vendredi 30 septembre 2011

Un texte de Michel Tournier sur le sujet: "Les autres nous empêchent-ils d'être nous-mêmes?"

« A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de tout possible. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles – des paramètres – au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d’interpolations (1) et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n’ai pris conscience de cette fonction – comme de bien d’autres – qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d’ailleurs en écrivant ces lignes que l’expérience qu’elle tente de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie dans leur essence même les mots que j’emploie. Le langage relève en effet d’une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de phares créant autour d’eux un îlot lumineux à l’intérieur duquel tout est – sinon connu – du moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait, les ténèbres m’environnent. 
Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition…le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un ! »
                              « Vendredi ou les limbes du Pacifique » - Michel Tournier
(1) Interpolation : action d’insinuer des termes intermédiaires dans une série d’éléments connus
   
Quelques éléments d'explication:   plongé dans la solitude, Robinson perçoit certains automatismes inconscients sur lesquels se fonde ce que nous appelons notre perception dire « normale ». Ainsi, nous ne voyons jamais un objet sans lui supposer d’autres angles de vue possibles mais inaperçus de nous-même. Pour que nous les saisissions, il faudrait que nous ayons une sorte d’œil absolu capable de voir l’objet sous toutes ses faces, en même temps, ce qui est physiquement impossible. Toutes les expériences des choses que nous avons sont donc des constructions de notre esprit pour lesquelles nous mêlons la réalité partielle, fragmentée de l’objet que nous saisissons maintenant avec ce que nous supposons que les autres aperçoivent de cet objet. Si nous en restions strictement à ce qui se manifeste vraiment à nos sens, nous ne pourrions pas parler d’objets mais d’une multitude d’impacts sonores, visuels, tactiles qui saturent notre sensibilité sans lui donner la marge de manœuvre lui permettant d’y distinguer quoi que ce soit. C’est pourtant bien à cette sorte de déferlement de « pixels impressifs » que nous sommes livrés à chaque instant. Si nous ne le vivons jamais comme tel, c’est parce que les autres, par leur présence effective ou éventuelle, prennent suffisamment d’importance dans notre perception du réel, pour que nous nous représentions l’objet tel qu’il serait visible par tous les autres et jamais tel qu’il est vraiment vu par nous. Nous évoluons donc dans un univers d’objets dont pourtant nous ne percevons jamais vraiment le statut d’objet « un ».
On pourrait presque dire que tout homme vivant en société et percevant une chose fait comme s’il portait avec lui « l’humanité percevante », de telle sorte que ce que nous ne voyons pas en fait, nous savons que c’est visible en droit. C’est ainsi qu’en un sens nous n’existons jamais vraiment dans le monde tel qu’il est mais tel qu’il pourrait être puisque je ne vois jamais une montagne sans substituer au fragment visuel que je perçois en fait la synthèse de tous les angles, de tous les fragments visuels de la montagne telle qu’elle n’est visible qu’en droit car personne ne peut voir la montagne comme synthèse de tous les fragments visuels. Si l’on objecte ici qu’on peut faire le tour, survoler la montagne afin de constituer une vision qui serait l’addition de tous les angles, la question se pose de savoir dans quoi ces différentes visions vont s’additionner et la réponse est « notre mémoire », de telle sorte qu’il s’agit bien encore d’une interprétation, d’une construction mentale qui s’appuie sur l’aptitude humaine au souvenir et pas de la montagne « telle qu’elle est ».
Dans notre perception de l’espace, des murs d’une maison, des maisons composant une ville, de toutes les villes composant un pays, etc, s’impose l’idée que si nous, physiquement, ne voyons pas les autres maisons des autres quartiers de la ville, ces maisons sont occupées, perçues par d’autres que nous, de telle sorte qu’elles ont bien une réalité perceptible. Non perçues par nous maintenant d’un point de vue physique, elles sont « peut-être » perçues par d’autres, comme si le phénomène de leur pesée effective sur le réel s’accomplissait dans l’épaississement de cette « chair perceptive » qu’est le ressenti des autres. On comprend ce que Michel Tournier veut dire quand on envisage la possibilité qu’une catastrophe nucléaire aient tué toute la population mondiale, nous excepté. Au bout de quelques années, cette assurance d’une ville existante parce que composée de quartiers perceptibles par d’autres s’effritera pour laisser place au champ de perception réduit au seul rayonnement de ma perception. C’est finalement très logique et très juste : si aucun autre homme n’existe ailleurs pour voir une maison, alors cela veut dire qu’aucun modèle humain donc linguistique n’existe ailleurs pour unifier un flux de ressentis sous le terme de « maison ». Il y a ailleurs des flux d’impressions qui ne cessent d’émettre mais pas d’homme pour les constituer humainement. C’est donc une nuit insondable.
 En vérité il n’y a pas de montagne, il y a des impressions que nous ne recevons jamais sans les soumettre déjà au fait de leur recoupement sous l’étiquetage d’un nom « commun », de telle sorte qu’au-delà des différences notables entre toutes les montagnes, toute élévation d’un terrain vers un sommet sera une montagne. La certitude dans laquelle nous installe un conditionnement humain commencé très tôt selon laquelle toutes les choses ont un nom nous donne ainsi accès à un monde dans lequel les impressions ne sont jamais ressenties dans leur réalité « donnée » immédiate mais toujours à partir de cet a priori selon lequel elles dressent devant nous un tableau de choses connues. Sujets que nous sommes à une déferlante incessante de ressentis multiples, changeants, uniques, inédits et inconnus nous ne percevons que du « déjà vu » puisque nous ne relevons de cet assaut continu d’impressions que leur recoupement sous la classification de mots. Nous croyons que les choses reviennent alors que ce n’est que le mot qui sans cesse revient à notre esprit, faisant du monde perçu un monde « lu »,  décrypté, en vertu d’une certaine grille d’interprétation.
Utiliser le langage signifie symboliser, c’est-à-dire rendre compte d’un certain « bloc » de ressentis par un symbole vocal et graphique qui permet non seulement de reconnaître ce bloc à chaque fois qu’il arrive mais aussi de l’évoquer quand il n’est pas directement présent. Nous pouvons ainsi évoquer les montagnes, les vallées, les océans, etc, parce que le symbole graphique « océan » vaut pour tous les océans. L’homme en se dotant de cet outil s’est donné les moyens de ranger l’univers dans des « cases ». Il reconnaît bien des variations de grandeur, d’intensités, etc, mais toujours à partir de sa classification fondamentale : deux océans restent quand même deux très grandes étendues d’eau. Nous ne réalisons jamais que la synthèse d’un certain ensemble de ressentis en « une chose » est déjà du langage, c’est-à-dire le parti pris d’une certaine intelligence humaine pour percevoir le monde.
La notion même de « monde » est un « effet de langue » puisque ce qu’il y a vraiment, indépendamment d’une interprétation humaine, trop humaine, c’est la totalité d’un être qui est maintenant. Nous disons ainsi par exemple que ceci est la terre et ceci est la lune, mais ce que nous révèle la trajectoire orbitale, c’est justement le fait que l’une est indissociable de l’autre et qu’elles sont toutes deux prises dans une loi qui les confond. Nous essayons alors de comprendre avec des symboles la réalité d’un phénomène qui nous interroge et nous échappe précisément à cause de cette interprétation antérieure que nous avons faite avec des symboles, ce qui nous a fait adhérer comme à une évidence à l’idée qu’il y a une chose « lune » et une chose « terre ». Or, Il n’y a ni l’une ni l’autre, il y a ce que l’on pourrait appeler un « plein » de forces en incessante mutation dans lesquelles tout « interagit ». Si nous réalisions cela en nous mettant à distance du langage, nous serions pris de panique en éprouvant le fait de notre immersion dans une totalité physique incessamment changeante, imprévisible et parfaitement indifférente à notre sort en tant qu’infime partie de cet ensemble. 
Représentons-nous quelqu’un (l’autiste ?) dont la perception est suffisamment fine pour saisir tout ce qui rend impossible le rapprochement entre deux nuages, entre deux montagnes, entre deux océans et qui pousserait cette impossibilité d’assimilation jusqu’à rejeter les mots puisque ils mettent ensemble deux réalités toujours distinctes, nous commencerions de comprendre ce que robinson est en train de décrire. Privé de communauté, il commence à perdre le commun des noms, comme si chaque moment, chaque perception ne pouvait se laisser baptiser que par un nom propre. Quand je dis « ceci est une montagne », je ne fais pas que classer cette montagne ci dans l’ensemble de toutes les montagnes, je donne à ma perception intime et particulière, effectuée ici et maintenant un sens « commun ». Moi, cet homme je fais comme si j’étais en même temps tous les hommes et comme si je ne voyais que du « visible humain ».
