dimanche 10 février 2019

Spécialité "Humanités, Littérature et Philosophie" - Quelques mots sur la Philosophie

  1. A quoi sert la philo?
En premier lieu, on peut essayer de répondre à la question de savoir à quoi ça sert. Est-ce que c’est autre chose que du bla-bla avec plein de mots compliqués qui ne cacherait que du vide et surtout de l’inaction.Chacun voit bien à quoi sert d’étudier les lettres, les maths, les langues, l’histoire, mais la philo, il y a un doute parce qu’on s’imagine que c’est de la réflexion pure qui se portent vers des questions auxquelles finalement on ne peut pas répondre comme « qui suis-je? Où vais-je? Pourquoi suis-je sur terre? B ref du bla-bla.» 

La meilleure façon de répondre consiste peut-être à utiliser un « Koan ». Dans la philosophie bouddhiste, un koan, c’est une question déstabilisante qui n’attend pas vraiment de réponse et ne fait pas appel à la logique ordinaire mais vise à créer une sorte d’électrochoc, d’impact qui éclaire d’un nouveau jour la question initiale et permet de réaliser pourquoi elle est inopportune. Le Koan en l’occurence pourrait être: « Et vous? A quoi vous servez? » C’est une question rude, impolie mais surtout inappropriée dans la mesure où aucune réponse ne saurait convenir. Or le fait qu’aucune réponse ne saurait vraiment être donnée a à voir avec le fait qu’aucune réponse ne saurait non plus convenir à la question de savoir quoi la philosophie pourrait servir.
        Pourquoi la question: « à quoi vous servez? » est-elle donc aussi inepte, aussi absurde? Pour deux raisons: d’abord, votre existence est un fait suffisamment complexe, reliant une quantité de facteurs assez imprévisibles, hasardeux, contingents, inexplicables, multiples pour qu’il soit absolument impossible de la résoudre dans la banalité d’un usage. Gilles Deleuze dit que la destinée des individus est entièrement tissée de points remarquables. Chacun de nous est unique pas nécessairement parce qu’il est génial ou plus que les autres mais tout simplement parce que le fil des circonstances au gré desquelles il vient à l’existence est absolument imprévisible et improgrammable. En second lieu, elle est absurde parce que l’existence d’un être est quelque chose qui excède totalement la raison. Il est impossible de chercher le sens ou le but de votre existence ailleurs que dans cet présent durant lequel vous existez.
Que vous existiez maintenant se suffit à soi-même. Cela ne peut rentrer dans le rang d’aucune normalité. Et on peut voir cela de façon tragique et désolante comme Pascal:  « Chacun de nous dit Pascal, est sur terre sans savoir d’où ni pourquoi et mourra sans en avoir appris davantage sur son séjour dans le monde. » ou de façon plus optimiste et gratifiante comme Montaigne: « je n’ai rien fait aujourd’hui. N’avez vous pas vécu, c’est le plus fondamentale et la plus illustre de toutes nos occupations. » « Vivre à propos est notre plus glorieux chef d’oeuvre ».
        
Exister n’est pas un dû et pourtant cela nous est « donné », c’est exactement dans le cerne de ces deux qualifications: non dûe et donnée que se situe à la fois le décalage, l’inopportunité fondamentale de la question: «  à quoi vous servez ? » Et l’intuition première originelle de la philosophie, à savoir l’étonnement: « ce fut l’étonnement dit Aristote, qui poussa les premiers penseurs à philosopher. » se situe exactement dans cet espace, entre la religion qui répond  par la foi et la science par la rationalité. Nous tenons là un critère absolument décisif de l’engagement dans la philosophie. Si vous pensez que vous le valez bien, qu’il est normal que vous existiez, que l’existence vous a été donnée parce qu’elle vous était due, alors cette matière n’est pas pour vous. Non seulement la philosophie s’enracine dans cette intuition que l’existence dépasse et excède toute normalité, mais elle va plus loin encore avec Hannah Arendt lorsqu’elle affirme que que la barbarie, la banalité du mal telle qu’elle se libère dans le troisième Reich, se produit lorsque des gens normaux font des choses normales et ne se pose aucune question, et fonctionne comme des fonctionnaires.
Nous ne sommes jamais assez prévenus contre la normalité, contre des évidences et des lieux communs, et si nous comprenons bien ce que Montaigne nous dit par rapport à l’instant présent ou encore Nietzsche par rapport à l’Eternel retour, nous réalisons toute la perversité de la question a quoi ça sert? C’est une question qui nous invite à considérer qu’un acte ne vaut que par rapport à ce qu’il nous rapporte, par rapport à ce qui n’est pas en lui mais dont il est seulement le moyen, à mettre en marc he tout un processus de procrastination qui aboutit à ce que jamais les instants ne soient vécus pour eux-même, en tant qu’il sont présents. C’est cela qui fonctionne déjà dans votre tête si malheureusement vous êtes en train de vous dire: je veux faire des maths parce que ça permet d’aller en maths sup, aller en maths sup permet d’être ingénieur,   être ingénieur permet d’avoir un emploi bien payé, être bien payé permet de s’acheter tout ce que l’on veut, avoir tout ce que l’on veut permet de jouir de la vie, etc. Est-ce qu’il ne serait pas temps de vous arrêter? Faire quelque chose pour une autre raison que cette chose elle-même est indiscutablement une façon fausse de voir son existence et qui est causée par la dématérialisation de l’acte au bénéfice de sa rétribution monétaire.
       
