de laquelle dans le ressenti même des plus indescriptibles douleurs que l’on puisse faire ressentir à un être humain en ne satisfaisant pas ses besoins les plus élémentaires du point de vue du vivant, vous lui avez donné l’accès à cette jouissance de se sentir conscience d’être avant de se vivre comme pur organisme vivant. Quoi que l’on fasse subir au corps d’un autre humain, on ne peut pas le faire sans lui donner à ressentir quelque chose dont se nourrira son être, dans la jouissance d’une circularité toujours déjà préalablement accomplie par quoi c’est à son salut que malgré vous, vous avez involontairement oeuvré. 

La phrase d’Emmanuel Lévinas qui compte peut-être le plus est la suivante: « le fait nu de la vie n’est jamais nu ». Or les SS représentent dans l’histoire de l’humanité, ceux qui sont allés le plus loin dans la tentative de prouver le contraire et de faire toucher du doigt de la vie nue à leurs prisonniers, à Jacques, de telle sorte que leur « raisonnement » est le suivant: « voyez: on prie un humain de tout ce qui est vital on l’affame, on l’épuise, on le prive de tout moyen d’exister et de fait il dépérit et meurt. C’est bien la preuve que nous avions raison et que la vie peut être nue, brute, pure . » Il n’est pas une seule phase de cheminement vers la vie nue dans l’instantanéité de laquelle elle a accompli autre chose dans l’existence de Jacques que de s’habiller, d’alimenter son être de ressentis, de modalités, de « comme ci » de « comme ça », de douleurs évidemment mais de ces douleurs dont la vie s’accommode parce que finalement il n’est absolument rien dont elle ne puisse « faire son beurre », se nourrir elle-même et accomplir à tout instant ce retour à soi par quoi se confondent en elle, à tout moment la demande et l’accomplissement, la question et la réponse, le besoin et la jouissance. 

Le vital est une fausse notion qui ne correspond absolument à rien. Evidemment on peut entendre d’ici par rapport à cette affirmation les croassements des réductionnistes: « Ah oui? Et si on ne vous donne plus à manger, à boire, si on vous met dans un camp de concentration? Vous croyez que vous en sortirez vivant?" Non, évidemment je pense que j’y mourrai, mais qu’avant j’aurai joui de toutes les sensations (y compris les pires) alimentant mon désir d’être, que je m’en serai nourri et une fois réduit aux dernières extrémités comme Jacques, ce ne sera pas la vie nue que je toucherai du doigt mais la mort et de cela il n’y a strictement rien à en dire, à en craindre ni même à espérer. On peut commencer un raisonnement en stoïcien et le finir en épicurien, c’est une seule et même raison que l’on explore et elle ne fait qu’un avec cette conscience dont Robert Anthelme a raison de dire qu’elle est irréductible: « vous avez refait l’unité de l’homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. »




Nous avons commencé par insister sur la différence entre besoin et besoin humain. S’il n’était question ici que du premier cité, la réponse serait vite donnée et ce serait « non » puisque de fait, aucune oeuvre d’art ne se manifeste à nous comme un besoin vital. En même temps, l’émergence de l’art, au sens le plus simple, ancestral du terme, à savoir la production d’objets, de constructions, d’installations, de démarches ne satisfaisant aucun besoin vital ni intérêt personnel d’aucune sorte remonte au paléolithique supérieur (à savoir 45000 ans avant JC). Même si cela ne coïncide pas avec l’existence de l’être humain (il y a 300000 ans), ces traces premières sont néanmoins suffisamment ancienne pour pointer une forme de nécessité difficile à spécifier. 

De fait nous pouvons inscrire les ustensiles préhistoriques dans une genèse des besoins des êtres humains qui d’ailleurs coïncident avec des modes de vie de plus en plus modelés par ces objets, mais les démarches et les oeuvres d’art souvent liées à des rituels ou à des pratiques ayant un rapport avec le sacré sont beaucoup plus ambiguës. Est-ce que la notion même de « besoin existentiel » pourrait à cet égard concurrencer celle de besoin vital, comme si quelque chose de la nécessité d’être s’ajoutait ou se substituait à celle de besoin vital?

Mais qu’est-ce qu’un besoin existentiel? Comment comprendre ce terme?

