samedi 30 septembre 2017

"Puis-je douter de moi-même?" - Eviter le hors sujet


La première attitude à adopter face à ce sujet consiste à ne surtout pas le confondre avec cet énoncé : « Nous arrive-t-il de douter de nous ? » puisque cette formulation n’est pas du tout ambiguë (la réponse serait « oui » évidemment). Il importe au contraire de s’orienter d’emblée sur ce qui rend la formulation problématique. Si le concepteur du sujet a tenu à faire figurer les termes : « Puis-je » et « moi-même », c’est que quelque chose d’important est à prendre en compte dans cette personnalisation de l’énoncé. Le « je » et le « moi » se répondent l’un à l’autre comme on le dirait d’un écho entre deux parois. Comment pourrais-je douter de moi sans que le « je » ne soit précisément fondé dans et par l’action de douter, fût-ce de moi ? Plus je doute de « moi », plus j’effectue le « je » (peut-être d’ailleurs n’existe-t-il pas de plus claire affirmation du « je » que dans la remise en cause consciente du « moi ». C’est l’une des interprétations possibles du « connais-toi toi-même » de Socrate et, d’un point de vue plus indiscutable encore, du « je suis, j’existe » de Descartes dans la 2e méditation, mais il est un peu tôt pour y faire référence dés l’introduction – il est possible de pointer simplement cette contradiction dans les termes mêmes, alors que Descartes lui, entreprendra une démarche « métaphysique » à laquelle il faudra accorder un développement plus important et plus décisif dans la perspective d’un plan).
Pour douter radicalement de moi-même, il faudrait que je supprime tout principe d’assimilation identitaire entre le Je et le Moi, c’est-à-dire que je ne sois pas même que cette chose qui pense qu’elle est un moi. Mais où et comment pourrais-je trouver l’efficience d’une telle rupture, d’une telle dissociation ? Que faudrait-il que soit ce « je » pour douter de ce « moi » ? Serait-ce au prix d’un effort volontaire tel que l’entreprend Descartes, ou au contraire, dans la réalisation d’une ligne de démarcation déjà avérée, déjà active et finalement toujours à l’œuvre  (l’inconscient freudien) ? Autant pour Descartes, douter de soi est l’acte volontaire du Je, autant pour Freud, c’est la stricte observation du délitement d’un « moi conscient » qui ne cesse de se fissurer et laisse ainsi entrevoir, au travers de ses brèches, ce fourmillement de tendances psychiques refoulées (l’inconscient). Il faudra bien tôt ou tard en venir à cette opposition qui porte moins en fait sur la question de savoir s’il faut douter de soi que sur la question de savoir « comment le faire ».
Mais cette question du « comment » est cruciale, elle est le fond du sujet pour des raisons que la critique Nietzschéenne du « Je pense, je suis » de Descartes nous font comprendre. En effet, Descartes, aussi résolu soit-il à douter de tout, n’implique pas la notion de substance dans l’ensemble des notions douteuses (lequel comprend pourtant moi, le monde, la réalité, Dieu). Par ce terme de substance, il convient d’entendre à la fois l’essence d’une chose ou d’un être par opposition à des états ou des conditions qui ne serait que provisoires, accidentels (il y a en moi ce que je suis (mon essence) et puis ce que je peux être momentanément, à cause d’un événement  ou d’une autre personne : joyeux, colérique, triste, content, etc.) et également le fait de ne dépendre que de soi-même dans son existence, d’être le sujet de ses actions (il faut bien comprendre ici le principe de détermination d’une volonté, plus que le principe de génération. Nous sommes nés de nos parents mais en tant qu’êtres conscients, nous sommes les auteurs de nos actes).
Si Descartes frôle sans s’y abîmer le précipice de son inexistence de sujet, c’est parce qu’en réalité, il ne l’a jamais vraiment considéré. Parti d’une démarche volontaire, il retrouve le sujet d’où il est parti, ou plutôt le sujet dont il n’a jamais envisagé qu’il pouvait réellement ne pas exister, en tant que sujet : « je ». Un être pensant ne pouvant absolument pas être autre chose que volontaire et auteur de ses actes, selon lui, il est évident que cet être là ne sera pas compris dans le doute qu’il met en œuvre puisque c’est lui qui le met en œuvre.
C’est bien là le fond de la critique de Nietzsche : Descartes croit mener une démarche risquée sans se rendre compte qu’il en exclue arbitrairement cela-même qui en ferait vraiment un péril, un véritable danger, à savoir le je du « je pense ». Pour douter de soi, il faut envisager, voire réaliser à quel point ce « Je » n’est pas une substance, un être par soi, maître et initiateur de ses décisions (c’est déjà ce que Spinoza (1632 – 1677), contemporain de Descartes affirmait : « les hommes sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent »).
On mesure ainsi l’importance du terme « même » dans l’expression « moi-même » : Descartes est un « je » qui doute de son « moi », mais il ne va pas jusqu’à douter du « moi-même », c’est-à-dire d’un moi qui serait substance, sujet, seul auteur de ses pensées et de ses actions. Rétrospectivement, la question prend alors tout son sens : dans la perspective de Descartes, je ne peux pas douter de moi-même puisqu‘il faut bien que je sois un moi décisionnaire et substantiel pour lancer volontairement la démarche de douter, et plus je douterai de moi plus je serai le moi-même, volontaire (on pourrait presque dire divin en pensant à « l’allant » de Dieu sur la voûte de la Chapelle Sixtine). Mais comment, dans la perspective Nietzschéenne, Spinoziste, ou Freudienne, pourrais-je ne pas douter de moi « même » puisqu’alors c’est précisément ce caractère de substance qui est inassumable par un « je » ?


