lundi 28 janvier 2019

Texte d'Epictète (La liberté intérieure contre la liberté politique)

Des choses les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions, en un mot tout ce qui est opération de notre âme ; ce qui ne dépend pas de nous, c'est le corps, la fortune, les témoignages de considération, les charges publiques, en un mot tout ce qui n'est pas opération de notre âme.
Ce qui dépend de nous est, de sa nature, libre, sans empêchement, sans contrariété ; ce qui ne dépend pas de nous est inconsistant, esclave, sujet à empêchement, étranger.
Souviens-toi donc que si tu regardes comme libre ce qui de sa nature est esclave, et comme étant à toi ce qui est à autrui, tu seras contrarié, tu seras dans le deuil, tu seras troublé, tu t'en prendras et aux dieux et aux hommes ; mais si tu ne regardes comme étant à toi que ce qui est à toi, et si tu regardes comme étant à autrui ce qui, en effet, est à autrui, personne ne te contraindra jamais, personne ne t'empêchera, tu ne t'en prendras à personne, tu n'accuseras personne, tu ne feras absolument rien contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n'auras pas d'ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible.
Aspirant à de si grands biens, songe qu'il ne faut pas te porter mollement à les rechercher, qu'il faut renoncer entièrement à certaines choses et en ajourner d'autres quant au présent. Mais si outre ces biens tu veux encore le pouvoir et la richesse, peut-être n'obtiendras-tu même pas ces avantages parce que tu aspires en même temps aux autres biens, et, en tout cas, ce qu'il y a de certain, c'est que tu manqueras les biens qui peuvent seuls nous procurer la liberté et le bonheur.
Ainsi, à toute idée rude, exerce-toi à dire aussitôt : « Tu es une idée, et tu n'es pas tout à fait ce que tu représentes. » Puis examine-la, applique les règles que tu sais, et d'abord et avant toutes les autres celle qui fait reconnaître si quelque chose dépend ou ne dépend pas de nous ; et si l'idée est relative à quelque chose qui ne dépende pas de nous, sois prêt à dire : « Cela ne me regarde pas. »

jeudi 24 janvier 2019

Explication du texte de Simone Weil (type 3e sujet du Bac)

 « On met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou, ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte de volonté furtif à l'égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu'on a mis à part. On ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on arrive à ne pas pouvoir le savoir. Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. Pour tout ce qui est hors du domaine où l'éducation, le dressage ont fabriqué des liaisons solides, elle constitue la clef de la licence absolue. C'est ce qui permet chez les hommes des comportements si incohérents, notamment toutes les fois qu'intervient le social, les sentiments collectifs (guerre, haines de nations et de classes, patriotisme d'un parti, d'une Église, etc.). Tout ce qui est couvert du prestige de la chose sociale est mis dans un autre lieu que le reste et soustrait à certains rapports.
                 

         On use aussi de cette clef quand on cède à l'attrait du plaisir. J'en use lorsque je remets de jour en jour l'accomplissement d'une obligation. Je sépare l'obligation et l'écoulement du temps. Il n'y a rien de plus désirable que de jeter cette clef. Il faudrait la jeter au fond d'un puits où on ne puisse jamais la reprendre.
L'anneau de Gygès devenu invisible, c'est précisément l'acte de mettre à part. Mettre à part soi et le crime que l'on commet. Ne pas établir la relation entre les deux. L'acte de jeter la clef, de jeter l'anneau de Gygès, c'est l'effort propre de la volonté, c'est la marche douloureuse et aveugle hors de la caverne.
               

         Gygès. Je suis devenu roi, et l'autre roi a été assassiné. Aucun rapport entre ces deux choses. Voilà l'anneau. Un patron d'usine. J'ai telles et telles jouissances coûteuses et mes ouvriers souffrent de la misère. Il peut avoir très sincèrement pitié de ses ouvriers et ne pas former le rapport. Car aucun rapport ne se forme si la pensée ne le produit pas. Deux et deux restent indéfiniment deux et deux si la pensée ne les ajoute pas pour en faire quatre. Nous haïssons les gens qui voudraient nous amener à former les rapports que nous ne voulons pas former. »
                                                             Simone Weil La pesanteur et la grâce


Introduction: Nous faisons tous l’épreuve quotidienne de ces petites lâchetés sur le fond desquelles une vie simple de citoyen, de consommateur, de salarié suit son cours habituel: nous ne donnons pas toujours aux SDF qui nous demandent de les aider, nous achetons des vêtements bon marché dont nous savons bien qu’ils ont été produits dans des conditions douteuses, nous prenons notre voiture quand nous n’ignorons pas les répercussions catastrophiques du dégagement de gaz carbonique dans l’atmosphère. A force de faire semblant de méconnaître ces évidences, nous finissons par les perdre définitivement de vue, opposant clairement aux lanceurs d’alerte une fin de non-recevoir. Dans ce passage Simone Weil décrit exactement ce processus de dénégation à la fois dans sa formation au sein de la conscience de l’individu et dans ses conséquences les plus directes sur la relation que nous entretenons avec les autres, le monde et soi-même. Mettant à part les actions dont nous ne voulons pas endosser la responsabilité parce qu’elle engendrerait de la culpabilité nous finissons par nous rétracter purement et simplement de la visibilité même de notre action, et cela jusqu’à ne plus opérer les rapports les plus évidents de causalité entre les auteurs des actions et les actions elles-mêmes. L’enjeu de ce texte n’est donc pas de nous mettre en face de nos actions quand elles s’apparentent à des crimes mais de ce qui les a fondamentalement rendues possibles: c’est dans le rapport intime d’une conscience à elle-même que se situe l’origine même du mal.

Jusqu’à quel point les « aléas » de notre conscience morale peuvent-ils avoir un impact non seulement sur notre conscience réfléchie mais aussi notre conscience spontanée, voire notre perception? Pouvons-nous produire ce type très particulier et très pervers (peut-être la perversité même) d’effort visant à nous extraire de la part de responsabilité évidente qui nous revient à l’égard d’actes ou de pensées dont nous sommes les auteurs, ou du moins les agents? Notre conscience est l’instance décisive dans laquelle nous pourrions dire que « tout se joue ». Elle est en effet ce qui crée en chacun de nous cette dualité par le biais de laquelle je suis à moi-même mon incessant témoin, rapporteur et juge de mes actions, de mes pensées et aussi, par l’effet même de ce dédoublement, ce qui peut biaiser, travestir  l’intégrité   de mon être. Conscient, je ne suis plus « un », je peux me mentir à moi-même, puisque je suis autre à moi-même mais je peux aussi maintenir une forme de droiture en dénonçant cette supercherie. C’est toute l’ambiguïté de l’utilisation qui sera faite dans ce passage du terme de volonté: à la fois volonté furtive dans le premier paragraphe, c’est-à-dire volonté qui fera semblant de ne pas vouloir, et finalement de ne pas voir et d’autre part effort propre de la volonté, à la fin du deuxième paragraphe, volonté intègre et courageuse qui jette la clé qu’elle s’est forgée pour elle-même dans ce que nous pourrions appeler "un moment d’absence ».
       