Or, nous retrouvons exactement la dynamique de cet évitement, de cette disqualification de l’acte au profit de son résultat dans la distinction que fait Aristote, dés le cinquième siècle avant JC entre la Poiesis et la Praxis:
La poiesis désigne l’action de fabriquer un produit fini, grâce à un savoir faire dont l’utilité et l’importance se réduisent exclusivement à la production de ce bien extérieur et ne revêtent aucune valeur en elles-mêmes. L’acte s’annule au profit du produit fini. C’est le travail tel qu’il était pratiqué par les esclaves, parce qu’aucun homme libre ne peut ainsi s’aliéner dans une activité qui finalement ne lui accorde aucun statut, aucune reconnaissance. Nous avons aujourd’hui inventé grâce à Taylor pire que le travail d’esclave avec le travail à la chaîne soit des unités de production dans laquelle la place des hommes est totalement soumise et dépendante de la fabrication du produit.
La praxis désigne au contraire une action qui est à elle-même sa propre fin, son propre but, qui n’a pas de produit fini. Il n’est pas nécessaire de sortir de cette activité pour trouver son sens. Cela veut dire que quiconque vous voyant exercer cette activité n’a pas besoin de se demander pourquoi vous la faites: cela est assez clair. Aristote définissait la politique comme Praxis, politique au sens d’action concertée s’effectuant au sein d’un espace public (polis: cité).
       
Dans l’Odyssée, nous pouvons lire un excellent exemple de transformation de poiesis en praxis avec le subterfuge de Pénélope qui, pour échapper aux prétendants, tisse une toile mais défait la nuit ce qu’elle a fait le jour, comme si l’on pouvait simplement tisser pour tisser, agir pour agir. Dans la mise en oeuvre de cette suspension, c’est tout le temps héroïque de l’épopée qui est mis en échec: qu’il faille aller très loin pour se couvrir de gloire par des actions guerrières, c’est ce qu’une femme va interrompre en appliquant l’état d’esprit de la Praxis à une action que l’on placerait plutôt du côté de la poiesis.
        Finalement la poiesis, c’est la hiérarchisation continuelle des moyens et des fins, comme s’il fallait toujours dissocier ce que vous faites du sens que peut revêtir ce que vous faites INDEPENDAMMENT de lui. Tout est ainsi sujet à planification, à programmation, à finalisation. Le fait que nous puissions faire quelque chose pour autre chose que la faire exclusivement rend possible la mise sous condition du vital par rapport au travail ce qui est une totale absurdité pour le citoyen grec de l’antiquité. Nous pouvons reprendre la distinction de la poiesis et de la Praxis avec la différence qu’opère la philosophie entre vivre et exister.
        Vivre, c’est être vivant, répondre aux besoins vitaux: respirer, manger, boire, subir sa condition et être placé à son égard dans une situation de dépendance suffisamment urgente pour accepter n’importe quel travail.  L’absence de sens propre à la poiesis s’articule ici avec la dépendance au vivant, de telle sorte que l’on ne trouve plus étrange voire absurde que l’on ait à faire quelque chose « pour vivre », et non pour exister, alors même que l’activité la plus pertinente et la plus efficiente est la praxis laquelle ne peut pas se concevoir si nous n’existons pas en elle, par elle. Exister, c’est en effet, être vraiment présent, (sortir de, se manifester en latin) Exister c’est ne pas se contenter de vivre, c’est insister au fait de vivre. Assumer, revendiquer, donner du sens.
        Il nous revient ici de nous poser une question: sur quoi pourrait s’appuyer une idéologie totalitaire de l’usage, du « a quoi ça sert? », de la ressource humaine, de l’humain utilisé comme ressource? Sur la vie ou sur l’existence? Sur la Poiesis ou sur la Praxis? Tout ce qui en nous est vital est programmable. Dans Matrix, les machines utilisent les hommes pour leur énergie vitale et leur envoient des stimulations neuronales dont ils peuvent se contenter parce qu’elles leur représentent « une petite vie ». Si effectivement l’homme n’a rien d‘autre à faire et à être que le récepteur d’une représentation de sa vie déjà programmée, déjà écrite, alors il est purement et simplement de la chair à matrice. L’existence manifeste au contraire une prise en charge de sa vie, une capacité fondamentale à brouiller les codes de la seule satisfaction vitale, à affirmer quelque chose d’une originalité et d’une résistance essentielles à la banalisation d’un usage. Vivre ou exister, c’est le choix  proposé par Morpheus entre la pilule bleue ou la pilule rouge.

mercredi 6 février 2019

Kant Leçons d'Ethique

« Relativement à cette partie de la création qui est animée, mais privée de raison, la violence et la cruauté avec lesquelles on traite les animaux sont très contraires au devoir de l’homme envers lui-même.»

Tocqueville - La tyrannie de la démocratie

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.


Au-dessus de ceux-la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?

C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu a peu chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation a n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

