lundi 30 septembre 2019

Deux textes de Nietzsche pour une partie 3 ("ne peut-on se connaître qu'en renonçant à être soi-même?")"

 (Pour celles et ceux d'entre vous qui envisagez de consacrer une 3e partie à Nietzsche, voici deux textes extrêmement clairs qui contiennent non seulement la perspective de Nietzsche par rapport à la question  mais aussi la réponse à la question posée: dans le premier, nous comprenons mieux pourquoi l'image que notre conscience nous renvoie de nous-mêmes est fondamentalement fausse, banalisée et dans le deuxième on saisit que la finalité du sage selon Nietzsche n'est pas du tout de se connaître lui-même mais de devenir ce qu'il est, ce qui induit précisément un oubli, une méconnaissance, voire une "médiocrisation" de soi (c'est précisément quand on ne s'accorde pas trop d'importance que l'idée ou la pulsion dominante se développe inconsciemment en nous, synthétise les expériences, les échecs, les évènements et les pensées pour constituer, non pas notre subjectivité mais plutôt notre individualité).



« Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait pas proprement partie de l’existence individuelle de l’homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du troupeau ; que, par conséquent, la conscience n’est développée d’une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même », ne prendra toujours conscience que de ce qu’il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est « moyen » en lui, — que notre pensée elle-même est sans cesse majorée en quelque sorte par le caractère propre de la conscience, par le « génie de l’espèce » qui la commande — et retranscrit dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément personnels, il n’y a à cela aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans la conscience, il ne paraît plus qu’il en soit ainsi… » (« Le gai savoir » - 1882)

« En admettant que la tâche (de devenir ce que l’on est), la détermination et le destin de la tâche ait une importance supérieure à la moyenne, le plus grave danger serait de « s’apercevoir » soi-même en même temps que cette tâche. Que l’on devienne ce que l’on est suppose que l’on ne pressente pas le moins du monde ce que l’on est. De ce point de vue, même les bévues de la vie ont leur sens et leur valeur, et, pour un temps, les chemins détournés, les voies sans issue, les hésitations, les « modesties », le sérieux gaspillé à des tâches qui se situent au-delà de la tâche. En cela peut s’exprimer une grande sagacité (lucidité): là où le « connais-toi toi-même! » serait la recette pour décliner, c’est, au contraire, s’oublier, se mécomprendre,, se rapetisser, se borner, se médiocriser qui devient la raison même (…) Pendant ce temps, l’« idée » organisatrice, celle qui est appelée à dominer, ne fait que croître en profondeur, - elle se met à commander, elle vous ramène lentement des chemins détournés, des voies sans issue où l’on s’était égaré, elle prépare la naissance de qualités et d’aptitudes isolées qui, plus tard, se révéleront indispensables comme moyens pour atteindre l’ensemble, - elle forme l’une après l’autre les facultés auxiliaires avant même de rien révéler sur la tâche dominante, sur le « but », la « fin », le « sens ». – Considérée sous cet aspect, ma vie est tout simplement miraculeuse. »
                                                                                        Ecce homo

vendredi 27 septembre 2019

Conscience / Inconscient/ Existence/ Autrui / Liberté - Cours

(Ne peut-on se connaître qu'en renonçant à être soi-même? Pour le 03/10)

Introduction
        Explication du texte de Maurice Merleau-Ponty:
« On ne fera pas que l'homme ignore la mort. On ne l'obtiendrait qu'en le ramenant à l'animalité, encore serait-il un mauvais animal, s'il gardait la conscience, puisque la conscience suppose le pouvoir de prendre recul à l'égard de toute chose donnée et de la nier. C'est l'animal qui peut paisiblement se satisfaire de la vie et chercher son salut dans la reproduction. L'homme ne peut accéder à l'universel que parce qu'il existe au lieu de vivre seulement. Il doit payer de ce prix son humanité. C'est pourquoi l'idée de l'homme sain est un mythe, proche parent des mythes nazis. "L'homme, c'est l'animal malade" disait Hegel .... La vie n'est pensable que comme offerte à une conscience de la vie qui la nie. Toute conscience est donc malheureuse, puisqu'elle se sait vie seconde et regrette l'innocence dont elle se sent issue. La mission historique du judaïsme a été de développer dans le monde entier cette conscience de la séparation et, comme Hyppolite le disait pendant la guerre à ses élèves, nous sommes tous des juifs dans la mesure où nous avons le souci de l'universel, où nous ne nous résignons pas à être seulement, et où nous voulons exister. »
            Sens et non-sens (1948) -  Maurice Merleau-Ponty (1908 - 1961)

        
Aucun homme ne peut ignorer qu’il va mourir, et pourtant il n’a aucune connaissance de ce qu’est la mort. Il voit autour de lui d’autres personnes mourir tout en réalisant que cette expérience étrange ne se conjugue réellement qu’à la première personne puisque rien de la mort des autres ne me permet de réellement appréhender « la » mort, c’est-à-dire la mienne. Comme toutes ces réalités dites existentielles, elle est fondamentalement intransmissible, non négociable et irréductible à toute généralisation ou banalisation. (Dans la série « six feet under », chaque épisode commence par la mort de quelqu’un et l’inventivité des scénaristes repose finalement et fondamentalement sur la particularité de la mort, sur l’impossibilité d’établir des éléments de comparaison). Quelque chose du rapport que nous établissons avec notre mort stylise notre existence, lui donne un tracé, une consistance, une réalité tout à la fois authentique et unique, probablement incommunicable. Bref si nous sommes la personne que nous sommes, si nous éprouvons assez souvent le sentiment que nos dialogues voire nos confidences avec nos amis les plus proches n’aboutissent jamais totalement à des ressentis communs, comme si le langage que nous utilisons avait ses limites, c’est probablement parce que s’active en nous ce pressentiment d’une existence singulière, unique, animée par la certitude d’une expérience incommunicable de la mort, expérience qu’après tout nous vivons à chaque instant puisque il n’est aucun des moments que nous vivons qui ne soit aussi un moment où nous mourrons.
       
C’est là exactement le sens de cette pensée de Soren Kierkegaard: à l’homme qui n’essaie pas de détourner le regard de sa condition authentique, la perspective d’une mort non seulement toujours possible mais finalement toujours efficiente, réelle (dans la vieillesse), la pensée de la mort donne le bon tempo, la bonne mesure parce que nous réalisons ainsi que rien n’est insignifiant, qu’aussi commune et routinière qu’ait été mon action, quelque chose s’y est effectué d’unique, d’irrévocable, d’irréductible à la banalité:
        « A l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l'exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l'énergie. Alors le sérieux s'empare de l'actuel aujourd'hui même; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante; il n'écarte aucun moment comme trop court. »    Soren Kierkegaard (1813 - 1855)
        L’homme qui n’est pas animé de sérieux se dépêche de vivre par peur de ne pas vivre assez, mais c’est précisément une erreur de perspective, car c’est précisément parce que ma mort s’effectue dans chaque instant de ma vie que celui-ci acquiert un prix, une consistance. La mort est moins imminente que fondamentalement motrice. Elle est cela même qui stimule le vivant et donne à chacun de nos instants de vie son contenu véritable, unique. Finalement la vraie question n’est pas celle de savoir ce que nous faisons des instants que nous vivons mais plutôt ce que nous faisons des instants que « nous mourrons » parce que c’est en tant que nous y mourrons qu’ils sont ce qu’ils sont: pleins, uniques, irremplaçables.
       