C’est aussi ce recentrage perpétuel du texte sur la notion de conscience qui explique la relation instaurée par l’auteur entre les notions de visibilité et d’intimité. Dans ce rapport intime d’une conscience à elle-même se forge la clé de la licence absolue, laquelle me permet littéralement de m’extérioriser du champ de visibilité des actes infâmes que je suis dés lors à même d’accomplir. Ce n’est jamais sous la pression extérieure d’une chose à faire, d’une tentation que les circonstances me mettraient sous les yeux, d’un appel auquel nous serions incités à réagir par la violence, la lâcheté, la complaisance que nous agissons « mal » mais plutôt parce que nous nous en sommes accordés intiment la licence.
        A cause de cette origine qui se situe dans ce que nous appelons notre for intérieur, Simone Weil peut faire usage d’une expression purement verbale formulée sans complément d’objet: « Mettre à part ». Il est inutile de préciser les choses ou les pensées ou les actes que nous mettons à part, l’essentiel est que nous obscurcissions volontairement ce rapport de soi à soi dont la transparence définit l’intégrité même d’une personne.
        Or c’est volontairement que nous créons des zones d’ombre ou plus encore des « coupes » dans la trame de ce rapport permanent que nous nous envoyons à nous-mêmes sur ce que nous faisons et ce que nous sommes. C’est bien ce que le paradoxe de l’expression: « se mentir à soi-même » souligne avec évidence: je ne peux être à la fois le trompeur et le trompé du mensonge. Le trompé fait semblant de l’être mais il n’est pas dupe, c’est donc volontairement que je « fais comme si » je ne savais pas que c’est bien moi qui choisis de ne pas entendre la demande de ce SDF qui me réclame un peu d’argent, ou cette femme agonisante qui crie dans la rue de mon quartier (38 témoins).
       
Simone Weil suit dans ce texte un mouvement de déploiement au fil duquel nous passons de ce rapport intérieur de soi à soi où se forge la clé de la licence absolue à l’universalité, c’es-à-dire à l’extériorisation la plus objective et la plus pure que l’on puisse concevoir: soit celle du calcul. Dans le suivi de ce mouvement, nous traversons ainsi plusieurs significations de la notion de « Vérité ». Nous passons du droit de se mentir à soi-même à celui de mentir aux autres et cela jusqu’à un droit à l’erreur qui n’a aucune commune mesure avec son sens habituel. Le droit à l’erreur signifie ordinairement que nous ne pouvons pas exiger de nous-mêmes que nous ne nous trompions jamais mais il n’englobe en aucune façon le droit que l’on s’accorderait volontairement à l’erreur parce que cela arrange nos petites affaires.
        Dans le mouvement croissant qui affecte petit-à-petit jusqu’à nos facultés de calcul, Simone Weil passe finalement en revue des « défections ». Nous faisons d’abord preuve de mauvaise foi, au sens Sartrien du terme, puis de perversité, ce qui finira par aboutir à de la bêtise.
        Comme cela est mentionné dans le texte original juste avant ce passage: « En appréciant le christianisme, on met le mal à part. » C’est donc bien de mal dont il est question et tout ce qui intéresse l’auteur ici c’est d’expliquer ce mouvement étrange par le biais duquel un adepte du christianisme, religion plaçant l’amour d’Autrui au-dessus de toute autre considération, peut, au nom même de sa religion, se comporter comme le pire des tortionnaires.  Elle impute l’absurdité d’un tel comportement moins à une mauvaise lecture, ou interprétation qu’à cette faculté de mettre à part ses actes de sa compréhension des textes.
Si nous étions bêtes dés le départ, tout serait plus simple: le mal serait exclusivement causé par notre ignorance mais ce n’est pas du tout le cas ici: cette ignorance est volontaire. Simone Weil peut ainsi élargir le rayonnement de toutes les situations qui sont ainsi touchés par l’acte de mettre à part en les imputant à une perversion de la volonté: ce n’est pas que nous mettons à part sans le savoir, c’est en ne voulant pas le savoir que nous nous accordons ainsi toute latitude à commettre les pires des crimes.
        L’habitude et l’accélération sont les forces sur lesquelles nous nous appuyons pour nous tromper nous-mêmes, ou plutôt faire semblant de nous tromper nous-mêmes. Mettre à part est une action dissolvante qui s’exerce sur elle-même, un peu comme l’ivrogne qui boit pour oublier qu’il boit pour oublier..qu’il boit et ainsi de suite. Si je ne me souviens pas que j’ai mis à part, je ne pourrai pas me démarquer de cette dénégation originelle et ne ferai dés lors que m’enfoncer dans une spirale infinie de mensonge . On se ment à soi-même en allant vite, comme si les lois qui s’appliquait ici était vraiment celle de la lumière et de la visibilité physique. J’agis rapidement, furtivement mais l’attention qu’il s’agit de tromper étant celle-là même de celui qui fait le geste nous ne voyons pas comme cette furtivité pourrait se révéler efficace.
        L’habitude, par contre, est d’une toute autre nature et son action est, elle, redoutablement probante, car c’est bien à force de mettre le mal à part que nous finissons par ne plus vraiment réaliser ce qu’il y a d’injustifiable à ne pas porter assistance à un SDF en train d’agoniser, ou à une femme qui se fait harceler dans le métro. On atteint ainsi réellement un fond de faculté authentique: c’est-à-dire que l’on se rend effectivement inopérant, impropre, non qualifié pour agir. On ne peut plus savoir que l’on met à part. Nous avons intégrer cette faculté d’indifférence, de dérobade, de rétractation des faits gênants de la trame même du réel  dans notre attitude jusqu’à ne plus même se rendre compte que nous l’avons faits. Nous nous sommes "bétonnés », nous nous sommes constitués cette carapace qui nous rend indifférents aux malheurs des autres. Et pourtant le trouble demeure et tout ce que Simone Weil affirme ici est à relativiser, car du fait même que c’est volontairement que nous nous sommes rendus amnésiques, le processus même de cet oubli ne sera jamais entièrement inconscient. C’est même ce qui distingue radicalement Simone Weil et Freud, car autant ce dernier situe dans l’inconscient le mécanisme même de mensonge à soi que l’on retrouve dans la paranoïa et dans l’hystérie, autant Simone Weil ne fait à aucun moment appel à cette instance, à laquelle, nous savons par ailleurs qu’en bonne élève d’Alain, elle ne croit pas.
       