Il est même possible d’aller plus loin dans cette remise en cause de l’adjectif : « même » au sein de l’expression « moi-même ». Pour être « moi-même », il faudrait que mon identité soit considérée comme posée, comme une affaire entendue, bouclée. Or il n’est rien de ce que je suis aujourd’hui voire maintenant qui ne soit susceptible de changer toute à l’heure : « Moi à cette heure et moi tantôt sommes deux. » - Montaigne. C’est finalement tout le sens de la distinction développée par Paul Ricoeur entre la mémeté et l’ipséïté. Etre soi-même, au sens de mêmeté désigne une identité de fait, déjà enregistrée, inaltérable. On est soi-même, en ce sens là, parce que quelque chose de nous ne changera jamais quoi qu’il arrive. Par contre, l’ipséïté désigne la tentative de se prescrire à soi-même une ligne de conduite « droite », de faire signe dans ses attitudes, ses projets, ses engagements d’une intégrité, d’une éthique impliquant une direction, une stabilité. Pour l’ipseïté, le soi-même n’est jamais fait mais il reste toujours à faire. On peut douter de soi-même, et c’est la raison pour laquelle il nous revient incessamment de nous impliquer dans cette identité dont l’achèvement demeure impossible, comme le serait la dynamique d’un chantier perpétuel.



mardi 26 septembre 2017

"Puis-je douter de moi-même?" - Quelques textes à utiliser

Texte 1 extrait de l'Etre et le néant de Jean-Paul Sartre
« Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu (…) 
Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser (...) Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. » 
                                   Jean-Paul Sartre - "L'Etre et le Néant"
 
Texte 2 extrait de l'Etre et le Néant de Jean-Paul Sartre (1905 - 1980)

« Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive ; dans le champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit ».
            J-P. Sartre, L’être et le néant (1943), éd. Gallimard, coll. « Tel », 1976, pp.259-260.
 
 Texte 3 extrait de "pensées" de Pascal (1623 - 1662)

"Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non car il ne pense pas à moi en particulier mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées."
                                            Pascal, Pensées (Lafuma 688)



 Texte 4 extrait de "Anthropologie d'un point de vue pragmatique" d'Emmanuel Kant (1724 - 1804)
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.
Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense. »  
                      Anthropologie d'un point de vue pragmatique - Emmanuel Kant


Texte 5 extrait de "Critique de la raison pure" d'Emmanuel Kant
« Sans la conscience que ce que nous pensons est la même chose que ce que nous pensions un instant auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine. De fait, il y aurait, dans l’état présent, une nouvelle représentation qui n’appartiendrait nullement à l’acte par lequel elle a dû être produite peu à peu, et le divers de cette représentation ne constituerait jamais un tout parce qu’il manquerait de l’unité que seule la conscience peut lui procurer.

