samedi 28 janvier 2012

"Les rapports humains ne sont-ils fondés que sur l'intérêt?" - Partie 3: de l'intérêt de "vivre ensemble" à l'ingéniosité de "faire avec"

Que l’on puisse manquer du minimum vital, c’est ce qui ne peut nous venir à l’idée avant que nous ayons traduit ce minimum dans la formulation de biens échangeables. Or cela nous suffit à réfuter complètement le schéma proposé par Aristote ainsi que la thèse servant de support à toute la théorie de Smith. Ce n’est pas parce qu’il y a inégalité de besoins qu’il y a eu nécessité du troc, c’est parce qu’il y a eu le troc qu’est venue aux hommes l’idée de quantifier leur besoins. Et, si nous y réfléchissons, nous réalisons que c’est à partir de cette traduction de nos besoins en produits puis en valeurs que s’est imposée à nous l’idée que l’on puisse « manquer du vital », idée complètement fausse dans la mesure où elle semble désigner une sorte de mixte improbable entre la mort et la vie, comme si « vivants », nous n’avions cependant pas assez pour vivre, mais comment déterminer une norme ou un seuil du « vitalement viable » sans que le comptant de vie qui se situe en dessous de ce seuil ne soit encore de la vie ?  Ce n’est pas que nous puissions vivre sans manger ou boire, c’est plutôt qu’il n’y a pas dans notre organisme de seuil à partir duquel celui-ci pourrait commencer à vivre « dignement », tout simplement parce que vivre, c’est précisément ce qui fait de lui un organisme. Un organisme, ce n’est pas quelque chose de constitué qui vit, c’est de la vie qui s’organise. Ce n’est pas parce que mon corps est mon corps que j’ai soif mais c’est parce que l’eau est eau et qu’elle se trouve être une composante importante de mon corps.
L’homéostasie désigne « la maintenance des l’ensemble des paramètres physico-chimiques de l’organisme qui doivent rester constants (glycémie, température, taux de sel dans le sang, etc.). Autrement dit, c’est la capacité d’un système à conserver son équilibre en dépit des contraintes extérieures. Ce serait perdre son temps que d’opposer à un défenseur de cette thèse selon laquelle nous sommes seulement en vie grâce à notre équilibre homéostatique l’efficience de toutes ces interactions avec lesquelles nous devons composer pour rester en vie. Il nous répondrait que c’est justement cette aptitude à composer qui définit l’homéostasie. La vraie question est plutôt celle de savoir si cet ancrage à la vie, cette aptitude à la « maintenance » vient d’abord de l’organisme lui-même ou bien de ce dont il est l’organisation, soit un mouvement vital continu. Ce qui fonde cette fonction d’équilibre, est-ce le fait que notre organisme tient à vivre, ou bien que la vie tient à notre organisme ?
Quoi de plus simple et de plus parlant dans cette perspective que « la peau ». Nous la considérons comme l’enveloppe qui limite notre organisme mais rien n’est plus troué que l’épiderme (les pores), ce qui circonscrit le « périmètre » de notre apparence physique est ce qui nous met en interaction avec l’extérieur. L’homéostasie ne peut exercer qu’une action limitée. On pourrait dire qu’elle assure une fonction d’équilibre au sein même de l’efficience d’une autre fonction d’équilibre que l’on pourrait qualifier d’ « hétérostatique » ou peut-être encore « hétérodynamique ». Pour que l’eau soit l’eau, pour qu’elle renouvelle incessamment ses molécules d’H2O, il faut qu’elle constitue de nouveaux agencements, de nouvelles séquences au gré de tous les complexes dans lesquelles elle entre en composition. La soif exprime donc peut-être moins un déficit à combler dans le cadre de la fonction homéostatique de notre organisme que l’impératif de renouvellement manifesté par la fonction hétérodynamique de la totalité d’un mouvement vital transcendant les genres, les règnes et les catégories. Notre interprétation habituelle serait, dans cette perspective, complètement faussée. Ce qui se manifeste dans la soif, ce n’est pas la pression organique individuelle de résister à la mort mais la puissance élémentaire et cosmique de renouveler la Vie.
Cette notion fictive du « minimum vital » est fondamentale pour instaurer ce principe d’une interdépendance sociale humaine et d’un intérêt viscéral susceptible de valoir en tant que moteur des échanges. Les termes mêmes utilisés par Aristote sont ici particulièrement éclairants : « C’était seulement dans la mesure du nécessaire que les hommes étaient amenés à pratiquer le troc. » Mais  ce que ne précise pas Aristote c’est le fait que ce qui donne justement sa mesure au nécessaire c’est ce principe d’équivalence des biens échangés qui se constitue « dans » le troc. Ce n’est pas parce qu’il y a d’abord cette mesure du nécessaire que se produisent des échanges intéressés, c’est parce qu’il y a d’abord ces échanges que s’établit automatiquement dans le cours de ces échanges « la mesure » de cette nécessité là. Qu’en est-il d’elle « avant » ?
Avant prévalait le ressenti organique d’une machinerie biologique en constante interaction avec son milieu. Et si dans cette « mesure » du nécessaire, résidait tout l’arbitraire d’un « mythe humain de la nécessité vitale », mythe faisant, dés lors, partie intégrante non seulement de la mystification spécifique d’une espèce mais aussi de la mystification de ceci qu’une espèce puisse organiser cette spécificité comme en réseau social fermé et clos sur lui-même ?  Une fois que nous réalisons l’ampleur de cette mystification, à savoir que la pression qui s’exerce sur nous continuellement pour nous forcer à travailler, à échanger, à produire n’est pas celle d’un authentique besoin vital mais de ce processus culturel par le biais duquel les hommes ont constitué de toutes pièces une norme abstraite et quantifiable du vital, appliquant par la suite ce schéma à toutes les relations humaines par quoi des manques véritables ont inévitablement fini par s’instaurer dans la population, nous saisissons aussi la mécanique implacable de cette systématique sociale humaine ne cessant de se donner raison en instaurant dans la vie le « manque à être » qu’elle prétend y avoir trouvé.
C’est sur le fond d’une puissance vitale incessamment productrice que les hommes ont inventé la possibilité de ne pas avoir « assez ». La misère ne vient pas, contrairement à ce que dit Malthus, d’un rapport proportionnel défavorable entre les ressources naturelles et la population humaine mais bien plutôt de ceci qu’une population s’est d’emblée positionnée en situation de consommateur à l’égard d’un monde réduit dés lors à la fonction de « ressources ». De l’intérêt qu’a la vie de générer incessamment des organismes, des séquences génétiques, nous sommes ainsi passés à des intérêts particuliers que des organismes humains ont à se maintenir en vie dans un univers où cela a cessé d’être évident. C’est ainsi que dans le maillage très serré d’une texture mondaine infiniment féconde où ne se secrètent que des arrangements vivants, les hommes ont insinué des marges d’arrangements stériles avec les modalités de production anémiques qui les accompagnent.
Bien que Karl Marx ne soit pas allé jusqu’à ces conclusions ultimes, c’est dans sa philosophie que nous retrouvons une distinction entre le travail vivant et le travail mort qui correspond parfaitement à cette conception. Il insiste en effet sur le fait que tout, dans une économie capitaliste, est fondé sur une assimilation fausse et génératrice d’exploitation. L’employeur, en achetant la force de travail de l’employé et en la payant proportionnellement au prix de revient du produit part de ce principe qu’est la commune mesure entre la récompense d’une dépense d’énergie travailleuse et les produits résultant de cette dépense, comme si le milieu authentique de cette dépense n’était pas l’environnement physique d’un monde réel mais la dimension symbolique et marchande d’un monde de fluctuations de valeurs. C’est un peu comme si l’ouvrier produisait dans un marché avant de s’activer dans une usine. Entre la pure dépense énergétique d’un travail et son résultat en terme de production de biens à échanger, le capitaliste fait un rapprochement qui ne s’appuie sur rien, si ce n’est la substitution de l’intérêt à travailler à l’effectuation pure et littérale de ce que travailler est « maintenant ». Or, il en faut peu à un organisme pour être en état de travailler. En lui donnant par le salaire de quoi maintenir sa condition de travailleur tout en retirant le bénéfice que rapporte les produits sur le marché d’échange, le propriétaire des moyens de production profite de la capacité du vivant à produire bien plus qu’il ne serait nécessaire à assurer sa survie, c’est pourquoi tout acte de vente de sa force de travail par le salarié est structurellement un « vol ».
C’est toujours proportionnellement à ce que le travail n’est pas que nous sommes payés, dans la mesure où le produit fini n’est pas la réalité du travail « se faisant ». Un menuisier ne fait pas des tables, il travaille le bois. Un professeur ne transmet pas des connaissances, il est avec des classes. C’est dans cette effectivité là qu’il éprouve la réalité de son travail comme interactivité avec un milieu donné qui a sa propre consistance, ses contraintes, ses effets porteurs, ses propres conditions « productrices ». Nous pouvons constater dans bon nombre de domaines que le montant de la paye et la reconnaissance sont proportionnels à la teneur de travail mort dans l’activité, c’est-à-dire à sa dimension symbolique, gestionnaire, représentative, abstraite, à toute modalité d’effort qui vaut moins en elle-même que « dans la prévision de ». Un notaire, un trader boursier, un cadre gagnent beaucoup plus qu’une garde d’enfant ou qu’une sage-femme. En un sens, on pourrait dire que c’est « juste » : une sage-femme n’a pas à se demander ce qu’elle fait ici et maintenant : c’est du fond de l’évidence la plus simple qu’elle exerce son « métier ». On pourrait dire que sa paye lui vient comme en complément d’un geste de la toute première nécessité. Il est assez logique que les sommités reconnues et célébrées des plus hautes sphères se vengent de l’exercice ennuyeux d’activités de très faible intensité vitale, voire anémiques, en se réservant la part la plus importante de l’instrument même du processus d’abstraction qui leur a inventé de toutes pièces un « lieu d’être » : la monnaie. Il y a  des professions fondées sur ce que vivre apporte et d’autres sur ce que vivre « rapporte » et c’est bien cela qui trace la ligne de partage entre le travail vivant et le travail mort. Ce qui s’affine dans cette distinction, c’est aussi toute la différence entre une conception des rapports humains fondée sur le bénéfice (travail mort) et une autre appuyée sur un fond premier de nécessité interactive (travail vivant).