Tout est conscient ici et c’est bien sur le fond de la transparence inhérente à toute conscience que s’opère le mouvement pervers de cette dissimulation « feinte » à soi-même par le biais de laquelle, ce sera toujours volontairement que l’on mettra à part. Nous pouvons comparer très légitimement le processus décrit par Simone Weil avec celui de la mauvaise foi pointé par Jean-Paul Sartre. Telle femme apprécie d’être courtisée avec tout ce que cela induit d’arrière fond sexuel mais il ne faut pas que ce plaisir se montre sons son véritable aspect. L’homme lui saisit la main et un choix s’impose mais c’est un choix cornélien: laisser sa main c’est consentir à la grossièreté de la nature physique de la relation amoureuse, la retirer, c’est rompre le charme de ce climat dans lequel l’admiration voisine avec la fascination érotique. Elle laisse donc sa main, dit Jean-Paul Sartre, c’est-à-dire qu’elle fait semblant de ne pas se rendre compte qu’il lui prend la main. Elle « met à part » ce fait dont elle sent indiscutablement la pression dans la chaleur de cette autre main qui recouvre la sienne et elle continue de bavarder comme ce pur esprit qu’elle n’est pas. Elle se « chosifie » de la même façon que nous nous confondons avec les éléments du décor du métro quand un SDF qui sans aucun doute en a vraiment besoin, nous demande quelques euros pour manger. Nous nous résorbons dans notre efficience physique, plastique: de purs corps sans parole ni faculté de faire signe, ni manifestation quelconque d’empathie. Ce que nous mettons à part, c’est l’âme. Nous ne donnons pas davantage au SDF que la femme ne donne son accord à l’amoureux pressé. Nous nous soustrayons à quelque chose, donc pourtant nous sentons bien  la présence, l’appel. Quoi? Le don de soi, ce que nous pourrions aussi appeler en un sens « la grâce », même si Simone Weil insiste dans toute son oeuvre sur le fait que cette grâce est toujours silencieuse, humble, presque indécelable parce que proportionnelle à l’effacement complet du moi qui donne. La grâce est une affaire d’instant et jamais de personne. Donner, ce n’est jamais donner de soi, c’est donner, et, par ce don, « s’annuler » pour se confondre avec une « nécessité" qui fait toute la grâce.
        A l’inverse, "mettre à part » est un geste de l’ego, et surtout quand on se met à part, c’est toujours pour soi, pour son profit personnel, pour le bénéfice de notre moi privé que nous le faisons. C’est là le paradoxe le plus intéressant de ce texte: se mettre à part caractérise en réalité l’affirmation la plus éhontée et la plus pernicieuse de soi-même alors que  l’assomption authentique et exhaustive de nos actes définit une attitude de disparition et d’annulation de notre être au profit de celui-là même de Dieu: « Moins je suis, plus Dieu est. »
        En-deçà de l’engagement total de Simone Weil dans la foi chrétienne, il nous faut maintenir les affirmations de ce texte dans une dimension morale et philosophique. Il y a donc bel et bien un effort de la volonté pour mettre à part mais cet effort est « pervers » parce qu’il va à l’encontre de ce qu’est vraiment la volonté, soit le courage de sortir de la caverne.
        Une fois que nous avons consciemment décidé de mettre à part et plus encore de mettre à part le fait qu’on a choisi de mettre à part, nous nous sommes accordés un blanc-seing, un « passe-droit » dont les applications ne sont plus limitées que par une seule chose: l’éducation. Nous pouvons dépasser tous les impératifs, moraux, légaux, religieux, voire pervertir les mots d’ordre de ces autorités diverses, mais nous ne pouvons pas violer les interdits qui nous ont été inculqués pendant notre enfance. C’est bien la seule limitation à laquelle il sera fait allusion dans ce passage, par rapport à cette clé de la licence absolue.
        Le texte se partage ensuite suivant les trois domaines auxquels va s’imposer la puissance libérer par un tel mécanisme de perversion du vouloir:
Le social et le collectif
La morale (supériorité au plaisir contre le devoir)
Le politique (l’anneau de Gygès et son rôle dans le dialogue entre Socrate et Glaucon)
        Le dernier paragraphe porte sur la notion de lien et tout ce qu’elle implique dans le rapport entre le monde, la logique et l’intelligence humaine.
       
En premier lieu, c’est donc dans le cadre de toutes ces situations dans lesquelles nous sommes incités en tant que citoyens, patriotes, soldats, ouvriers, patrons, employeurs ou employés à agir d’une façon qui n’est pas conforme à ce que notre conscience nous dicte que cette clé nous permet de dépasser les éventuelles réticences que nous pourrions éprouver à nous comporter inhumainement. Dés que nous avons à assumer une fonction ou un statut social, ce n’est plus en tant que conscience, ni vraiment en tant qu’être humain que nous nous comportons. Tout cela est placé « ailleurs » dit Simone Weil. Nous pouvons évidemment penser à toutes les atrocités que la guerre non seulement permet mais réclame. Je tue des envahisseurs si mon pays est occupé: quel rapport avec le fait de tuer un homme? L’ennemi n’est plus humain, il est l’adversaire.
        La procrastination à laquelle nous cédons lorsque notre devoir nous mobilise, ou devrait le faire se nourrit de la même perversion. Nous soustrayons le temps qui passe de l’urgence du contexte en jouissant de la sorte de cette même excitation que celle décrite par Edgar Pöe dans « le démon de la perversité ».
       
C’est alors que Simone Weil utilise le vecteur d’un autre symbole. De la clé, nous passons à l’anneau. Il faut ici préciser que le titre du chapitre du livre s’intitule Gygès et que Simone Weil est une très grande lectrice (et experte) de l’oeuvre de Platon. Ce passage d’un objet à l’autre lui permet de donner à son propos un enjeu supérieur au précédent, car c’est au coeur d’une discussion sur l’enracinement de la justice dans la volonté des hommes que surgit dans La République de Platon cette référence par Glaucon à l’anneau de Gygès. Qu’essaie de faire le frère de Platon (Adimante et Glaucon sont en effet les frères de Platon)? De prouver que pour l’opinion, la justice ne saurait en aucune façon constituer un bien en soi-même. Ce n’est pas pour être juste que nous obéissons aux lois mais parce que nous avons clairement mesuré les avantages et les inconvénients de l’acte qui consisterait à commettre l’injustice. Celle-ci nous plairait bien si nous pouviez être sûrs de ne pas nous exposer à la vengeance de ceux que nous volons ou agressons. Tout est dans cette phrase: « il y a plus de mal à la souffrir que de bien à la commettre » Les lois sont les conséquences directes de cette prise de conscience. Si nous laissons libre cours à nos pulsions agressives, à notre désir de piller les biens d’autrui , voire à le tuer ou le traiter en esclave, nous entrons dans une dimension du tout ou rien infiniment dangereuses. Pourquoi les lois sont-elles des conventions? Parce que les hommes s’entendent pour constater que la jouissance d’un bien volé est moindre que la souffrance de la victime. Nous optons pour un « consensus mou », parce que tout en sachant très bien que ce serait pour nous un grand bien que de commettre l’injustice, nous savons aussi que cela nous expose à la vengeance de la personne spoliée et surtout que cela crée une très grande souffrance pour elle, donc nous préférons éviter ce très grand bien et ce très grand mal en créant ce champ quadrillée de lois que nous appelons la vie citoyenne.
       