                       Si tant que je compte, j’oubliais que les unités qui sont maintenant sous mes yeux ont été peu à peu ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrais pas la production du nombre par cette addition successive de l’unité à l’unité, ni non plus par conséquent le nombre ; car ce concept ne trouve sa consistance que dans la conscience de cette unité de la synthèse.
Le terme de concept pourrait déjà par lui-même nous induire à faire cette remarque. En effet, c’est bien cette conscience une qui réunit en une représentation le divers intuitionné peu à peu et ensuite reproduit. […] Sans cette conscience les concepts et, avec eux, la connaissance des objets sont totalement impossibles.
( Kant - Critique de la Raison pure, Analytique des concepts - 1ère déduction transcendantale, AK, IV, 79, p 182).
Texte 6 extrait de "Anthropologie d'un point de vue pragmatique" d'Emmanuel Kant

« La pensée que je ne suis pas ne peut absolument pas exister ; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas…Parlant à la première personne ; nier le sujet lui-même est une contradiction. »  -

             Emmanuel Kant -  Anthropologie d’un point de vue pragmatique



 
Citation 7 extrait des Essais" de Montaigne (1533 - 1592)
« Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux. » Montaigne

Texte 8 extrait de "Traité de la nature humaine" de David Hume (1711 - 1776)
"Pour ma part, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi, je tombe toujours sur telle ou telle perception particulière, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. À aucun moment je ne puis me saisir moi sans saisir une perception, ni ne puis observer autre chose que la dite perception. Quand pour un temps je n’ai plus de perceptions, dans un profond sommeil par exemple, je cesse d’avoir conscience de moi-même pendant ce temps ; et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Et si j’étais privé par la mort de toute perception et que je pusse ni penser ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, alors je serais entièrement réduit à rien et je ne vois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. […]
J’ose affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien d’autre qu’un faisceau ou une collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes les autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un perpétuel flux et mouvement. Notre œil ne peut tourner dans son orbite sans varier nos perceptions. Notre pensée varie encore plus que notre vue ; et tous nos autres sens, toutes nos autres facultés participent à ce changement ; et il n’y a pas un seul pouvoir de l’âme qui demeure le même un seul moment ou presque, sans se modifier. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, se perdent, et se mêlent en une variété infinie de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité à un moment, ni identité dans des moments différents, quel que soit notre penchant naturel à imaginer cette simplicité et cette identité."
 

              Hume, Traité de la nature humaine, I, IV, VI, §§1-6 (traduction : Michel Malherbe)
    
 
 Texte 9 extrait de "Cours à la Sorbonne" de Maurice Merleau-Ponty (1908 - 1961)
Dans cet extrait d’un cours professé à la Sorbonne, Merleau Ponty commente ce que le psychanalyste Jacques Lacan appelle le stade du miroir.  Pourquoi la reconnaissance par le jeune enfant de son image dans le reflet du miroir  entraîne-t-elle un véritable bouleversement ?
    