Si nous prolongeons le jeu de cette différenciation hors du cadre de la philosophie de Karl Marx, nous réalisons toute la profondeur des perspectives ouvertes par cette autre considération du travail pour laquelle il ne s’agit plus de viser le « revenu » de l’activité productrice mais d’en explorer, dans l’instant même de son exercice, les rouages interactifs. On comprend alors que l’univers ne saurait être « là » sans activer en continuité la chaîne hallucinante de tous les montages par quoi il « se » produit. Les sciences comme la biologie, l’éthologie, la chimie cellulaire, l’astrophysique, etc, nous permettent aujourd’hui d’aller de plus en plus loin dans la compréhension de mécanismes naturels en constante évolution, poussant jusqu’à des extrémités quasi inimaginables le génie de se produire sans cesse autrement.
Cet angle d’attaque d’un fond de nature usinante à l’oeuvre aussi bien dans tout effort pour être que dans l’effort universellement vital de la totalité pour être constitue peut-être la clé de la compréhension des mondes animaux auxquels nous nous entêtons à appliquer des modalités d’interprétation correspondant aux schèmes du travail mort, c’est-à-dire individuellement intéressés. C’est ainsi que Jean Henri Fabre commentant l’attitude de l’abeille chalicodome des murailles ne peut s’empêcher d’y lire comme la répétitivité d’une activité automatique, stéréotypée, stérile, dépourvue de toute pensée. L’abeille revenant de sa récolte de pollen entre successivement de deux manières différentes dans la cellule, d’abord tête la première pour vider le contenu de son jabot puis à reculons pour se brosser l’abdomen et déposer le trop plein encore présent dans son estomac. L’entomologiste laisse l’abeille faire sa première entrée mais empêche la seconde en bloquant l’accès à la cellule. Or l’abeille reprenant l’opération entre à nouveau tête la première alors qu’elle n’a plus rien à déposer par cette extrémité : « Reprise de la manouvre de l’insecte, toujours la tête en premier lieu, reprise aussi de mon coup de paille (bloquant l’ouverture de la cellule). Et cela se répète ainsi tant que le veut l’observateur. »
On réalise à quel point Jean-Henri Fabre ne considère l’action de l’abeille qu’au regard de sa rentabilité, comme si elle était une ouvrière visant à « faire du chiffre ». Pourquoi rentre-t-elle tête la première puisqu’elle n’a plus rien à dégorger ? Mais pourquoi ne rentrerait-elle dans la cellule qu’en vue de déposer le pollen contenu dans son estomac ? Pourquoi ne rentrerait-elle pas dans sa cellule pour rentrer dans sa cellule, dans la pleine et entière autosuffisance d’un instant vécu seulement comme présent ? Pourquoi un danseur humain peut-il accomplir une dizaine de fois de suite la même gestuelle ? Il n’accomplit rien dans cette posture et nous ne considérons pas pour autant comme dépourvue de toute activité de pensée. L’abeille travaille, c’est-à-dire qu’elle participe à la totalité d’un « se produire » universel dans l’activité duquel il importe de « machiner des agencements ». Elle n’agit pas en vue de l’intérêt individuel d’en finir avec sa tâche mais conformément à l’efficience d’une ingéniosité interactive oeuvrant à ne faire qu'un avec ce qui se produit. Il n’est pas exclu à ce titre qu’elle crée avec le geste de fermeture de l’entomologiste ce type même de connexion posturale improvisée que connaissent bien les couples de danseurs lorsqu’il n’est question pour l’un que de se couler dans la configuration impromptue et innovante du pas de l’autre et cela à répétition (les danses créent des agencements de gestuelles « machinaux ». Il n’est pas indifférent, dans ce parallèle, d’insister sur la gratuité de la chorégraphie.
On voit bien à quel point s’étend ici la profondeur du malentendu, tout ce que l’entomologiste met sur le compte d’un manque d’adaptabilité à une situation nouvelle décrit précisément le contraire, une fois le « travail » de l’abeille débarrassé de tout préjugé d’intéressement et de finalisation. L’entomologiste ne voit pas ce que l’abeille fait avec lui, convaincu qu’il est, probablement du fait de son statut d’observateur scientifique humain, d’agir objectivement, comme en laboratoire, sur un comportement animal différent, distinct de « son » monde. Il croit qu’un homme observe une abeille quand deux gestes entrent simplement et premièrement en interaction. C’est pour avoir appliqué et suivi tous les postulats d’un monde second géré par des échanges intéressés que nous manquons complètement ce niveau littéral et exclusivement physique d’un monde premier où ne s’effectuent en direct que des interactions. La société humaine est un univers moins différent que « différé ».

"Les rapports humains ne sont-ils fondés que sur l'intérêt?"- Partie 2: le troc, l'argent et l'interdépendance



La thèse d’Adam Smith considéré comme l’un des fondateurs du libéralisme consiste à poser l’égoïsme comme le support et la garantie d’un bon fonctionnement économique de la société. C’est précisément dans la mesure où chacun ne pense qu’à satisfaire ses propres intérêts qu’il concourt, à son insu, au bien de l’intérêt public. Nous retrouvons ici l’image évoquée par Kant d’une belle forêt constituée d’arbres d’autant plus hauts et droits que chacun d’eux n’aspire qu’à se hisser jusqu’à la lumière du soleil pour en profiter plus que les autres. C’est l’idée défendue par le philosophe allemand d’une « insociable sociabilité » (ce rapprochement entre Kant et Smith ne prévaut ici qu’épisodiquement : Smith nous décrit une société dans laquelle chaque homme est « heureusement » le moyen de l’autre alors que Kant, comme nous le verrons, défend le devoir moral de considérer autrui « jamais simplement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin »). Les hommes ne sont utiles à leurs semblables qu’en ne visant leur profit personnel. « En dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela comme en beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir un objectif qui n’entre nullement dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait pour but d’y travailler. »
On perçoit bien à quel point Adam Smith se méfie des « bons mouvements » ou des bonnes intentions. L’image de la main invisible, c’est-à-dire d’une sorte de neutralisation efficiente et dynamique des motivations égoïstes dans une orientation économique globalement productive et favorable s’appuie sur la différence de perspective entre la vision personnelle et la vision d’ensemble. Le capitalisme permet justement de n’attendre rien d‘autre du citoyen que son mouvement le plus viscéral, ce fond de réaction le plus prévisible et le plus ancestral : la sauvegarde de ses intérêts. A l’échelle sociétale,  la solidité de cette motivation permet de structurer des rapports stables parce que compréhensibles et prévisibles. Une personne investissant de l’argent dans tel type d’industrie ne peut que vouloir la réussite de cette industrie puisque elle lui rapportera de la sorte un « gain ». Les entreprises ont besoin d’appuis fiables, d’investissements durables et l’égoïsme constitue un « terreau » humain bien plus solide et fertile que tout mouvement désintéressé sur lequel on ne saura pas jusqu’à quel point on peut « y compter ». L’argent est donc l’intermédiaire nécessaire et incontournable de cette neutralisation, de cette heureuse configuration sociétale par le biais de laquelle c’est en ne pensant qu’à soi-même que l’on contribue au bien des autres. Il convient d’insister sur la nature indirecte, exclusivement transactionnelle des rapports humains compris dans ce contexte. Les hommes ne créent de mouvement d’ensemble favorable que dans l’exacte mesure où chacun d’eux est muré, engoncé dans la seule visée de son propre bien.
L’argent est la clé indispensable de cette gestion continue des mouvements de « donnant donnant ». Il est cette médiation dont la neutralité, « l’absence d’odeur » pourrait-on dire, la seule fonction quantitative (établir le « comptant » d’un bien ou d’un service) rendent possible l’indifférenciation des besoins entrainant ainsi celle des moyens de leur satisfaction. C’est comme si à partir de lui, la consommation devenait enfin l’affaire d’une société et sortait ainsi du contexte personnel de la négociation de particulier à particulier (troc), laquelle, selon Aristote, reste dépendante des besoins. Les évolutions des échanges correspondent à l’élargissement des communautés. De la mise en commun des biens au troc et du troc à la monnaie, on passe, selon le philosophe grec, de la famille à des communautés interfamiliales et de ces communautés à des cités, au mode de vie collective que nous connaissons aujourd’hui. Quelque chose de la mondialisation est donc présupposée dans la notion même d’argent.
Or tout le raisonnement d’Aristote repose sur le fait que, selon lui, il existait d’abord des inégalités naturelles dans la satisfaction des besoins : « l’échange peut intervenir pour tout : il a son origine première dans ce fait conforme à la nature que, parmi les hommes, certains ont trop et d’autres pas assez de certaines choses nécessaires. » En d’autres termes, les rapports humains, grâce aux échanges, sont gérés par cet intérêt collectif d’instituer une moyenne de satisfaction collective permettant à tous et à chacun de voir ses besoins élémentaires contentés. Lorsque Adam Smith affirme que l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, il suit parfaitement la thèse d’Aristote selon laquelle les échanges et les liens sociaux entre les hommes s’appuient sur la nécessité de corriger des inégalités naturelles dans la satisfaction des besoins.