"Qu'est-ce la liberté ?" de Hannah Arendt - Résumé des deux premières parties

Partie 1
Savoir ce qu’est la liberté semble impossible parce qu’il y a une contradiction entre ce que la conscience nous dit, à savoir que nous sommes libres et ce que la raison nous dit, à savoir que nous ne le sommes pas. Nous retrouvons exactement cela avec l’antinomie kantienne. Du point de vue de la raison pure, la question ne peut être tranchée. C’est pourquoi Kant distingue la raison pure et la raison pratique pour laquelle la liberté humaine est un postulat auquel nous devons croire pour que la morale et plus encore la loi morale (impératif catégorique) puisse se constituer. Toutefois Hannah Arendt, tout en soulignant la cohérence de la distinction kantienne, refuse cette solution en arguant qu’il est tout de même difficile de croire à la liberté d’un point de vue moral quand la pensée (scientifique) refuse cette existence.
Si la philosophie en général, et celle de Kant en particulier, a tant de mal à gérer cette contradiction, c’est tout simplement parce que la philosophie, notamment quand on prête attention à son histoire, a déplacé la liberté de son terrain de prédilection et de naissance: la politique, pour en faire un problème de conscience, de volonté, de pensée alors que rien n’est moins lié à la pensée que la liberté en tant qu’elle ne signifie qu’une chose: l’action. Tout le propos de cet article est de prouver que la liberté est la raison d’être de la politique et que son champ d’expériences est l’action.
De ce point de vue, rien n’est plus clair, démonstratif que cette supposée liberté intérieure des Stoïciens. Comment faire d’une notion dont le sens est celui de l’extériorisation, de l’effectuation dans le monde une notion inversée tournée plutôt vers l’intérieur?
Historiquement, nous réalisons que c’est dans l’Antiquité tardive que cette intériorisation de la notion s’est produite avec notamment Epictète (50 après JC). Que s’est-il passé? Epictète a repris la conception en vigueur à l’époque à savoir que la liberté était un statut donnant à celui qui le possédait le droit d’acquérir des biens, une terre, un foyer et l’a appliqué à sa condition, qui précisément était légalement privé de ce statut. Qu’est-ce qu’un esclave possède qui ne peut lui être arraché? Lui-même, à savoir l’âme. Que l’on puisse être libre dans son âme sans avoir à craindre les agressions venant de l’extérieur, c’est exactement ce que décrit le concept de citadelle intérieure tel qu’on le voir en vigueur chez Marc-Aurèle ou encore de façon plus démonstrative avec le taureau de Phalaris. Mais en quoi consiste la vraie liberté, non pas dans le fait d’avoir un foyer, pas plus que dans le fait de cultiver son âme au fin fond de cette citadelle, mais plutôt dans la liberté de circulation, d’action, d’expression au sein d’un espace public. C’est cela qu’il faut entendre par liberté politique: un homme qui par son statut peut s’extérioriser par la parole et par l’action dans un espace public. Ni les familles, ni les tribus, ni les totalitarismes ne peuvent être considérées comme libres parce que ,soit elles constituent un espace privé: celui du foyer, soit elles ne cessent pas de limiter, d’enfermer l’homme dans l’espace de son intérêt privé, par la terreur, ou tout simplement par la satisfaction de ses appétits individuels, mais finalement cela revient au même. Comme la constitution de cet espace public désigne exactement la politique (polis, la cité: des hommes reliés par leur statut de citoyen), on comprend que politique et liberté ne peuvent se concevoir l’un sans l’autre. La liberté n’a donc rien à voir avec l’indépendance à l’égard de nos besoins vitaux: il faut être libéré de ses besoins mais ce n’est pas cette libération qui fait la liberté.
Mais alors, comment peut-on expliquer qu’aujourd’hui, on en soit arrivés à croire exactement le contraire de la vérité, à savoir que la liberté commence là où la politique finit? Il y a trois raisons: d’abord les penseurs politiques comme Hobbes et Spinoza qui conçoivent le rôle de la politique comme celui de garantir la sécurité du citoyen, comme si la politique n’était pas déjà en soi l’expression de la liberté. Du coup, la liberté est soumise aux exigences requises par la sécurité. La deuxième raison est l’essor de la sociologie au 19e et 20 siècle: la société est considéré comme un « tout vivant » dont la politique doit assurer le développement, comme s’il s’agissait d’un processus vital mais du coup, on fait cette confusion entre l’économique et le social dont le but est en effet de garantir la vie de l’homme en société et la politique qui dé »signe le souci non de la vie mais du monde. La liberté est dés lors marginalisée de tout ce qui favorise ce processus.
La troisième raison tient au fait que le concept de liberté n’a jamais été considérée par le peuple lui-même comme étant celui de sa participation aux affaires politiques mais seulement de la garantie de sa propriété comme l’atteste la révolution anglaise et le discours de Charles 1er sur l’échafaud. Il a été renversé non par une volonté politique d’être libre mais seulement par un sentiment de défiance à l’égard de celui qui avait un pouvoir sur leurs biens. Pourtant il ne fait aucun doute que la liberté est bien la raison d’être du politique.
Partie 2
    

C’est ce que la 2e partie va essayer d’établir. En premier lieu, il faut distinguer l’action déterminée et l’action libre. La première est forcément prévisible et précédée par deux choses: la délibération de l’entendement et la détermination de la volonté. Par conséquent l’action libre, elle, au contraire, n’est précédée par rien. Sa liberté se manifeste par son caractère instant et improgrammable. Nulle par l’action libre ne se fait pressentir avant d’être. Est-ce à dire qu’elle n’a pas d’origine? Si mais cette origine n’est pas une cause, ou une détermination ou un projet, cette origine est un principe. Pour Montesquieu chaque régime politique a son principe et n’est ce qu’il est que corrélativement à son principe. Pas de principe qui ne soit actualisé par une action et pas d’action qui ne soit constituée par un principe. L’un fait advenir l’autre dans l’instant même de leur effectivité, de leur venue au monde. Et cela nous fait vraiment comprendre le rapport que l’on peut faire entre l’action chez Hannah Arendt et la praxis chez Aristote.
Mais où pourrions nous trouver une référence qui nous fasse mieux comprendre ce rapport entre action et liberté dans l’instance politique? Nulle part ailleurs que chez Machiavel et son apologie de la virtu, de la virtuosité, laquelle est liée à la Fortuna. Nous retrouvons cette alliance entre la virtuosité (le bon geste) et Fortuna (au bon moment) dans le concept grec de Kairos. Machaiavel est en outre l’auteur qui a enfin dégagé le politique comme sphère autonome de la morale et de la philosophie.
De plus si nous prêtons attention aux métaphores utilisées par les auteurs grecs de mal première antiquité (Aristote notamment) nous réalisons que ce sont toujours les arts d’exécution qui sont utilisés: l’art d’être acteur, navigateur, médecin, joueur de flûte. Il n’est pas question comme les artistes de création de faire son oeuvre dans l’intimité de son esprit ou de son atelier mais de la faire surgir dans le réel à un moment donné, à un moment requis. De plus, concernant notamment les arts comme la flûte ou le jeu, il faut à ces actes la caisse de résonance d’une scène et d’un public, et cela aussi nous fait saisir tout ce que requiert et sous entend l’espace public du politique. Il n’y a pas d’acte politique sans le bon geste au bon moment au bon endroit, sur la bon ne scène (poignée de main par exemple entre François Mitterrand et Helmut Kohl à Douaumont). « Il faut un théâtre où la liberté puisse apparaître ».
Pour comprendre vraiment ce qu’est la liberté, il faut remonter au sens étymologique de la politique, à la « polis », et ce n’est pas une lubie d’historiens ou d’érudits, de spécialistes de l’antiquité. C’est le seul moyen de comprendre que la liberté était un statut lié à l’exercice de la politique comme activité propre, noble, complète, contenant en elle-même sa propre fin (praxis), et incompatible avec le travail. A la fondation de cet espace public et scénique que crée la polis, il faut rajouter la conscience historique seul à même d’ancrer les actes dans une temporalité humaine, narrative et mémorielle.
Ici encore l’évidence de cette vérité se heurte à l’erreur que constitue le libre-arbitre. La liberté a été détournée de son authenticité. Mais le libéralisme du 19e siècle a également sa part de responsabilité dans cette déviation. Le libéralisme de Smith et de Mill entretient cette idée que la liberté s’accomplit dans l’opinion et réduisent ainsi la politique à la sauvegarde des intérêts privés de l’individu, parvenant sous cet angle au même résultat que cela même qu’ils prétendent combattre, à savoir le totalitarisme. Car que ce soit par la terreur ou pas l’intérêt exclusif porté aux entreprises et aux bénéfices individuels, le résultats est de maintenir l’individu hors de la sphère publique sans laquelle rien de libre ne pourra jamais voir le jour, à savoir tout simplement une action. C’est bien ce dont témoigne aujourd’hui la corrélation entre le rétrécissement de la sphère du politique par rapport à l’économique et la défiance envers l’Etat.
    