 “La compréhension de l’image spéculaire consiste, chez l’enfant, à reconnaître pour sienne cette apparence visuelle qui est dans le miroir. Jusqu’au moment où l’image spéculaire intervient, le corps pour l’enfant est une réalité fortement sentie, mais confuse. Reconnaître son visage dans le miroir, c’est pour lui apprendre qu’il peut y avoir un spectacle de lui-même. Jusque là il ne s’est jamais vu, ou il ne s’est qu’entrevu du coin de l’œil en regardant les parties de son corps qu’il peut voir. Par l’image dans le miroir il devient spectateur de lui-même. Par l’acquisition de l’image spéculaire l’enfant s’aperçoit qu’il est visible et pour soi et pour autrui. Le passage du moi interoceptif au ” je spéculaire “, comme dit encore Lacan, c’est le passage d’une forme ou d’un état de la personnalité à un autre. La personnalité avant l’image spéculaire, c’est ce que les psychanalystes appellent chez l’adulte le soi, c’est-à-dire l’ensemble des pulsions confusément senties. L’image du miroir, elle, va rendre possible une contemplation de soi-même. 
On comprend alors que l’image spéculaire prenne pour les psychanalystes l’importance qu’elle a justement dans la vie de l’enfant. Ce n’est pas seulement l’acquisition d’un nouveau contenu, mais d’une nouvelle fonction, la fonction narcissique. Narcisse est cet être mythique qui, à force de regarder son image dans l’eau, a été attiré comme par un vertige et a rejoint dans le miroir de l’eau son image. L’image propre en même temps qu’elle rend possible la connaissance de soi, rend possible une sorte d’aliénation : je ne suis plus ce que je me sentais être immédiatement, je suis cette image de moi que m’offre le miroir. Il se produit, pour employer les termes du docteur Lacan, une ” captation ” de moi par mon image spatiale. Du coup je quitte la réalité de mon moi vécu pour me référer constamment à ce moi idéal, fictif ou imaginaire, dont l’image spéculaire est la première ébauche. En ce sens je suis arraché à moi-même, et l’image du miroir me prépare à une autre aliénation encore plus grave, qui sera l’aliénation par autrui. Car de moi-même justement les autres n’ont que cette image extérieure analogue à celle qu’on voit dans le miroir, et par conséquent autrui m’arrachera à l’intimité immédiate bien plus sûrement que le miroir. L’image spéculaire, c’est ” la matrice symbolique, dit Lacan, où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre. » 
     
M. Merleau-Ponty, Les relations à autrui chez l’enfant, éd. Les cours de la Sorbonne, pp.55-57.
    
 

dimanche 24 septembre 2017

La conscience, l'Inconscient et le Sujet (suite 4 et fin)


Sa collaboration avec son collègue viennois Joseph Breuer (1842 – 1925) ainsi que son admiration pour les travaux de Charcot ont naturellement conduit Sigmund Freud à utiliser, comme eux, l’hypnose pour tromper la vigilance de la censure et permettre au patient d’exprimer les scènes, les fantasmes ou les souvenirs enfouis dans l’inconscient. Mais il réalise qu’une autre méthode est envisageable. Anna O, souffrant de symptômes d’hystérie grave et  traitée par Joseph Breuer  est une patiente dont le traitement a énormément appris au jeune Freud. Bertha Pappenheim (le vrai nom d’Anna O) avait l’habitude, en effet, de parler pour elle-même et c’est ce qui inspira à Breuer l’idée de la faire parler sous hypnose (entre autres symptômes, Bertha ne pouvait plus parler allemand, sa langue maternelle, elle s’exprimait donc en anglais et inventa elle-même le terme de « talking cure ». Freud reprit au pied de la lettre cette dénomination : « guérison partagée » en invitant ses patients à s’entretenir librement avec lui de leurs souvenirs d’enfance, ou de tel fantasme ou rêve susceptible de revêtir un sens latent, dissimulé. C’est ainsi que naquit la psychanalyse, à savoir le travail d’interprétation permettant au médecin d’induire le sens caché des propos exprimés par le patient à partir de leur contenu manifeste. Aucun rêve, aucun lapsus, aucun souvenir évoqué par la personne en analyse ne peut plus dés lors être  considéré comme insignifiant. Tout prend sens, parce que toute manifestation est à saisir à deux niveaux : le contenu manifeste et le contenu latent. C’est comme si l’inconscient investissait chacune de nos actions, chaque geste, chaque oubli d’une autre dimension. Ce que nous faisons n’est pas « que » ce que nous faisons, une motivation inconsciente s’exprime au travers de notre comportement, a fortiori quand nous agissons spontanément, inconsciemment ou automatiquement.
Cette nouvelle considération des symptômes comme expression d’une intention dissimulée (refoulée par l’effet de censure inconsciente du patient) a énormément influencé la psychiatrie, et notamment le traitement de l’hystérie que certains médecins avaient tendance à considérer comme une mise en scène intentionnelle de la malade. Freud a non seulement prouvé la nature exclusivement psychique de certains troubles (les paralysies hystériques de certaines patientes ne correspondaient à aucune articulation anatomique) mais il a également fait comprendre l’importance de l’écoute de la victime, ainsi que le caractère déterminant de la sexualité dans la compréhension de l’origine des symptômes (ce que la censure refoule est toujours reliée à la sexualité selon Freud).