On pourrait ainsi décrire la généalogie du « vivre ensemble » et de ces modalités d’échange « intéressées ». D’abord existent ces inégalités naturelles qui conduisent les humains à pratiquer le troc pour équilibrer les plateaux de la balance de l’offre (satisfaction) et de la demande (besoin). Le troc suppose une activité comptable par le biais de laquelle doit s’établir un principe d’équivalence des biens échangés : un mouton ne « vaut » pas autant qu’une poignée d’orge. On perçoit bien comment dans cette quantification des besoins opère un processus d’abstraction de la pression organique de la nécessité vitale. Les hommes sont amenés à marchander sous la forme de comptant de biens le rapport physique qu’ils entretiennent avec la nécessité biologique de rester en vie. Il ne s’agit déjà plus au sens littéral du terme d’être en vie mais d’avoir de quoi le rester et cela au gré d’un équilibrage quantitatif de marchandises de première nécessité. Mais, aussi première que soit cette nécessité des biens, elle sera, du fait de sa nature comptabilisée, abstraite en chiffres et l’on peut penser que c’est au gré de ce chiffrage que finit par s’instaurer dans l’esprit des hommes l’idée d’une « moyenne » ou d’un minimum quantifié de biens à partir de quoi vivre devient « concevable ». Il convient d’être particulièrement attentif à ce détachement, à ce décrochage fondamental dans l’histoire de l’humanité par le biais duquel la spontanéité d’un mouvement organique qui existe « de fait » par lui-même, en lui-même, se trouve suspendu à des conditions qui se constituent dans la texture même d’un marchandage humain.
Contrairement à ce que nous dit Aristote, quelque chose de l’ordre d’une spéculation existentielle ou plutôt d’un présupposé d’interprétation, de l’imposition d’un arbitraire préjugeant de ce que vivre a à être « humainement » apparaît déjà dans le troc. Tant que l’homme pourvoit naturellement à ses besoins, il suit la ligne tracée par ce que l’on pourrait appeler « son devenir biologique », mais dés que s’établit, par le troc, cette idée d’un revenu minimum de biens lui permettant de se situer dans la moyenne quantifiée d’un équilibre de marchandises échangées avec ses semblables, vivre passe de l’évidence naturelle d’un fait à ce que l’on pourrait appeler un « avoir à faire » extrait d’opérations de transaction ; en d’autres termes, cela devient un « fait de société ». Vivre, ce n’est plus ce qui se fait mais ce que j’ai à faire, à extraire des conditions imposées non plus par les interactions physiques de mon « être au monde » mais par les échanges qui se tissent au fil des rapports humains en société. C’est exactement comme si vivre cessait alors d’être ce courant dont j’éprouve en moi l’efficience continue pour devenir le chiffre de cette balance extérieure équilibrée par les besoins et les offres des autres et dés lors soumis aux fluctuations d’un « inter-être » humain. De ce qui s’impose pleinement et seulement du « fait d’être », vivre devient ce qui se marchande dans le jeu de tractations ne visant plus qu’à « avoir ». Avec le troc s’opère donc déjà le passage de « l’être vivant » à « l’avoir à vivre ».
 On perçoit bien tout ce qui, dans le processus de cette quantification, a pu générer la possibilité d’un plus et d’un moins « objectifs ». Au nom de ce principe d‘équité visant à établir un principe d’équivalence entre la nature différente des biens échangés, c’est bien la notion même d’immersion dans un élan spontané et intuitivement impératif de vie biologique qui perd toute assise au profit d’un calcul de rentabilité minimale et collective par quoi s’instaure une marge de manœuvre exclusivement humaine à l’endroit de la donne vitale biologique. La possibilité que l’on puisse jouir de plus que du nécessaire s’impose à partir de la traduction de ce nécessaire qui se manifeste d’abord par du ressenti en termes de biens extérieurs à échanger et plus encore de valeur moyenne calculable du « comptant » de ces biens. Que l’on puisse manquer du nécessaire ou le dépasser largement, c’est ce qui ne saurait venir à l’esprit de l’homme avant d’avoir transcrit les termes de ce nécessaire à la vie du ressenti organique dans la forme duquel il se manifeste « d’abord » à cette moyenne dans laquelle il se convertit socialement ensuite. 

lundi 23 janvier 2012

"Que gagnons-nous à échanger ?" - Partie 3 et conclusion: " ce que nous perdons à échanger"

Finalement, notre considération du travail change complètement dés que l’on accède à la réalisation de cette évidence : vivre est une usine. N’est-ce pas ce qui nous fascine dans l’observation d’une fourmilière ? Nous voyons ces colonnes de fourmis s’activer inlassablement, partir à l’assaut d’un cadavre, d’un tas de gravier et nous ne voyons pas toujours pourquoi, ou nous inventons comme la Fontaine, le mythe d’une espèce prévoyante alors que c’est exactement du contraire dont il est question : les fourmis sont en phase avec cette gigantesque unité de production que l’on appelle la vie. C’est probablement la clé même de l’incompréhension du monde animal par les humains. Jean Henri Fabre, entomologiste, ne comprend pas pourquoi l’abeille rentre à nouveau dans sa cellule à reculons alors qu’elle n’a plus rien à extraire par cette extrémité de son abdomen, après qu’il lui en a une fois interdit l’accès lorsque la charge de pollen a été déposée de ce côté. C’est tout simplement parce qu’elle ignore la notion de travail rentable, parce qu’elle est complètement en prise avec la réalité du fond usinant de la texture même du réel, et c’est exactement parce que nous ne le sommes pas que nous la jugeons bête ou exclusivement animée par des automatismes. Il faut comprendre comment l’espèce humaine s’est désolidarisé de ce fond usinant du réel en substituant le mot d’ordre suivant : « travailler POUR vivre » à celui qui gère et stimule l’efficience même de tout ce qui est : « travailler C’EST vivre », ou si l’on préfère : « Rien n’est que TRAVAILLANT ».
Probablement cette idée selon laquelle les humains entretiennent entre eux des relations spécifiquement interdépendantes est-elle déterminante pour comprendre la situation (tragique et inégalitaire) dans laquelle nous nous sommes mis. C’est finalement cette conception selon laquelle il en va de notre vie d’instituer des relations de commerce avec nos semblables qui explique le décalage entre des modalités de production exclusivement vivantes pour lesquelles il ne s’agit que « de se produire » et des modalités de production spécifiquement humaines pour lesquelles il est seulement question de produire « quelque chose ». Comment en sommes-nous arrivés à ne considérer l’acte de travail qu’au regard de son produit fini, c’est-à-dire sans plus accorder la moindre importance à l’essentiel, soit  à la mise en œuvre d’agencements ou de machines dans le droit fil de ce processus organique de production incessante que l’on appelle la vie ? La croyance en la nécessité de constituer un « système social clos, fermé sur lui-même » coupé de ce fond de nature usinante et organique dans lequel circuleraient des biens de consommation spécifiques issus de modalités de production spécifiques est, sans aucun doute, l’origine de cet arrachement à partir duquel l’exploitation devient non seulement possible mais inévitable.
Or la constitution d’un tel système social est fondée sur cette idée selon laquelle les hommes doivent créer leurs propres moyens de production, créer les modalités humaines d’une façon précise et unique de « subvenir à ses besoins ». Mais cette entreprise va se fonder sur deux inventions bien plus déterminantes encore : celle d’un seuil normatif de satisfaction limite de nos besoins en deçà duquel la vie n’est plus maintenue et la nécessité d’attendre de la communauté la production de biens nécessaires à la satisfaction de ce seuil limite.
Nous réalisons alors qu’il convient de reconsidérer complètement les principes de base dont nous étions partis en suivant peut-être trop vite le fil de la pensée d’Aristote. Ce n’est pas parce que nous avons besoin de nos semblables pour assurer notre survie que nous avons institué le troc, c’est parce que nous avons pratiqué le troc qu’est née cette idée que nous sommes dépendants de l’autre pour satisfaire nos besoins. Cela ne signifie pas que les hommes peuvent vivre de rien, sans consommer, mais, qu’avec la société, l’acte premier par quoi nous assurons notre vie par le fait d’une symbiose organique, « machinique » dans un milieu avec lequel nous sommes en phase et en interaction est devenu la constance d’un acte second de marchandage par le biais duquel des modalités de relation et de fonctionnement construites, instituées, marquées du sceau humain d’une absolue « non-naturalité » ont été établies. Ce sont exactement ces modalités de relation qui définissent les échanges. Dans un univers vivant où ne s’effectuent que des interactions, nous avons constitué la fiction d’un « minimum vital » rendant faussement nécessaire l’efficience d’une production et d’une circulation des biens régies par la loi des échanges.
Pour les mêmes raisons, il nous faut reprendre et corriger cette idée selon laquelle l’argent, en substituant à une rétribution matérielle donnée un comptant anonyme d’unités offrant les « moyens » indifférenciés de nous satisfaire nous aurait peu à peu détaché de la pression organique du besoin. Ce serait plutôt le contraire : c’est à lui que nous devons la notion de « revenu minimum » de satisfaction vitale. La vie n’est pas régie par des seuils minimaux de conservation des espèces mais par du désir. Le biologiste François Jacob n’a cessé de revenir dans tous ses travaux sur cette idée selon laquelle « le propre de la vie est de bricoler ». C’est à tort que nous en faisons le lieu de tous les déterminismes. Mais si nous commettons ce contre-sens c’est aussi parce que cela nous permet ainsi de la poser comme ce substrat aveugle, inerte sur le fond duquel nous croyons lancer le dynamisme innovant de modalités exclusivement humaines d’existence. La vie pure, organique, ne cesse, au contraire de ce que nous croyons, de « s’ingénier à être », c’est cela qui constitue sa marque de fabrique : le propre de la vie est de machiner des éléments, des forces pour faire advenir des situations. Il n’est rien dans l’univers qui fasse autre chose que participer à cette totalité interactive par quoi des processus machinaux ne cessent de se connecter à d’autres, un peu finalement sur le modèle mêmes des connections neuronales par le biais de quoi notre cerveau a des idées. La vie, c’est ce qui ne cesse d’inventer le fait d’être, de le « délirer » par des processus incessants de connections et de déconnexions de forces et d’éléments qui la constitue elle « même » comme radicalement non identique à elle-même. C’est ce que nous ressentirions avec évidence si nos schémas neuronaux n’étaient pas bloqués par un certain nombre de conventions et de normes que la socialisation a fini par inscrire dans notre façon de penser ou précisément « de ne pas penser ».