 On comprend donc bien pourquoi l’autre est le meilleur rempart contre la folie : limité dans une perception personnelle, incomparable et unique de son environnement, Robinson perd le réflexe de ce classement conditionné. Ce n’est même pas que « tout peut arriver » dans une dimension où nous ne distinguons plus des choses, des éléments, c’est plutôt que tout ne cesse jamais d’arriver, de changer, de se transformer, comme une réalité monstrueuse, avec cette terreur supplémentaire que l’on est « avalé » dedans.
Finalement, faire usage de sa raison c’est, sans jeu de mot, appeler un chat un chat, garder les pieds sur une terre « concevable », délimitable, conceptualisable en tant que « chose ». Si nous n’avions pas le langage, nous serions plongés dans les flux dérivants, en constante interaction, d’une infinie multiplicité de vagues de ressentis, celles-là même que certains peintres, au prix parfois de leur raison, vont saisir en jetant un coup d’œil de l’autre côté du mur des mots. Plutôt que d’invoquer autrui comme le meilleur rempart contre la folie, Robinson devrait préciser qu’il a besoin du contact avec l’autre pour revenir à la perception « usuelle », « normative » du réel, mais le fait même qu’il soit en train de la perdre prouve justement qu‘elle n’est que normative. Ce qu’il vit est un retour angoissant à la réalité la plus stricte, littérale et donnée de ce qui est, perception crue et inhumaine d’une vie sans pointillés, ni « choses » à percevoir. C’est donc bien ce que nous appelons la folie et ce qui nous amène parfois à enfermer des personnes dont les modalités de perception sont incompatibles avec les nôtres, parce qu’elles refusent de ne ressentir le réel qu’au travers des caricatures de choses nommées sur la base desquelles nous constituons une perception « commune ».

lundi 26 septembre 2011

Faire de la philosophie


Commençons par l'histoire du marin et du jeune professeur : lors d’une grande traversée, un jeune professeur très diplômé donne tous les soirs des conférences aux passagers ainsi qu’aux membres de l’équipage du bateau. Tout le monde est impressionné par l’étendue de ses connaissances. Après sa première intervention, il interpelle un vieux marin :
-        Dites-moi, mon brave, avez-vous entendu parler de la géologie ?
-       Non monsieur, je n’ai pas fait d’études, qu’est-ce que cela ?
-       C’est l’étude de la terre. En ignorant tout ce qui concerne l’élément que vous foulez de vos pieds, vous avez perdu un quart de votre vie.
Le vieux marin est très abattu de cette nouvelle. Le lendemain, après son exposé, le professeur interroge encore le marin :
-       Dites-moi, connaissez-vous l’océanographie ?
-       Non Monsieur, je travaille depuis que j’ai 12 ans, je ne sais ni lire, ni écrire.
-       C’est la science de l’océan et des courants marins. Mon pauvre ami, vous avez perdu encore un quart de votre vie.
Le marin quitte le professeur encore plus accablé. Lors de la troisième conférence, le professeur pose encore une question :
-       Est-ce que vous avez entendu parler de la météorologie ?
-       Non, monsieur, je ne sais pas ce que c’est.
-       C’est la science du temps qu’il fait, de la pluie, des vents, etc. Mon pauvre monsieur, vous avez déjà perdu les trois quarts de votre vie.
Le marin quitte le professeur en se disant qu’il n’a rien appris de sa vie et qu’il n’a fait que perdre son temps en travaillant sur les bateaux. Mais le lendemain, c’est lui, très tôt, qui frappe à la porte de la cabine du professeur :
-       Professeur ! Connaissez-vous la nagéologie ?
-       Quoi ? La nagéolo…Qu’est-ce que c’est que ça ? Pourquoi me réveillez-vous si tôt le matin ?
-       La nagéologie, c’est la science de la nage, parce que nous venons de nous échouer sur un rocher, le bateau est en train de couler, et si vous ne savez pas nager, vous allez perdre la totalité de votre vie. »
 Ce que nous dit cette histoire est simple : vous pouvez bien être savant, cultivé, lettré, cela ne vous est pas nécessairement utile pour l’activité la plus incontournable de tout être qui consiste à simplement vivre. Le jeune professeur parle finalement par image quand il dit que le marin a perdu un quart de sa vie parce qu’il n’a pas étudié la géologie ; le marin, lui, parle de la situation présente, de ce qu’il convient de savoir maintenant. D’ailleurs ce n’est pas vraiment un savoir. Quand nous y réfléchissons, nous réalisons que nous avons appris à nager moins parce qu’on nous a appris théoriquement les mouvements à faire que parce qu’un jour un déclic s’est produit et que nous avons intégré vraiment le fait que l’eau nous porte et que notre corps alors s’est fait à cet élément. Nous nous sommes libérés de la peur de nous noyer, et c’est finalement cela le déclenchement à partir duquel on peut commencer à nager. Autrement dit, ce n’est pas du tout une connaissance théorique, c’est un acte de réalisation proprement physique.
Dans quelle mesure l’ennui assez profond qui caractérise l’état d’esprit de nombreux élèves venant au lycée ne tiendrait pas au fait qu’ils ont l’impression qu’on leur apprend plutôt les connaissances du jeune professeur plutôt que celle du bon sens du marin ? Et finalement celle du marin, c’est moins une connaissance qu’une aptitude, une réalisation, qu’une pratique.
La différence entre la géologie du jeune professeur et la nagéologie du marin est une distinction que l’on peut retrouver dans l’acquisition de toutes les matières selon que le professeur considère qu’il s’agit de vous transmettre un savoir (ce que l’on sait) ou de vous permettre de maîtriser une aptitude (ce que l’on peut). On la retrouve également en philosophie. Si par exemple, je vous fais apprendre par cœur un texte de Kierkegaard qui affirme qu’il est impossible d’agir sans que ce soit notre mortalité qui finalement agit dans l’action, texte qui poserait donc que lorsque nous regrettons d’avoir à mourir, nous regrettons cela même qui finalement nous fait vivre, vous allez posséder une référence, connaître un auteur mais sûrement pas accomplir en vous, pour vous, une aptitude. Vous allez connaître une pensée mais pas réaliser un fait donné, certain, indépassable.
Il s’agit donc de lire Kierkegaard autrement que pour dire qu’on a lu Kierkegaard,  de réaliser à quel point derrière ce nom, se cache finalement une expérience qu’il décrit et que je ne pourrais comprendre qu’en la faisant, pas en la lisant. Quelle est cette expérience ? D’abord la réalisation du fait que vous ne pouvez pas faire quelque chose sans que cette chose se prête à de l’évolution, à du petit à petit. Vous ne pouvez pas vous faire un café sans mettre la poudre dans le filtre d’abord, puis l’eau dans le réservoir ensuite puis déclencher le goutte à goutte, et ainsi de suite. Donc, faire quelque chose suppose de la succession, du mouvement. Cela signifie que nous vivons dans une dimension où rien n’est identique, définitif, « une fois pour toutes ». Vous ne déclenchez pas le mouvement de vous faire un café, vous êtes pris dans un mouvement qui vous change et vous utilisez ce mouvement pour y faire se succéder les étapes de la confection d’un café. Cela signifie que ce temps qui passe et qui vous fait peu à peu glisser vers votre mort et qu’à ce titre vous haïssez est exactement cette dimension du mouvement sans laquelle vous ne pourriez pas vous faire un café ni quoi que ce soit d’autre. Quand nous détestons le fait de mourir, nous détestons ce sans quoi aucune action ne serait réalisable. C’est toujours mortellement que nous produisons, inventons, créons (ce que dit bien peut-être l’expression populaire : « c’est mortel »). Vivre, finalement, c’est toujours mourir plus.