La rupture entre le docteur Breuer et Freud se situe précisément à ce niveau : celui de la sexualité infantile et de l’Œdipe. Au fil des analyses, Sigmund Freud finit par comprendre tout ce que le présupposé d’une sexualité qui ne serait active qu’à partir de la puberté a de restrictif et de faux. Cela ne fait pas sens et ne permet pas de remonter à l’origine véritable des symptômes. On mesure le scandale provoqué par les thèses de Freud quand on la met en rapport avec la bourgeoisie Viennoise du début du 20e siècle. Quelque chose des thèses psychanalytiques impose une vision totalement révolutionnaire et pour le moins déstabilisatrice des rapports familiaux. Nous faisons comme si  la typologie des attachements (on aime ses parents « comme ça », sa compagne « comme ça », ses enfants « comme ça », etc.) était innée et n’était pas l’objet d’un apprentissage alors même que tous les parents savent bien qu’il est nécessaire à certains moments de clarifier et d’imposer cette dissociation. Tout enfant masculin aime sa mère et veut se marier avec elle « quand il sera grand », et c’est la même chose pour la fille qui aime son père d’un amour qu’il est impossible de qualifier de dépourvu d’érotisme. Non seulement Freud affirme que la sexualité des enfants existe, qu’elle se satisfait par des voies dérivées (succion, plaisir buccal, tétée, etc.) mais il finit par imposer cette évidence de l’Œdipe.
  
Pourquoi l’histoire d’Œdipe nous fascine-t-elle autant ? Pourquoi semble-t-il difficile d’imaginer qu’il puisse arriver quelque chose de pire à un être humain ? Parce que les crimes d’Œdipe décrivent à la fois à ce qui rend impossible la notion même de famille et, selon Freud, parce qu’ils correspondent à des désirs inconscients premiers, originels que nous avons tous éprouvés. Entrer dans une communauté d’êtres humains régulée par des lois, c’est d’abord avoir du renoncer à cette relation initiale. Tout homme sorti de l’enfance désirera des femmes à partir de l’interdiction de son désir premier qui l’orientait vers sa mère et inversement tous les hommes qu’une femme rencontrera dans le cadre d’une relation amoureuse seront fondamentalement les substituts du père. Aucun rapport amoureux ne se conçoit autrement que sur la base de cet interdit fondamental et toute notre vie affective est, dés lors, dépendante, selon Freud, de la façon dont nous avons passé « notre Œdipe ». Ce que le héros de Sophocle a fait, c’est exactement ce qui rend impossible toute socialisation. L’ethnologue Claude Lévi-Strauss ne contredit pas Sigmund Freud sur ce point puisque il affirme que la prohibition de l’inceste est « l’interdit culturel par excellence », c’est-à-dire l’interdit à partir duquel une culture, une civilisation peut se constituer. Violer cet interdit, c’est se mettre au ban de cette humanité dont Aristote affirmait qu'elle était fondamentalement politique, c'est-à-dire faite pour se constituer en cités, en civilisations ("l'homme est un animal politique"- Aristote)