Mais c’est précisément à cause de cette omniprésence de la mort dans ma vie que cette capacité que nous avons de la pressentir, de la réaliser est étrange. C’est là exactement ce que veut nous dire Maurice Merleau-Ponty. Nous pourrions retirer à l’homme la quasi totalité de ses facultés qu’il n’ignorerait pas la mort. Tant qu’il est conscient, il est capable de prendre une certaine distance par rapport à cette réalité pourtant intime. Le raisonnement de l’auteur est le suivant: pour que l’homme ignore la mort, il faudrait qu’il revienne à l’animalité. Il part donc du principe que l’animal ignore la mort, et nous savons aujourd’hui à quel point cette affirmation est extrêmement discutable, mais ce n’est pas là l’essentiel. Ce que Maurice Merleau-Ponty dit de fondamental réside dans la définition de la conscience, laquelle est essentiellement une capacité de mise à distance. Il y quelque chose de notre mortalité qui nous définit peut-être plus que toute autre condition et pourtant nous sommes en mesure de nous en rendre compte, parce que la conscience désigne notre aptitude à n’être jamais totalement pris dans une situation, dans un sentiment, dans une réalité quelconque. Faisant cours consciemment, quelque chose de moi se met à distance de moi faisant cours. Je me témoigne à moi-même l’expérience que je vis, par quoi je ne la vis pas totalement.
        Toute conscience est un dédoublement par le biais duquel je ne suis jamais entièrement pris dans la douleur, la joie, la peine, la pensée, la vie. Nous avons tous vécu cette expérience au fil de laquelle tout en étant sincèrement impliqué dans un chagrin ou une affection vive, quelque chose en nous reste vigilant, froid, presque insensible. Où que nous soyons, quoi que nous fassions ou ressentions, si nous sommes conscients, nous sommes à nous-mêmes avant d’être à cette activité. Mais pourquoi Maurice Merleau-Ponty a-t-il choisi l’exemple de la mort? Parce qu’il n’est pas « d’expérience » au sein de laquelle nous sommes davantage « passif ». Le philosophe Emmanuel Lévinas (1906 - 1995) écrit que la mort consiste « à ne plus pouvoir pouvoir ». Même affecté par cette passivité extrême qu’est la mortalité, soit une condition « donnée », immuable, irrévocable, l’homme est encore en mesure d’instaurer entre lui et sa mort cette distance de la conscience, laquelle ne lui permet d’échapper à la mort mais de se savoir mortel.
       

L’utilisation du verbe nier dans la deuxième phrase est à prendre exactement en ce sens. Aussi mortel que je sois, je ne suis pas que « mourant », je peux me rendre compte que je vais mourir et dans cette perspective « vivre ». La conscience dit Alain, c’est le pouvoir de dire « non », en ce sens que l’on est toujours d’abord à soi avant d’être dans le monde, dans la passion, dans la mort. Tant que l’on reste, comme l’animal selon Merleau-Ponty, dans la seule préoccupation de satisfaire ses appétits, on demeure dans un intérêt individuel, limité à ses seuls besoins, mais la capacité de se dédoubler, de se déprendre de l’emprise de la passion, de la mort, permet à l’homme de pouvoir universaliser ses expériences, de se situer dans une sorte d’expectative qui ouvre non seulement « le temps de la réflexion » mais aussi la possibilité de l’universalisation. Si nous n’étions que « pris dans les situations », nous ne ferions que les subir sans y discerner le moindre sens. Tout se passerait dans une succession: « Et…Et….Et…Il y a eu un cours…Et une récréation…Et un autre cours…Etc. » La conscience permet de tracer dans ce chaos de sensations et d’évènements l’efficience d’une direction, d’un accomplissement, d’un sens, une capacité de recul et de synthèse. Grâce à elle, nous pouvons affirmer dans tout ça l’existence d’un « Je »: je suis allé au lycée. Si nous ne faisions que vivre, nous serions incapables 1) de synthétiser toutes les sensations qui se manifestent à nous à chaque instant et 2) de les référer à un « Je » (Kant (1724 - 1804): « et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison…Il faut remarquer que l’enfant, qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble pour lui qu’une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir ; maintenant il se pense ».)
        La conscience est donc cette faculté qui nous permet d’intercaler le « je » dans toutes les sensations que nous éprouver, de les ordonner au gré d’une trame affectant une personne, un sujet, une vie. La négation de la vie à laquelle Merleau Ponty fait référence n’est donc pas une annulation de la vie, mais une atténuation, une distanciation par le biais de laquelle rien n’est jamais appréhendé ni ressenti « en soi », de façon immédiate et brute, mais toujours médiatisé, décalé, comme si le sujet conscient prenait toujours le temps de se dire à lui-même ce qu’il vit AVANT de le vivre de telle sorte que rien ne serait jamais vécu qu’avec un temps de retard.
        L’un des héros de roman qui illustre le plus clairement les effets de la conscience ainsi que ses absences est probablement Meursault dans l’Etranger d’Albert Camus car s’il dispose bien de cette faculté en ce sens qu’il éprouve des sensations, il ne semble pas assumer ni vraiment se rendre compte de ses actes.
       

« Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé.  La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. »
        Il met bout à bout les évènements dans leur découpage chronologique et sensoriel mais il ne synthétise pas cette multiplicité dans l’énoncé: « j’ai tué un homme ». Il « tire quatre balles dans un corps inerte ». Il se rend bien compte qu’il vient de commettre un acte qui lui ouvre les portes du malheur, mais il n’explique pas son geste ni ne le regrette vraiment. Il évoque de façon brute son rapport aux éléments et aux forces de la nature, dans une tonalité poétique (l’art pourrait-il être ce mode d’aperception enfantin de la réalité « d’avant la conscience »?). Meursault n’est pas l’étranger parce qu’il serait privé de conscience mais parce qu’il n’a pas la même conscience que celles des « citoyens », des hommes. Il dispose bien d’une conscience spontanée (même si le terme est un peu oxymorique) puisque il décrit des sensations (tout mon être s’est tendu), mais il n’a pas ce que l’on appelle la conscience réfléchie, celle qui assume d’être le sujet auteur de ses actes, c’est-à-dire que l’on n’a pas du tout l’impression qu’il a décidé de tuer cet homme. Il semble également totalement dépourvu de conscience morale. Il saisit qu’il va être malheureux mais pas du tout que ce qu’il vient de faire est « mal ».
       