Quand nous faisons quelque chose, nous sommes nécessairement en train de mourir en la faisant et c’est là probablement tout ce qui en fait le prix. C’est exactement ce qui explique les propos que tiennent parfois les travailleurs à la chaîne d’une entreprise qui les licencie : « j’ai donné trente ans de ma vie à telle ou telle usine. » Nous ne comprenons pas toujours cette remarque parce que le travail en question était dur, pénible, tout sauf épanouissant mais l’ouvrier peut nous répondre : « c’était quand même ma vie ». Cette machine m’a contraint, forcé, assommé, aliéné, mais, en même temps, chaque matin, je lui ai donné un peu de mon énergie vitale et si l’activité en elle-même est ingrate, absurde, l’énergie de vie dispensée, perdue là dans cette activité était précieuse. Ce qui est le plus réel de tous les instants que nous vivons, c’est finalement le sacrifice, c’est-à-dire le fait qu’il y a une part de nous, une parcelle de notre existence qui s’y voue entièrement, qui s’y « consacre » jusqu’à s’y brûler complètement, exactement comme quand on dit, par image,  à quelqu’un qui ne comprend pas le message qu’on lui adresse : « je me tue à te le dire ». Nous ne faisons que nous tuer à exister, et heureusement, parce que, sans cela, une existence ne pourrait pas défiler, c’est-à-dire se remplir.
Il y a deux manières d’assimiler cette idée, et cette distinction correspond à la différence entre le savoir du jeune professeur et la sagesse du vieux marin. Nous pouvons l’admettre logiquement, la retenir pour la ressortir tôt ou tard, reconnaître sa justesse théorique, et puis nous pouvons la réaliser physiquement. Et nous comprenons bien que, dans ce dernier cas, il ne s’agit pas d’apprendre cette idée. On est touché par l’impact d’une évidence qui transforme complètement notre façon d’être. Rien n’est plus tout-à-fait comme avant quand on réalise que la question : « qu’est-ce que je vais faire maintenant ? » ne se pose vraiment correctement que quand on se demande plutôt : « A quel acte vais-je donner un instant unique de ma vie de telle sorte qu’il ne va pas en revenir vivant ? ». Toute notre existence ne consiste finalement qu’en une succession incessante de petits suicides et il n’y a vraiment pas lieu de le regretter parce que c’est justement cette texture là qui fait de notre vie quelque chose que nous pouvons modeler comme un matériau souple. Quand nous vivons dans la crainte de mourir, nous sommes un peu comme un automobiliste qui, tout le temps de son trajet, ne penserait qu’à l’essence qu’il est en train de perdre en roulant et ne prêterait aucune attention au progrès qu’il fait sur la route. C’est parce qu’il brûle de l’essence qu’il avance. De la même façon, c’est parce que nous mourons que nous vivons.
C’est bien la différence entre une connaissance et une aptitude c’est-à-dire entre une discipline qu’on a apprise et savoir nager maintenant parce que le bateau coule. De la même façon, vous pouvez réfléchir sur la mort, et réaliser que vous mourez maintenant, ce sont deux choses différentes. Dans le premier cas vous êtes savant, dans le second, vous êtes sage. Il me semble assez vraisemblable que l’une des raisons pour lesquelles la plupart des lycéens sont fatigués et dégoutés à l’idée de venir en cours tient au fait qu’on leur donne souvent des connaissances plutôt que des aptitudes, qu’on leur demande d’apprendre plutôt que de réaliser physiquement quelque chose d’évident et de vivre en fonction de cette réalisation.
Mon travail consiste à vous aider à acquérir l’aptitude à philosopher plutôt qu’à vous faire apprendre par cœur les théories des philosophes, donc, dans l’exemple choisi, à vous faire réaliser que tout instant est précieux parce que quelque chose de vous y meurt plutôt qu’à émettre tout un tas de suppositions sur la mort. C’est très paradoxal, nous perdons notre temps à constituer des hypothèses sur la mort alors qu’elle est exactement ce que nous vivons dans le présent. Comme pour de très nombreuses questions que nous nous posons, nous ne nous apercevons pas que la solution n’est pas un but vers lequel il nous faudrait aller mais cela même qui nous est donné dés le départ, comme un homme qui chercherait la richesse sans se rendre compte qu’il a les fesses posées sur un trésor.
Pratiquer la philosophie comme une aptitude plutôt que comme un pur travail de mémoire, qu’est-ce que ça suppose ? Comme la nage, ça suppose un « déclic ». Tout le monde sait nager, en fait parce que physiquement la densité de l’eau permet à tous les corps humains de flotter et de se déplacer à la surface avec des mouvements calmes et maîtrisés. Ne pas savoir nager, c’est seulement croire qu’on ne sait pas nager. De la même façon, quelque chose vous porte nécessairement à faire de la philosophie, quoi ? La conscience que l’on prend parfois d’un décalage entre l’attitude qu’il est convenu d’adopter face à une situation parmi les hommes et la stricte réalité de cette situation. Il s’agit simplement d’être en phase avec la réalité de la situation présente telle qu’elle est et non telle que nous voudrions qu’elle soit, mais percevoir les choses telles qu’elles sont, c’est un exercice très difficile, très exigeant.
C’est l’une des raisons pour lesquelles il convient absolument que le cours de philosophie soit une parenthèse dans notre existence sociale au milieu des autres. Pour vivre avec les autres et être accepté d’eux, il faut passer par des images, des formules convenues qu’on balance à droite à gauche (qui s’interroge vraiment sur la santé de quelqu’un quand il lui demande si ça va ?). Cela n’est ni bien ni mal, c’est une contrainte de la vie en collectivité. Mais en cours de Philosophie, nous pouvons suspendre, le temps de la séance, le cours de ces habitudes et constater qu’elles contribuent à falsifier complètement notre rapport aux autres, à l’existence à nous-mêmes, c’est alors que viennent à la surface des questions qui nous troublent et nous semblent parfois absurdes parce qu’elles partent d’un souci qui n’a plus aucun rapport avec celui d’être accepté et reconnu par les autres en société. Il y a donc quelque chose dans la philosophie qui est extrêmement attentif à désamorcer les dynamiques nées des effets de groupe. Quand vous entrez dans la salle d’un cours de philosophie, j’aimerai beaucoup que vous compreniez et que vous vous souveniez qu’aussi entouré que vous puissiez être de vos camarades, vous entrez seul, de la même façon qu’à la fin des fins, vous vivez seul.
Pour bien circonscrire et déterminer cette partie de vous qui sera sollicitée par la philosophie, on peut utiliser un exemple. Peut-être avez-vous déjà observé le fait que quand vous n’allez vraiment pas bien à la suite d’un événement grave qui vous est arrivé et que vous le dites à un ami. Celui-ci se sent souvent obligé de vous dire les choses que l’on dit habituellement en pareille situation. Mais plus il parle et plus vous sentez un fossé s’agrandir entre vous et lui. Il n’est pas vraiment en train de coïncider avec votre état d’esprit, il s’applique plutôt à coller à un certain statut. Il vous tient les propos qu’il est convenu d’attendre d’un meilleur ami. En d’autres termes, il est en train d’essayer de correspondre à une certaine image, pas vraiment de se faire à la situation. Plus il parle et plus vous vous sentez seul, vous comprenez enfin quelque chose de très important : à savoir qu’il y a des codes, des mots clé, des attitudes conformes qui permettent aux hommes de s’envoyer entre eux des signes de reconnaissance afin que toutes les expériences de la vie soient ainsi banalisées, étiquetées, contrôlées, normalisées et puis en dessous de tout ça il y a la réalité stricte des ressentis qui finalement ne correspond jamais à ces codes. Quand cet ami vous dit : « je sais ce que tu ressens », il ne sait pas du tout en fait mais il pense qu’il est gentil de dire cela, peut-être même croit-il qu’il le sait. Finalement la plupart des êtres humains en société s’entendent pour se faire croire les uns aux autres qu’ils vivent à peu prés les mêmes choses quand la réalité est qu’aucun ressenti jamais n’est identique à un autre. Viendrait-il de perdre son père quand j’ai moi-même perdu mon père qu’il n’y a rien de commun entre perdre son père pour lui et perdre son père pour moi. Il y a les choses telles qu’elles sont et les mots que les hommes mettent sur les choses pour se faire croire les uns les autres qu’ils vivent les mêmes expériences, parce que s’ils devaient reconnaître que les mots sont toujours à côté de la plaque, alors il faudrait aussi admettre que la communication est une vaste farce.