C’est à ce moment que surgit dans le cours la référence au cri de Munch. Cette toile a souvent été présentée comme décrivant une angoisse existentielle. Or, de fait c’est une oeuvre. Est-elle belle, plaisante, techniquement innovante? Non, quelque chose d’elle remet en cause l’idée selon laquelle le beau serait le critère de l’oeuvre. Cette toile nous met mal à l’aise mais en même temps, elle fait naître un sentiment de justesse, de pertinence, d’adéquation, un peu comme un « c’est comme ça! » qui entraînerait notre adhésion sans la forcer et surtout sans que l’on puisse vraiment désigner ni comprendre le « lieu » (si c’est un lieu) à partir duquel cette toile s’impose comme étant « là », et comme devant y être. 

Cette toile est exactement ce qu’il fallait qu’elle soit. Sa façon « d’être là » est juste. Elle tombe à point nommé comme on dit d’un invité qu’on n’attendait pas et qui tombe particulièrement bien. Elle a également ce mérite de court-circuiter complètement les habituels commentaires longs, insipides et débiles: « j’aime ou j’aime pas ». Quelque chose de ce que c’est qu’être une oeuvre donc, s’y exprime. Cela justifie que nous y passions autant de temps.

Trois éléments de cette toile sont à prendre spécifiquement en compte aussi bien d’un pur point de vue pictural que philosophique:

  1. Elle décrit une impression, un mode d’être au monde: la solitude
  2. La silhouette n’a pas de visage mais ce que l’on pourrait appeler un « devenir crâne »: le sens et le visage (le rapport avec le Da sein et les camps de la mort nazis)
  3. Elle crie sous l’effet de son propre cri. Elle crie « de crier », c’est-à-dire sous l’effet de son propre cri de telle sorte que la limite entre expression et impression est indiscernable. Tout en elle est cri et ce cri n’est pas seulement celui de la figure centrale (le rapport avec la question du vital et de l’existentiel. Une nécessité sans besoin.



Evidemment toute cette partie du cours repose sur l’analyse d’une toile, et finalement sur l’idée selon laquelle il y a un rapport entre la toile de Munch et le dasein chez Heidegger, rapprochement défendable mais aucunement argumentable. A une personne qui assurerait que cette toile ne lui procure aucun sentiment et que le rapport avec le dasein lui semble non pertinent , nous n’aurions de fait rien à opposer, mais nous n’aurions rien à lui dire non plus. Finalement il n’est pas exclu que nous touchions ici aux racines les plus premières, les plus natales de la philosophie: s’étonner. Que nous nous étonnions d’exister est un sentiment qui trouve un écho avec cette toile. S’il y a de l’art, s’il y a de l’étonnement, c’est PARCE QUE cette toile dit une vérité, laquelle coïncide avec la justesse d’un « niveau », d’une hauteur à laquelle chacune, chacun de nous se situe ou bien s’est situé.e dans son existence, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il fait là, qu’il est « jeté » dans une existence sans sens et que ce cri d’angoisse devant l’absurdité de cette situation constitue une plénitude: celle de la toile si l'on veut mais c’est bien aussi celle de toute existence humaine. 

A partir de cette intuition (qui est quand même plus que cela en ceci qu’elle est à la fois non-personnelle et solitaire - Elle fait signe d’une dimension de l’existence que l’on pourrait définir comme existentielle), le cours progresse au gré d’une ligne qui lui fait traverser plus d’un territoire: a) le rapprochement avec le Da-sein b) le rapprochement avec les conditions extrêmes des camps de la mort c) la thèse d’Emmanuel Lévinas sur le besoin et la jouissance

Le propre d’une oeuvre d’art est d’affirmer, à partir du simple fait de sa présence, le primat du désir d’être sur le besoin de vivre: telle est la thèse défendue et justifiée tout au long de cette première partie à partir de l’oeuvre de Munch.