C’est donc la crainte qui est le ressort essentiel des lois et en aucun cas le respect inné et « pur » de la justice, laquelle n’est pas un idéal et pas même une idée, mais un accord tacite au gré duquel constatant leur force égale et leur commune incapacité à jouir de l’injustice sans risquer d’en être tôt ou tard la victime, les hommes s’entendent pour ne tomber ni dans l’injustice de commettre ni dans l’injustice de subir. Glaucon insiste bien sur ce point: s’il existait deux anneaux et qu’on les donne à un homme injuste et à un homme juste, ils se comporteraient de la même façon, car personne ne serait assez juste en lui-même pour agir selon la justice avec un tel pouvoir. Nous saisissons alors le fond de l’opposition entre Simone Weil et Glaucon: autant pour ce dernier la justice est profondément née de la vie en société, de la présence mutuelle des hommes dans la cité, autant pour Simone Weil, la justice est une affaire personnelle qui se joue dans la transparence du rapport à soi que crée la conscience. C’est pourquoi elle ne saurait en aucune manière dépendre de la visibilité extérieure de nos actes: serions-nous capable de nous soustraire au regard d’autrui que nous ne pourrions pas échapper à la conscience d’avoir agi injustement.
        L’anneau est la continuité de la clé parce que c’est bien notre conscience qui s’est dévoyée en forgeant cette clé. Dans le Seigneur des anneaux de Tolkien, la guerre contre les forces de Sauron se double d’une aventure intérieure qui est authentiquement celle de Frodon. C’est en un sens exactement de cela même que Simone Weil nous parle ici: il faut jeter la clé, jeter l’anneau mais il ne saurait être détruit que par cela même qui l’a forgé: les forges du Mordor sont en réalité l’intimité même du rapport à soi instauré par la conscience. Ce ne sont pas là les qualités physiques ni même l’intelligence qui comptent mais seulement la volonté.
       
Mais le propos de Simone Weil est évidemment d’expliquer cette légende car si la question de savoir ce que l’on met à part ne se pose pas vraiment, ou du moins si sa réponse est plus qu’évidente, celle de savoir de quoi on le met à part est fondamentale: s’agit-il simplement de le soustraire au monde visible? Si Simone Weil pensait cela, le début du passage serait incompréhensible et absurde. C’est à soi que l’on ment fondamentalement, ontologiquement. On porte atteinte à son intégrité morale. On se donne un pouvoir quasiment sans limite sur les choses extérieures parce que l’on s’est absurdement menti à soi-même. Nous avons créé de l’opacité dans le rapport transparent par excellence. Dés lors notre rapport à la réalité de nos actes est d’une superficialité totale. Tout n’est qu’en surface: il n’y a que des actes sans auteurs, des « crimes » sans criminels. C’est un monde sans profondeur ni conséquence ni engagement, un monde dans lequel plus personne ne répond de rien. Quand nous disons: "je ne réponds plus de mes actes », nous suggérons que nous sommes hors de nous, dans un état de débordement et d’excès au sein duquel nous ne prenons plus la mesure de nos gestes. C’est le monde de la démesure, de l’hybris, celui-là même que Platon et Aristote ne cessent de définir comme inhabitable par l’être humain, celui-là même dont la cité doit s’éloigner le plus possible. Un monde sans profondeur au sein duquel plus personne ne répond de rien, c’est finalement un écran plat sur lequel s’agitent des ombres, et ce dernier rapprochement permet à Simone Weil de rapprocher exactement les perspectives: la sienne et celle de Platon. L’effort du prisonnier détaché qui gravit la montagne vers le feu, le soleil et finalement les Idées elles-mêmes est de même nature que celui qui nous est nécessaire pour jeter cette clé qui nous déresponsabilise de toute présence et de tout acte.
       
Le chapitre d’où ce passage est extrait s’intitule l’anneau de Gygès, preuve que dans l’esprit de l’auteur, l’anneau est premier par rapport à la clé.  La tentation de Gygès est bien présente en nos consciences. Elle nous décharge de ce poids qu’est la conscience d’être la cause de la souffrance d’autrui. Nous pouvons nous exonérer à bon compte de l’évidence de tous ces liens qui nous engagent et nous impliquent au premier chef dans telle ou telle injustice.  Il y a des actes: un cri dans la rue, moi dans mon lit qui ne sort pas de chez moi mais nous ne faisons plus le lien. « Suis-je le gardien de mon frère? » Demande Caïn à L’Eternel qui le questionne sur Abel alors qu’il sait bien que Caïn a tué son frère. Y’a t-il seulement des liens dans le monde de l’anneau? Sommes nous redevables de quoi que ce soit aux yeux de qui que ce soit puisque nous avons gommé l’efficience visible de notre présence sur cette terre? La nature d’un acte tient-elle seulement dans sa visibilité?
        Sur ce point (et sur celui-là seulement), Simone Weil est d’accord avec Emmanuel Kant pour répondre que c’est dans l’intention que tient la nature authentique d’une action. Ce qui fait tout à la fois la fragilité et la force de l’action juste c’est qu’elle se décide dans la conscience du sujet. Pour Simone Weil, une action juste est une action dans laquelle la volonté du sujet se retrouve et s’assume sans partage, sans remise en cause. Une action juste est une action pleinement voulue par un sujet qui s’y engage sans réserve, et cela non pas pour s’affirmer dans le monde, mais justement pour s’annuler dans le monde, à son profit: c’est le « credo » auquel Simone Weil revient sans cesse dans cette oeuvre: « moins je suis, plus Dieu est ». Cette intelligence du rapport n’est pas tant une façon de comprendre le monde que de s’y annuler, de s’y effacer pour faire entièrement droit à sa justesse: « Je dois aimer être rien, dit Simone Weil, comme ce serait horrible si j’étais quelque chose. »
        Ce dernier point est fondamental: il est essentiel de ne pas confondre la rétractation à toute visibilité par le criminel et celle à l’univers de la conscience juste et finalement « sainte » (puisque c’est bien de cela dont il est question pour Simone Weil: de sainteté). Rien au monde, Gygès est tout pour lui-même puisque il se donne le droit de piller sans vergogne les biens de qui lui plaît. Tout au monde, le saint homme n’est rien pour lui-même et c’est bien ce chiasme que résout le rapport à l’anneau, le désir plus désirable que tout autre de jeter la clé: c’est un désir dans lequel s’engage tout aussi bien la conscience que la justice voire le « salut » de tout homme comprenant la vérité de tout « rapport ».