Deux phénomènes confirment cette analyse : le premier c’est Facebook, c’est-à-dire l’assimilation totale de l’ami au « profil » de l’ami. L’ami, c’est celui avec qui vous pouvez avoir une conversation plutôt qu’une présence physique. L’ami c’est du virtuel qui parle. Le second c’est la gêne que provoque toujours un silence entre deux personnes en présence. Le plus souvent, l’un des deux s’active pour trouver absolument quelque chose à dire, même si c’est stupide parce que le plus insupportable c’est cette absence de paroles. Est-elle seulement gênante parce qu’elle sous entend que ces personnes n’ont rien à se dire ? Non elle est aussi gênante parce que les silences ne sont pas des vides. Ils instaurent un certain climat qui constitue finalement la vérité de la relation et qui échappe aux mots. Une personne qui parle tout le temps et qui ne laisse jamais le silence s’installer, c’est souvent une personne qui ne veut pas que la vérité de la relation éclate.
Ce qui nous porte à faire de la philosophie, c’est cette évidence qu’il y a toujours une vérité qui se situe en dessous de nos croyances, du paraître, des préjugés et qu’il y a un effort constant de la part des hommes pour substituer le jeu d’un renvoi d’images à la réalité stricte de ce qui est. Pour faire de la philosophie, non seulement il ne faut pas avoir beaucoup d’imagination mais il convient de se retenir d’imaginer quoi que ce soit pour observer le plus simplement et crûment possible la réalité même. On mesure bien le malentendu que la plupart des gens font sur la philosophie quand on réalise qu’elle apparaît comme une discipline dans laquelle il faut se faire des idées sur tout alors que justement elle réside d’abord dans la capacité de ne se faire d’idées sur rien.
On peut résumer tout ceci en trois points :
 - La philosophie est une aptitude pas un ensemble de connaissances
-  Elle consiste à percevoir la réalité telle qu’elle est
-  Troisièmement elle réclame de celui qui la pratique qu’il s’accepte seul et s’accomplisse dans la réalité de cette solitude.
Cette définition de la philosophie et le fait que je sois chargé de vous l’enseigner implique logiquement un certain type de rapport entre vous d’une part et entre vous et moi d’autre part.
 La première de ces implications, c’est le fait que le personnage que vous voulez jouer aux yeux des autres dés que vous êtes en collectivité ne m’intéresse pas. Plus vous arriverez à faire taire ce personnage, plus vous serez en phase avec ce qui sera dit ici. En un sens, le rapport que je cherche à avoir avec vous est un rapport privé, ce qui ne veut pas dire personnel ; privé parce que nous savons tous que le plus souvent nous ne sommes que ce qu’il faut paraître pour être admis par les autres, mais ici nous pouvons tenter cette aventure d’une existence authentique et non jouée. Essayez de ne pas intervenir pour avoir l’air de celui qui dit ceci ou cela. Intervenez parce que vous en sentez intimement la nécessité.
La seconde de ces implications, c’est que vous ayez à mon égard une exigence décomplexée de clarté. Si vous ne comprenez pas ce que je dis, faites-le moi savoir rapidement.
Enfin, il convient que vous fassiez la différence entre une présence administrative et une présence effective. Si vous avez compris ce qui a été dit sur la mort, sur le fait qu’elle est active en cet instant en chacun de nous, qu’elle constitue même le présent de cette expérience, alors vous réalisez aussi que la plupart des gens agissent comme s’ils étaient immortels et qu’ils craignent la mort au lieu de l’apprivoiser. Mais quelle est l’attitude de l’être humain qui, au contraire, réalise cette évidence, cette fragilité, cette réalité d’une mort perpétuellement en acte ? Ce n’est pas la dépression, ni la lamentation, ni la quête effrénée de plaisirs, c’est l’attention, la compréhension de la nature unique de tout instant. Une incroyable quantité de choses font barrage à cette compréhension dans la vie quotidienne. Mais le cours de philosophie peut être une parenthèse de justesse et d’observation neutre dans notre quotidien. Il s’agit donc « d’être là », non comme un nom qu’on valide sur une liste d’appel, mais d’être authentiquement là, complètement là, seul. Là où je suis, je « suis ».
Peut-être cette définition de la pratique philosophique ne correspond-t-elle pas à ce que vous pensiez ou ce que vous croyez être nécessaire pour avoir une bonne note au baccalauréat en philosophie. En fait, elle est le point de départ. Apprendre d’abord tout un tas de doctrines de philosophes pour rendre un devoir cultivé et ne jamais s’interroger sur la réalité stricte, authentiquement vivable de ce qui vous est demandé, c’est à la fois absurde et masochiste : absurde parce que vous mettez la charrue avant les bœufs, masochiste parce que vous choisissez de rendre ennuyeux ce que vous avez la possibilité d’aborder avec un intérêt propre. Efforçons-nous d’aborder cette année avec le bon sens du vieux marin plutôt qu’avec la prétention érudite du jeune professeur.

dimanche 25 septembre 2011

"Mérite-t-on d'être aimé(e)?"

Il semble impossible de vivre en société, parmi les autres, sans travailler à être reconnus et aimés par celles et ceux dont nous croisons la route. Cet objectif nous apparaît accessible pour peu que nous produisions les efforts appropriés à cette visée. Comment provoquer l’amour de nos proches si nous ne leur rendons aucun service et ne nous appliquons pas à leur offrir une existence plus agréable ? Mais l’amour se plie-t-il vraiment à un « mode opératoire » aussi simple et rationnel ? La plupart des parents ne donnent pas tout ce qu’il est en leur pouvoir de donner à leurs enfants pour être payés de retour en « monnaie d’amour ». Ils donnent sans se poser de question parce que l’amour qu’ils éprouvent pour leurs enfants est « inconditionnel », donné, brut. L’amour désigne un sentiment dont l’apparition échappe complétement à cette logique habituelle de nos actions selon laquelle « on n’a rien sans rien ». On peut être aimé sans avoir rien fait pour l’être. Ce n’est pas du « donnant donnant ». La question se pose donc de savoir si l’amour échappe totalement à la notion de « mérite » ou bien si le fait d’être aimé pour ce que l’on est, indépendamment de ce que l’on fait ne nous amènerait pas à reconnaître en tout être humain une sorte de valeur en soi digne par elle-même de susciter l’amour « du prochain ». Ne mériterions-nous pas d’être aimés « gratuitement », indépendamment de nos mérites quelconques, comme si notre existence suffisait à nous gratifier d’emblée de ce droit premier et inaliénable d’être aimés pour ce que l’on est ? (remarque en « voix off » : on mesure bien l’enjeu d’une telle question : aussi loin qu’un homme puisse aller dans le mal, dans l’action abjecte et destructrice, le crime contre l’humanité – on ne peut s’empêcher de penser ici à la Shoah – ne serait-il pas, malgré tout, investi naturellement, du simple fait de sa qualité d’existant, d’une valeur digne par elle-même de susciter l’amour ? Commettrait-il l’irréparable, il n’en serait pas moins « vivant » et ne serait-ce qu’à ce titre, porteur d’un bien aussi précieux qu’inestimable : la vie. Quelque chose en nous se révolte contre une telle affirmation : une certaine conception de la justice par le biais de laquelle nous considérons qu’un homme est toujours engagé par ses actes, qu’il doit en rendre raison et en payer le prix si ses actes sont méprisables. Nous avons du mal, à juste raison, à évaluer le bien que l’existence d’Adolf Hitler aurait procuré à l’humanité mais, en même temps, si nous réfléchissons, nous sommes forcés de convenir du fait qu’en tant qu’existant, Hitler est doté de cette même gratification que nous chérissons chez nos enfants ou les personnes avec lesquelles nous partageons notre vie. De la personne que j’aime, j’aime le fait qu’elle existe, et ce fait d’exister, Hitler l’avait aussi, même si tout le problème vient du fait que c’est « en tant qu’Hitler » qu’il l’avait).
La question de savoir si « on » mérite d’être aimé peut se comprendre de deux façons différentes. En premier lieu, elle nous interroge sur la compatibilité de la notion de mérite avec celle d’amour. Sommes-nous aimés en récompense de « nos bons et loyaux services » ? L’amour est-il comme le couronnement d’efforts vertueux ? L’amour est-il question de mérite ? En second lieu, elle peut être comprise de façon plus directe : les êtres humains adoptent-ils des attitudes, des mentalités, des « modus vivendi » susceptibles de les rendre « aimables » « dans l’absolu ». Pourquoi nous aimerait-on ? Existe-t-il quoi que ce soit en nous : nos actes, notre statut, notre dignité d’êtres humains ou d’êtres vivants qui serait à même de susciter un impératif d’amour ? Il conviendra, dans cette perspective de se garder de toute condamnation gratuite du genre humain. Le problème est plutôt de tenir compte du « on ». Comme aucune personne en particulier n’est désignée, la question concerne, pour le moins la totalité des hommes et nous percevons bien que la question « par qui ? » ne suppose pas de réponse. Existe-t-il, en soi, une valeur propre au fait d’être humain, valeur justifiant que nous soyons forcément, évidemment aimés ? Nous examinerons ces deux lectures différentes du sujet successivement.