Pour en saisir la portée, il faut s’imaginer un dialogue entre une personne qui comprend le sens vers lequel convergent ces trois références: Le cri, Robert Anthelme et Emmanuel Lévinas et de l’autre côté, une personne qui tout au long de sa vie a fait primer le vital sur son désir. Lorsque Lévinas affirme que le fait nu de la vie n’est jamais nu, il veut dire qu’il n’existe nulle part de vie brute, de seuil physiologique, biologique de ce que « rester vivant » impliquerait. Imaginez que la vie ne soit que cette multitude de façons de vivre qui de fait s’effectuent en ce moment, qu’il n’y ait nulle part de norme, de seuil attendu, de « limites » à ce que vivre implique. Pourquoi autant d’employés acceptent-ils finalement de travailler dans des conditions d’aliénation totale qui à aucun moment ne respectent leur personne ni leur être? Parce qu’ils sont convaincus qu’il faut « aller au turbin », « gagner sa croûte », ramener de l’argent à la maison. Dans leur esprit, il faut d’abord vivre pour éventuellement être, mais finalement pour la plupart d’entre eux, ils renoncent à être parce qu’il faut bien vivre, parce que les nécessités vitales de la vie organique sont « premières ». 

La figure de la toile d’Edvard Munch crie sous la pression d’un besoin de crier mais il n’y a rien d’autre à vivre que cette pression elle-même. Ce retour à l’envoyeur du cri sous la pression duquel il crie, ou pour le dire autrement le fait que cette silhouette semble crier de trop crier dit quelque chose de très profond sur le paradoxe profond d’un besoin nourricier qui réside en fait dans la compréhension d’un fait: nous nous nourrissons de tout ce qui se passe dans notre vie, y compris quand notre corps ne s’y nourrit pas ou plus.  L’existence c’est exactement l’évidence de cet excès de nutrition existentielle par rapport à la nutrition organique. Même si l’on est soumis à des conditions d’extrême privation du point de vue de notre durée de vie biologique, cet extrême dénuement, nous « l’existons », et c’est cela aussi qu’exprime la silhouette: exister on ne s’en sort pas (alors que vivre on s’en sort par la mort).



5) 'Vivre" et 'vivre de...."

Mais qui pourrait assurer cela excepté celles et ceux qu l’ont vécu? Personne et c’est cela qui explique la référence au livre de Robert Anthelme, à ce passage si dur et en même temps si puissant  sur Jacques.

Dans ce passage, Robert Anthelme va jusqu’au bout de la contradiction développée dans son livre, à savoir que les nazis, sans s’en rendre compte en inventant des conditions de vie limite créaient à leur insu l’invulnérabilité même, la toute puissance de l’existence et, pour lui, de l’espèce humaine. Plus il s’agissait pour les nazis de créer des conditions dans lesquelles on ne pouvait qu’abdiquer de son humanité pour rester vivant quoi qu’il en coute, plus ils favorisaient exactement l’efficience du contraire, à savoir d’une conscience, d’une unité, d’un ancrage de l’humanité au corps. C’est pour cela que Robert Anthelme évoque la conscience irréductible. C’est justement là, dans cette zone au sein de laquelle notre survie est menacée que l’on fait l’expérience que l’on existe avant de vivre et cela pour une raison assez simple en fait, à savoir que même cette faim, ce froid, cette privation des conditions minimales de vie biologique, on y existe du simple fait qu’on la vit, qu’on y invente un certain type de vie infiniment douloureuse, extrême, immonde mais « là » tout le temps qu’on y vit et quand la mort arrive, on n’y fait pas l’expérience d’une non existence parce que cela n’existe pas. 

C’est le sens le plus profond du préfixe « re » dans re/ssenti, préfixe qui signifie la répétition ou l’intériorisation, la réflexivité. Ici c’est la réflexivité. Il y a encore de l’être à soi dans ce dénuement et c’est pourquoi le fait nu de la vie n’est jamais nu, à cause de ce « re » qui porte en lui de l’être. Mon être se nourrit encore de cette privation là où l’organisme en est privé. 

Le caractère donné de l’œuvre d’art trouve ici son seul lieu et c’est cela qui explique que le cours suive une direction si humainement extrême. Il fallait interroger les camps dits de la mort et la situation historique dans laquelle pour le première fois (et pas la dernière) des êtres humains ont exploré, sans succès selon Anthelme cette possibilité de faire toucher le fait nu de la vie à des êtres humains en les privant du minimum requis. 