Aristote a dit : « L’homme est un animal politique » (au sens de social). C’est dire à quel point la nature de l’être humain lui apparaît fondamentalement comme « associative ». Comprendre toutes les implications de la notion de « travail vivant » au sens évoqué par Marx revient à remettre complètement en cause ce caractère donné d’une interdépendance humaine dans le cadre d’une cité. Que les hommes aient besoin les uns des autres pour vivre, c’est ce qu’a installé dans leur esprit le principe d’équivalence chiffrée des biens échangés. A force d’échanger et de constituer peu à peu des critères d’évaluation quantitative des biens, cette notion d’équilibre née d’un pur processus de comparaison de choses a probablement fini par se transférer aux membres de la population elle-même, comme si dans l’exigence d’équivalence des marchandises avait germé la notion d’égalité entre les hommes. En d’autres termes, l’égalité est un idéal de commerçants. C’est dans ce processus d’équivalence de valeurs né des échanges que s’est forgé cet idéal moral, laïc et républicain de l’Egalité. On ne trouve nulle part dans la vie trace de cet impératif. Tout être vivant constitue un flux d’intensités de vie variables qui ne perçoit jamais l’utilité de se comparer à un autre. Dans un monde composé d’interactions, il n’y a pas lieu de poser de l’égalité, il n’y a pas le temps surtout parce que les composantes de ce monde dont nous faisons partie, en tant qu’êtres vivants, sont sans cesse en train d’entrer en connexion les uns avec les autres de telle sorte qu’ils deviennent incessamment les uns les autres.
Or ce préjugé fictif d’une égalité nécessaire a logiquement abouti à cette autre fiction qu’est la notion d’égalité nécessiteuse, c’est-à-dire d’une communauté d’êtres manquants. Que l’égalité soit nécessaire, c’est ce qui a réclamé comme son fondement même la notion de « nécessité égale », c’est-à-dire d’un seuil commun de satisfaction égale de nos besoins égaux, mais rien ici ne se serait imposer « de soi » sans cette considération, née de l’échange, d’une récompense de l’effort ou du « prix de revient » d’un travail. Que nous soyons égaux suppose un « niveau », une dimension, une valeur au regard de laquelle nous sommes « pareils ». Mais pour cela encore faudrait-il que nous nous saisissions mutuellement dans un moment de suspension, d’ « arrêt sur image » de cet incessant mouvement sous l’influence duquel nous renouvelons, par notre être, le fait d’être en nous renouvelant continument nous-mêmes. Comment les hommes ont-ils insinué la question accessoire de ce qu’il leur revient d’avoir dans l’épaisseur sans faille de cette exclusive et immédiate nécessité d’être ? Et encore le terme de « nécessité » est-il ici à séparer de celui de besoin car il n’y plus lieu là de lui « manquer » de quelque façon.
Le fond de cette question se situe dans le fait suivant : des êtres vivants ne peuvent pas se concevoir comme composant un genre reconnaissable et distinct des autres êtres sans « être » d’abord. Cela signifie qu’on ne peut être pareils sans être d’abord « en même temps », mais « ce même temps » n’autorise pas de distinction générique puisque tout ce qui est, tout genre et espèce confondus, s’y emploie indifféremment. Il importe alors de créer un genre d’existence propre, distinct des autres en ceci qu’il consiste dans le fait de produire artificiellement et séparément ses conditions d’existence plutôt que de les faire participer à cette totalité organique indifférenciée qu’est le vivant même. Mais pour que ces conditions d’existence distinctes apparaissent comme nécessaires et allant de soi, il convient de leur donner un appui ferme et indiscutable, lequel se situe dans ce mythe d’un seuil vital organique applicable à tous les hommes et en-deçà duquel il sera posé qu’ils mourront.
C’est comme si l’interactivité humaine de l’échange s’était artificiellement dotée de cette base qu’est la notion de besoin organique. Pour justifier l’artificialité d’un système fondé sur des modalités d’échange exclusivement humaines, il faut entretenir le mythe d’être vivants fondamentalement « manquants ». C’est de cette façon qu’une communauté d’êtres vivants pathétiques n’exerçant leurs efforts que du dessous, dans la terreur de manquer, ne visant qu’à se maintenir en vie a vu le jour : l’humanité. L’opposition cruciale qu’il s’agit de marquer ne se situe donc pas du tout entre une vie organique qui nous maintiendrait sous la pression des besoins et une vie sociale qui nous ouvrirait le champ des désirs mais entre une vie organiquement  désirante et une vie sociale fondant la nécessité des échanges sur la notion inventée de besoin organique, laquelle en créant la peur de manquer a donné lieu à l’appétit surdimensionné d’avoir. Le genre humain est cette espèce étrange qui a préféré créer et entretenir le mythe d’une vie organique inerte et impérative plutôt que de jouir de cette liberté quasiment démente de s’inventer et de toujours se relancer, de se faire incessamment renaître comme différente.
Ce qui nous singularise complètement par rapport aux autres espèces végétales ou minérales, c’est d’avoir institué un certain type de rapport de l’être humain à l’autre être humain sur le fond d’une implication première et finalement incontournable de l’être au monde. Nous consistons dans la multiplicité des interactions qui s’effectuent entre nous et notre environnement physique, c’est d’abord cela que nous sommes et finalement c’est peut-être seulement cela que nous sommes. Quelque chose de l’homme que nous avons appelé « notre intelligence » s’est peut-être effrayé de la nature fondamentalement « ingérable », improgrammable et imprévisible de ce « joyeux chaos », c’est la raison pour laquelle à cette interaction de l’être humain et de la vie, nous avons substitué les échanges d’homme à homme, régis sous toutes leurs formes par le principe rationnel du « donnant donnant ». Il convient de ne pas oublier la racine latine de ce terme de rationalité. La « ratio », c’est aussi la ration, le calcul de proportion. Le donnant donnant, c’est le préjugé d’une égalité dans les termes de l’échange qui semble bien être née, comme nous l’avons dit, d’un parti-pris d’équivalence entre des choses, c’est la notion de « valeur », une manière d’indexer leur réalité physique et interactive aux critères de circulation des biens dans un marché humain. La valeur d’affect des choses, telle qu’on la retrouve, par exemple dans le lien qu’un bébé entretient avec son « doudou » manifeste sans aucun doute l’efficience de ce primat de l’interaction sur l’échange et ce que nous appelons fixation marque au contraire l’expérience d’une heureuse et ancestrale fluidité de l’être au monde.
Toute cette conception qui fait de l’échange l’origine même de ce vice d’évolution dans laquelle l’humanité consiste repose cependant sur une idée qu’il nous est difficile d’accepter, l’affirmation du fait que la vie ne se manifeste pas comme une exigence, comme une pression, comme « vitale », mais comme une incessante stimulation créative et organique. Ce qui nous pose un problème c’est l’idée selon laquelle vivre est un désir et non un besoin. Nous sommes tous convaincus, au contraire que nous ne vivrons pas sans manger et sans boire. Mais c’est précisément sur ce point que la différence entre l’interaction et l’échange est fondamentale.
Nous considérons le fait de boire, par exemple, comme la seule réponse à la stimulation de la soif qui nous informerait de la sorte que notre organisme a besoin de boire. Mais de quoi se compose cet organisme, notre corps ? A 70%, d’eau. Cela veut dire que ce que la soif m’indique vraiment, c’est le moment venu de régénérer les cellules d’eau de mon corps. Ce n’est pas parce que mon corps est mon corps que j’ai soif mais parce qu’il est composé d’eau et qu’il se doit de rentrer avec son environnement en interaction fluide. La soif n’exerce pas sur nous la pression menaçante de la mort mais la stimulation créative et composante de la vie, c’est-à-dire l’envie de « s’éclater », de se répandre dans de nouveaux agencements minéraux, végétaux, dans de nouveaux agencements de cellules d’H2O. Quand nous buvons de l’eau minérale, nous buvons l’eau qui a filtré de différentes couches de roches où se dit quelque chose de l’évolution d’une montagne, d’un volcan, d’une superposition de couches sédimentaires et c’est précisément cela qui donne aux eaux des goûts différents. Ce goût manifeste bien autre chose qu’une simple saveur. Mais quoi ? L’efficience d’un agencement particulier : « pluie-homme-montagne-ruissellement-terre-eau-feu » et nous pourrions continuer la liste. Boire, c’est le renouvellement d’un jeu d’interactions élémentaires, ce qui manifeste le fond biologique d’une compatibilité incessamment novatrice entre toutes les données organiques de la vie, novatrice parce que les eaux ne cessent de composer de nouvelles séquences codées de cellules. Mon corps est seulement réquisitionné à titre de simple composante dans cette incroyable machinerie qu’est la capacité de la vie de créer autant d’agencements que d’alambics minéraux à même de générer de nouvelles qualités d’eaux.
Nous créons des conditions spécifiques et artificielles au retraitement des eaux sur le fond des données biologiques naturelles et actives de cette usine de recyclage qu’est la vie comme un petit laboratoire qui fonctionnerait en circuit fermé sans s’apercevoir qu’il travaille dans un gigantesque laboratoire qui fait la même chose que lui mais continuellement et mieux. Ce n’est pas que la vie pourvoit à tous nos besoins, c’est plutôt qu’elle consiste dans un jeu incessant d’interactions moléculaires, de connexions et de déconnexions élémentaires et physiques dans lequel nous sommes forcément pris, en tant qu’organismes. Il y a d’autant moins lieu d’avoir peur de mourir dans cette perspective micromoléculaire que l’acide désoxyribonucléique dont est constituée la séquence de notre ADN sera elle-même décodée pour donner lieu à de nouvelles séquences.