Le terme de « mérite » désigne d’abord l’exactitude du rapport de proportion entre ce que nous faisons et ce que nous recevons. En ce sens, on peut mériter une punition ou une douleur. Le mérite suppose un jugement, sur le modèle de ce qu’un jugement pénal accomplit, à savoir d’abord une évaluation et ensuite une sentence. En un sens, le mérite marque la volonté des hommes d’annuler totalement la possibilité de la nature chaotique, hasardeuse, absurde de l’existence. Il ne « faut » pas que vivre soit une expérience aléatoire au cœur de laquelle ne s’activerait pas l’efficience d’une juste balance entre nos actions et l’orientation bonne ou mauvaise des évènements qui nous arrivent. On peut ainsi penser à la formulation qu’il nous arrive d’exprimer lorsque nous sommes frappés par un drame : « je n’ai pas mérité ça ». Dans cette lamentation, nous reconnaissons implicitement que nous vivons toujours avec cette arrière-pensée qu’est l’efficience, en continu, d’un principe de justice, comme si, dans la vie, les bonnes actions étaient toujours récompensées. Il est donc clair que la notion de mérite participe de la nécessité de donner du sens à l’existence humaine, d’établir un rapport de cohérence entre les efforts que nous produisons et ce que la vie nous donne en retour, étant entendu qu’elle a quelque chose à nous donner.
On pourrait dire que cette conception impose à tous nos actes le schéma technique du « donnant-donnant ». « Toute peine mérite salaire ». Nous éduquons nos enfants selon cette idée suivant laquelle leurs actes sont soumis à évaluation et rétribués en conséquence. Il s’agit finalement de les accoutumer le plus tôt possible à la réalisation du fait que nos actions ne se limitent jamais à leur effectuation physique, mais qu’elles ont une dimension morale. C’est à la hauteur de cette dimension morale qu’ils peuvent craindre la punition ou espérer la récompense, les deux composantes de ce qu’on mérite. Aussi dure que puisse être cette éventuelle punition, il est clair que la notion de mérite contient quelque chose de « réconfortant » : nous ne vivons pas dans un monde aveugle, brut, physique et littéral dans lequel ce qu’on fait ne serait purement et simplement « que ce qu’on fait ». Il y a un ordre, une providence rationnelle qui « veille au grain » et donne à l’impact physique d’une action la valeur ajoutée d’un sens moral au regard duquel il est « juste » qu’on soit récompensé ou non.
Il arrive pourtant que, malgré nos précautions, quelque chose de ce monde aveugle, absurde, brut et « sans valeurs » déchire le voile de cette représentation d’un univers juste dans lequel nos actes sont toujours payés de retour. Certains évènements ou mouvements s’imposent à nous en remettant en cause notre adhésion au postulat d’un monde sensé. L’amour fait partie de ces mouvements. Dans la pièce de Racine, Phèdre, avouant à sa servante son inclination pour son beau-fils Hippolyte, décrit exactement l’affleurement de cette dimension terrible, absurde et violente à ce monde tranquille de nos affaires courantes qu’il bouleverse de fond en comble :
Phèdre : « De l’amour j’ai toutes les fureurs.
0enone : Pour qui ?
-       Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J’aime…à ce nom fatal, je tremble, je frissonne. J’aime…
-       Qui ?
-       Tu connais ce fils de l’amazone. Ce prince si longtemps par moi-même opprimé.
-       Hippolyte ? Grands Dieux !
-       C’est toi qui l’as nommé
-       Juste ciel ! Tout mon sang dans mes veines se glace. O désespoir ! O crime ! O déplorable race ! »
Il n’y aurait pas grand sens à se demander si, dans cette pièce, Hippolyte mérite d’être aimé par Phèdre. Non seulement il n’a rien fait pour cela mais le lien familial qui les unit exclue par principe l’idée même de rapport amoureux. L’amour, dans toutes ses acceptions, semble bien faire signe de la survivance en nous, de mouvements absurdes, inexplicables, irréductibles à tout schéma de rationalisation de nos actes sous la férule du sens que leur donnerait leur valeur méritante. L’enfant qui naît est aimé pour ce qu’il est, soit un enfant qui naît, et dans la plupart des cas, il baigne dans un climat qui se trouve être toujours déjà celui de l’amour.
Pourtant il est troublant, particulièrement au regard de l’acception érotique de l’amour, de constater que de nombreux amoureux dont la passion n’est pas réciproque, s’obstinent à obtenir de la personne aimée la réciprocité de leurs sentiments comme si c’était possible. Si l’amour n’était que cette puissance irrationnelle frappant au hasard ici ou là, on peut légitimement penser que cette éventualité ne serait pas même envisagée. Notre capacité à manifester à la personne que l’on aime l’évidence de notre « amabilité », au sens étymologique n’est donc pas douteuse dans l’esprit de la plupart des amoureux. Après tout, lorsque les Précieuses du 17e siècle proposent à leurs prétendants de suivre les étapes de « la carte du tendre » dans un périple d’au moins une dizaine d’années, elles accordent à la notion de mérite un rôle essentiel et font de la conquête un authentique parcours du combattant.
Mais mériter consiste-t-il à faire étalage, démonstration de ses mérites ou à « être méritant » dans un sens qui ne suppose pas obligatoirement la production d’efforts ou de preuves ? Ce terme est assez vaste pour pointer vers ce que l’on appelle parfois des « qualités de cœur » ou vers un « moi » qui serait par lui-même digne d’être aimé. Pascal, après avoir évoqué la beauté physique évoque ces qualités intérieures et les met en balance avec le « moi », en leur donnant finalement un poids suffisant pour occulter complètement la notion d’identité réelle ou de personnalité intime. Selon lui, on n’aime jamais ce qui fait de quelqu’un « cette » personne mais seulement ses qualités :
« Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petit vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne, abstraitement et quelques réalités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées. »
On mérite donc d’être aimé à proportion des qualités que l’on « a » étant entendu qu’on ne saurait être aimé pour ce que l’on « est » : « Aimerait-on la substance de l’âme abstraitement et quelque qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. »  Pascal s’indigne-t-il ici contre ce que la raison l’amène à juger improbable ou bien contre une réalité indiscutable qu’il conteste absurdement à cause de son injustice ? N’est-ce pas précisément cette injustice là qui constitue la nature même de toute aventure amoureuse authentique ? N’est-il pas finalement beaucoup plus abstrait d’aimer « la mémoire » ou le « jugement » qu’une personne sans être capable d’énoncer une seule qualité la rendant aimable à nos yeux ? Tout est réversible dans cet extrait, à tel point qu’il est possible d’opposer à l’auteur qu’on n’aime jamais des qualités mais seulement des personnes.
Il semble difficile de mériter quoi que ce soit indépendamment de critères d’appréciation. Ce sont ces critères que l’on retrouve dans la notion de « qualités ». Si nous ne sommes plus seulement méritants par rapport à nos actes, nous pouvons l’être au regard des capacités qui définissent notre personnalité. Mais Pascal a parfaitement raison de pousser cette logique jusqu’à cette conclusion : si un « moi » se fait aimer pour ces qualités, ce n’est plus le moi que l’on aime mais les qualités telles que l’on pourrait les retrouver chez d’autres aussi. Poussé par sa logique, Pascal confond peut-être amour et admiration.
Mais alors quel est le propre de l’amour dans toutes ses acceptions ? Pourquoi est-ce le même terme que nous utilisons pour définir notre attraction pour un aliment, une saveur, la personne aimée, l’ami, le parent, un animal domestique, un film, etc ? Toute sensation d’amour est un « ravissement », pas nécessairement agréable pendant lequel nous sommes miraculeusement sortis d’un monde artificiel, rationnel et humain à l’intérieur duquel tout se mérite pour faire l’épreuve d’une réalité brute, donnée, physique, en deçà de toute notion de bien ou de mal.