Conclusion  Simone Weil décrit donc ici les différentes modalités au gré desquelles nous faisons sécession en nous mettant à part de toute intelligence des liens entre nos actes et notre volonté, d’un monde visible dont nous nous abstrayons en ne répondant plus de nos gestes, nos paroles ou nos pensées. Cet univers de la conscience légère voire tout bonnement absente ressemble par bien des traits à celui qu’aujourd’hui la technologie, l’évolution des rapports et des pratiques dans un monde du travail refaçonné par l’informatique rend effectif. Nous ne disposons plus des moyens de savoir à quoi aboutira tel ou tel mail que le directeur d’un service envoie à ses subordonnés, telle décision que le PDG prend au regard d’une situation économique difficile, tel ou tel bouton que j’actionne dans mon tableau de bord. Les liens tissés par la communication dans notre réalité d’aujourd’hui ne sont aucunement les liens dont nous parle Simone Weil, mais cela ne signifie pas que ces propositions soient sans effet ni résonance dans notre quotidien d’homme du 21e siècle, car l’origine du problème ne nous est jamais extérieure et il serait particulièrement facile de nous exclure de l’effort décrit par Simone Weil comme étant celui de jeter la clé car c’est bien entre nous et nous que le choix d’en user ou de la détruire s’effectue. Ne pas mettre à part, c’est aussi accepter le monde tel qu’il est parce que ce n’est pas de lui que dépend ma décision d’être juste.

Méthodologie du 3e sujet du Baccalauréat (explication de texte)

1) Les présupposés du choix du sujet 3
        On ne peut pas choisir le sujet 3 sans consentir implicitement à trois règles:
            a) Faire place nette à la pensée d’un auteur
              
  Il importe d’abord d’adopter très clairement une attitude attentive et suspensive. Notre opinion sur le texte n’intéresse personne. Nous l’avons choisi parce que le sujet retient notre attention, pas du tout parce que nous avons envie de réagir instinctivement à chaque phrase. L’exercice requiert une humilité absolue. Nous accueillons dans notre pensée la pensée d’un autre et même s’il sera vraiment nécessaire que les mots que nous aurons choisis, nous et nous seuls, s’appliquent, expriment et éclairent la pensée de cet auteur, notre jugement, en revanche, ne sera jamais mobilisé. Que nous soyons d’accord ou pas avec la thèse défendue n’est pas du tout essentiel. La seule chose qui importe, c’est que nous ayons le sentiment que notre réflexion ne va pas s’ennuyer « ici ». Par cet « ici », il faut entendre le champ de questionnement, de notions, de termes (registre lexical), le style ouvert par le texte. L’attitude qu’il convient d’adopter ne consiste donc pas à penser que l’on a des choses à dire sur le texte mais plutôt qu’il décrit les contours d’un lieu, d’une configuration topographique, d’une sorte de paysage dans laquelle on peut réfléchir efficacement parce qu’il nous donne les instruments pour le faire, exactement comme un campement que l’on installe ici parce qu’il y a à proximité de l’eau, du bois, un terrain plat et abrité, etc. Pour cela, il faut visiter le lieu, l’accepter tel qu’il est avec cette arrière pensée que l’on va peut-être s’y installer pour la nuit mais qu’on le laissera tel quel après, sans l’avoir déformé, trahi, voire sali.
            b) Accepter et saisir l’unité du texte
                Le texte est un extrait: cela signifie qu’il a été découpé dans l’oeuvre, par des enseignants de philosophie qui ont perçu qu’une thèse, et seulement une, était développée dans ce passage. Par conséquent, si dans notre lecture et relecture du texte, nous n’y relevons pas la moindre unité, pas la moindre trace d’une seule et même idée défendue et exposée par différents procédés, nous passons à côté de son sens et si cette impression demeure, il serait vraiment suicidaire de choisir ce texte parce que nous ne disposons pas du préalable sans lequel il est impossible de l’expliquer.
            c) Le principe de distinction entre la cohérence et l’adhésion
               
Pour les mêmes raisons, il nous est impossible d’envisager que le texte se contredise dans son intention, c’est-à-dire dans son sens. Il « veut » nous dire quelque chose, et cette volonté qui est philosophique passe nécessairement par une démonstration, ou du moins par la volonté construite de nous convaincre. Si nous avons choisi le 3e sujet, cela signifie que nous allons analyser cette tentative de démonstration, cette défense d’une idée, en relevant ses procédés, son style, ses références, etc. Cela ne signifie aucunement que nous soyons contraints d’être en accord avec la thèse défendue mais que nous avons bien perçu sa cohérence, sachant que celle-ci est nécessairement à l’oeuvre dans le texte
2) La lecture du texte
        Il est évident que l’on ne peut envisager de traiter le 3e sujet qu’en lisant plusieurs fois le texte. Chaque lecture doit s’effectuer en mettant au premier plan de sa  démarche une visée préalable et précise:
        a) Première lecture: le principe d’unité
            La première lecture consiste simplement à déterminer le taux de « faisabilité » de l’explication. Qu’est-ce qui fait de ce passage « UN » texte? Pourquoi nous le propose-t-on? Au-delà de la division claire de ses paragraphes, de l’utilisation de procédés différents: description, exemple, argumentation stricte, référence à des mythes ou à d’autres philosophes, l’auteur veut nous convaincre d’une seule et même thèse. Même si nous avons encore du mal à préciser clairement cette thèse, nous voyons bien que tout va dans une seule direction. Nous pourrions dire qu’il s’agit de répondre à la question: pourquoi ce texte?
        b) Deuxième lecture: Les temps de l’argumentation
            Dans cette deuxième lecture qui, en un sens est l’inverse de la première puisque nous allons détailler les étapes de démonstration du passage au lieu de les synthétiser, nous portons toute notre attention sur les divisions en paragraphes, sur les connecteurs logiques, de façon à démonter la machine à convaincre de l’auteur (démonter au sens de « disséquer », pas « contredire »). Ici il est question de comprendre le « comment ? » du texte.
        c) Troisième lecture: remonter les pièces et comprendre la machine
           
Nous venons de distinguer clairement les ressorts du texte, c’est-à-dire la façon dont s’articulent non seulement les propositions mais aussi les procédés, les figures de rhétorique, le fil des arguments, bref toutes les pièces de « la machine à convaincre » de l’auteur. Dans cette troisième lecture, nous suivons lentement la progression linéaire de son écriture en sachant à l’avance où il veut en venir. C’est comme voir fonctionner un appareil qui n’aurait plus de cache, de coque dissimulant les circuits. Tout s’active « à ciel ouvert »? Nous voyons circuler le courant « à vue d’oeil ». C’est ce que l’on pourrait appeler, comprendre le pourquoi du comment du texte.
3) L’ utilisation du brouillon
        Nous pouvons nous servir de notre brouillon pour accomplir trois tâches:
formuler clairement et précisément l’idée essentielle du texte
Repérer les phases de la démonstration de l’auteur
Evoquer les références possibles: qu’elles abondent ou pas dans le sens de la thèse défendue par le texte. L’essentiel est qu’elles traitent précisément le même sujet       
       