Il faut pourtant prendre acte du fait que l’économique ne se soucie que de la vie, que des besoins vitaux de l’individu alors que la politique désigne le souci que nous portons au monde. C’est exactement ce qui explique que l’économie suppose une forme de prudence et la politique du courage. On entre dans la politique quand on pénètre dans une zone où « le souci de sa vie a perdu sa vitalité. »

lundi 4 février 2019

Ne sommes nous libres qu'hors la loi?


Confrontés à de nombreuses interdictions, limités dans nos actes et nos désirs par l’application des lois au sein d’un Etat, nous faisons parfois le rêve d’une vie plus spontanée dans laquelle aucune autorité extérieure ne nous retiendrait plus de suivre nos envies, nos penchants, nos volontés. Nous serions dés lors à même de « faire ce que nous voulons » du simple fait que nous l’avons voulu et il n’existerait plus aucun obstacle, aucun intermédiaire entre ce que je décide et ce que je fais. Dans une telle considération de la liberté, qui se trouve être la plus commune, nous ne sommes libres qu’à la condition de nous extraire de toute prescription, de toute limite extérieure à nos souhaits, d’expérimenter finalement ce libre arbitre « foudroyant » proche de l’omnipuissance au gré duquel ce que je veux, du simple fait que je le veuille, se réalise.  Mais en quoi consiste vraiment ce fantasme d’une parfaite adéquation entre nos désirs et la réalité? Cette liberté qui ne pourrait se concevoir telle qu’elle est en l’absence de lois ne se réduit-elle pas en fait au rêve d’un absolu pouvoir? Etre libre, ce serait dés lors « tout pouvoir ». C’est ce que traduit à son insu cette consternante maxime selon laquelle « ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre » dans la mesure où elle penche comme on le dirait d’une ligne de fuite vers cela même qu’elle s’efforce de restreindre, de « dé-finir ». Comment la liberté pourrait-elle ainsi se concevoir comme cette ligne qu’il nous reviendrait de segmenter en tronçons égaux, sans que le fantasme ou l’envie de s’en arroger un petit plus que son voisin n’apparaisse dans l’esprit de chaque citoyen? Faut-il en déduire que la loi se réduise ainsi au seul principe de cette répartition, comme si la liberté ou du moins sa revendication existait « avant » la loi, laquelle ne résiderait que dans le principe de sa répartition équitable? La loi ne consiste-t-elle que dans le processus de limitation de la liberté, étant entendu que cette liberté s’assimile à un pouvoir, ou bien faut-il, au contraire, envisager qu’elle en est la condition sine qua non, cela même qui pourra débarrasser la volonté de tout intérêt particulier, de tout attachement personnel, pour lui permettre de s’effectuer authentiquement, indépendamment de toute détermination extérieure à la raison? La liberté consiste-t-elle à faire tout ce qu’on veut, auquel cas la loi ne saurait se concevoir autrement qu’en tant que limitation, contradiction de la liberté, ou bien suit-elle exactement ce principe de purification, de « raréfaction » comme on le dirait en chimie, grâce auquel elle constituerait l’expression la plus épurée de ce que c’est que « vouloir » (Etre libre, ce serait se libérer de tout ce qui m’incline à « désirer »).
1) Les lois naturelles
Que faut-il donc que je sois pour être libre? Débarrassé de toute obligation à l’égard des lois de l’Etat? Dans le film de Sean Penn: « into the wild », nous suivons précisément les aventures de Chris qui, après avoir réalisé toutes les impostures imposées par les codes de la vie en société, mise tout sur le contact avec la vie sauvage, comme si, dans ce retour à la vie naturelle, l’homme exclusivement impliqué dans cette tâche d’avoir à vivre, voire à survivre, retrouvait quelque chose qui serait vraiment  « lui ». Mais, précisément refusant le respect des lois légales et l’observation des coutumes sociales, il se trouve confronté à l’autres lois autrement plus contraignantes: celles-là même de la nature. Comme il le dit lui-même en paraphrasant Thoreau, c’est moins la liberté qu’il recherche que la vérité: "Plutôt que l'amour, que l'argent, que la foi, que la célébrité, que la justice... donnez-moi la vérité » Et même cela, il est loin d’être évident qu’il le trouve en effet dans le contact avec la nature. Hors la loi que sommes-nous? Déterminés par un effet de contrainte autrement plus puissant et arbitraire que celui des lois légales, à savoir celui des lois naturelles.
Il semble difficile de concevoir une action, et même une pensée indépendamment de tout milieu. Se pourrait-il que la liberté ne commence à exister qu’à partir de l’instant où nous renonçons à toute revendication « absolue ». Etre libre, ce n’est pas « tout pouvoir » mais composer avec ce qui est pour "consentir », au sens étymologique du terme d’être en empathie avec l’efficience d’un monde qui est ce qu’il est maintenant:
« Puisque l'homme libre est celui à qui tout arrive comme il le désire, me dit un fou, je veux aussi que tout arrive comme il me plaît. Eh, mon ami, la folie et la liberté ne se trouvent jamais ensemble. La liberté est une chose non seulement très belle mais très raisonnable et il n'y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable que de former des désirs téméraires et de vouloir que les choses arrivent comme nous les avons pensées. Quand j'ai le nom de Dion à écrire, il faut que je l'écrive non pas comme je veux mais comme il est, sans y changer une seule lettre. Il en est de même dans tous les arts et dans toutes les sciences. Et tu veux que sur la plus grande et la plus importante de toutes les choses, je veux dire la liberté, on voie régner le caprice et la fantaisie ? Non, mon ami : la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. »                                                       Epictète