 Le texte de Pascal nous permet de réaliser que le « moi » est, en un sens, une notion très abstraite. Nous sommes aimés pour ce que nous sommes, mais ce que nous sommes n’est pas davantage une collection de qualités qu’un « moi ». Peut-être la réponse à la question de savoir ce que nous aimons de la personne que nous aimons est-elle  tellement évidente, sous nos yeux que nous ne la voyons pas, à savoir que ce que nous sommes c’est tout simplement « là ». Aimer quelqu’un c’est être sensible à son charme. Même un enfant, surtout un enfant, libère, à son insu, dans ses attitudes une sorte de « grâce ». Il nous ravit d’autant plus qu’il ne cherche aucunement à nous séduire.
Mais en quoi consiste exactement le charme de quelqu’un ? C’est ce que l’on a l’habitude de qualifier d’indéfinissable. Quelque chose de la personne que nous aimons nous touche par sa nature inimitable et cette unicité se manifeste dans les gestes les plus anodins. Etre amoureux, c’est s’extraire de cette torpeur dans laquelle nous ne voyons que des similitudes, des conformités entre les attitudes des personnes qui nous entourent pour percevoir des habitudes, des gestuelles, des intonations particulières comme des sillons par lesquels se dessine l’unicité d’un « style ». Cela ne compose pas un « moi » dans la mesure où cela n’a aucun rapport avec une unicité de caractère, de personnalité « profonde ». Bien au contraire, c’est tout en surface, et il n’est question ici que de faits physiques. Même si nous l’exprimons poétiquement, ce que nous aimons chez la personne est une façon unique de s’inscrire dans une réalité où ne font que se mêler des forces : lumière, gravitation, température, pression atmosphérique, son, etc.. Il est impossible d’exister hors de ce contexte. Ce qu’il est donc absolument impossible de remettre en cause pour tout être vivant, c’est la réduction de sa présence dans l’univers à des chiffres quantifiant les intensités sonores de sa voix, les modulations de lumière des déplacements de son corps, les coefficients de résistance de ses postures à la force de gravité, etc. On perçoit bien là toute la différence entre le quantifiable et le quantifié puisque ces chiffres sont aussi irréfutables que non mesurés. Il faudrait que nous portions sur nous en permanence des appareils de mesure. Mais la production infinie et incessante de ses chiffres constitue bien une réalité et nous n’en sommes pas davantage conscient chez nous que chez l’autre. Ce n’est pourtant pas parce que nous n’en sommes pas conscients que nous ne les percevons pas « à un certain niveau ». Tout être vivant est un certain impact de présence au monde et on ne voit pas comment nous ne pourrions pas être inconsciemment sensible à cette résonance. Il arrive parfois qu’une personne entrant dans une pièce change complètement l’atmosphère sans que l’on sache bien pourquoi. Nous parlons alors de « forte présence » et aucune expression ne saurait être plus justifiée. Nous savons donc ce que nous aimons chez la personne dont nous sommes amoureux : ses intensités de présence. Comment pourrions-nous mériter d’être aimé si nous le sommes pour ces intensités que nous ne nous savons même pas émettre ?
On ne mérite donc pas d’être aimé si par le terme de mérite on entend la rétribution légitime de nos bonnes actions ou intentions car si comme le dit André Gide : « on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments », on ne fonde pas davantage d’amour authentique sur des mouvements vertueux ou des élans du cœur. Ce n’est pas l’honnêteté morale d’une personne qui atteint notre sensibilité amoureuse ou simplement aimante. On ne peut être vraiment  ému, au contraire, que par les manières d’être de l’aimé(e), celles qui se manifestent quasiment à son insu. Aimer quelqu’un à cause de ce qu’il accomplit de « bien », c’est, par son intermédiaire, aimer le bien. Ferait-elle le mal ou ce que nous jugeons comme tel, que nous ne l’aimerions plus ; ce n’est donc pas elle que nous aimons.
Mais peut-être existe-t-il dans l’amour quelque chose de plus « premier », de plus irrépressible, l’évidence d’un don que l’on ne peut pas ne pas faire et pas seulement à son enfant, ce qui serait en fait « la base de tout rapport » entre les hommes, voire entre les êtres. Si nous ne méritons pas d’être aimé en fonction de nos actes ou de nos qualités parce que cela suppose un critère (c’est alors ce critère là que nous aimons), peut-être méritons-nous d’être toujours d’abord aimé, comme un capital d’avance, qui nous serait « du », simplement parce que nous sommes. Nous retrouvons ici la distinction que faisaient les grecs de l’antiquité entre l’amour comme Eros (amour sexuel) et l’amour comme Agapé (amour désintéressé pour tout autre, compassion). Le caractère inconditionnel de l’amour serait alors censé répondre à une nature inconditionnelle du mérite. La question de savoir par qui nous mériterions d’être aimé n’a plus ici aucun lieu de se poser. Méritons-nous d’être aimé, « comme ça », dans l’absolu, indépendamment de notre personnalité, de notre caractère, de nos traits particuliers, de nos actes ?
On comprend bien que la notion de mérite est posée maintenant dans une autre perspective temporelle : autant, dans la partie précédente, il était question de mériter à partir de quelque chose, donc d’un mérite comme récompense, autant il s’agit ici d’un mérite d’encouragement. Nous n’avons aucune idée de ce que peut devenir une personne à laquelle nous accorderions d’abord comme base même de notre relation de l’amour. Dans quelle mesure la bienveillance inconditionnelle de cet accueil ne serait-elle pas à même de réveiller en elle « cette fibre du don » ? Nous mériterions d’être aimé non plus à la lumière de ce que nous avons déjà fait mais à celle de ce que nous serons capables de faire dés lors que l’on nous aimera, comme un investissement de départ mais désintéressé et universel.
La plupart d’entre nous concevons un certain scepticisme à l’endroit de ces messages d’amour universel, souvent à connotation religieuse. L’amour du prochain ne semble pas rayonner au travers des évènements historiques qui jalonnent l’évolution de l’humanité. Peut-être convient-il donc de se détacher de la forme même du commandement ou du devoir pour s’interroger sur la possibilité d’un don d’amour effectif, en acte, malgré les apparences. Rousseau finalement ne donne pas d’autre contenu à ce qu’il appelle la pitié : « Elle est un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de l’espèce. » Les opposants à cette thèse pourront toujours objecter que la pitié est une façon dissimulée de se sentir supérieur à ce que l’on prend en pitié, ils ne pourront pas totalement occulter l’efficience d’un malaise plus ou moins prononcé au spectacle du mal ou de la douleur de l’autre. Il faudrait s’interroger sur la nature exacte de la joie que nous éprouvons à rendre service à des inconnus, en leur indiquant une direction, en leur donnant du feu ou bien en leur offrant quelques euros quand nous sentons qu’ils en ont besoin. S’agit-il seulement du plaisir de paraître compatissants ou bien de la satisfaction du devoir accompli au regard des valeurs apprises durant notre éducation ? N’y aurait-il pas quelque chose de plus profond, de plus « viscéral », voire d’assimilable à la conception sacrificielle de la notion de « service » telle que nous la retrouvons dans le code d’honneur des samouraïs : le « Bushido » ?
Pour confirmer l’existence de cette efficience aimante, il faudrait prouver la réalité de l’ancrage en nous d’un souci ancestral, inné de l’espèce, voire du vivant antérieur et prépondérant à toute autre considération. Nous retrouverions ainsi l’énoncé même de la question car ce serait en tant que « on » et non en tant que « je » que je mériterai d’être aimé. Nous touchons ici le fond du sujet : qu’un amoureux mérite d’être aimé par celle qu’il aime suppose qu’il puisse éventuellement mériter de ne pas l’être mais qu’un être humain vivant puisse mériter d’être aimé en tant qu’humain ou que vivant ne laisse supposer aucune alternative puisque « de fait » il est « là » bien vivant et bien humain biologiquement. Nous ne pouvons pas distinguer clairement sur quel critère nous pourrions fonder l’opinion selon laquelle un être vivant ne mériterait pas d’être aimé au regard de ce fait qu’il est puisque en effet « il est ». Le mérite ici est confronté à la réalité de sa limitation en tant que « droit ». Personne n’a le droit d’être aimé mais tout le monde l’est déjà, en tant qu’être vivant maintenant, et il n’est pas question ici d’un quelconque amour de Dieu pour les créatures auxquelles il aurait accordé le don d’exister, il s’agit d’un amour viscéral et premier pour le fait d’être.