Nous réalisons ainsi qu’il existe au moins trois sortes de conscience:
- La conscience spontanée: nous percevons les sensations
- La conscience réfléchie: on le réfère à un Je efficient, volontaire qui assume ses actes
- La conscience morale: on juge ce que l’on a fait et l’on en conçoit de la fierté ou du remords, de la honte (Adam et Eve se rendent compte qu’ils sont nus et perçoivent cette nudité comme honteuse)
         Distanciation (conscience spontanée), reconnaissance (réfléchie) et assomption morale (conscience morale) sont donc les trois effets provoqués par la conscience et si Meursault est l’Etranger, c’est parce qu’il n’accomplit que la première. Il n’est pas du tout exclu que Meursault soit précisément à cause de cette différence, de cette marginalisation, plus proche de la vie. Après tout un meurtre est, en soi, une séquence sensorielle comme la totalité de ce que nous vivons. Quelque chose de la vie en société va isoler cette séquence, la référer à un sujet, le considérer comme responsable et le condamner. C’est finalement la structure même du roman: un homme vit naïvement au premier degré sa vie dans une neutralité totale sans sembler y prendre part et à partir du meurtre, la société des hommes va faire payer l’étranger en lui faisant comprendre qu’il ne peut pas en rester à cette passivité d’une conscience qui ne serait que spontanée. Elle a besoin de sujets responsables.
        C’est bien ce que sont Adam et Eve. Ils ont choisi d’être responsables de leur faute plutôt qu’irresponsables de leur insouciance, dans cette insouciance même. Ils se sont affirmés par leur désobéissance. Il existe une forme de dignité, de courage dans le choix « malheureux » de cette assomption. Nous préférons nous affirmer comme sujet « je » plutôt que de vivre la plénitude heureuse d’une tutelle au divin, à l’absolu, au  transcendant. Il convient donc de relativiser toutes les connotations négatives de la conscience dans le texte de Maurice Merleau-Ponty, comme l’illustre bien la référence à l’homme sain des mythes nazis. Il est vrai que la conscience nous rend malheureux en nous condamnant à cette vie seconde qui ne sera jamais la jouissance authentique et pleine de la vie « pure », mais la contrepartie de cette malédiction est notre existence, notre affirmation dans le fait d’exister par quoi cette expérience devient un acte que nous revendiquons. Nous créons continuellement tant que nous sommes conscients cette interface dans l’espace réfléchi duquel tout évènement de notre vie s’insère dans un cadre, dans le développement d’une vie, dans un récit dont nous sommes à la fois le conteur et le héros. Toute vie consciente est un journal intime au sein duquel les faits sont conjugués et ramenés à la première personne. C’est cette séparation, prolongement de la désobéissance d’Eve et d’Adam qui fait de nous les héritiers du judaïsme de l’ancien testament.
Problématique: une question se pose alors, celle de savoir si c’est dans ce double effet de distanciation et de reconnaissance provoqué par la conscience qu’il convient de situer toute possibilité d’authenticité humaine, ou bien s’il reste possible de goûter au fruit de l’arbre de vie du jardin d’Eden c’est-à-dire d’envisager un accès direct, immédiat, brut à la vie, au présent? En d’autres termes, la conscience rend possible et effective un regard lucide sur soi et plus encore un contrôle, une maîtrise de soi. Quelque chose de mon être réside dans cet effet de distanciation, de jugement, d’assomption de mes actes, de mes sentiments de mes pensées, de mes sensations. Grâce à ma conscience, je gagne le pouvoir de dire « je », mais n’est-ce pas dés lors un autre que moi que « je suis », un acteur dans le double sens du terme, non seulement celui qui agit mais aussi celui qui joue?
         Il peut sembler tentant de répondre trop vite « oui » à cette dernière interrogation et d’affirmer que c’est précisément quand nous ne savons pas ce que nous faisons que nous sommes nous-mêmes. Pourtant la conséquence de cette conclusion consisterait à poser que l’homme ivre est lui-même, ou bien que l’animalité, l’immédiateté, l’action impulsive et irréfléchie constituent des gages de vérité, des moments « vrais » dans lesquels nous sommes profondément nous-mêmes. Comment serait-ce possible puisque au contraire c’est quand je suis impulsif, aveuglément réactif que je suis le plus commun, le plus prévisible, le plus violent, que je ne suis personne finalement, juste un corps soumis à des besoins et à des appétits primaires.
       

Comment pourrions-nous nous connaître vraiment, tels que nous sommes? Grâce à ma conscience, je peux me dissocier de moi et être à moi-même, constituer un objet de connaissance pour moi-même, mais en même temps, cet être dont je deviens conscient est censuré par la conscience morale, éduqué par des processus de socialisation et de normalisation sociales. Inversement il semble douteux que je puisse consister dans l’animalité brute, insouciante de la satisfaction des besoins et des désirs primaires car je ne serai qu’un être biologique qui ne serait pas doté de la moindre personnalité, unicité, originalité. Que peut bien vouloir signifier l’adage socratique nous incitant à nous connaître nous-mêmes (« Connais toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » Maxime du temple de Delphes reprise par Socrate (470 - 399 avant JC)) Que cherchons-nous vraiment quand nous nous engageons dans cette quête? Un être, un moi, une substance, une chose ou un chemin un devenir, un effet de dédoublement et de reconnaissance? La connaissance de soi ne nous imposerait-elle pas de renoncer à cette identité supposée? Ne serait-ce pas précisément quand nous renonçons à être quelqu’un ou quelque chose que nous réalisons authentiquement en quoi nous consistons?

1) « Je suis une chose qui pense » - Descartes (1596 - 1650)

        Il y a dans cette interrogation la manifestation d’un doute à l’égard de nombre d’idées reçues. De fait, nous naissons dans une famille au sein de laquelle on nous assigne un nom, un prénom. On nous inculque une langue, des traditions, des habitudes, une certaine idée du bien, etc. Pourquoi chercher plus loin? Parce qu’il existe en tout homme une curiosité qui ne se satisfait pas de cette mise en situation exclusivement familiale, sociale, professionnelle. Une réalité de notre être recouvre autre chose que tout ce qui se déduit de l’assignation de notre nom propre, de l’attestation de notre carte d’identité. Ce que je suis c’est peut-être précisément « pas ça ».
         

 Dans les méditations métaphysiques (1641), René Descartes exprime et réalise le projet de reprendre les bases, si l’on peut dire. Aussi nécessaire que soit notre éducation , notre instruction, nous percevons bien qu’il est bon nombre d’éléments que l’on nous a présentés comme vrais et qui en réalité sont faux ou pour le moins douteux. Descartes profite d’une période de tranquillité pour s’appliquer à cette entreprise à laquelle il pense depuis longtemps: reprendre toutes les croyances qui lui ont été transmises et les examiner:
« Il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. Mais cette entreprise me semblant être fort grande, j’ai attendu que j’eusse atteint un âge qui fût si mûr, que je n’en pusse espérer d’autre après lui, auquel je fusse plus propre à l’exécuter ; ce qui m’a fait différer si longtemps, que désormais je croirais commettre une faute, si j’employais encore à délibérer le temps qu’il me reste pour agir. »
        Nous sommes parfois sujets à des illusions qui viennent de nos sens. Faut-il pour autant révoquer tous les renseignements qui viennent de nos sens? Ne serait-ce pas se comporter comme des aliénés? Descartes évoque alors le rêve comme cette expérience projetant un doute radical sur chacune de nos sensations. Nous avons tous été trompés par cette capacité du rêve à susciter dans notre pensée des impressions sans que rien de réel ne corresponde aux images ni aux affects que nous avons pourtant bel et bien ressentis. Tout ce que nous vivons consiste dans des séquences de sensations et aucun critère fiable ne nous permet de distinguer les séquences de sensations réelles de celles qui nous viennent en songe.
        Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors.
       

En Chine, le penseur Tchouang Tseu (369 286 avant JC) évoque dans l’un de ses écrits, un rêve dans lequel il était un papillon. Ce songe lui fit une si forte impression que, revenu dans sa condition humaine, il ne sait plus s’il est Tchouang Tseu qui vient de rêver qu’il est un papillon ou un papillon qui en ce moment rêve qu’il est un homme.
        L’efficience de ce doute peut s’attaquer à chacune des situations que nous croyons vivre, à l’impression que nous avons concernant les choses qui nous entoure. Descartes en déduit une conséquence prévalant dans le domaine des sciences: les mathématiques sont plus certaines que la physique car cette dernière porte sur les éléments et les forces du monde naturel avec lequel nous sommes en contact par nos sens. Les mathématiques, par contre se situe d’emblée dans un domaine intellectuel et dans mes rêves comme dans le réel 2+2 font 4.
        Comment pourrions nous remettre en cause les vérités mathématiques? Descartes évoque alors l’idée d’un « Dieu qui peut tout ». Ne pourrait-il pas me faire adhérer à ces raisonnements alors qu’ils seraient faux? On mesure ici l’audace du penseur qui se trouve être par ailleurs l’un des plus grands mathématiciens européens de cette époque. L’idée de Dieu est l’idée même d’une être dont la puissance est infinie. Il n’est évidemment pas certain que Dieu existe mais l’idée d’un Dieu infini existe elle sans aucun doute. Faisons lui crédit juste un moment. Envisageons que cette hypothèse soit exacte. Ne dit-on pas que Dieu est souverainement bon? Comment aurait-il permis que je me trompe? Pourquoi agirait-il comme un trompeur? L’auteur utilise ici cet argument: s’il était souverainement bon, pourquoi autoriserait-il que je sois parfois trompé par mes sens? Or, il ne faut aucun doute que je suis parfois trompé par mes sens. Il est donc envisageable que 2+2 ne fassent pas 4. Beaucoup d’éléments sont ici à relever: Descartes essaie simplement de porter le doute à son paroxysme: il ne s’agit pas tant de croire vraiment que 2+2 ne fassent pas 4 que de réaliser jusqu’où la puissance du doute peut aller pour savoir si quelque chose peut indiscutablement lui résister.
       