4) L’introduction
   
  Toute introduction d’explication de texte doit exprimer clairement trois données fondamentales du passage: son thème, sa thèse et sa problématique (enjeu):
          - Le thème désigne la notion « globale » dont il est question ici. Il s’agit dés les premières lignes de notre copie de pointer sommairement sur le fond de quelle question la réflexion de l’auteur va se constituer. Simone Weil n’a pas donné naissance à la question de la dénégation morale. Celle-ci existait avant comme le prouve d’ailleurs la référence à Gygès. Nous partons donc de ce fond d’écran à partir duquel ce texte devient plus lisible, plus légitime.
        - La thèse est l’idée essentielle défendue par l’auteur. Celle ci doit correspondre exactement et précisément (il ne s’agit pas de résumer le texte) à l’intention du philosophe, à son « vouloir dire ». Le passage étant une « machine à convaincre », il faut formuler explicitement l’idée qu’il a pour objectif de défendre.
        - L’enjeu du texte désigne un problème philosophique à l’intérieur duquel la thèse défendue prend une importance cruciale, un changement de perspective. Si Simone Weil a raison alors cela signifie que tel problème philosophique auquel il est fait référence dans le texte sans qu’il en constitue, pour autant le fond, peut être abordé ou tranché de telle façon.
5) Expliquer
      
 Qu’est-ce qu’expliquer? Ce n’est ni commenter, ni comprendre.  
- Commenter désigne l’acte par lequel nous greffons des pensées sur une parole, un texte  ou bien des images. Nous disons ou écrivons quelque chose « à l’occasion » d’un texte. Il y a donc évidemment un rapport entre le texte ou l’événement que nous commentons et ce que nous exprimons à son propos, mais ce rapport n’est pas aussi rigoureux, précis, polarisé que l’explication, laquelle ne tend qu’à rendre clair le texte, qu’à le « déplier » (étymologiquement expliquer, c’est démêler les plis). Commenter un texte signifie formuler tout ce à quoi le texte nous fait penser, alors que l’explication désigne l’effort par lequel une pensée (la notre) s’applique à une autre pensée (celle de l’auteur) avec cette intention déterminée et ciblée d’élucider le texte, tout le texte mais rien que le texte.
- Expliquer, ce n’est pas non plus comprendre parce que l’on peut comprendre intuitivement, c’est-à-dire spontanément, « d’un seul coup ». On peut réaliser une vérité ou une évidence, du moins ce qui nous apparaîtra comme tel après l’instant de notre révélation. L’explication ne peut pas être immédiate: elle suppose des étapes, un raisonnement, un enchaînement de causalités. C’est cela qui nous fait saisir qu’une explication consiste éventuellement à formuler ce que l’auteur n’a pas forcément jugé bon d’exprimer, soit parce qu’il l’avait dit avant, soit parce que c’est évident pour lui (il nous donne le résultat du mécanisme mais sans en décrire les rouages).
- Comprendre désigne un effort de synthèse par lequel nous embrassons la totalité du texte et le résumons par une idée (comprendre, c’est « prendre avec »), alors que l’explication décrit un effort analytique grâce auquel nous détaillons chaque phrase et nous appliquons à souligner la progression, les rapprochements ou les oppositions de concepts au fil desquels le texte « avance » pas à pas. Évidemment, il est nécessaire de comprendre un texte pour l’expliquer, mais ce n’est pas parce qu’on le comprend qu’on peut l’expliquer. On peut dire que je comprends un texte quand je réalise sa motivation, pourquoi il a été écrit, je l’explique quand je rends compte du comment il a été écrit. Le dernier point qui peut nous faire comprendre cette différence concerne la distinction entre les causes et les motifs. Un auteur a écrit un texte pour nous faire comprendre quelque chose: c’est son motif ou sa motivation mais en même temps, il a, en suivant ce mouvement, donné naissance à quelque chose qui est « là », présent sous mes yeux, comme un phénomène. Le texte est un « fait »: il y a là des mots, des phrases, des signes, et c’est ce fait là à l’intérieur duquel il importe de discerner des causes et des conclusions.
    
 Il convient de bien garder en tête qu’une explication ne doit jamais tomber dans la paraphrase, c’est-à-dire dans la simple répétition sans effet de profondeur, sans élucidation et surtout sans « risque ». Cette notion de prise de risque est vraiment fondamentale: aussi performante soit-elle, toute explication est une « tentative » d’élucidation. Nous devons prendre le risque d’utiliser des formulations qui sont les nôtres et qui marquent une forme d’appropriation de la pensée de l’auteur. Ce qu’il dit en ces termes, nous allons tenter de le rendre par des termes plus simples et surtout par la mise en lumière de ressorts plus évidents, plus clairs, plus dépliés. Tout texte est « complexe » au sens propre du terme: il mêle des « plis », des concepts, des figures de style, éventuellement des références dites ou non dites à des auteurs, des niveaux de compréhension possibles. Il s’agit pour nous de les "pointer », d’en souligner la présence de telle sorte que cette éventuelle complexité du texte se révèle à nous comme lisible, comme praticable de la même façon qu’un itinéraire que l’on dévoile sur une carte en reliant les unes aux autres les villes que nous venons de traverser. Le texte n’est pas complexe parce qu’il est difficile mais parce qu’il embrasse dans la totalité de son mouvement et de son sens des notions, des arguments, des exemples, distincts. Il nous revient à la fois de discerner l’unité de ce dynamisme et toutes les « régions » qu’il traverse.
        Enfin, le pire défaut qui puisse discréditer une explication de texte est l’éloignement par rapport à son objet: le texte même. Aussi loin que puisse nous conduire telle procédure d’élucidation de tel ou tel passage, il nous faut toujours revenir au mouvement de ce texte, mouvement qui n’a pas été initié par nous mais par l’auteur. Cela revient à l’un des présupposés qui a été formulé au moment de la lecture. Notre pensée se met au service de la pensée d’un autre et nous nous consacrons exclusivement à ce travail d’élucidation là qui ne doit pas cependant nous interdire d’évoquer des thèses précisément contraires à celles qui sont défendues dans le passage expliqué. L’opposition avec des thèses contradictoires crée toujours un effet de clarté.
6) Conclusion
        En conclusion, nous pouvons souligner ce que la thèse apporte de nouveau à la perspective du thème (distinction faire en introduction), voire à la philosophie. Même si les textes proposés ne sont pas tous d’égale importance en termes d’impact pour la pensée humaine, l’auteur ne l’aurait pas rédigé s’il ne lui avait pas semblé nécessaire de le faire et cette nécessité est reconnue, ne serait-ce que parce que ce texte nous est proposé. C’est sur elle qu’il importe d’insister en conclusion. Qu’est-ce que le texte nous apporte, finalement? A-t-il transformé la façon d’aborder une question? On serait tenté de répondre que c’est forcément le cas. Il est également possible d’évoquer simplement les effets de l’explication de ce passage. Il y a nécessairement des aspects du thème abordé que nous ne verrons pas de la même façon.

Explication du texte d'Alain - Copie de Emilien Luigi (TL1)

Expliquez ce texte d’Alain extrait de son livre: « Les passions et la sagesse ». La connaissance de la doctrine de l'auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension du texte, du problème dont il est question.

        « Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n'a à conduire que son propre destin, en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l'opinion dominante au sujet des affaires publiques. "Car, se dit-il, comme je n'ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m'attende à être conduit; à faire ce qu'on fera, à penser ce qu'on pensera." Remarquez que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut-être une opinion; mais c'est à peine s'il se la formule à lui-même ; il rougit à la seule pensée qu'il pourrait être seul de son avis.
        Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l'on appelle l'opinion publique. "La question n'est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre." Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s'interroger eux-mêmes.
        Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu'ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. Et il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu'il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n'est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s'imposer à tous, sans que personne pourtant l'ait jamais formée de lui-même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne ne pense. D'où il résulte qu'un État formé d'hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n'ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d'abord. et devant les autres aussi. »


Nous avons tous déjà fait cette expérience : à une dîner de famille, lors d’un débat et de manière plus générale dans une situation où les idées peuvent être exprimées, on se retrouve dans l’impossibilité d’affirmer notre propre opinion. Pourquoi donc ? Ce n’est pas que l’on soit particulièrement stupide ou que l’on ait point pensé au sujet dont il est question. Ce qui motive cette forme de crainte, de timidité, voire de peur est tout simplement la peur qu’autrui, celui qui nous écoute, ne partage pas du tout notre avis. Alors, de peur d’être ridicule, de décevoir, l’on préfère chercher ce que pensent les gens en général, l’opinion que la plupart partagent : en d’autres mots, l’on cherche la doxa et l’on se détourne de sa propre opinion. C’est exactement ce processus que décrit le philosophe Alain dans cet extrait de Les passions et la sagesse qui pousse l’individu à avoir peur d’avoir des opinions qu’autrui ne partage pas et par conséquent sa recherche à se conformer aux « opinions communes ». Ce processus se révèle dans toute son ampleur dans un domaine bien particulier : celui de la politique. Par ce mouvement qui nous affecte tous, en dépit de l’importance de la position que l’on occupe, nous pousse à agir de manière aveugle selon des idées dont il est difficile de prouver l’existence. Si « on » pense cela, alors je peux décider, moi qui peux prendre des décisions au sein d’un gouvernement, de mettre en œuvre cette pensée, même si elle échappe à la rationalité, la raison, le bon sens. Parce ce mouvement, on obscurcit notre conscience, garant de la morale. L’enjeu de ce texte est alors révélé dans toute son importance : ce mouvement explique qu’un gouvernement puisse commettre les pires atrocités, les pires stupidités possibles, aveuglé par la tyrannie de ce que semble penser la foule.
   

    D’où vient ce processus qui nous pousse à ne pas former nos propres opinions mais, au contraire, à penser comme les opinions communes — du latin communis, qui appartient à tous. Il trouve en effet ses racines dans la dépendance d’autrui. Comme le suggère le mot « commun », ce sont finalement les opinions que les autres partagent que l’on finit par adopter au détriment de ses propres idées. Mais pourquoi la dépendance d’autrui ? Alain prend l’exemple du citoyen. Un citoyen est par définition un membre de la cité — civis en latin — et par conséquent il ne peut pas tout décider tout seul. Le pouvoir ne réside pas complètement dans ses mains mais dépend bien plus d’une coopération avec les autres pour arriver à des décisions, projets, idées finaux. Ainsi, le citoyen est poussé par autrui à s’enquérir de ce que pense la doxa sur tel ou tel sujet. Imaginons maintenant un autre cas : celui d’un tyran dont il ne fait aucun doute que son pouvoir est ferme et que rien ne pourra renverser. Il se trouve dans un tout autre cas que le citoyen dans la mesure où autrui est dépendant de ses décisions mais, son autorité et pouvoir étant assurés, il n’a point besoin de se conformer à ce que pense la doxa. En ce sens, il est opposé au citoyen qui se trouve dans une relation d’interdépendance complète avec autrui. Alors s’engage le processus : le citoyen a beau être doté de qualités qui lui permettent de former des opinions censées comme la raison et la volonté — n’oublions pas que ce texte s’inscrit dans la philosophie d’Alain et de manière plus générale dans une tradition qui met à l’honneur la volonté dans une tradition héritée de Descartes —, comme il n’est pas seul à agir, comme il ne détient pas à lui seul le pouvoir, il se doit de se conformer à ce que Alain nomme « l’opinion dominante ». L’auteur qualifie ce processus motivé « par une espèce de sagesse » mais il convient toutefois de s’attarder sur ces termes. Le terme mélioratif n’est à aucun moment à prendre dans son sens littéral : la sagesse que décrit Alain semble être plutôt un effet pervers qui nous pousse à ne pas agir en fonction de notre raison dirigée par notre conscience. En ce sens, il ne s’agit pas du tout d’une sagesse car ce processus me pousse à dérober ma vraie pensée à ma conscience pour lui soumettre en échange celle de la doxa, par une forme de calcul, de commodité.
    Le rapport que nous avons à nous-même est compliqué par autrui. On peut rapprocher cette idée de la philosophie de Sartre. Prenons par exemple quelqu’un qui regarde à travers un trou de serrure. Comme il n’y a personne pour le juger, pour lui faire remarquer que ce qu’il fait entrave aux règles de politesse élémentaire, il continue sans se soucier de cela. Pourtant, que se passe-t-il si quelqu’un arrive dans la pièce. Alors cette personne est arrachée à elle-même : « autrui est le médiateur entre moi et moi-même ». Cela signifie que c’est par la présence d’une autre conscience qui a vu mes actes et qui les juges que soudain, j’ai honte de ce que je faisais. Avant, il n’y avait pas de raison d’être honteux : comme personne ne me voyait, j’étais un simple sujet. Mais dès lors que je ne suis plus seul dans la pièce, dès qu’apparaît un tiers je deviens un objet et par conséquent cela dégage l’espace de la critique en moi.
Dans le processus que décrit Alain, c’est bien un sujet doté d’une conscience réflexive qui, en présence d’autrui, a peur d’avoir des opinions qui ne sont pas les mêmes que celles d’autrui. La honte qui peut en résulter est donc également dépendante d’autrui et cela mène au fait que l’on n’ose plus affirmer avec énergie sa pensée. Pourtant, elle existe bel et bien, mais la simple possibilité d’être, dans le regard d’autrui, le seul à penser de la sorte, est un motif suffisant pour préférer se référer à la doxa. Le sujet perd alors son caractère « énergique » mentionné un peu plus haut. Pourtant, ce processus qui nous pousse à prendre pour notre pensée celle d’autrui se fait, comme le dit l’auteur, « de bonne foi », c’est-à-dire avec honnêteté, en toute sincérité. Le citoyen fait cela en pensant qu’il s’agit d’une bonne chose que de faire entrer en résonnance son opinion avec l’opinion publique. A aucun moment il n’est question d’inconscient, une notion inventée par Freud mais complètement rejetée par Alain qui affirmait à cet égard « qu’il n’y a point de pensées en nous sinon par l’unique sujet, Je ».
   