Si nous reprenons l’exemple d’Epictète: je suis bel et bien libre d’écrire ce que je veux sur ce papier, mais il ne s’ensuit pas que je puisse l’écrire « comme » je le veux. C’est même le contraire: je ne pourrai faire advenir l’évènement que je souhaite, à savoir l’écriture de ce mot qu’en suivant scrupuleusement les règles de bonne orthographe à partir desquelles ce mot est un mot, règles qui, en effet, ne dépendent pas de moi. Aucune liberté ne peut produire quoi que ce soit sans suivre les règles d’élaboration sans lesquelles rien ne saurait être. Il dépend de moi d’écrire ce mot mais il ne dépend pas de moi de l’écrire n’importe comment, sans quoi ce mot ne sera compréhensible par personne, ce qui revient à dire que ce mot ne serait pas ce mot sans l’être « réglementairement », au sein d’un système que l’on appelle la langue et qui pourrait se concevoir comme absolument contraignante si l’on faisait semblant de ne pas voir qu’il nous est impossible de choisir nos mots, de créer nos énoncés sans l’efficience de ce code arbitraire qui fait correspondre nos intentions avec un syntagme que nous n’avons pas choisi. Que serais-je libre de dire hors de cette systématique du langage? Absolument rien. Pas plus que je ne peux écrire indépendamment de l’efficience d’une langue qui est ce qu’elle est, je ne puis vouloir hors d’un monde qui est ce qu’il est et qui impose sa loi en étant.
Par conséquent, non seulement la loi au sens ici de règle grammaticale est compatible avec la liberté d’écrire mais elle ne peut s’effectuer qu’à partir d’elle, et c’est exactement le même type de rapport que l’on peut instaurer entre l’action physique et la loi naturelle:
« La colombe légère, quand, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait se représenter qu’elle réussirait encore bien mieux dans l’espace vide d’air. C’est ainsi justement que Platon quitta le monde sensible, parce que celui-ci impose à l’entendement de si étroites limites, et qu’il s’aventura au-delà de celui-ci, sur les ailes des Idées, dans l’espace vide de l’entendement pur. »
Au-delà de la critique de Platon, Kant évoque une image très parlante: la colombe ne s’aperçoit pas qu’elle vole grâce à la résistance de l’air, laquelle peut effectivement de prime abord sembler la contrarier. De la même façon, il n’est pas de geste que nous pourrions exécuter indépendamment de la loi de gravitation, c’est parce que je tombe que je marche et ce geste n’est à parler strictement qu’une chute incessamment reconduite à plus tard
Qui peut se libérer des lois de la gravitation? Superman, ou Thor, Hulk et Iron Man, bref the « avengers » qui se traduit en français par « les vengeurs », ou « les redresseurs de tort ». Ces deux traductions d’ailleurs ne se recoupent pas, puisque la vengeance, comme Hegel le fait remarquer en la distinguant de la punition légale, n’est absolument pas assimilable à la Justice. Dans "la Généalogie de la morale », Nietzsche, au contraire souligne ce souci de la « juste » rétribution à l’oeuvre dans l’un et l’autre (juste au sens de « proportionnée ») et fait remonter l’origine même de la justice à la notion marchande de « dette », comme si la justice trouvait son origine dans la nécessité purement comptable de s’acquitter d’un prêt. Expier son crime, c’est rembourser par la punition le mal dont on est l’auteur.
       