La présence de l’art dans les camps est un fait auquel nous n’accorderons jamais suffisamment d’importance. Peut-être serait-il d’ailleurs profondément incohérent d’appeler cela de la résistance ou de la résilience, c’est une pure et simple affirmation qui rejoint le cri de Munch de façon extrêmement troublante.  Ce cri n’en pas pas un de détresse, c’est un cri d’existence. Cette silhouette vit dans le ressenti de sa propre existence et c’est cela qui la nourrit tout autant que cela l’angoisse. Nous pouvons éventuellement être privé.e de la satisfaction des besoins élémentaires, vitaux, nous ne les vivrons pas exactement comme tels, nous nous en nourrirons d’une certaine façon et cela simplement en les ressentant. Il n’est rien dont un être existant ne puisse faire une nourriture propre à son existence même si cela le rapproche à vitesse V de la mort organique. 



P114 de son livre Totalité et infini, nous trouvons, sous la plume d’Emmanuel Lévinas, une analyse phénoménologique de la vie du besoin et de la nourriture:

« Vivre est comme un verbe transitif dont les contenus de la vie sont les compléments directs. Et l’acte de vivre ces contenus est, ipso facto,  contenu de la vie. La relation avec le complément direct du verbe exister, devenu transitif, en réalité, ressemble au rapport avec la nourriture où, à la fois, il y a rapport avec un objet et rapport avec ce rapport qui, lui, aussi, nourrit et remplit la vie. On existe pas seulement sa douleur ou sa joie, on existe de douleurs et de joies. Cette façon pour l’acte de se nourrir de son activité même, est précisément la jouissance (…) Ainsi les choses sont toujours plus que le strict nécessaire, elles font la grâce de la vie. »

C’est comme un mur de compréhension qu’il nous faut ici traverser pour saisir une perspective qui entre autre chose, nous permettra de saisir ce que Robert Anthelme dit au sujet des nazis. Nous pourrions prendre la célèbre expression: « vivre d’amour et d’eau fraîche » pour bien réaliser le fond de l’analyse de Lévinas. On l’utilise toujours de façon ironique parce que le fond de notre certitude, c’est qu’on vit en se nourrissant et que si nous ne nourrissions pas notre organisme nous mourrions. En vérité nous ne vivons pas d’amour et d’eau fraîche mais de pain et d’eau. Ceci dit nous vivons quoi? Notre vie et dans la vie de la plupart des êtres humains, il y a de l’amour? Celui-ci a beau ne pas s’imposer à nous comme vital, il est quand même là. Nous vivons les différents types d’amour dont nous avons la chance de bénéficier dans notre vie. Et de fait, il semble évident que quelque chose en nous s’en nourrit. 

D’ailleurs l’exemple de l’amour est vraiment pertinent parce qu’élever un enfant sans amour ne le fera peut-être pas mourir de faim mais le fera dépérir d’une certaine façon. Bref l’amour, ça nourrit pas l’organisme mais l’être, et finalement nous rendons compte alors qu’il n’existe pas vraiment de justification à la distinction entre vivre d’amour  et vivre l’amour. Quoi que je vive dans ma vie, j’en vis puisque de fait je le vis. 

Etre et se nourrir de ce que nous vivons quel que soit ce que nous vivons, c’est tout UN, c’est la même chose. Nous ne comprendrons jamais le sens véritable et profond du verbe exister tant que nous n’aurons pas saisi qu’en un sens, nous construisons toutes et tous sans le savoir les mille et une manières de ne vivre que du vital, parce qu’en fait rien n’est vital. Il n’est pas une vie qui ne soit une certaine façon de réinventer du vital, tout simplement parce que c’est un contenu de vie, même si c’est à deux doigts de la mort, même si nous faisons une grève de la faim depuis un mois, Nous allons jusqu’au l’extrémité du vital et si c’est une grève, cela signifie que quelque chose de mon être se nourrit de ne plus rien avoir à manger. 

Mais supposons que j’ai conduit cette grève tellement loin que je meurs, est-ce que cela signifie qu’il existe bien un seuil du vital? Non parce que là, il n’y a plus rien à dire de rien, plus de vitalité, plus de minimum vital: rien.