Cette opinion publique n’est pourtant pas directement présente dans l’esprit du sujet qui la cherche. Pour pouvoir la concevoir il faut essayer de la trouver par différentes sources qui constituent son expression la plus précise : c’est bien le rôle de la presse et des discours. Par exemple, la presse relate mais surtout juge des faits, un article n’étant jamais impartial, et en la lisant, on peut tenter de se faire une idée de ce que « on » pense. Pourtant, il semble tout à fait évident qu’il est impossible de trouver un consensus dans ces expressions d’une opinion publique qui, en vérité, n’existe absolument pas. Prenons l’exemple de la presse. Quel serait l’opinion publique sur une telle guerre qui déchire un pays voisin ? La première division surgirait probablement au moment d’en comprendre les causes profondes. En outre, les différents partis politiques y verraient des moyens d’illustrer le bien-fondé de leurs idées en montrant comment eux, en opposition aux autres, auraient trouvé une solution radicale au problème. Ainsi, il est vain de vouloir trouver une expression de l’opinion commune. C’est pourquoi Alain la qualifie de « cet être fantastique ». Le terme « être » rappelle quelque chose de vivant et donc en constante transformation.
De plus, « fantastique » a une signification très précise que seule l’étymologie peut nous faire comprendre : du grec phantastikos, il signifie « irréel, imaginaire ». Par les exemples des « journaux » et « des orateurs », l’auteur situe, comme il l’avait fait auparavant avec le mot « citoyen », le sujet de sa réflexion dans le domaine politique. D’un commun mouvement, l’individu et les citoyens ne forment pas leurs opinions, ne tentent plus de se documenter sur un tel sujet pour avoir les informations nécessaires pour avoir une opinion éclairée mais tentent au contraire de déterminer ce que pense l’opinion publique à ce sujet. Cette interrogation mutuelle, vaine recherche, s’étend également aux « gouvernants » : en effet, ils pensent avoir besoin de l’opinion publique pour gouverner. En effet, les gouvernants sont dépendants de « ce grand corps » : s’ils prennent une décision qui ne lui convient point du tout, il se peut que le peuple, mécontent, critique cette décision, voire, dans les cas les plus extrêmes et violents, se révolte. Les gouvernants n’auraient pas alors perçu le kairos pour faire mettre en application leurs idées et cela justifie leur dépendance du peuple qu’ils gouvernent. De la même manière, le peuple se tourne vers les gouvernants pour « savoir ce qu’il faut penser et vouloir ». Cela signifie que le gouvernement et le peuple se fixent mutuellement des sortes de normes de pensée, s’imposent ce qu’il « faut » penser dans le sens d’obligation morale. 
Prenons un exemple. Est-ce que les Saoudiens sont fondamentalement tous homophobes ou est-ce qu’ils acceptent la norme imposée par leur gouvernement qui pénalise l’homosexualité de peine de mort. Inversement, il est possible de retourner la question et de se demander si la législation en vigueur n’est pas le fruit du gouvernement saoudien qui a tenté de sonder ce que pense son peuple en la matière et a décidé de ce châtiment en vue de ce qu’il y a trouvé. Ainsi, les gouvernants comme le peuple cherchent à savoir ce que pensent les uns les autres pour tenter d’appréhender ce qu’impose la norme de la doxa de penser et de vouloir.
   
Ainsi, il est parfaitement possible que des décisions soient prises en accord avec cette pseudo-pensée commune qui n’existe pas, décisions qui peuvent parfaitement échapper à la morale ou même la raison. Cette « folle conception » dont parle l’auteur peut parfaitement être acceptée de tous, sans pourtant n’avoir été vraiment pensée de manière individuelle par qui que ce soit. Pourtant, comme le « grand corps » et les « gouvernants » sont dans cette dépendance mutuelle où ils essayent de trouver l’opinion commune qui n’existe pas, ils finissent par prendre pour argent comptant des choses erronées. Ainsi, le processus que décrit l’auteur obscurcit d’une certaine manière notre conscience : non seulement nous substituons par ce mouvement à notre pensée ce qu’on pense qu’autrui pense, de peur d’être le seul à penser de la sorte, mais ce processus nous rend aveugle au point qu’il puisse nous rendre acceptable ce que, si l’on était seul, nous semblerait tout à fait inadmissible. C’est ainsi que l’auteur explique que des êtres dotés des raisons tels que les hommes, alors qu’ils ont reçu une éducation qui leur a enseignés et transmis des dogmes, des principes sur lesquels ils sont censés construire leur vie, se comportent de façon qui échappe totalement à la raison, « comme un fou ».
En ce sens, ce texte se distingue de la philosophie de Simone Veil. Dans son livre L’enracinement, elle décrit un processus qu’elle nomme « mettre à part », par lequel les hommes n’établissent plus les liens de cause à effet. Ainsi, par exemple, je ne donne pas une pièce à un mendiant alors qu’il me la demande. Par habitude, je ne lui donne rien, et peu à peu, dans ma conscience, je ne réalise plus que c’est injustifiable de ne pas venir en assistance à un être qui en a besoin. Ce processus aboutit aux mêmes conséquences que chez Alain — cette philosophe mentionne des « comportements si incohérents, notamment toutes les fois qu’intervient le social, les sentiments collectifs » et son point de vue est en conséquence tout à fait similaire à celui d’Alain. Même si le processus décrit par les deux auteurs diffère, l’importance des « sentiments collectifs » chez Simone Veil ou « opinions communes » chez Alain mène à la conséquence désastreuse d’un groupe d’homme, un Etat dans le texte d’Alain, qui agissent de manière tout à fait irrationnelle. Alain analyse enfin les racines profondes de ce qu’il appelle « ce mal » : la peur du jugement que représente par la nécessité de sa condition autrui nous empêche d’une part de « former son opinion », c’est-à-dire de formuler ses propres idées après une réflexion personnelle, mais d’aller chercher l’opinion publique sans défendre ou prêter attention à ce que l’on pense vraiment.

   
Alain décrit donc ici le processus qui nous pousse à préférer l’opinion commune à la nôtre, même si cette dernière existe. La peur du jugement d’autrui nous pousse dans ce processus dont les conséquences peuvent être terribles : cette opinion commune n’existant en vérité pas du tout, ce processus qui pousse le peuple et les gouvernants à la chercher constamment nous fourvoie, nous fait accepter des idées qui ne sont, d’une part, pensées par personne, et d’autre part qui échappent complètement à la raison. Ainsi, un Etat peut commettre, avec toute la bonne foi du monde, les pires atrocités, pensant qu’il s’agit de ce que souhaite ou pense le peuple. Ce texte est extrait d’une œuvre parue en 1960, c’est-à-dire après deux Guerres Mondiales où l’humanité a vu la montée du totalitarisme et des atrocités défiant tout entendement humain. Ce texte non seulement permet de comprendre — sans justifier bien sûr — comment de tels évènements ont pu avoir lieu. La compréhension des causes qui poussent à ce mal semble alors être essentielle pour une compréhension plus approfondie de la manière dont autrui influence la relation que l’on a de soi à soi mais aussi avec autrui lui-même ainsi que notre raison.

mercredi 23 janvier 2019

Autrui est la structure d'un monde possible - Giles Deleuze

En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe : en parlant, précisément.
Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'avais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l'exprime.
Deleuze, La Logique de Sens, Paris, Ed. de Minuit, 1969, pp. 354-355.