On peut toujours objecter que des êtres humains meurent de faim faute de voir leurs besoins nutritionnels satisfaits, mais qu’on y réfléchisse un peu : est-ce parce que leurs besoins ne sont pas satisfaits qu’ils meurent ou parce qu’ils ont été pris comme l’humanité dans son ensemble dans un réseau d’échanges fondés sur « le mythe » du besoin, lequel a donné naissance au besoin d’amasser, illusion sur le fondement de laquelle fonctionne la société humaine ? Aucun homme n’a, à proprement parler, « soif » mais tous les hommes sont réquisitionnés par ce que l’on pourrait appeler le désir qu’a l’eau « d’être » et d’être toujours nouvelle. Que des gens meurent de soif vient justement de tous les bouleversements historiques occasionnés par l’homme et par sa croyance à l'eau comme "bien" dont on pourrait manquer ou "profiter", sur le fond dynamique d’une nature désirante et toujours inédite. C’est comme si deux dynamiques inlassablement se contredisaient sur la planète terre : l’une biologique et innovante, l’autre humaine, sociale et schématique.
Il convient donc de prendre la direction exactement contraire de celle qu’Aristote nous indique lorsqu’il affirme que « l’échange a son origine première dans ce fait conforme à la nature que, parmi les hommes, certains ont trop et d’autres pas assez de certaines choses nécessaires. » Cette conception se fonde sur la détermination d’une moyenne de satisfaction vitale de l’espèce humaine qui s’appuie moins sur les conditions données et organiques de notre existence que sur la notion nécessaire à la vie sociale d’un « revenu minimum moyen » à partir duquel un souci d’équivalence voit légitimement le jour. Le problème réside alors d’une part dans le fait que les hommes vont se définir et se vivre eux-mêmes au regard de leur « avoir » et d’autre part dans cette évidence selon laquelle on ne détermine jamais l’idée d’une moyenne sans faire advenir collatéralement les notions de plus et de moins, de « trop » et de « pas assez ».
C’est le souci même d’œuvrer en vue d’une équivalence des biens (laquelle n’est organiquement fondée sur rien) qui a donné naissance à la misère et à la richesse. Il convient donc de se retenir d’appeler à une égalité, comme ne cessent de le faire bon nombre de mouvements de contestation du capitalisme, car l’égalité, c’est encore du capitalisme, c’est encore un mot d’ordre alimenté par la croyance en la mesure de notre existence par le comptant de biens que nous possédons. Ce qu’il faut enfin s’arracher de l’esprit, c’est cette illusion du besoin selon laquelle on ne peut être sans avoir. Il est un « fond usinant » de la vie organique par quoi manger, boire, respirer participent d’une productivité d’agencements moléculaires perpétuelle et incessamment renouvelée. C’est ainsi que le vivant compose la toile vibratile et bourgeonnante de l’intrication de tous ces agencements. Travailler ne se conçoit que sur la base de ce fond d’usinage de l’infiniment petit par quoi « se produire » est l’acte « omniprésent » d’un « univers maintenant ». Le monde animal nous offre de nombreux exemples d’intelligence génétique pure dans lesquels nous percevons confusément tout ce qu’une interprétation des comportements par le biais du seul intéressement de l’individu à y demeurer vivant a non seulement de réducteur mais aussi de faux (la sélection de la parentèle chez les fourmis). Ce qui apparaît comme une perte ou un sacrifice à hauteur d’individu se révèle infiniment fécond à hauteur de gène. Autrement dit, la nature ne nous décrit nullement un univers terrible dans lequel ne prévaudrait que la pression organique de demeurer vivant. C’est à un incroyable et vertigineux esprit d’initiative de s’inventer vivant que nous nous trouvons plutôt confrontés dés lors que nous délaissons les critères d’interprétation humains et socialisés qui mettent au premier plan l’individu, l’appât du gain, le besoin égoïste de se maintenir en vie.

Conclusion: ce que les hommes gagnent à échanger tient tout entier dans la possibilité offerte de constituer de toutes pièces un réseau artificiel de connexions fondé sur le principe du donnant-donnant et dans lequel ne circulent que des procédures humaines, culturelles, socialisées, un peu sur le modèle d’une société secrète s’échangeant des mots de passe, des clins d’œil de connivence et tramant des conspirations dans l’ombre d’un pouvoir tutélaire immense qu’elle aspire à destituer. Mais de quel pouvoir s’agit-il ? De tout sauf d’un pouvoir contraignant ; peut-être le terme de puissance conviendrait-il davantage à qualifier le génie de cette « totalité d’intrications » en quoi consiste le mode de production du Vivant. Echanger constitue l’une des pratiques culturelles déterminantes par le biais desquelles l’être humain s’efforce d’aller le plus loin possible dans la tentative de négation de son « fond biologique ». Nous échangeons en visant notre intérêt pour ne pas avoir à reconnaître que nous interagissons en effectuant notre « inter-être ». Dans le film des frères Dardenne, « L’enfant », nous percevons bien, au fil de l’histoire de ce père échangeant son fils contre de l’argent, l’activité de cette dualité. Pris dans le piège de l’automatisme de l’échange, il réalise petit à petit l’efficience d’un rapport premier, inconditionnel, génital avec la vie par quoi « l’enfant » est toujours la brèche que creuse dans un monde de libre échange au gré duquel tout se vend un ancrage organique avec un fond de justesse et d’inventivité biologique que rien n’achète.

vendredi 20 janvier 2012

"Les rapports humains ne sont-ils fondés que sur l'intérêt?" - Partie 1: Comprendre le sujet

Imaginons la situation suivante : l’un de nos amis nous demande de lui rendre un service. Mais nous ne pouvons pas lui donner satisfaction. Il nous oppose alors en guise d’argument cette « ultime formule » : « après tout ce que j’ai fait pour toi ! » Quelque chose de cette expression relève du tragique comme ces instants de vérité dans lesquels nous avons le sentiment qu’un voile se lève sur ce qu’il en est du fond des relations sociales. Alors ce n’était que ça : cette amitié de plusieurs années que vous avez vécue de façon intense et désintéressée se trouve comme rayée d’un seul coup par le choc de ces mots. A aucun de ces moments heureux partagés avec vous, votre soi-disant ami n’a cessé de tenir à jour le relevé de comptes de toutes les attentions qu’il a eues à votre endroit, comme si, au fur et à mesure que vous viviez votre relation amicale comme le jeu libre et « donné » d’affinités électives, s’allongeait peu à peu dans l’esprit de l’autre l’ardoise de toutes les choses qu’il a faites pour vous en vue de vous en demander tôt ou tard la rétribution. On se dit souvent en pareil cas qu’on est bien bêtes d’avoir cru qu’il pouvait en être autrement mais qu’avons-nous crus au juste ? Nous pensions que les sentiments étaient la marque d’un lien inconditionnel, sans cause ni justification. Nous adhérions à la représentation d’une amitié dans laquelle chacun donne sans se soucier de recevoir, dans l’instant pur de la joie de donner pour donner, comme si les relations vraies se faisaient toujours sur la base d’une absolue gratuité, de façon improgrammable et inadvertante, comme un « fait ».
Revenant de cette vision « idyllique », nous jetons alors un nouveau regard sur les relations humaines, lesquelles nous semblent au contraire toujours motivées par « quelque chose ». Cet ami a-t-il en fin de compte exprimer autre chose que la loi même régissant tous les liens humains ? Il devient, dés lors, possible de traverser toutes les modalités de rapports, y compris celles que nous supposons les plus désintéressées, d’un regard cynique prompt à y relever l’intérêt sous-jacent. On ne revient jamais bredouille d’une telle chasse : nos parents entretiennent avec nous des rapports apparemment désintéressés, profonds, inconditionnels : ils se réjouissent de nos réussites et sont authentiquement peinés de nos échecs mais n’est-ce pas justement cette authenticité qui devient suspecte ? Est-ce de « notre » échec qu’ils se désespèrent ou du déficit de considération, d’estime de soi que les touchent de plein fouet en tant que parents d’un « looser » ? Ont-ils jamais cherchés en nous quoi que ce soit d’autre que des raisons de se satisfaire de l’image de bons parents que nous étions, en tant qu’enfants « épanouis », à même de leur renvoyer ? Il est probablement vrai qu’ils n’aspirent qu’à notre bonheur mais peut-être dans l’exacte mesure où celui-ci leur donne la possibilité de se satisfaire d’être eux-mêmes, c’est-à-dire de bons parents.
Ce qu’il s’agit d’éclairer ici c’est la base inconsciente de tous les rapports humains, ce qui les motive profondément, et rien ne semble plus édifiant dans cette perspective que les gestes les plus apparemment gratuits comme les cadeaux. Apparemment nous offrons quelque chose « comme ça » sans arrière pensée à une personne que nous aimons mais en même temps nous n’apprécierions pas que le destinataire ne perçoive pas la valeur de notre don. Nous souhaitons « l’obliger », comme dit très justement la langue française, c’est-à-dire le placer en situation de débiteur, comme si désormais il nous devait quelque chose mais pas sous la forme explicite et impérative de la dette. Il s’agirait plutôt des conventions plus souples, mais aussi plus insidieuses d’un savoir-vivre des relations humaines, des choses qu’il est de bon ton de pratiquer quand on a quelques notions des usages de la bonne société, de la délicatesse de l’art du « vivre ensemble ». Ce qui pourtant se cache derrière cette délicatesse, derrière ces choses « qui se font » est assez terrifiant quand nous y réfléchissons, c’est la sécheresse de relations toujours fondées sur la nécessité de « renvoyer l’ascenseur », de ne pas laisser s’allonger le comptant des dettes de tous ces petits services amicaux rendus parce qu’en fin de compte, il est d’usage de ne rien recevoir sans donner à son tour. Le propre des relations humaines, dans ce sens, c’est que rien n’y est jamais gratuit. Nous ne nous lions aux autres que dans l’exacte mesure où nous y gagnons quelque chose. C’est le principe du donnant-donnant qui constitue le moteur du lien social et les règles du savoir-vivre consistent à ne jamais se méprendre sur la permanence effective et latente de ce fond égoïste sur la base duquel toutes les relations humaines se constituent. Derrière le service qu’apparemment gratuitement on me rend se dissimule l’attente du service que je rendrai.