Que nous le voulions ou pas, exister est une expérience que nous vivons ensemble et que nous modulons ensemble. En-deçà de toutes nos différences, nous composons minute après minute les traits changeants d’une seule et même réalité qui, au-delà des mutations incessantes de ses expressions, n’est qu’un visage : « être ». Qu’une bonne partie d’entre nous gâche le miracle de leur participation à la composition de ce visage en agissant bêtement, mesquinement, inconsciemment ne change rien à l’affaire puisque on ne distingue plus ici de marge de manoeuvre quant à la réalité stricte de ce qui est (à savoir qu’ils sont) au regard de quoi il serait « possible » de les juger non méritants. « Il y a »  de l’existence, et rien d’autre ne peut être. Quand on dit : « il n’y a rien », on dit une absurdité littérale : si rien est, alors il « est », donc il n’est pas rien. D’aucune personne, je ne peux dire qu’elle aurait mérité de ne pas vivre parce que je me place à partir d’un autre point de vue que de celui de ce qui est et cet autre point de vue, au sens propre, n’a pas lieu d’être. Il n’a pas de lieu à partir duquel il pourrait être. « On » mérite donc d’être aimé puisque de toute façon on l’est. Ce n’est pas que nous méritions d’être aimé parce que nous sommes celle ou celui que nous sommes mais parce que nous participons de ce pronom impersonnel : « on » qui « est ». Aussi loin qu’on puisse aller dans l’affirmation de soi par le mal ou par le bien, il y a toujours en nous ce « on » impersonnel, aveugle, indescriptible, inassignable, anonyme et ce « on » là mérite d’autant plus d’être aimé qu’il n’y a rien d ‘autre à faire de l’anonymat de ce « on » que de l’être, et d’aimer l’être, ce que j’aime tout autant en moi qu’en « l’autre ».
Nous sommes partis de la conception morale et juridique du mérite pour nous apercevoir de l’écart séparant la référence à une justice dans la rétribution de la nature inconditionnelle de l’amour. C’est en approfondissant cette nature que nous avons relevé dans ces « petits riens » de nos manières d’être, ces infimes nuances de notre ancrage au quotidien, l’origine la plus recevable de tout ce qui, de nous, suscite l’amour des autres. Cet amour là n’offre pas la moindre prise à la notion de mérite. Par contre, si nous donnons au pronom impersonnel » « on » tout son sens et interrogeons la possibilité d’un amour brut, anonyme pour tout ce qui, indépendamment de ce qu’il est, existe, amour donc que la vie ne cesserait pas de générer pour elle-même, il apparaît que l’on mérite d’être aimé. Cette perspective éclaire d’un nouveau jour l’amour des parents pour leur enfant : peut-être n’aime-t-il pas vraiment le fait qu’il soit « leur » enfant mais qu’ils ressentent justement la limite de sens et de pertinence de ce lien d’appropriation que notre grammaire assigne à tous les possessifs. Ce qu’on aime dans les nourrissons, c’est la manifestation, plus directement visible qu’ailleurs, pour l’anonymat de ce « on vit » qu’est le Tout existant.

dimanche 18 septembre 2011

Comment faire une dissertation?

1)  Conseils pour le choix du sujet
- Il convient de se retenir de choisir la question dont la réponse nous semble la plus évidente. Si nous croyons pouvoir trancher, c’est probablement que nous n’avons pas saisi toute la dimension problématique du sujet. Il faudrait, au contraire, se décider pour la formulation la plus à même, selon nous, de nous « tenir en haleine » pendant quatre heures, tant parce qu’elle nous interpelle que parce que nous nous sentons incapables de répondre clairement oui ou non.
- La réception de sujets de philosophie suppose un certain état d’esprit. Il s’agit de ne pas tomber dans le piège de la question. Il n’y a pas de réponse juste. Nous serons jugés non pas sur notre réponse positive ou négative mais sur notre capacité à maintenir toujours en nous une marge critique qui nous permettra de nous dégager des arguments précédents, aussi justes qu’ils aient pu d’abord nous paraître, et ainsi à descendre, pallier par pallier, dans des « teneurs de complexité » de plus en plus profondes. Ce que l’on attend de nous c’est que nous manifestions notre réalisation de la justesse de cette question, en tant que question. Ce point est très important : il faut aller à contre-courant de la direction indiquée habituellement par une question, à savoir celle de la réponse. Il convient de se dire : si on me pose une telle question, c’est qu’il y a vraiment là un problème pour la réflexion, une contradiction, et c’est vers cette contradiction qui est la source du questionnement qu’il faut aller. Assimilons la question à une pierre qui serait lancée à partir du sommet d’une colline et que nous croiserions en gravissant la montagne. Il faut se retenir de suivre le mouvement de sa chute et continuer notre ascension pour voir d’où elle tombe. Choisissons donc le sujet dont nous percevons le plus clairement l’ambiguïté.
- Il convient de se sentir attiré par une question, c’est-à-dire troublé. Un sujet peut d’avance nous donner quasiment une sensation de vertige parce que nous sentons bien que sa formulation cache un gouffre de complexité. C’est celui-là qu’il faut choisir.
2) L’introduction
Si cette question se pose, c’est qu’elle met le doigt sur un paradoxe, sur une contradiction. Plutôt que de chercher tout de suite à répondre, il convient de se demander d’où vient une telle interrogation. Par exemple, on ne nous poserait pas la question de savoir si les autres nous empêchent d’être nous-même si justement les autres n’étaient pas aussi des agents favorisant le travail de notre identification. La formulation du sujet ne peut se concevoir que comme un appât qui vous met sur la piste d’un problème très difficile, voire impossible à trancher. L’introduction est pour vous l’occasion de montrer que vous n’êtes pas tombé dans le piège de la précipitation vers la réponse mais que vous avez remonté le courant jusqu’à la source du questionnement c’est-à-dire jusqu’au problème.
Il y a trois moments dans une introduction :
- Une phrase d’accroche simple qui amène « gentiment » le problème en partant d’une prise de position commune.
- La contradiction de cette affirmation. Il s’agit justement de montrer que les choses ne sont pas si simples (sans quoi la dissertation à venir n’aurait pas lieu d’être).
-  Cette contradiction fait donc apparaître un problème qu’il vous faut formuler le plus précisément et le plus clairement possible. C’est ce que l’on appelle « la problématique ».
Le schéma directeur d’une introduction suit donc les connecteurs logiques suivants : « On entend souvent dire (moment 1)…Pourtant (moment 2)…Le problème est donc de savoir si (moment 3)…En lisant votre problématique, votre correcteur saura si vous avez compris le sujet ou pas.
3)    Le plan
Un plan se compose généralement de trois parties. Deux types de plans sont possibles : dialectique ou progressif.
a)    Le plan dialectique
Il consiste d’abord à justifier la réponse positive ou négative à la question, puis à développer la thèse opposée enfin à dépasser la contradiction dans une troisième partie qui marque un dépassement, un angle plus subtil de la question posée. Les parties 1 et 2  ne s’opposent pas parce que « ça dépend des points de vue », ou parce que « ça dépend des fois ». Le mieux est d’être vraiment d’accord avec ce que vous dites en première partie et avec ce que vous dites en deuxième partie, au-delà de la contradiction. Vous n’êtes pas dans une discussion pour laquelle il s’agirait de ne pas perdre la face. Vous essayez honnêtement de comprendre quelque chose et d’être attentif à la complexité d’un problème. Il vous appartient donc de saisir à quel point la partie 1 a raison et la partie 2  aussi. Cela dit, la partie deux succédant à la partie un, elle se doit d’être plus forte.
 Il importe de bien comprendre que si ces deux « moments » s’opposent par rapport à la thèse défendue, ils ne contredisent pas sur les mêmes arguments. On ne peut pas dire une chose et son contraire. Ils font plutôt « varier les angles ». C’est à cela qu’il importe d’être attentif au fur et à mesure que l’on avance dans une partie, à savoir que la réponse défendue s’appuie en fait sur un principe, un présupposé. On se rendra compte ensuite que la seconde partie se fonde, elle aussi sur un présupposé, complètement différent. Finalement, les deux positions s’affrontent parce qu’elles ne partent pas des mêmes principes. Quand on perçoit bien cette nuance, on détient la clé de la troisième partie. Il s’agit de « soulever » les développements précédents en dégageant clairement les présupposés qui travaillaient chacun d’eux et sont la cause profonde de leur désaccord. Maintenant on peut franchir un cran supplémentaire dans la compréhension de la question posée en faisant porter la réflexion sur ces présupposés et la possibilité de dépasser leur opposition.