J’emploie tous mes soins à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires ; jusques à ce qu’ayant tellement balancé mes préjugés, qu’ils ne puissent faire pencher mon avis plus d’un côté que d’un autre, mon jugement ne soit plus désormais maîtrisé par de mauvais usages et détourné du droit chemin qui le peut conduire a la connaissance de la vérité. Car je suis assuré que cependant il ne peut y avoir de péril ni d’erreur en cette voie, et que je ne saurais aujourd’hui trop accorder à ma défiance, puisqu’il n’est pas maintenant question d’agir, mais seulement de méditer et de connaître.

Il convient de lire avec attention ce passage. Descartes veut en finir avec ces croyances qui lui ont été inculquées dés son enfance et dont il s’est rendu compte qu’elles étaient fausses. Pour ce faire il choisit de leur opposer des pensées qui peuvent sembler extravagantes comme 2+2 ne font pas 4, non pas qu’il adhère à cette dernière affirmation, mais parce qu’en portant ainsi son esprit à ce point d’hésitation qui se situe entre ses anciennes croyances erronées et certaines possibilités à la limite de la démence, on finira peut-être par découvrir des propositions absolument certaines qui ne soient plus sujettes au doute, même au doute « hyperbolique », paroxystique.
        On ne peut pas savoir si Dieu existe ou pas mais l’idée de Dieu est évoquée, elle définit Dieu comme un être dont la puissance est infinie donc rien ne s’oppose à ce que notre raison soit abusée par lui quand nous pensons que 2+2 font 4. Mais pourquoi me tromperait-il puisque il est dit souverainement bon? Parce qu’il permet bien que je sois trompé quelquefois et cela sans aucun doute possible donc on peut envisager un Dieu universellement trompeur. Le simple fait de pouvoir envisager cette possibilité suffit à nous faire douter. Il y a donc, au sens propre matière à douter. Tout l’objectif de Descartes est de continuer dans cette voie que d’aucuns pourraient juger démente, pour voir si quelque chose pourrait résister à cette « spirale du doute »
        Si nous reprenions l’exemple de Tchouang Tseu, nous pourrions dire qu’en effet, il est impossible de savoir s’il est un homme qui rêve qu’il est un papillon ou un papillon qui rêve qu’il est un homme mais « il y a » du songe, de la pensée, donc il y a bien quelque chose et non pas rien. Tchouang Tseu ne sait pas qui il est ni ce qu’il est ni même s’il « est » réel, mais il ne fait aucun doute que quelque chose s’active dans cette hésitation.
        Descartes emprunte quelque chose de cette voie mais il le fait à partir de cette hypothèse d’un mauvais génie extrêmement puissant et universellement trompeur, une sorte de «  Dieu inversé », en fait:


Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu, qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. C’est pourquoi je prendrai garde soigneusement de ne point recevoir en ma croyance aucune fausseté, et préparerai si bien mon esprit à toutes les ruses de ce grand trompeur, que, pour puissant et rusé qu’il soit, il ne pourra jamais rien imposer.
Tout ce que nous pensons, percevons, déduisons, croyons est donc faux. Les choses extérieures, les pensées que nous concevons, la croyance que nous sommes ce corps sont des illusions. En évoquant la suspension du jugement, Descartes reprend l’un des principes fondamentaux du scepticisme, courant de pensée qui remonte à l’antiquité (Pyrrhon d’Elis (360 - 270 avant JC)) et selon lequel il n’est rien que l’on puisse savoir avec certitude. Il convient alors de suspendre son jugement. Mais précisément Descartes n’est aucunement sceptique: il choisit de conduire cette attitude jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes pour précisément pouvoir la réfuter. C’est exactement comme un raisonnement par l’absurde en mathématique. L’engagement de Descartes est toutefois tel qu’à ce moment des Méditations, il envisage sérieusement la possibilité de se ranger au scepticisme.
Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain.
Tout peut être illusoire. Puisque l’hypothèse d’un malin génie trompeur n’est pas complètement révocable. On peut tout remettre en cause: Dieu parce qu’après tout je n’ai pas besoin de lui pour avoir des pensées dans mon esprit? Moi? Puisque nos sens peuvent nous tromper l’impression que j’ai de toucher des objets et d’avoir un corps est peut-être fausse. Je me suis persuadé que rien au monde n’existe vraiment. Rien n’est mais moi qui suis en train de penser que rien n’existe, suis-je? OUI, Je suis nécessairement car pour penser que rien n’est, pour penser que je ne suis rien encore faut-il que je sois quelque chose, ne serait-ce que la pensée de n’être rien. Descartes distingue ici le contenu et l’acte de penser. La pensée que l’on n’existe pas est formulable, on peut y croire dans un premier temps mais qui pourrait concevoir cette pensée sans être? Absolument personne. Cette pensée est formulable mais elle n’en est pas mas moins fausse, elle se contredit elle-même formellement, existentiellement car je ne peux pas être rien et penser que je ne suis rien. Dans l’acte même de penser que l’on est rien, une présence pensive s’effectue, « vient au monde ». Descartes réalise alors comme une seconde naissance qui supplante métaphysiquement la première, laquelle, simplement physique, prête le flanc au doute. Naissance irrévocable en tant que pensée et non en tant que corps car il se peut que je n’ai pas ce corps que je pense avoir mais il est impossible que je ne pense pas être ce corps. On peut me tromper sur ce que je pense être mais on ne peut pas me tromper sur le fait que je pense l’être. Je suis, donc, tant que je pense être, quelque soit le corps ou l’être que je pense être. Je peux être un homme qui pense être un papillon ou un papillon qui pense être un homme, mais « je suis » parce que je pense, même si je ne peux pas savoir si je suis vraiment  homme ou papillon. Le simple fait que j’hésite et que je ne sache pas si je suis homme ou papillon prouve que je suis.
…je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis- je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. Mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance, que je soutiens être plus certaine et plus évidente que toutes celles que j’ai eues auparavant.
De ceci que je pense être un homme, il ne s’ensuit pas que je sois effectivement un homme mais il s’en conclue évidemment et nécessairement QUE je suis. La certitude première se situe là et elle est indéfectible; elle nous permet de sortir du scepticisme méthodique initié par la dynamique même des méditations. Nous pourrions finalement exprimer plus simplement le raisonnement de Descartes: je peux me tromper en disant que cet arbre est un chêne alors qu’il est un orme, mais je ne me trompe pas en disant que je pense qu’il est un chêne. De cette pensée capable de s’apercevoir elle-même pensante suit une certitude d’existence. Mais que suis-je moi qui suis certain d’être?
Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.
 