Il existe pourtant des instants rares, privilégiés dans lesquels la toile tissée par l’efficience de cette loi sous-jacente des échanges se déchire pour laisser apparaître des mouvements de confiance pure ou de joie gratuite de donner. Lorsque un bébé nous sourit, nous sommes submergés par une vague de contentement total parce que nous savons bien que ce sourire est « incroyable », qu’il n’attend rien en retour et que le bébé n’est pas en train de se montrer sympathique ou d’essayer de promouvoir son ascension dans l’échiquier social. Nous sommes parfois sujets à de purs élans de sympathie à l’égard d‘une personne que nous rencontrons pour la première fois et c’est comme si nous touchions alors du doigt des zones encore plus secrètes que celles de cet égoïsme sous-jacent dont il était préalablement question. C’est ce que nous retrouvons dans l’amour ou l’amitié quand nous réalisons que le sentiment que nous éprouvons pour une personne tient à sa façon inimitable de relever une mèche de ses cheveux, d’oublier ses lunettes, de mâchonner le bout de son stylo, de rater, sans jamais faiblir, le bon dosage de café à mettre dans la machine, bref quand nous nous abîmons dans la contemplation des mille et un détails constituant son inscription dans la chair même du quotidien. Chacun de nous consiste peut-être davantage dans cet éparpillement quasi moléculaire des sillons que nous traçons dans l’habitude que dans ces grandes attitudes que nous jetons trop ostensiblement au regard des autres. Il y a là comme l’expression physique d’un « je ne peux autrement » par quoi se révèle le fond inconscient, non revendiqué de l’acte d’exister d’un être humain vivant. L’attraction que nous éprouvons pour ces mille et un détails par lesquels une personne manifeste la simplicité première de son ancrage dans la vie quotidienne est toute à la fois incompréhensible et irrésistible.
Si tous nos rapports avec les autres n’étaient fondés que sur l’intérêt, cela veut dire qu’en un sens, il ne se produirait que des « glissements » et pas vraiment des rencontres dans la mesure où l’intérêt désigne ce qu’une relation est « susceptible » de m’apporter comme avantage. Ce serait seulement l’assurance d’un gain qui motiverait notre mouvement vers l’autre. Il y aurait bien des prises de contact présentes entre des « gens » mais elles ne seraient causées que par ce processus d’attentes réciproques par quoi nous escomptons un bénéfice futur du lien présent, lequel n’est donc pas tant appréhendé comme présent qu’en tant que garantie d’un futur amélioré. N’y aurait-il pas ici la pertinence d’un lien entre le fait que notre rapport à la société est toujours formulé dans les termes de l’intérêt et l’impératif de progrès qui s’impose à nous dans la considération de nos modes de vie sociétaux ?
La gestion des problèmes qui se posent dans la société n’est en effet abordée par de nombreux théoriciens que dans les termes de la conciliation des intérêts particuliers de chacun avec les intérêts communs d’une collectivité. C’est finalement dans cette perspective que Rousseau, qui pourtant est très loin d’être un philosophe « cynique », dans son livre : « le contrat social », en vient à articuler toute sa conception d’un « vivre libre » au sein d’un « vivre ensemble » autour de la notion de « volonté générale ». Mais la possibilité que la vie sociale soit « avant cela » un présent de points de rencontres et de composition anarchique de ressentis entremêlés, de lignes de vies croisées constituant un pur et simple entrelacement de « trajets d’existence » n’a finalement jamais été vraiment prise en compte par les philosophes. Disons qu’il ne l’a été que dans la mesure où il convenait de sortir de cela pour y voir clair et c’est alors comme si la notion d’intérêt leur été apparue comme la seule capable de désigner un angle favorable de prise pour que cette « matière sociale » d’hommes à faire cohabiter dans un ensemble apparaisse comme une matière « malléable », offerte à un travail d’organisation. Tant que les rapports humains sont fondés sur les intérêts, l’espace social de la vie collective est encore « constructible » parce que les actions humaines sont prévisibles, c’est-à-dire programmables politiquement.
Ce qui peut alors sembler suspect dans les philosophies défendant l’idée que les rapports humains ne sont fondés que sur l’intérêt, ce n’est pas tant la vision cynique et réductrice de l’être humain que la facilité avec laquelle elles considèrent comme un point acquis et hors de discussion une conception à partir de laquelle la vie humaine devient un objet de pensée, de définition, de conceptualisation. Pour qu’une pensée politique puisse exister, il importe que l’être humain et les rapports qu’ils nouent avec ses semblables constituent un objet d’étude « fiable », offert à la production de thèses prédictibles, c’est-à-dire traversé de mouvements observables et récurrents. Il convient donc que l’on puisse y relever l’efficace de « lois », que l’on puisse dire : « c’est ainsi que l’être humain fonctionne ». C’est finalement à cette condition que les collectivités humaines constituent un matériau adéquat à l’expérience politique, c’est-à-dire à l’exercice d’une autorité. Affirmer que l’administration des affaires humaines dans une communauté repose sur la nécessité de gérer des conflits d’intérêts situe d’emblée la discussion dans une voie unique, exclusive qui consiste à orienter les intérêts particuliers vers la prise en compte d’un intérêt général, par la force, si besoin est. On s’appuiera alors sur des principes présentés comme relevant du bon sens : « il faut que chacun y mette du sien », etc. La solution se présente ainsi toujours sous l’apparence d’un contrat que chaque citoyen signe avec le collectif.
Mais aussi difficiles que soient les modalités de cette gestion des intérêts de chacun au nom de la détermination de l’intérêt général de tous, elles présenteront toujours cet avantage de dissimuler « dés le départ » une possibilité qui pourrait bien être davantage qu’une possibilité, soit la réalité la plus constante, paradoxalement la plus incontournable et la plus contournée de toute considération politique de la cohabitation citoyenne, le fait que les rapports humains se font toujours, d’abord et seulement,  dans la dimension donnée d’une plasticité émotive factuelle dans laquelle se produisent des phénomènes d’attraction et de répulsion, comme des différences de potentiels entre deux pôles de charge électrostatique. Il s’agirait alors inconsciemment pour toutes ces théories politiques du contrat de dissimuler la réalité scandaleuse d’une dimension phénoménale des rapports humains, d’une matérialité physique et imprédictible au gré de laquelle les relations humaines bien avant de se fonder sur des intérêts « s’effectuent ».
A cette idée qui s’appuie sur la conciliation des intérêts selon laquelle deux hommes peuvent toujours finir par s’entendre, il s’agirait d’opposer celle-ci : ils commencent toujours par se rencontrer, ce qui suppose la prise en considération non plus de nos intérêts particuliers ou communs, lesquels présupposent le décalage vers un avenir mais des conditions d’un inter-être humain, l’attention portée à ce phénomène qu’est la mise en présence d’êtres humains sur le modèle même de l’observation que nous pouvons faire d’un orage, d’un cyclone ou d’un tremblement de terre. N’est-ce pas pour nous détourner de la teneur effective, présente, difficile à percer, du « phénomène humain de la mise en présence » que nous nous rallions avec autant de précipitation et d’assurance vers la thèse de relations humaines exclusivement fondées sur l’intérêt dans la mesure où elles présentent au moins pour nous l’avantage de nous rassurer quant à la possibilité de la nature « constructible » de ce terrain là. Il ne s’agirait aucunement, dans cette perspective, d’opposer au cynisme de l’intérêt le présupposé idyllique des bons sentiments ou de la gratuité morale d’une entente de l’espèce humaine mais l’efficience d’un « donné » de ce rapport, ce vers quoi le terme même de fondation nous incline. N’est-ce pas pour ne pas avoir à nous confronter avec l’authenticité d’une texture incroyablement plus complexe, nuancée, imprévisible et inconditionnelle de nos relations que nous nous rangeons du côté de la seule motivation de l’intérêt ? 

"Que gagnons-nous à échanger?" - Partie 2: des échanges porteurs d'inégalités

a) Du ressenti de soi à la reconnaissance du « moi »
Mais la question se pose alors de savoir pourquoi nous en arrivons à la situation actuelle dans laquelle l’argent, loin d’être considéré comme l’instrument même de ce luxe par quoi vivre est : jouir de la vie, est vécu par une partie très conséquente de la population mondiale comme la seule garantie de survie. Comment l’instrument même de notre échappement à la pression des nécessités d’ordre purement organique nous apparaît-il aujourd’hui comme le seul moyen d’y répondre et, a fortiori, comme n’étant justement pas à la hauteur de cette tâche. Comment l’instrument même d’un « vivre plus » a-t-il pu se dénaturer au point d’être aujourd’hui pour la majorité de la population mondiale la cause de leur misère c’est-à-dire d’un « vivre moins » ? Comment se fait-il que l’échange dont Aristote nous dit qu’il fut adopté par les hommes pour corriger les inégalités naturelles aboutisse à creuser les inégalités dans des proportions qui dépassent aujourd’hui tout ce que nous pouvions imaginer ? Comment expliquer le fait que les écarts entre ceux qui gagnent à échanger et ceux qui y perdent soient aussi importants et consternants ?