Mais ce qui retient plus particulièrement notre intérêt dans cette référence aux « avengers », c’est le fait que des êtres libérés par leur nature divine ou leur intelligence au-dessus de la moyenne de la soumission aux lois naturelles se donnent pour mission de redresser les torts causés aux humains et aient le monde en charge. S’affranchir des lois naturelles, c’est se situer en première ligne de la loi morale, comme si l’au-delà de. Ces lois nous plaçait sans médiation dans la situation d’avoir à choisir entre le chaos (et aucun super héros du mal n’est plus représentatif de cette perspective que le « Joker » dans le 2e Batman de Christopher Nolan) et l’ordre. On pourrait donc s’affranchir des lois, si nous jouions le jeu de ces fictions mais nous ne pouvons pas nous libérer du souci universel de la loi, de telle sorte que ces êtres qui sont libérés plus qu’aucun autre de toute limite, de toute contrainte, de tout devoir se retrouvent finalement écrasés sous le fardeau le plus lourd: celui de sauver le monde, ce qui philosophiquement pourrait se concevoir comme le devoir de sauver l’idée que tout ceci a un sens, que nous n’existons pas dans le chaos d’une machine cosmique ou plutôt a-cosmique (cosmos signifiant ordre) qui fonctionnerait aléatoirement, sans régulation, ni but, ni maître d’oeuvre.
        Affranchis qu’ils sont  des lois naturelles, les Avengers ou les gardiens ou les vigies (« the watchmen »: tous ces termes méritent vraiment notre attention) sont en charge de quelque chose et plus qu’aucun autre. Au-delà des lois physiques, se déplie  non pas le paradis d’une omnipotence sans bornes, d’une dimension de licence absolue mais, au contraire, l’espace d’une responsabilité insoutenable parce que sans limites. Le super-héros doit rendre raison de l’ordre même de la création. Il peut être amené à se sacrifier au-delà de toute mesure. Les actions du super héros sont « surérogatoires ». Tout pouvoir ne permet aucunement d’avoir le droit de tout faire mais au contraire de tout devoir. Le super-héros ne subit aucune contrainte mais c’est précisément à cause de cela qu’il est « l’obligé du monde », c’est-à-dire de cela même que ce qui en fait « UN » monde, soit le sens: un Cosmos et non un chaos. C’est très exactement comme si le simple fait d’être, fait qu’il peuvent, eux contrairement à nous, envisager comme une nécessité et pas un fait contingent, les plaçait en situation de débiteur à l’égard de cette existence « donnée ». Ils possèdent plus qu’un don, ils « sont » un don, mais le don est précisément de dont on ne s’acquittera jamais assez. Il leur est interdit de vivre le fait d’être autrement que selon la modalité d’une dette insolvable qui fait de tout leur être un devoir. Ils ont le devoir d’exister, ce qui signifie qu’il n’est pas une parcelle de leur vie qu’ils ne puissent consacrer à rembourser ce qu’ils doivent à la l’existence même, à la Natura (nascor: ce qui est train de naître). Le super héros décrit la condition de l’être écrasé par la tâche d’être parce que, pour lui, Etre c’est Devoir.





2) Les lois légales

Nous ne sommes pas libres hors des lois naturelles, aucune action libre ne peut se concevoir autrement que dans la compatibilité avec les lois naturelles. Mais qu’en est-il des lois légales, celles-là mêmes édictées par l’Etat? Nous savons très bien que le non respect des lois en vigueur dans notre pays entraîne une sanction laquelle sera appliquée par une force publique. N’est-ce pas là un effet de contrainte parfaitement incompatible avec la liberté du citoyen?
Sur quoi repose l’autorité de la loi et l’application de la sanction au contrevenant aux lois? Sur le refus du rapport de forces et sur la possibilité de faire advenir dans une nature où règne le droit du plus fort d’un droit authentique qui ne soit plus dicté par des inégalités de nature entre les hommes. C’est exactement l’esprit des lois que décrit ici Montesquieu: « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent; et si un citoyen pouvait faire tout ce qu’elles interdisent, il n’y aurait plus de liberté, parce que les autres auraient également ce pouvoir. » Ce qu’établissent les lois, ce sont les conditions mêmes à partir desquelles une liberté devient praticable pour tous, étant entendu qu’elle ne saurait être d’une autre nature qu’universelle. Pour que la liberté soit, il faut que tout le monde soit libre et la loi n’est rien d’autre que ce qui rend possible ce « tout le monde ». Je ne peux pas être libre si autrui dans le même Etat que le mien ne l’est pas aussi. La liberté désigne l’exercice de cette latitude dans l’action qui se manifeste à l’homme en tant qu’il est raisonnable, c’est-à-dire soucieux que les rapports humains au sein de la juridiction de l’état ne soit pas réglé par la force mais par la raison. Il y liberté quand la femme battue par son mari peut porter plainte contre l’abus qu’il fait de sa force supérieure. Mais cela suppose que la femme soit autant que son mari sujet de Droit.
Mais concrètement sommes nous vraiment convaincus que l’esprit de la loi servent toujours le plus faible au détriment du plus fort. La loi annule-t-elle en effet tout rapport de force?
« La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste soit fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
Il semble difficile de ne pas relier ce raisonnement de Pascal à la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau ». Il y a toujours des méchants: le loup. On peut accuser le loup de faire preuve de cruauté. Il se défend donc et tente de justifier autant son supposé « droit » de manger l’agneau, lequel répond point par point à tous les arguments fallacieux donnés par le loup, mais la justice ne s’impose pas et aussi justes que soient les arguments de l’agneau, ils s’intègrent à une dispute et n’ont pas d’autre puissance effective que leur cohérence pure, raisonnable. Le Loup peut toujours « dire » que ce n’est pas juste. Bref on peut en discuter mais au final, c’est le loup qui est le plus fort et il pourra toujours déguiser sa force derrière le droit puisque le droit est juste affaire de « mots ». La liberté de l’agneau n’a donc droit de cité nulle part, pas plus dans la nature où il est écrasé par le loup que dans l’Etat où le loup, c’est-à-dire le puissant saura se donner l’apparence du droit.

Contre ce raisonnement, Rousseau décrit dans le contrat social les conditions qui rendent effectives la liberté de tout citoyen dans l’Etat: « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». SI tout citoyen adhère à la volonté générale qui elle-même décidera des lois, alors en effet, il ne sera soumis qu’à la loi qu’il s’est donné à lui-même via la volonté générale, laquelle ne désigne aucunement selon Rousseau des représentants élus par le vote. Le citoyen est libre en reprenant exactement le sens littéral de l’autonomie: se donner à soi-même ses propres lois.