Il est particulièrement intéressant de situer cette analyse à la hauteur de certains troubles comme l’anorexie. Nous comprendrons mieux cette maladie si plutôt que de la stigmatiser comme anormale, nous la situons dans l’exploration par un être de cette zone extrêmement dangereuse mais néanmoins praticable des formes les plus extrêmes de vitalité. Il n’existe pas de nécessité vitale, il n’y a que des libertés vivantes à l’oeuvre et l’anorexique veut tester cette liberté, la pousser à bout, mais justement parce que la notion de nécessité continue d’agir en elle alors qu’elle ne le devrait pas. Quoi que nous vivions, c’est vital à la vie, non que cela soit nécessaire pour vivre, mais tout simplement parce que c’est le contenu de vie qu’on vit maintenant, et c’est tout.



Il n’existe qu’une seule condition sine qua non pour que cette vérité factuelle soit pleinement réalisée, c’est le rapport à soi. Ce qui se nourrit, par exemple d’une grève de la faim, c’est le ressenti de la faim, c’est le fait que cette faim puisse être revendiquée au sens basique d’assignable à un être, une intériorité. La faim ne se fait pas seulement sentir comme ça dans le vide. Elle est est ressentie par un rapport à soi, par un rapport à de l’intériorité. C’est exactement le sens de la formule d’Emmanuel Lévinas: « il y a rapport avec un objet et rapport avec ce rapport qui, lui, aussi, nourrit et remplit la vie. » Cet objet est un contenu de vie, un affect un senti: cela peut être la joie, le plaisir mais aussi la privation, la douleur, le manque. Mais c’est comme si ce manque faisait signe d’un plein, d’une plénitude, d’un rapport à soi où se dit pleinement l’être, l’existence.

La silhouette de Munch qui crie sous la pression de l’étau ondulatoire des couleurs et des forces ressent ce cri tout autant qu’elle l’exprime. De cette angoisse ressentie devant l’absence de sens à exister elle fait une amplitude sonore et picturale qui la prend tout autant qu’elle la prend, qu’elle l’entonne comme une clameur de défaite ET de victoire, de désespoir Et de bonheur, d’absurdité ET de sens. 

Tout s’explique alors, non seulement l’invulnérabilité de Jacques dans la citation de Robert Anthelme mais aussi le cri de Munch et surtout la présence de l’art dans les camps de la mort nazis. Le propre d’une oeuvre d’art est de démasquer l’illusion du besoin vital et d’y répondre par l’évidence d’une grâce absolue propre à l’être, à savoir précisément que de l’être nous n’en sortons jamais.


Conclusion
            Suivant le fil d'une oeuvre au statut bien particulier, nous n'avons pas cesser d'interroger la question de la nécessité à l'œuvre dans l'œuvre. Comment expliquer qu'une oeuvre s'impose d'une façon aussi imposante et "donnée"? Comment expliquer que 'l'œuvre soit puisqu'après tout elle ne nous est d'aucune nécessité vitale? Précisément parce que toute oeuvre d'art démasque l'imposture de la notion même de nécessité vitale. Il n'est rien qui soit nécessaire à la vie excepté la vie, les vies, tous les styles de vie. Nous ne vivons pas "de" la satisfaction de nos besoins vitaux nous vivons tout ce dont se constituent nos vies, y compris les douleurs et les privations. Il n'est pas une existence qui explore autre chose que les infinies variations possibles d'exister "vitalement". "Vital"  est un signifiant vide parce que c'est une seule et même chose d'affirmer que tout est vital et que finalement rien ne l'est. 
« Bien sûr, je n’avais ni peinture ni couleurs, mais j’avais toujours un crayon et un morceau de papier trouvé ici ou là. Ma principale préoccupation était d’observer, toujours observer. Je dirais même que c’était quelque chose qui me dépassait, une espèce de nécessité intérieure. Je n’y trouvais aucune logique. Il y avait juste cette pulsion incroyable en moi. Je n’étais pas dans une situation différente de tous ceux qui m’entouraient et pourtant je ne pensais pas que j’allais mourir ; un peu comme si j’avais été extérieure à ma propre existence. C’est difficile à expliquer, il fallait juste que je dessine, que je dessine ce qui se passait. »
Extrait du témoignage de Halina Olomucki à Beit Lohamei Haghetaot.