Peut-être le premier niveau de réponse se situe-t-il dans les effets pervers de cette désintrication de l’être humain à l’égard de la texture organique de sa condition de vivant. C’est comme si, en nous détachant des conditions seulement vitales de notre maintien dans l’existence, nous avions inventé de toutes pièces des normes de vie artificielles qui ne seraient effectives que pour les humains et qui dessineraient comme la constante de ce qu’il est décemment « normal » de vivre pour les humains. Nous sommes devenus, grâce à la monnaie, « acteurs » de nos besoins. Nous nous en sommes créés de nouveaux. N’étant plus dictée par l’évidence première et sommaire de notre ressenti organique, la marge de détermination des besoins d’une population est devenue fluctuante, intellectuelle, soumise à des critères culturels et non plus naturels. La question n’est plus de savoir de quoi nous avons physiquement besoin mais de quoi nous pensons que nous avons besoin. L’homme s’est retrouvé en charge d’avoir à fixer ce seuil que la nature nous indiquait auparavant et par quoi « vivre devient concevable ».
Or non seulement, un simple coup d’œil sur les différences de modes de vie dans le monde suffit à nous montrer les écarts considérables entre « ce que vivre demande » selon que l’on est français ou éthiopien, par exemple, mais nous discernons aussi dans les mentalités d’une seule population une forme de réappropriation de la détermination de ces seuils dans l’efficience d’un jeu social de gratification de son image. L’idée qu’un homme puisse valoir plus qu’un autre se trouve être l’enjeu de la détermination proportionnelle de sa capacité à élever constamment le niveau de ce qu’il estime nécessaire à ses conditions de vie. C’est comme si chacun de nous était sommé de donner idée de ce qu’il vaut à hauteur des conditions de vie qu’il est capable de produire et de se donner à lui-même, c’est-à-dire de sa capacité à hausser le seuil de ce que l’on peut estimer nécessaire. Le fait qu’il y ait des « niveaux de vie » ne nous choque pas, alors qu’il va à l’encontre de cette évidence première au regard de laquelle il n’existe pour chaque être vivant à chaque instant de sa vie qu’une seule « donnée limite » de son efficience vitale, en deçà de laquelle il ne vit plus (la notion de niveau de vie prévaut alors absurdement sur celle d’intensité vitale – « la petite marchande d’allumettes », conte d’Andersen, décrit ainsi la procédure de décompte de ce chiffre d’efficience vitale, lequel suit exactement la durée de combustion des allumettes successivement brûlées). Le passage de l’échange direct de biens ou de services à la médiation par la monnaie correspond exactement et dans les mêmes termes à celui du ressenti de soi à la reconnaissance de soi. Que je suis, c’est ce dont il ne me suffit plus d’entretenir l’efficience physique mais c’est ce qu’il me revient de faire reconnaître par les autres. C’est comme si, dés lors, la grande affaire de hommes ne consistait plus désormais à brûler leur comptant d’efficience vitale mais à se faire reconnaître des autres comme menant grand train de vie. Il faut relier l’abstraction dont l’argent est le déclencheur dans le rapport que nous avons avec la vie et l’intellectualisation, la symbolisation de la reconnaissance de soi par les autres.
Tant que nous en restions au troc ou à l’échange direct d’un service rendu avec un bien matériel donné, les échanges humains s’inscrivaient dans un milieu naturel, dans un écosystème où l’être humain participait, au même titre que toutes les autres composantes, à la totalité « d’un devenir biologique et interactif ». Il y était intégré par le biais de ses nécessités organiques mais aussi par l’intuition d’une puissance naturelle ou d’une poussée vitale première et omniprésente à l’œuvre dans toute manifestation de vie. Les tribus indiennes d’Amérique du Nord nous donnent un bon exemple de cette intuition et il se trouve qu’elles ne connaissaient pas la monnaie. Celle-ci dématérialise le contact de l’être humain avec le fait d’être en vie. C’est exactement comme la prise d’une intrication et d’un ancrage affectif de l’être humain à une poussée vitale universelle qui se desserre sous l’effet de l’argent dans la mesure où la dépense de son énergie s’y voit détournée du cours de sa naturelle insinuation dans la rentabilité cyclique de l’écosystème au bénéfice d’un comptage  d’unités ne valant qu’au sein d’un système d’échanges humains à l’intérieur duquel il n’est plus question d’être dans la totalité de ce que c’est qu’être pour un animal, un végétal, un minéral mais d’être soi par opposition aux autres moi humains.  Ce dont nous avons besoin maintenant  définit le comptant d’argent nécessaire à maintenir le standing du personnage que nous jouons dans une société donnée et cela n’a plus aucun rapport avec les conditions minimales requises pour que je dépense dans ce milieu qu’est la vie même la totalité des intensités de vie dans lesquelles je consiste. Or il y a plus d’inégalités entre les niveaux de vie requis par ces standings qu’entre les conditions naturelles d’émission de ses intensités de vie par tous les êtres vivants (peut-être même la notion d’égalité n’a-t-elle plus cours dans ce niveau là). Comment en sommes-nous concrètement arrivés là ?
b) Le paradoxe de l’égalité
Aristote nous dit que l’échange est né du fait que naturellement certains hommes ont trop et d’autres pas assez, mais il faudrait que nous nous interrogions sur la pertinence de ce jugement en posant une question simple : « par rapport à quelle norme du juste assez, ou du suffisant ?». Est-ce dans le rapport  des uns par rapport aux autres que l’inégalité apparaît ou dans le rapport de chacun avec ce qu’il sent lui être nécessaire ? Si j’ai un petit estomac et que je vois la quantité de nourriture donnée à un gros estomac pour être satisfait je peux m’estimer défavorisé à son égard au regard d’une loi stricte d’égalité mais ce faisant je ne prendrai pas en compte cette simple évidence d’ordre morphologique par laquelle il en faut plus à lui qu’à moi pour être rassasié. La question n’est donc peut-être pas de savoir si un tel a plus qu’un autre mais si la nature d’un tel a ce qui lui faut pour se maintenir dans l’efficience de son équilibre vital sachant que tous les critères d’équilibre vitaux varient d’une personne à l’autre, le problème est que nous nous trouvons alors confrontés à un seuil exclusivement déterminable par la personne en question. N’y aurait-il pas dans l’affirmation d’Aristote une illusion d’optique fondamentale ou plutôt une erreur de jugement consistant à appliquer à une réalité des critères d’interprétation et de perception « déformants » ? Il est vrai que dans un état démocratique, on pose comme donnée l’existence de citoyens entre lesquels prévaudrait une exigence d’égalité. C’est avec les yeux d’un citoyen qu’Aristote relève dans l’existence naturelle d’êtres simplement humains des « inégalités », lesquelles ne peuvent nous frapper qu’au regard d’un impératif citoyen d’égalité. Mais cet impératif est culturel et non naturel. Ce n’est pas qu’il y ait dans la nature des inégalités qu’il nous faudrait admettre, c’est plutôt qu’il n’y a aucun sens à lui appliquer ce concept là. Que l’on donne à chacun ce qui lui est nécessaire est un objectif que le troc peut réaliser parce qu’on y reste dans l’intimité naturelle du rapport qu’un homme éprouve avec lui-même, mais dés lors qu’apparaît la monnaie, surgit la notion d’indifférenciation de la donne rétributive, laquelle induit l’indifférenciation des seuils et des modalités de satisfaction, soit  l’identité de nature des nécessités. Ce n’est pas parce que les hommes sont identiques que l’argent  s’est imposé comme principe d’équivalence et d’équilibre de leurs besoins, mais c’est parce que la monnaie est apparue que l’on a entretenu ce mythe de l’égalité d’hommes considérés comme moralement semblables et des seuils de leur satisfaction.
Il est néanmoins quelque chose du troc qui a facilité voire provoqué le passage à la monnaie, c’est la notion de principe d’équivalence des choses échangées: une paire de chaussures ne valent pas un cheval et pour atteindre l’équivalent du cheval, il faut de nombreuses paires de chaussures. C’est comme si, perdant le sens de la nécessité première du bien dont on veut faire l’acquisition, on commençait à rentrer dans la logique d’une valeur propre des choses indépendantes du besoin physique qui s’en fait sentir. Aussi pressée que puisse être une personne d’avoir une paire de chaussures, elle ne le sera peut-être pas au point de céder pour cela son cheval parce qu’elle aura l’impression qu’un tel échange se fera en sa défaveur, et cela en vertu d’une valeur propre des biens dépendante des conditions économiques, géographiques, techniques, culturelles, etc, de production des biens dans le milieu qu’elle habite (un cheval aura plus de valeur dans une contrée où l’on en trouve peu).
Il est fort probable qu’à force de marchander sur le combien de ceci contre tant de cela, l’idée d’une monnaie d’échange neutre opérant la médiation entre le bien cédé et le bien échangé a fini par s’imposer, mais c’est aussi de cette façon qu’est apparue la possibilité de céder un bien pour plus cher que le montant pour lequel on l’avait acquis, soit la notion de bénéfice, de profit que l’on peut tirer de la valeur d’échange de la chose. Finalement l’idée que l’on puisse gagner à échanger est apparue lorsque la considération d’un bien ou d’un service est passée de la seule considération du besoin que l’on en a à celle du bénéfice que l’on pourrait en retirer en l’échangeant à son tour. Le fait d’être échangé ici plutôt que là, à tel moment plutôt qu’à tel autre, à telle personne plutôt qu’à celle-là, a fait apparaître des différences dans cette valeur ajoutée au produit qu’est sa valeur d’échange. Le produit restant physiquement le même dans sa valeur d’usage, il devînt sujet à des variations de revenu au regard de sa valeur d’échange. C’est comme si le fait d’être ce qu’il était, figé dans sa réalité d’objet conçu pour répondre à un besoin et à un seul ne le fixait pas pour autant dans le donné d’une valeur fixe, inaltérable, comme si quelque chose de lui se révélait étonnamment matière à inflexion, à changement, à des gains et à des pertes, à des fluctuations liées à l’évolution sur ce qui allait bientôt devenir « le marché » de l’offre et de la demande.