3) Les lois morales

        Si le citoyen de Rousseau ne comprend pas que son adhésion à une volonté générale est la condition même de sa liberté, et que par conséquent il ne fait rien d’autre qu’obéir à lui-même quand il obéit aux lois puisque celles-ci sont l’expression de la Volonté Générale, alors le corps tout entier a le doit de forcer le citoyen à être libre: « Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. »
Mais peut-on forcer un homme libre malgré lui? Qu’est-ce qu’une liberté forcée si ce n’est une contrainte? De fait les lois légales aussi fondées soient-elles sur la raison peuvent également compter sur le soutien de la force publique, sur ce que Max Weber appelle « le monopole de la violence légitime », laquelle peut bien faire croire, au-delà de toutes les argumentations justifiées que l’on puisse construite que l’on n’est quand même plus libre hors des lois qu’en leur sein puisque ce lois ne reculent pas, en cas de désordre, à se transformer en contraintes physiques.
Mais qu’est-ce qui en moi trouverait de quoi résister à des lois fondées sur l’intérêt de tous, sur la raison? Mes désirs, mes appétits, mes pulsions, mes sentiments, tout ce qu’Emmanuel Kant définit comme sensible, pathologique, bref tout ce qui constitue « le moi empirique ».
Tout le propos du philosophe allemand consiste à poser en nous l’existence d’une autre instance: celle du « Je transcendantal », à savoir d’un sujet sans affect ni intérêt personnel, exclusivement guidé par la raison et la loi morale dans ce qu’elle revêt d’universel. Pour nous faire saisir l’existence de ce sujet en chacun de nous, il nous décrit ici deux situations:
« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présentent l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »
        Envisageons d’abord qu’une personne qui est en situation d’addiction par rapport à une substance ou à un autre être soit concrètement menacée de mort si elle cède à la tentation. On place un échafaud ou une potence devant chez elle et on lui fait savoir qu’elle sera exécuté à la moindre incartade. Il ne fait aucun doute qu’elle trouvera de quoi résister à cette pulsion. Pourquoi? Parce que la contrainte dont on la menace est exactement du même ordre que la tentation elle-même: physique. La contrainte s’adresse en nous au moi empirique et si nous n’étions que cela, comme c’est le cas pour l’addiction, nous ne pourrions rien lui opposer.
       
Si nous évoquons maintenant une autre situation dans laquelle un homme serait menacé par le gouvernement de mort s’il ne porte pas un faux témoignage contre un homme qu’il sait être honnête. Personne ne peut ici affirmer avec certitude qu’il encourra la mort plutôt que de se comporter comme un lâche et un être vil, mais personne ne peut non plus assurer qu’il cédera tout de suite. Même s’il se soumet à la contrainte, quelque chose de lui « se sera posé la question ». C’est un « cas de conscience » comme on dit. Il est possible qu’il préfère la mort à l’infamie. C’est envisageable, ce qui veut dire qu’ici un espace s’ouvre là où pour le précédent exemple, la réponse ne souffrait pas le moindre temps de latence. Et qu’y a-t-il dans cet espace? Le sujet transcendantal, mais plus clairement « une obligation ». L’ordre du Prince rencontre ici la résistance de la conscience d’un devoir alors que la menace de la mort immédiate ne trouvait rien à combattre lorsque ne s’agissait que de vaincre une dépendance au plaisir. Par conséquent la contrainte n’a rien à voir avec l’obligation.
        Mais plus profondément encore, il nous faut convenir dans ces deux exemples que l’être humain manifestera précisément grâce à cette obligation dont il prend conscience à l’égard de cet homme qui ne lui a rien fait une liberté authentique: celle de ne pas nécessairement céder à la force du souverain. « Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. » De quelle loi morale Kant veut-il parler ici? « La loi morale me manifeste une vie indépendante de l’animalité et même de tout le monde sensible. » La loi morale est l’impératif catégorique: « Agis d'après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu'elle soit une loi universelle » En d’autres termes, L’espace de liberté que tout citoyen parviendrait à se dégager par rapport à la pression d’une autorité juste et arbitraire vient de ce que tout homme possède en lui la maxime de cette loi selon laquelle toute action se doit d’être motivée par le principe de son application universelle. Je ne peux vouloir que ce qui peut par la même devenir une loi universelle applicable pareillement à tous les hommes placés dans la même situation. N’est moral que ce qui « fait monde », et aucun monde ne peut s’édifier sur un faux témoignage puisque cela reviendrait à rendre tous les témoignages faux. L’obligation que nous ressentons à l’égard de notre prochain s’appuie finalement sur la nécessité d’agir par pur respect à la loi morale, laquelle est pure et par conséquent libre de tout attachement et de toute crainte à l’égard de quelque pression que ce soit. Il n’existe donc pas de liberté hors de la loi morale.

Conclusion
       
Aussi loin que nous allions dans la possibilité de nous extraire des lois, que ce soit par l’isolement, la surérogation, ou l’infamie, nous finissons toujours par rencontrer une résistance: celle de la nature, d’une responsabilité surhumaine ou de l’obligation en tant que manifestation de la loi morale chez Kant. La raison essentielle pour laquelle il nous est impossible d’être libre hors la loi tient à l’impasse dans laquelle nous conduirait la croyance dans une existence dûe, qui s’imposerait d’elle-même. Nous ne pouvons rendre compte ni raison du fait que nous existions et cette incapacité fait de nous les débiteurs à vie de la vie.