Le rapprochement de notre vie affective avec cette tragédie antique met en valeur une différence essentielle. Œdipe ne sait pas qu’il tue son père quand il se dispute avec un passant, pas plus qu’il ne sait qu’il se marie avec sa mère en épousant Jocaste, la reine de Thèbes. Par contre, nous avons tous en nous le souvenir de notre premier amour ainsi que celui de notre haine originelle pour le parent du même sexe que le notre, mais nous ne « savons pas que nous le savons » et c’est exactement ce qui distingue totalement l’Inconscient au sens psychanalytique de l’ignorance, ou de l’inconscience.
Dans le film de John Huston, Cecily (Anna O ou Bertha Pappenheim en réalité) guérit quand elle accepte de reconnaître qu’elle aimait son père (en tant qu’homme et pas en tant que Père). De même, le film raconte l’histoire d’un souvenir d’enfance de Freud dont il finit par saisir la signification lorsque il réalise qu’il a éprouvé des sentiments similaires pour sa mère. Ce film ne cherche pas nécessairement l’authenticité « biographique » (Freud n’a jamais été l’analyste d’Anna O) mais il rend très précisément compte de ce mélange d’audace, d’intelligence et d’introspection permettant à Freud de formuler ses hypothèses grâce à son entourage et souvent contre lui.
Parmi toutes les analyses de Freud, celle du Président Schreber est particulièrement intéressante, bien qu’elle ait été faite à partir d’un mémoire rédigé par le Président et sans que Freud l’ait jamais rencontré. Schreber a été interné à cause d’une paranoïa. Ce trouble est, aujourd’hui encore, difficile à cerner, pour la psychiatrie, parce qu’il regroupe plusieurs symptômes sans que l’on puisse vraiment trouver de point commun entre eux. Or c’est justement ce que Freud est parvenu à trouver concernant ce cas là. Les délires manifestes de Schreber étaient les suivants : a) la persécution b) la jalousie c) l’érotomanie (vouer un amour délirant pour une personne) d) la mégalomanie (s’estimer plus grand et meilleur que tout le monde).
Freud soutient que ces quatre délires manifestes décrivent quatre façons différentes de nier un énoncé latent, celui de l’amour homosexuel. En d’autres termes, le désir inconscient de Schreber « parle » et mieux que cela, il suit précisément les règles grammaticales de sa langue. Les quatre délires manifestes expriment méthodiquement l’acte de nier le sujet, le verbe, l’objet, l’énoncé » en bloc de l’expression du désir homosexuel masculin (refoulé) : moi un homme, je l’aime lui, un homme :
1 - Nier le sujet (délire de jalousie) : ce n’est pas moi qui aime, c’est elle, ma femme, d’ailleurs elle aime tous les hommes donc je suis jaloux.
2 – Nier le verbe (persécution) : je ne l’aime pas, je le hais. D’ailleurs il me hait, tous les hommes me persécutent, donc je suis persécuté.
3- Nier l’objet (érotomanie). Je ne l’aime pas lui, mais elle ma femme, donc je lui adresse des manifestations délirantes d’amour.
4- Nier l’énoncé en bloc (mégalomanie) : je ne l’aime, pas, je n’aime personne, je vaux mieux que tout le monde, donc je suis mégalomaniaque.

Pourquoi cette analyse est-elle plus fascinante que les autres ? Parce que Freud y suggère que notre inconscient ne suit pas les lignes du corps (comme la paralysie hystérique le prouve) mais les règles de la langue. Nous croyons manipuler la langue pour lui faire exprimer ce que nous voulons mais la vérité est que nous sommes manipulés par elle à un point dont nous n’avons pas idée. Si Schreber, selon Freud, souffrait de ces quatre symptômes là et s’ils ne pouvaient être que quatre, c’est parce que sa langue maternelle lui a imposé, à son insu, cette modalité grammaticale de dénégation (laquelle est aussi une figure rhétorique). Notre langue structure suffisamment notre pensée pour que nous soyons structurés par elle et pas seulement mentalement mais tout aussi bien « physiquement ». Un psychanalyste se devrait dés lors d’être aussi et surtout un linguiste afin de comprendre quelles sont les figures de style et les règles de syntaxes qui oeuvrent ainsi dans notre inconscient et régulent nos fantasmes. Par définition, notre inconscient n’est pas contrôlable mais il n’est pas totalement inconnaissable. Nous pouvons envisager de mettre à jour certains de ses ressorts dés lors que nous réalisons, comme le dit Jacques Lacan que « L’inconscient est structuré comme un langage ». Subir la loi de son inconscient, c’est « être pris dans les filets du langage » : 
« Les symboles enveloppent la vie de l’homme d’un réseau si total qu’ils conjoignent avant qu’il vienne au monde ceux qui vont l’engendrer « par l’os et par la chair », qu’ils apportent à sa naissance avec les dons des astres, , sinon avec les dons des fées, le dessin de sa destinée, qu’ils donnent les mots qui le feront fidèle ou renégat, la loi des actes qui le suivront jusque là-même où il n’est pas encore et au-delà de sa mort même, et que par eux sa fin trouve son sens dans le jugement dernier où le verbe absout son être ou le condamne, sauf à atteindre à la réalisation subjective de l’être-pour-la-mort ».
                                                                                          Jacques Lacan.