Il importe ici de relier la conversion d’un bien ou d’un service matériel en monnaie avec le caractère innovant, attractif, de ce nouveau terrain de jeu que constituent les fluctuations de sa valeur d’échange. C’est un peu comme si l’homme franchissait un pallier supplémentaire dans la nature ludique voire magique des aventures de la propriété. Ayant cette chose, j’ai cette autre chose contre laquelle je peux l’échanger, mais avec la monnaie, j’ai non seulement le montant correspondant à toutes les choses échangeables contre la valeur de celle-là mais j’ai aussi le gain potentiel de ce que je pourrai en tirer comparativement à ce j’ai dépensé pour l’acquérir. C’est seulement à partir de l’instauration d’un principe d’équivalence s’appliquant à la teneur des choses échangées et les uniformisant dans le jeu de leur référence commune à une monnaie unique que ces fluctuations, productrices d’inégalités ont logiquement pu devenir l’objet de tractations et de spéculations. Les inégalités ne sont paradoxalement devenues insupportables qu’à partir de la revendication d’un principe d’égalité prévalant dans la détermination de la valeur des choses échangées, revendication culminant dans l’instauration de la monnaie.
c) Travail vivant et travail objectif (Karl Marx)
C’est exactement de cette désolidarisation progressive de l’échange au ressenti physique et exclusif du besoin, de cette marge ainsi dégagée pour la spéculation que Karl Marx fait découler l’essentiel de sa critique du Capital. La différence qu’il établit entre la valeur de la force de travail de l’ouvrier et son usage rejoint en effet celle que nous venons d’établir entre le besoin que nous avons d’un bien et le bénéfice que nous pouvons retirer de sa conversion en monnaie. C’est ainsi que les propriétaires des moyens de production peuvent acheter la force de travail des ouvriers contre de l’argent. Mais ce que peut la force de travail produit plus de biens qu’il n’est nécessaire à son entretien de force vitale : ce qui apparaîtrait immédiatement dans les termes d’un troc se trouvent ici masquée par la neutralité équivalente de la médiation monétaire (on nous dit : tant d’heures de travail, tant d’argent en faisant comme s’il y avait un rapport juste de proportionnalité de l’un à l’autre mais ce rapport est faussé parce qu’il impose le principe d’une égalité entre ce que l’on fait et ce dont a besoin pour se maintenir en état (vivant) de le faire qui est qui est complétement faux – Avec un peu d’avoine et un peu d’eau, un cheval peut porter un cavalier pendant un jour de course. La vie est une affaire rentable pour celui qui se fait porter parce qu’elle est une énergie constante qui peut produire beaucoup à partir de pas grand chose).
Ce que l’argent instaure c’est l’idée d’une commune mesure entre ce que l’on donne quand on travaille et ce que l’on reçoit quand on est payé. Or la notion même de cette commune mesure est fausse et falsificatrice. En six heures, un ouvrier fileur produit la quantité exacte de laine filée dont l’équivalent de trois shillings lui permet de pourvoir à ses nécessités vitales, mais il fait une journée de 12 h produisant ainsi la valeur correspondante à six shillings. Payé trois shillings, il est donc spolié de trois shillings que le propriétaire va utiliser pour moitié à payer de nouveaux salaires et pour l’autre moitié à remplir son portefeuille. Il y a nécessairement quelque chose de la société marchande qui ne peut évoluer que dans le sens d’une abstraction de plus en plus marquée de notre rapport à l’échange et au travail jusqu’à ce que la notion de dépense vitale et physique du travailleur soit comme mortifiée, noyée dans le principe de sa conversion en monnaie. C’est comme si peu à peu on n’épuisait plus les heures physiques de notre existence mais on gagnait les bons de rachat des moyens d’exister. Vivre ne se suffit plus par soi-même encore faut-il s’épuiser à gagner les unités de conversion monétaire nous permettant de maintenir à flot le courant d’une vie de consommateur moyen.
La possibilité d’échanger l’acte de dépense de sa force de travail contre de l’argent suppose un rapport d’équivalence entre l’effort physique et le produit que construit ou que contribue à construire cet effort. La nécessité de se nourrir qui est à l’origine de la conclusion du pacte entre le salarié et l’employeur ne paraît plus « en tant que telle » dans le contrat puisque c’est du « comptant » qui est donné. Cela signifie donc que le salarié accepte de ne pas être réellement rémunéré proportionnellement à hauteur de ces besoins dans la mesure où la nature réelle de ces besoins est masquée, noyée dans l’anonymat comptable d’un « montant ». L’argent a créé un rapport complètement artificiel entre deux données dont la nature est pourtant fondamentalement distincte, irréconciliable, soit notre implantation physique dans une efficience naturelle et vitale d’un côté, et de l’autre, notre aptitude sociale à produire des objets de consommation à échanger. Nous vivons biologiquement dans des milieux naturels avec lesquels nous sommes organiquement en interaction et composons un écosystème. Il n’est rien d’autre que la vie qui suive ici son cours dans ce jeu incessant d’interactions par quoi toutes les forces végétales, minérales, physiques et humaines en présence se maintiennent dans un équilibre organique. Vivre c’est ce qui nous est ici « dicté » par notre statut d’être biologique et nous n’avons pas besoin de grand chose pour maintenir l’efficience de ce statut.
Ce que le chiffre a instauré dans cette situation « donnée » au sens fort du terme, c’est l’arbitraire artificiel des nouveaux termes d’un nouveau contrat, imposant à notre esprit le bien-fondé d’un autre genre de conditions. Vivre, ce n’est plus se maintenir dans ce jeu d’interactions au gré d’une ligne de vie ressentie, c’est produire extérieurement, artificiellement ces propres conditions de vie, instituer un nouvel ordre dans lequel prévaudraient non plus les ressentis des conditions de maintien de nos efficiences vitales mais la logique d’équivalence chiffrée des biens de consommation. C’est ainsi que les dynamiques de comportement des êtres humains ont cessé d’être des dynamiques de vie pour devenir de simples facteurs intervenant dans l’évaluation comparative des valeurs chiffrées des choses. Que tant de couvertures de coton filé soient équivalentes à une selle de cheval, c’est ce qui va décaler et infléchir le sens de ce que c’est que « produire » en le faisant dépendre de son résultat, de l’objet à produire plutôt que de sa cause efficiente, de son énergie productrice, de la force vitale en exercice dans l’acte de production. C’est comme si travailler devenait « produire des choses » avant d’être l’acte de dépense d’une énergie physique et mentale, ce qui est chronologiquement inexact. Nous trouvons maintenant « normal » d’être payé à hauteur des produits finis que nous avons réalisés sans percevoir tout ce que cette équivalence suppose d’arrachement à la donnée première, physique, biologique de ce que travailler est d’abord et seulement, à savoir « dépenser ».
Marx insiste constamment sur la différence entre travail vivant et travail objectivé, c’est-à-dire travail exclusivement compris comme production de « biens ». Tant que le travail se maintient dans le champ d’efficience de sa nature biologique et physique, ce qui le mesure n’est rien d’autre que le ressenti de contentement, le comptant de jouissance vitale dans lequel il consiste dans le moment même de son effectuation. Travailler c’est alors réaliser quelque chose du fait d’être, produire sur le fond de ce que c’est que c’est pour la réalité que « se produire ».
Mais dés qu’il est seulement considéré par le biais de « ce qu’il produit », son critère d’évaluation déserte le terrain de son effectuation pour faire droit à une pure logique d’équivalence et de comparaison de produits. C’est l’évaluation du besoin qu’en ont les autres humains, par opposition aux besoins qu’ils ont d’autres produits qui va décider non seulement du prix de revient pour l’ouvrier de son travail mais aussi de la considération sociale de ce que travailler « est ». Pour bien comprendre ce processus morbide par le biais duquel le travail n’est plus un acte de vie, il faut revenir de tout ce qu’implique notre considération actuelle de l’activité salariée pour réaliser qu’elle consiste d’abord à « agencer », à « machiner » des données, des éléments. Que l’on soit femme de ménage ou informaticien, on machine des éléments pour faire advenir des situations, des états de faits, des configurations. Il faut que l’eau, le balai, la serpillère, les dalles s’ordonnent de telle sorte que « laver le sol » s’accomplisse.  
Travailler, c’est produire des états de choses, insinuer des séquences de production dans un jeu continu de séquences de production plus vaste que l’on appelle le réel (c’est d’ailleurs bien ce que l’on veut dire quand on dit que le bois « travaille »). Travailler, c’est donc apporter son dynamisme à un dynamisme continu, viscéral. En un sens, tout en nous travaille et tout le temps, parce que travailler, c’est travailler à exister et nous ne serions pas vivant en ce moment si notre « usine à exister » ne fonctionnait pas à flux tendu. Cela signifie donc que, quand nous travaillons consciemment, nous ne faisons que canaliser lucidement un processus inconscient d’activation que nos cellules, nos neurones, nos organes ne cessent de produire. Si telle personne devient un chanteur professionnel, on peut penser que c’est parce que, dans toute cette usine de production dans laquelle elle consiste physiquement, le fait de vivre s’active davantage dans tous les agencements vocaux qui se machinent en elle. Il y a quelque chose de ce que c’est que « faire du son, résonner » qui, dans son corps, se travaille bien, harmonieusement. Produire du sonore : c’est ce par quoi « travaillant » consciemment, elle travaille aussi inconsciemment à ce qu’il y ait du son dans l’univers. Nous sommes tous traversés par des flux de dynamiques de vie grâce auxquelles nous collaborons à la tenue d’un entrecroisement de forces que l’on appelle le monde.