Cette argumentation que l’on appelle « le cogito » nous permet de nous connaître nous-mêmes en nous assurant de cette aptitude qui est finalement celle-là même de la conscience. Pour me connaître sans courir le risque de me tromper sur moi-même, il me faut d’abord réaliser que je consiste en ceci: l’acte de penser, sachant qu’il est tout-à-fait possible que tout ce que me représente à moi-même cet acte soit faux. En lui-même, il n’est pas faux. Je suis « une chose qui pense ». Je peux donc me connaître sans renoncer à être, puisque précisément ce que je connais de moi au terme du cogito, c’est que je suis une chose qui pense. La connaissance de moi-même ne me contraint pas à me réduire, à me rétracter, à me résorber dans un simple processus, dans une inflexion ou un mode. Je suis une chose, une substance mais en même temps le propre de cette chose ne consiste que dans l’acte de penser.
POUR RESUMER: la démarche de Descartes, contrairement à Socrate, n’est pas la connaissance de soi mais la connaissance tout court et plus encore une connaissance certaine. Il entreprend à partir de cette résolution qui consiste à vouloir savoir s’il est possible d’authentiquement SAVOIR, de nier tout ce dont on peut douter. La perspective du songe et plus encore celle d’un malin génie qui utiliserait toute son industrie à nous tromper lui permettent de mener très loin cette dynamique de la suspicion à laquelle rien ne résiste si ce n’est notre conscience, car je peux bien penser que rien n’est vrai en réalité, encore faut-il que cette pensée: « rien n’est » ait un auteur. Par conséquent tant que je penserai, même si c’est pour penser que rien n’existe, j’existerai. Mais en tant que quoi j’existe? En tant que chose qui pense. Ce que je suis, c’est la conscience d’être ou la conscience de ne pas être, même si cette dernière s’abuse dans les termes mêmes, car comment pourrais-je être conscient de ne pas être sans être au moins cette conscience qui absurdement ne se croit pas elle-même. Je réalise que j’existe en tant que pensée avant d’être un corps car je peux me tromper en pensant que j’ai un corps mais je ne peux pas me tromper en me rendant compte que je pense être un corps, que j’en ai un, ou pas. Par conséquent, Descartes répond totalement à la question: je ne peux connaître et a fortiori « me » connaître qu’en étant moi-même, voire qu’en étant « à » moi-même car c’est bien cette conscience d’être qui constitue la première de toutes les certitudes (de toutes les connaissances).
 2) Critique du « Je pense » (Nietzsche (1844 - 1900))
     
   La démarche de Descartes s’efforce d’être d’une rigueur absolue, de ne rien « se donner », de traquer impitoyablement la moindre « idée reçue », le plus infime préjugé, toutes ces pensées auxquelles on adhère sans se rendre compte qu’elles ne sont pas fondées. Mais se pourrait-il qu’il ait laissé quelque chose insister dans l’extrême rigueur de son raisonnement qui, à son insu, le falsifie, parte d’un faux principe ou d’une fausse évidence?


Descartes se rend compte qu’il faut bien que l’on soit « quelque chose » ne serait-ce que pour envisager que l’on est rien ou que rien n’existe vraiment. La réalité basculerait-elle dans le néant qu’il lui faudrait encore cette activité d’une pensée qui conçoit ce basculement, donc je doute, donc je pense, donc je suis. A ce moment précis de sa démarche, il sait, avec une certitude absolue, qu’il existe, mais il ne sait pas en tant que quoi il existe: « j’ai reconnu que j’étais, et je cherche quel je suis, moi que j’ai reconnu être. » A cette question, il ne trouve que cette réponse: « Une chose qui pense » et de fait nous comprenons bien qu’en effet, c’est tout ce qu’il peut avancer, dans la mesure où la puissance indépassable de son raisonnement repose sur le doute à l’égard de toute chose, y compris lui-même, ce qu’il pense être. Peut-être ne suis-je rien de ce que je pense être mais je suis nécessairement cette pensée qui envisage la possibilité de n’être rien, par quoi je suis bien quelque chose.
        

Or, n’est-ce pas déjà trop dire, trop penser? N’y-a-t-il pas là un présupposé gênant? Pourquoi « une chose » Pourquoi faut-il que cette pensée soit celle d’une « chose », c’est-à-dire d’une substance. Ce terme vient du latin « sub sto »: ce qui se tient dessous, ce qui demeure sous les apparences changeantes. Nous raisonnons tous, de prime abord en supposant que derrière nos actes d’humeur, nos changements de décision, nos revirements, une substance demeure identique: « nous-mêmes ». En disant une chose qui pense, Descartes part du principe qu’aucune pensée ne peut voir le jour indépendamment du sujet « Je ». Cela nous est confirmé quelques lignes plus tard dans la méditation seconde: « il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. »
        Aucune pensée ne saurait voir le jour sans un sujet, une « chose » pour la penser. Quoi de plus évident? Nous avons tous pourtant l’expérience de pensées qui nous viennent indépendamment de notre volonté, voire de pensées que nous préférerions ne pas avoir en tête, ou encore de pensées qui nous font agir à notre insu, comme si en moi un autre moi prenait les commandes. Descartes aurait peut-être du dire: « ça pense », donc « ça est », mais l’assignation de cette pensée à un je plus encore à un « je suis » est déjà une spéculation. C’est exactement la nature même de l’argument opposé par Nietzsche au raisonnement de Descartes:
        «Si j'analyse le processus qu'exprime la proposition “je pense”, j'obtiens toute une série d'affirmations téméraires qu'il est difficile, peut-être impossible de fonder ; par exemple que c'est moi qui pense, qu'il faut qu'il y ait un quelque chose qui pense, que la pensée est le résultat de l'activité d'un être conçu comme cause, qu'il y a un “je”, enfin que ce qu'il faut entendre par pensée est une donnée déjà bien établie, — que je sais ce qu'est penser. (...)
        En ce qui concerne la superstition du logicien, je ne me lasserai pas de souligner un petit fait bref que ces superstitieux répugnent à avouer, à savoir qu'une pensée vient quand elle veut, et non quand “je” veux ; c'est donc falsifier les faits que de dire : le sujet “je” est la condition du prédicat “pense”. Quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit précisément l'antique et fameux “je”, ce n'est à tout le moins qu'une supposition, une allégation, ce n'est surtout pas une “certitude immédiate”. Enfin, c'est déjà trop dire que d'avancer qu'il y a quelque chose qui pense ; déjà ce “quelque chose” comporte une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On déduit ici, selon la routine grammaticale : “penser est une action, or toute action suppose un sujet agissant, donc..." (...) peut-être les logiciens eux aussi s'habitueront-ils un jour à se passer de ce petit “quelque chose”, qu'a laissé en s'évaporant le brave vieux “moi”.»
                            Nietzsche, Par delà le bien et le mal.