(Ainsi sur le sujet : « Les autres nous empêchent-ils d’être nous-même ? », on peut s’apercevoir à la fin des deux parties que le oui s’appuie sur le principe qu’il y a un soi-même authentique alors que la deuxième considère qu’il n’y a aucune autre « moi » à être que celui que les autres nous donne l’opportunité de construire, fût-ce en le jouant comme une succession de rôles. Cette opposition est peut-être un peu simpliste car si nous percevons bien la continuité dynamique de ce flux qui sans cesse nous fait devenir un autre et rend donc impropre le terme de « même » dans « soi-même », il est impossible de remettre en cause l’efficience continuée d’un « même » référent dans la multiplicité de ce qu’il faut bien appeler « nos » ressentis. S’il n’est pas certain que nous ayons un « nous-même », il est impossible que nous ne ressentions pas le fait d’être comme « un ». Exister est une expérience qu’on se sent toujours faire et dont la permanence constitue le fond de cet être que nous appelons « moi ». Mais être, c’est aussi ce que les autres font. Ne serait-il pas possible qu’en moi le sentiment d’être moi soit finalement second, artificiel, suscité par les conventions sociales ? Ne serions-nous pas d’abord, tous les angles différents d’une seule et même réalité, assez écrasante pour occuper la totalité du terrain du vivant, à savoir simplement « le fait d’exister » ? Nous serions tous alors à notre manière « ce que c’est qu’être ». Si cette hypothèse se vérifiait, comme nous y invite finalement les manifestations de « sympathie », terme à prendre ici littéralement : « ressentir avec », comment les autres pourraient-ils m’empêcher d’être moi-même si nous sommes en profondeur ce qui justement ne laisse subsister aucune délimitation entre les êtres ? On peut remarquer ici que la 3e partie dépasse les précédentes sans pour autant éviter la réponse nette à la question posée, à savoir « non »)
b)    Le plan progressif
Le plan progressif suppose une réflexion préalable plus importante permettant au candidat de discerner plusieurs sens possibles au problème posé. On peut dés lors traiter autant de parties que l’on relève de sens possibles à la question. La difficulté ici consiste à n’oublier aucune signification importante du sujet, sans quoi on rédigera une dissertation hors sujet. Lorsque l’on a distingué les différentes parties, il convient de les classer en partant de l’acception la plus simple du sujet jusqu’à la plus complexe.
(« Les autres nous empêchent-ils d’être nous-même ? » - Evidemment « les autres » est un terme assez vaste pour revêtir plusieurs sens : 1. les autres personnes 2. La société 3. L’autre que l’on est à soi-même quand on se voit agir et vivre. On dispose ainsi d’un plan en trois parties).
4)    Le développement
a)    le style d’écriture
Dans la vie de tous les jours, nous « parlons pour parler », c’est-à-dire ce que nous disons est complètement parasité par une fonction première et finalement exclusive de communication. Nous ne défendons pas vraiment un point de vue parce qu’il nous semble vrai mais d’une part pour prendre place dans une conversation qui nous intègrera à un groupe, d’autre part pour nous donner au sein de ce groupe une certaine image. Cette mécanique aboutit le plus souvent à ce que nous nous mettions d’accord sur des opinions qui, au vrai, ne sont celles de personne (et donc aussi de tout le monde). C’est ce que le philosophe Heidegger appelle « bavarder ». Une dissertation de philosophie nous donne l’occasion de nous débarrasser de ce « parasitage ». Vous n’avez à vous situer nulle part, à l’égard d’aucun groupe. Il s’agit de s’exprimer sans se soucier de projeter de soi une image quelconque et donc d’explorer une question pour ce qu’elle est. On peut toujours objecter qu’il faut plaire à celui qui vous corrigera mais vous ne pouvez rien en savoir personnellement, le jour du baccalauréat. Une chose est sûre : cette personne enseigne la philosophie, ce qui signifie qu’elle vous jugera sur votre aptitude à traiter une question, et pas sur une certaine façon d’être dont il s’agirait d’imprégner votre écriture.
Se situer hors de tout bavardage, éviter d’alourdir son style en voulant absolument impressionner le lecteur pour qu’il soit de votre avis, constituent deux impératifs absolus pour ce type de rédaction. Il convient de chercher la partie de vous la plus froide et la plus observatrice possible pour dire ou déduire « ce qui est », indépendamment de ce que vous pensiez avant ou de ce que les préjugés d’un milieu vous faisait penser. Ecrire en soi nous empêche de recourir aux facilités, aux signes de complicité, à la souplesse qu’autorise la parole. C’est un exercice qui ne présuppose pas la séduction de l’interlocuteur. C’est exactement cela qui explique que l’on n’ait pas le droit d’utiliser le « je pense que.. ». Il s’agit de court-circuiter toute tentative d’auto-fondation de ces propos comme s’il suffisait que ce soit moi qui pense pour que la thèse défendue soit validée.
b)    la structure d’un paragraphe
Un paragraphe approfondit un aspect du problème et argumente un moment de la thèse défendue dans la partie au cœur de laquelle il est inséré. Il sera forcément efficace s’il est rédigé calmement avec le simple souci d’observer et de déduire sans forcer l’adhésion du lecteur. Ce n’est pas un exercice de rhétorique pour lequel il s’agirait d’avancer n’importe quel exemple en accord avec l’affirmation défendue. Il peut être opportun de suivre logiquement le fil du paragraphe précédent en faisant remarquer que ce qui y a été avancé pose une question. On formule cette interrogation et on entreprend simplement d’y répondre le plus rigoureusement possible en prenant vraiment cette question pour ce qu’elle est. Il importe de bien tenir compte des idées qui vous viennent pendant la rédaction. Peut-être est-on en train de se rendre compte que ce que l’on est en train de prouver est conforme à un certain présupposé du sujet qui, en lui-même, est discutable. On peut noter cette pensée sur une feuille de brouillon à côté parce que votre devoir alors est en train de se construire tout seul et vous venez d’avoir un argument qui vous servira dans la partie suivante. Qu’une part de votre attention soit ainsi constamment à la pointe de l’écriture, projetée vers la suite, est très bon signe.
Il existe un critère de rédaction qui guide constamment la structure d’un paragraphe. Il n’est pas question d’avoir une idée et de l’argumenter ensuite, il s’agit plutôt de l’inverse : vous avez l’idée qui suit logiquement le fil de l’argumentation tel qu’il se déploie dans toute la dissertation. Il n’est donc pas question de se creuser l’esprit en attendant « la révélation » mais de prêter attention à l’idée qui se dégage des paragraphes ou de la question qui précédent. C’est la raison pour laquelle il est essentiel de ne jamais aborder cet exercice avec des idées reçues. Une dissertation, c’est le travail d’exploration et de fondation d’idées acquises finissant par craqueler et disperser les épaisses couches fossilisées de nos idées reçues. Dans le fil de cette démarche, une référence à un auteur, un exemple ou un argument irréfutable et suivi peuvent venir à notre esprit séparément ou successivement pour une même démonstration. L’essentiel est ici de maintenir une authentique densité d’écriture, c’est-à-dire une implication réciproque continuelle de vos phrases de telle sorte que votre lecteur comprenne toujours pourquoi vous êtes en effet autorisée à dire ceci après avoir dit cela. Il importe vraiment de se tenir à cette exigence d’implication, d’une part parce que votre expression sera claire, d’autre part parce que les idées s’enchaîneront sans rupture ni effort. Il s’agit simplement de se laisser porter par cette sorte de processus d’engendrement rédactionnel par lequel chaque phrase « accouche » de la suivante.
5)    La conclusion
Elle se divise en deux moments :
- Récapituler le chemin effectué en marquant clairement les étapes décisives de votre réflexion, c’est-à-dire les moments de votre travail à partir desquels votre dissertation a pris un nouveau tour, s’est relancée par le biais d’une certaine orientation.
- Répondre clairement au sujet par une phrase (pas par un « oui » ou un « non ») qui prend nettement position tout en décrivant à partir de quel angle du sujet elle le fait (pour un plan dialectique, cet angle doit bien marquer sa supériorité par rapport aux prises de position de la partie 1 et 2 par sa finesse et son esprit nuancé).