Morale / obligation / contrainte

« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présentent l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »

« Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n’ai pas à les chercher ni à en faire la simple conjecture au-delà de mon horizon, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendante ; je les vois devant moi, et je les rattache immédiatement à la conscience de mon existence. [...] Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l'Univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible. « 

Kant, Critique de la raison pratique, Conclusion, II(Ak. V, 161-162). 

dimanche 3 février 2019

Le droit du plus fort - Jean Jacques Rousseau

"Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse ? S'il faut obéir par force, on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on n'est plus forcé d'obéir, on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire : cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu, je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin ? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner ? Car enfin le pistolet qu'il tient est aussi une puissance.

Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours."

- Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social (1762), Livre I, Chapitre III : "Du droit du plus fort".




Explication de texte en temps limité ( TS1) - "Qu'est ce que la liberté?" de Hannah Arendt


Expliquer le texte suivant :

"D’après la pensée antique, l’homme ne pouvait se libérer de la nécessité qu’en exerçant un pouvoir sur d’autres hommes, et il ne pouvait être libre que s’il possédait un lieu, un foyer dans le monde. Épictète transposait ces relations mondaines en relation à l’intérieur de l’homme lui-même et il découvrait qu’aucun pouvoir n’est aussi absolu que celui que l’homme exerce sur lui-même, et que l’espace intérieur où l’homme lutte contre lui-même et se maîtrise lui-même, est plus entièrement sien, à savoir plus  sûrement protégé de l'ingérence extérieure, que ne pourrait l’être aucun foyer dans le monde.
        Par conséquent, (…) Il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait pas d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. Il est clair que cette liberté était précédée par la libération: pour être libre, l’homme doit s’être libéré des nécessités de la vie. Mais le statut d’homme libre ne découlait pas automatiquement de l’acte de libération. Etre libre exigeait, outre la simple libération, la compagnie d’autres hommes, dont la situation était la même, et demandait un espace public où se rencontrer - un monde politiquement organisé, en d’autres termes, où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action."

Le jour de l'épreuve il faut acquérir le plus rapidement possible une intelligence du texte qui nous permettent de comprendre pourquoi et comment différentes propositions se succèdent au fil de la lecture. Pour se faire, au brouillon, nous pouvons formuler rapidement et successivement les temps de l'argumentation:
1) La conception de la liberté défendue par Épictète doit être replacée dans son contexte: celui de l'Antiquité.  Quelle est la définition de la liberté qui prévalait à cette époque dans l'esprit du citoyen grec? Qu'il était libre quand il n'était pas un esclave mais qu'au contraire, il en possédait, qu'il possédait une maison, une famille, un lieu qui soit "sien". Bref être libre, c'est être "indépendant et jouir du pouvoir", faire dépendre et non dépendre de...Or la liberté intérieure d’Épictète est beaucoup moins fascinante quand on la ramène à son contexte historique parce qu'on réalise alors qu'elle consiste simplement à réduire cette définition très simpliste à la mesure de ce que l'homme le plus dépouillé de statut politique peut néanmoins posséder, à savoir lui-même. l'idée selon laquelle on pouvait être intérieurement libre a simplement germé dans l'esprit de ceux qui, statutairement,ne pouvaient pas l'être extérieurement.
2) Par conséquent, la liberté est pratique avant d'être un concept théorique et si elle devient  théorique, c'est parce qu'elle est d'abord pratique. La liberté était réservée à ceux qui pouvait en faire usage et ceux qui ne le pouvaient pas ont inventé cette idée d'une liberté "d'âme", plus "élevée", plus abstraite, plus à la portée de toute conscience capable de produire sur elle-même (et seulement sur elle-même) un effort suffisant. La nature même de cet effort a donc changé, ce n'est plus une action qui s'effectue sur le monde, c'est un effort de maîtrise que la volonté exerce sur elle-même, dans l'intimité d'un "commerce" entre soi et soi, celui-là même dont parle Platon quand il évoque "le dialogue de l'âme avec elle-même", c'est-à-dire la pensée.
3) Tout ce que l'on pourrait concevoir comme participant plutôt à la hauteur de vue, à la dignité philosophique de la liberté des Stoïciens, soit cette capacité à s'abstraire des contingences de la vie sensible, quotidienne, prosaïque, est ainsi ramenée par Hannah Arendt à des arguments "de seconde main", à un retard tout aussi bien chronologique qu'ontologique. Si l'on considère que la vie intérieure n'aurait jamais pu exister autrement que sur la base de cette liberté politique et statutaire du citoyen de la Polis, alors cela signifie qu'elle ne contient rien de positif par elle-même puisque elle n'est que "réactive". Elle est la copie inversée de son contraire qui, en tant que "première liberté connue et expérimentée par les hommes", se trouve également être la plus authentique, la plus fondée. 
4) La définition la plus juste de la liberté est donc très simple: c'est la sortie de l'espace privé vers l'espace public: manifester sa présence ailleurs qu'au sein de son foyer. Il ne s'agit donc pas de la toute première définition formulée dans le texte, laquelle insistait finalement sur la notion de propriété. La liberté n'est pas l'indépendance. Ce n'est pas parce que l'on s'est détaché des besoins vitaux que l'on est libre même s'il est nécessaire de l'avoir fait pour expérimenter la liberté. Nous nous efforçons de nous détacher des exigences de la vie, mais la liberté n'est en rien concernée par cet objectif, lequel demeure entièrement soumis à la nécessité. Même quand nous sommes en mesure de satisfaire nos besoins vitaux, ceux-ci nous maintiennent dans le cadre indépassable d'un "empire", d'un "seuil"et l'on ne voit pas comment de la liberté pourrait s'effectuer sur la base de ce rapport à la vie. Il n'est pas question de se rendre indépendant par rapport au vital mais agissant par le souci que l'on manifeste à l'égard du Monde, de l'extérieur.
5) De plus la libération ne nous concerne qu'en tant qu'individu vivant, et non en tant que force politique effective, laquelle implique une pluralité d'individus, une concertation citoyenne, un milieu politiquement libre dans lequel de la parole puisse s'effectuer et s'échanger librement: bref un espace public.