Avant d’expliquer précisément la critique de Nietzsche, il convient de ne pas sous-estimer l’effort métaphysique de Descartes, le risque pris par sa démarche, laquelle lui fait frôler quelque chose de vertigineux, voire de dément: la possibilité d’une tromperie fondamentale, principielle, totale. Mais au terme de ce doute hyperbolique, c’est comme si Descartes affirmait avec une certitude absolue que tout sujet conscient peut se fonder lui-même, en lui-même et par lui-même, réaliser qu’il existe, en ce sens, davantage par la pensée que par le corps et finalement (même si Descartes n’a JAMAIS formulé son raisonnement ou son intuition de cette façon), et cette pensée est complètement volontaire. Toute l’entreprise du cogito part d’une résolution ferme. Par conséquent, c’est comme si notre naissance physique se retrouvait par ce raisonnement comme supplantée et mise au second plan par une naissance métaphysique dans laquelle c’est le sujet qui se fait exister par lui-même. De cette résolution ferme de douter de tout, je découvre que la pensée s’exerçant dans ce doute « EST ». Toute pensée qui se rend compte qu’elle « est » s’effectue dans cette conscience, s’ancre dans un sol ferme, celui d’une existence irrévocable, et finalement « je sais qui je suis quand je sais que je suis ».
Que de la pensée s’effectue en moi, cela, en effet, ne fait aucun doute, pas davantage pour Descartes que pour Nietzsche. C’est l’évidence selon laquelle cette pensée serait le résultat de l’action et de la décision du « je » qui pose problème au philosophe allemand.  Etre un sujet pensant, ce n’est pas le fruit d’une volonté du sujet. L’homme ne s’est pas voulu pensant (pas davantage que l’homme ne s’est vraiment voulu homme: c’est précisément ce que le Darwinisme a établi). Que l’homme pense, ce n’est pas du tout le fait de sa volonté mais d’une généalogie et cela vaut tout autant pour l’homme en tant que genre humain que pour l’homme en tant qu’individu (Freud). La conscience n’est en réalité, selon Nietzsche, que le résultat superficiel d’une physiologie. Elle ne déclenche aucun mouvement, elle est au contraire prise dans un mouvement qui est celui des affects, des instincts, des intensités de vie, de la volonté de puissance.
« Le corps, dit Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra » est une grande raison une multitude univoque, une guerre et une paix, un troupeau et un berger. Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, un petit instrument et un jouet de ta grande raison. Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est ce à quoi tu ne veux pas croire: ton corps et sa grande raison: il ne dit pas moi, mais il est moi en agissant. »
       

Il est un terme très présent dans la démarche de Descartes et dans l’écriture même des Méditations sur lequel  il faut réfléchir. C’est le terme de « résolution ». Aussi loin que Descartes puisse porter le doute, celui-ci reste volontaire, et cette volonté demeure à chaque étape du cogito, de telle sorte que l’on pourrait quasiment sous titrer le  « je pense, je suis » par « je veux penser donc je suis », et cette volonté ne contaminerait-elle pas l’être lui-même, jusqu’à signifier finalement « je veux penser donc je veux être » . Dans cette volonté de trouver un fondement à toute connaissance et finalement de se fonder soi-même métaphysiquement comme fondement même de toute connaissance, avons-nous affaire à autre chose qu’un exercice aussi sincère que vain d’auto-persuasion? Descartes découvre que métaphysiquement nous sommes libres parce que nous avons cette puissance de penser et que rien ne peut faire que cette pensée ne soit rien. Mais il va de soi pour lui que la pensée est toute entière volontaire. Contre la volonté de me tromper toujours de ce malin génie, il y a, selon Descartes, cette volonté de douter, de penser donc d’être, du sujet. Je suis cette « pensée voulante » et rien ne saurait faire que je ne le sois pas.
        Or que toute pensée en elle-même soit exclusivement, intrinsèquement et structurellement volontaire, c’est ce qu’il semble assez difficile de soutenir au regard de la nature involontaire et incontrôlée de nos rêves, de nos actions parfois et de nos lapsus.  Penser ne peut aucunement se concevoir comme « je veux penser ». L’existence des lapsus, de ce point de vue, est particulièrement éclairante parce qu’elle manifeste l’existence d’une autre pensée en nous que celle de la conscience. C’est comme si un autre moi parvenait à affleurer à la surface de mes actes avant le moi conscient car le lapsus est un mot et nous ne voyons pas comment un mot pourrait emprunter le canal de ma voix sans avoir été pensé. Il arrive parfois qu’un réflexe de mon corps m’échappe et qu’un geste conditionné soit effectué sans que je l’ai voulu ni pensé mais comment pourrais-je dire un mot sans que celui-ci pointe vers l’existence d’une autre pensée que celle que je contrôle, a fortiori quand il me faut reconnaître que ce mot exprime une envie, ou une action que je désire sans reconnaître que je la désire?
3) « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » (Sigmund Freud)
           

Ce qui pose vraiment problème dans le raisonnement de Descartes, c’est non seulement, comme Nietzsche l’a pointé, que le « je » est considéré évidement comme le sujet du verbe penser et que, de ce fait, l’existence en tant que sujet de ce « je » est finalement induite plus que déduite (comment pourrait-elle l’être?), mais aussi que Descartes fait comme si le « je » du « je pense » était le même que le « je » du je suis ». En fait toute la démarche de Descartes consiste à affirmer que je peux me tromper sur ce que je pense être, mais pas du tout sur la pensée qui me fait penser que je suis car il est bien certain que je suis, même si je ne peux être sur de savoir ce que je suis.
        Mais « être » et « penser que l’on est » ne sont pas du tout la même chose. Descartes pose que l’énoncé: «  je suis » et l’énoncé « je pense que je suis » prouve l’existence de ce je, comme s’il était le même dans ces deux propositions, et plus encore que la seconde fonde la vérité de la première. Or nous avons tous déjà utilisé des formulations très étranges dans lesquelles nous nous dissocions de ce que nous disons, c’est-à-dire nous invitons notre interlocuteur à nous situer ailleurs que dans la littéralité d’un énoncé, par exemple: quand nous exprimons à quelqu’un le jugement suivant: « je ne te dis pas que tu t’es mal comporté mais tu aurais pu agir autrement». Finalement nous disons que nous ne disons pas…ce que nous disons quand même. » Ce type de figure manifeste un gain de force, comme si la personne qui nous l’adressait nous apparaissait d’autant plus mesurée qu’elle se place ailleurs que dans le reproche, tout en l’évoquant: je ne dis pas que ce que tu as fait est mal mais tu n’aurais pas du le faire…ce qui revient quand même à dire que j’ai mal agi. Tout est dans cet effet de distance par rapport à un énoncé proféré dont on dit qu’on ne l’adresse pas à la personne. La langue permet cet effet de dédoublement parce que tout simplement « je » peux dire « je », mais comme le  dit le psychanalyste Jacques Lacan, grand lecteur de Freud, le premier est le « je » de l’énonciation, le second est le je de l’énoncé, et ces deux Je sont absolument distincts. Il est impossible de les identifier.
       

C’est ce dont on se rend bien compte par exemple dans l’énoncé suivant: « Ménon est carthaginois. Il dit que tous les carthaginois sont menteurs. S’il dit vrai, quand il avance que tous les carthaginois sont menteurs alors il ment. Inversement, s’il ment, les carthaginois ne mentent pas et donc il dit vrai. Comment une telle contradiction est-elle possible, et même irréfutable? Tout simplement parce que toute personne qui dit qu’elle ment dissocie ce qu’elle dit qu’elle est (je de l’énoncé) et ce qu’elle est quand elle le dit (je de l’énonciation). Or Descartes confond les deux Je puisque il affirme que l’on peut déduire la vérité du « je suis » de l’effectivité du « je pense que je suis »
        Ainsi par exemple le lapsus manifeste clairement et indiscutablement la césure entre ces deux « Je » car ce que je dis n’est pas ce que je pense dire. Je ne suis pas le même que celui que je suis quand je dis « je ». Le sujet s’échappe à lui-même parce que le langage (la pensée) l’empêche de s’identifier, de se confondre en un seul « je ». C’est ce qui fait dire à Lacan que tout sujet parlant est un sujet « fendu », séparé, ou encore que tout sujet de langue est un menteur potentiel, tout simplement parce qu’il est impossible que je sois ce que je pense être. Ce n’est pas que je veuille mentir mais qu’il est impossible que je sois identique à moi quand je dis « je », parce que ce qui s’ouvre alors dans ce je qui dis je, c’est le fossé séparant irrévocablement celui qui parle (sujet de l’énonciation) de celui dont on parle (sujet de l’énoncé). C’est ce qui a inspiré à Jacques Lacan l’anti-cogito: « là où je pense, je ne suis pas, là où je suis je ne pense pas. » Il faudrait «  traduire » cet anti-cogito de la façon suivante: « là où je pense être, se crée un sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation se décale, là où je suis, s’impose un sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé se défausse. »
           