Conclusion
Avec Jacques Lacan qui développe une piste ouverte par Sigmund Freud, lui-même, la distinction entre notre conscience et notre inconscient prend un nouveau sens. Je vis et puis je dis que je vis, créant par là même une dissociation entre le sujet de l’énonciation, celui qui dit qu’il vit et le sujet de l’énoncé, celui dont on parle quand on dit : « je vis ». Le sujet de l’énoncé est celui dont je deviens conscient. Le trouble né du fait que le sujet de l’énonciation n’est jamais exactement le même que celui de l’énoncé, voire pas du tout, est finalement cela même que nous appelons « inconscient ». A la question de savoir si la conscience nous permet de savoir qui on est, la réponse serait, dans cette perspective plutôt : « non ». Elle est plutôt cette illusion de transparence éprouvée par un sujet de l’énoncé qui ne se rendrait pas compte qu’il est moins « sujet » de ses actes que « sujet » grammatical d’une phrase formulée par un autre que lui (le sujet de l’énonciation). Suis-je ce que j’ai conscience d’être ? Non, comme le disait déjà Spinoza en un autre sens, la conscience est une illusion qui nous fait croire à notre liberté. Ce que j’ai conscience d’être, c’est ce que ma conscience se choisit comme reflet gratifiant ou coupable, comme héros d’un conteur qui lui reste dans l’ombre (le sujet de l’énonciation). Quand Descartes écrit les méditations et parle de lui, même si ce « Je » est universel, il semble croire que la distance entre le Descartes écrivant et le Descartes personnage des méditations n'existe pas. C’est comme si Ulysse se dotait d’une existence indépendante d’Homère ou comme si Madame Bovary croyait pouvoir sortir du livre de Flaubert. Il faudrait même aller jusqu’à dire qu’au-delà de Flaubert ce qui écrit des livres c’est toujours d’abord « de la langue ».
La conscience serait-elle donc un produit dérivé de la vie en société ? Oui, à condition de rajouter aux termes de la question le caractère premier et déterminant du langage. « La conscience n'est en somme qu'un réseau de liens entre les hommes. » selon Friedrich Nietzsche. Confronté à la nécessité de survivre, l’homme a perfectionné sa capacité de communication afin de pouvoir exprimer à l’autre sa détresse et ses besoins, ce qui a donné naissance au langage. A force de partager avec l’autre ses angoisses et ses désirs, il a fini par se percevoir lui-même comme un autre et par instaurer de lui à lui cette interface narrative et linguistique dont l’autre nom est : « la conscience ».

vendredi 22 septembre 2017

Ca Descartonne! (illustrations par les élèves de la classe de Terminale L2 des deux premières Méditations métaphysiques de René Descartes)

Dessin de Matthias Portal
Dessin de Zakaria Megherbi
Dessin de Chloé Damnon

Schéma de Thomas Lacroix




Bande dessinée de Charlotte Roze
Montage de Yann Maquin (1)
Montage de Yann Maquin (2)



Dessin de Fanny Honoré
Dessin de Toinon Bouton
Dessin d'Elia Dauphin
Dessin de Florine Le Vaillant
Dessin de Cynthia Leroy

Bande dessinée de Juliette Monnot
Dessin d'Enzo Dougy
Dessin de Chahineze Seddiki