       Ce qu’il convient de réaliser maintenant, c’est qu’à cette dissociation du sujet provoquée par la langue s’adjoint le désir, le principe de plaisir, la libido. Tout être est d’abord une exigence pure de satisfaction de ses besoins et de ses pulsions. Nous sommes tous « ça » en ce sens. Le « ça », c’est l’ensemble de toutes les pulsions par lesquelles nous sommes animés primitivement. Notre « moi » va se structurer à partir de ce premier effet de refoulement qui est celui de la réalité physique, c’est-à-dire le fait que nous ne pouvons pas satisfaire toutes nos pulsions. Mais au fil de notre enfance et de notre « éducation », une troisième instance déterminante va s’ajouter à ce schéma, c’est le « sur-moi », soit l’intériorisation par l’enfant de la voix de l’autorité parentale: deuxième effet de refoulement bien plus déterminant que le premier. Tout être humain est donc caractérisé par ce « moi » fragilisé qui se situe finalement à la ligne de partage entre deux incitations rigoureusement contradictoires: le ça qui veut la satisfaction des pulsions et principalement sexuelles et le sur-moi qui les réprime. L’un des grands apports de Freud est probablement 1) de prouver à quel point notre psyché est le produit d’une histoire qui est finalement celle de la répression et du refoulement: nous nous constituons au fil de ce dressage. 2) aucune sexualité ne peut être considérée comme « normale »: l’équilibre parfait entre l’influence du Sur-Moi et la « juste » libération des pulsions du ça n’existe pas. Tout ce que nous pouvons faire c’est, comme le suggère ce texte, ne pas se leurrer soi-même et reconnaître qu’en nous, quelque chose de nous nous échappe. Se connaître soi-même, c’est reconnaître en nous l’existence de l’Inconscient.
        

Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses * , que nous étudions [...] le moi se sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi. [...] La psychanalyse entreprend d'élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi : « Il n'y a rien d'étranger qui se soit introduit en toi, c'est une part de ta propre vie psychique qui s'est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. [...] Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c'est suffisamment important, parce que ta conscience te l'apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d'une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s'y trouve pas. Tu vas même jusqu'à tenir "psychique" pour identique à "conscient", c'est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu'il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu'il ne peut s'en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »
C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle nous apporte : savoir que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n'est pas maître dans sa propre maison * .
        Mais qu’est-ce que l’inconscient? C’est l’ensemble des pulsions du ça refoulées par la censure, laquelle est comme un gardien influencé par le sur-moi et interdisant aux pulsions jugées incorrectes, voire au sens propre « indésirables » d’enter dans la conscience. Mais comment un désir ou un souvenir lié à la sexualité pourraient-ils être indésirables puisque ils sont l’expression en nous d’une force fondamentalement désirante? Ces « candidats recalés » par la censure ne vont pas disparaître pour autant et vont saisir toutes les occasions possibles de se manifester au sujet, en contournant l’interdiction du gardien: ce sont les rêves, les lapsus, les actes manqués, mais aussi les névroses comme l’hystérie, le délire obsessionnel ou les psychoses comme la schizophrénie ou la paranoïa.

Nous comprenons bien pourquoi il est absolument impossible de concilier les positions de Descartes et de ses partisans ultérieurs (Alain) et celles de Freud. A la limite ils ne parlent pas du même homme. Descartes suit un raisonnement métaphysique visant à trouver un fondement premier, indéfectible. Freud est un médecin qui essaie de comprendre certaines maladies dans lesquelles l’explication exclusivement anatomique, physique, semble dépassée. En un sens, ce que Freud découvre, c’est qu’il est des maladies pour lesquelles il ne sert à rien de soigner le corps parce que l’origine du trouble se situe dans la pensée du patient. Le corps peut être utilisé inconsciemment par le patient comme symptôme, comme porteur de signes manifestant chez le patient l’efficience d’un souvenir, d’un désir refoulé. Autant pour Descartes, penser est l’activité par laquelle le sujet se découvre pleinement et indubitablement existant et acquiert ainsi un statut de primauté, d’excellence, autant, pour Freud, la « psyché » se construit personnellement, dans les conditions propres de l’enfance de tout sujet et fait universellement l’épreuve du refoulement, essentiellement celui de l’oedipe. Finalement pour Freud, penser c’est activer ce flux né de la sexualité refoulée. On mesure, rien qu’à cette formulation, la profondeur du fossé qui le sépare de Descartes.
        Evidemment ce fossé isole a fortiori davantage encore les thèses de Freud de celle de Platon. Et pourtant ces deux auteurs si distants aussi bien par le temps que par leur conception de l’être humain nous incitent tous les deux à se connaître soi-même et exhorte l’homme à faire preuve d’humilité. Comment rendre compte d’un tel paradoxe?
        

Aussi éloignées soient-elles, la maïeutique de Socrate et la psychanalyse de Freud sont des pratiques dont le but est de nous faire prendre conscience a) de notre ignorance pour le philosophe grec b) de notre inconscient pour le médecin autrichien. Finalement dans les deux cas, nous nous trompons sur nous-mêmes si nous n’accomplissons pas ce « travail », ce processus de prise en main de soi par le biais duquel nous mesurons à quel point il est facile de s’illusionner sur soi et difficile de se connaître.
        Par rapport à la question de savoir si nous pouvons nous connaître sans renoncer à être soi-même, il semble évident que les deux pratiques répondent pareillement « non » à l’interrogation. C’est même le moteur de chacune d’elles: ne pas renoncer à exister. Avec Freud, être soi est un travail: "là où le ça était, le « Je » doit advenir »". Nous sommes d’emblée marqués du sceau de la méconnaissance, du refoulement, de l’opacité à soi-même, mais cette obscurité qui vient de la répression de la sexualité dessine comme un chemin, comme un processus de dévoilement très différent sur le fond de l’alètheia grecque mais comparable en sa forme: la vérité (sur soi) ne réside pas dans un jugement mais dans un aveu, dans le dévoilement de vérités anciennes. latentes, cachées, implicites. Un peu comme les prêtres par rapport aux paroles de l’oracle, le psychanalyste interprète les symptômes de la paranoïa, de l’hystérie et tente de découvrir ce qui se dit réellement du patient au travers de ses manifestations pathologiques. Il s’agit donc au bout du compte de ne surtout pas renoncer à notre identité, mais de ne pas la considérer comme un fait posé, achevé. Déterminé comme nous le sommes par des pulsions sexuelles interdites, nous n’avançons en âge principalement dans l’enfance qu’en constituant inconsciemment ce « dark passenger » (terme indûment repris à Dexter), ou ce passager clandestin qui finalement ne cesse de se construire à mesure que nous refoulons de notre sexualité des pulsions jugées indésirables par le sur-moi.



Il est même difficile de citer un auteur qui soit davantage que Freud convaincu que l’on ne peut se connaître qu’en ne renonçant pas à être soi-même (c’est-à-dire que Freud se retrouve finalement et très paradoxalement dans le même camp que Descartes, alors que leurs idées sont absolument opposées en tous points). Cela se perçoit bien dans le passage de ce texte précédemment évoqué: « Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. » Tout être humain civilisé se constitue en se niant. Nous nous construisons dans le conflit, dans la lutte entre le ça et le sur-moi. Cela signifie qu’« être même que soi » est une gageure, un devoir-être, un horizon que nous n’atteindrons probablement jamais mais dont la visée garantit un certain équilibre, aussi précaire soit-il. Pour utiliser une image on pourrait dire que nous avons rendez-vous avec nous-même, mais qu’en réalité, nous passons notre vie entière à rendre ce rendez-vous possible, à supprimer les obstacles qui menacent ces étranges retrouvailles. Nous ne devons pas renoncer à la perspective de ce rendez-vous, sans quoi nous risquons de perdre le contact, comme cela apparaît dans les psychoses (par opposition aux névroses comme l’hystérie, les psychoses désignent ces troubles mentaux dont le patient n’est pas du tout conscient, comme la schizophrénie).
       
Ceci étant dit, si par « être soi-même », nous désignons un sujet humain qui ne refoulerait pas sa sexualité ou son « ça », alors il est évident que personne ne peut aboutir à un tel résultat. Ce rendez-vous n’aura donc pas lieu, mais dans ses « préparatifs », nous pouvons en apprendre sur ce passager clandestin que l’on espère rencontrer. Nous pouvons « pacifier » nos rapports, notamment en acceptant cet être « monstrueux » que nous fûmes enfant. Comment appeler autrement une personne ruminant le meurtre de son père et désirant une relation sexuelle avec sa mère? La plupart des garçons, passé un certain âge, pense aimer leur père, et c’est vrai dans une certaine mesure, mais cet amour se fait, selon Freud, sur le fond d’une hostilité viscérale, première, Oedipienne, et c’est la même chose pour les filles et les mères.
        C’est exactement ce que Freud essaie de faire comprendre à Cecily dans le film de John Huston:
Cécily: - Je suis un monstre
Freud: - Un enfant
       

Le travail qu’il mène avec Cécily se constitue en parallèle de celui qu’il entreprend avec lui-même et avec ce rêve dans lequel il est en bras de chemise à l’enterrement de son père sans pouvoir entrer dans le cimetière, comme s’il ne pouvait pas honorer son père: « les yeux doivent rester fermés sur les actes du Père ». Freud soupçonne son père d’avoir eu des gestes déplacés à l’égard de sa soeur Mitzi, avant d’apprendre qu’au moment où il situe cet acte pédophile, elle n’était pas encore née. Dans l’analyse de Cécily, elle évoque elle aussi un souvenir incriminant son père, et cela lui permet de marcher à nouveau. Mais dans les deux cas, la mémoire déforme les faits: Cécily ne décrit pas ce qui s’est passé, mais ce qu’elle aimerait qu’il se soit passé (c’est pour cela que ce mensonge la fait marcher: parce qu’il évoque la vérité d’un désir pas d’une réalité), et Freud, enfant, en veut à son père de l’avoir empêché de dormir dans le même lit que sa mère. Ces deux interprétations induisent un fait qui jusque là avait échappé à Freud comme à tout le monde d’ailleurs: la présence d’une sexualité infantile, pré-pubère. La dernière scène du film est assez claire de ce point de vue: la bonne société des médecins viennois se refuse obstinément à revenir sur le mythe de l’enfance innocente. Breuer ne rejoindra jamais Freud sur cette révélation qui est aujourd’hui admise par tous les analystes et tous les médecins.


        Il est donc peu d’auteurs qui puissent davantage que Sigmund Freud nous faire réaliser le caractère superficiel, voire caduque, de l’interpellation: « sois simplement toi-même! ». Ce que nous sommes « d’abord », « simplement », fondamentalement, c’est cette énergie d’origine sexuelle qui exige satisfaction: le ça. Quand ce flux désirant prend contact avec l’Oedipe, quelque chose comme un « moi » se dessine sur un mode antagoniste. Nous naissons de cette discorde fondamentale et nous constituons dans les affres de la dénégation de soi. Dés lors, être soi-même, loin de pouvoir se concevoir comme un donné est un idéal dont on peut dire qu’il est tout aussi impossible à atteindre qu’absolument impératif de poursuivre, comme si chacun de nous se construisait dans la visée d’une étoile inaccessible (Jacques Brel). Ce qui se joue  dans notre aptitude à ne pas renoncer, ce n’est donc aucunement la jouissance d’être soi-même mais l’assurance de ne pas souffrir de tous les troubles inhérents à la nature répressive et conflictuelle de notre construction. Comme le dit Héraclite mais dans un tout autre sens, « c’est la discorde qui produit toutes les choses ».

4) Se connaître ou se surprendre? L’autre, le devenir et le style
(Dans les développements qui vont suivre, nous nous appuierons sur les analyses particulièrement claires de Nicolas Quérini dans son travail sur la comparaison entre la citation: « Deviens ce que tu es » de Pindare et Nietzsche et le « connais toi toi-même » de Platon: https://journals.openedition.org/cps/354. Un très grand merci à lui)
        Ce que Freud apporte de nouveau à la question de la compatibilité entre la connaissance de soi et notre aptitude à être nous-même, c’est précisément l’idée qu’il est impossible de devenir soi-même sans se connaître, sachant que l’efficience de cette adéquation désignée par le même: « même que soi » réside en fait entièrement sur la psychanalyse et la capacité du sujet à surmonter l’inévitable et en un sens nécessaire répression des pulsions premières du ça. Aucun être humain ne peut exister en société sans se nier, sans s’interdire à lui-même des pulsions sexuelles originaires, ce qui crée l’inconscient et engendre une dissociation, une opacité. A quelle condition cette dissociation devient-elle pathologique? Lorsque elle est assez forte et non assumée pour entraîner « l’éclatement » du sujet, sa non-reconnaissance, sa méconnaissance profonde. Par exemple, Norman Bates, dans Psychose de Hitchcock, ne peut assumer à la fois son désir pour les clientes de l’Hôtel et la répression des pulsions sexuelles par le sur-moi (lequel est influencé par la mère de Norman). Se crée, dés lors en lui, un comportement « autre » qui l’incite à devenir littéralement sa mère et à tuer les clientes qu’il désire.
        « La vie du moi n’est vraiment pas facile » dit Freud parce qu’être soi n’a rien d’un donné, d’une évidence qui serait première, ce qui est premier et déterminant c’est la déchirure, la constante lutte entre nos désirs et nos interdits, au premier rang desquels il faut situer la prohibition de l’inceste. Dans l’histoire d’Oedipe, selon Freud, une fascination trouble se mêle à l’horreur que nous ressentons devant ses actes et son destin tragique parce que finalement il accomplit ce que nous avons ,tous à un moment donné, désiré accomplir. 
        
Dans Oedipe roi de Sophocle (495 - 406 avant JC), l’épisode de l’enquête est particulièrement intéressant. Thébes est frappé par la peste et Oedipe roi veut savoir quelle en est la cause. Pourquoi les Dieux maudissent-ils cette cité? Tiresias, qui sait tout (il est le devin qui, dés la naissance d’Oedipe avait informé son père Laïos de la fatalité qui s’abattrait sur cet enfant), avertit inutilement Oedipe qui ne se rend pas compte qu’il lance une enquête dont il est à la fois l’ordonnateur et l’objet. Nous savons comment tout cela finira: enfin confronté à la réalité de ce qu’il a fait, il se crève les yeux et devient un vagabond. Qu’est-ce qu’une psychanalyse en fait? A peu prés la même chose que le processus de recherche lancé par Oedipe, à cette différence fondamentale prés que le sujet sait qu’il part à la recherche de « lui-même ».
       

En un sens, il faudrait avoir le courage de dire que la tragédie d’Oedipe, à la lumière de l’usage que Freud en fait, ne réside pas tant dans ses actes que dans l’ignorance totale dans laquelle il a été maintenu, lui qui est pourtant si habile à déchiffrer les énigmes des autres. S’il avait réellement travaillé à se connaître, il aurait renoncé à être ce soi-même décrété par un destin funeste: « Peut-être éviteras-tu de le devenir. » dit Freud comme un Tiresias d’une autre époque.
        Le « connais-toi toi-même » de Freud (si l’on peut se permettre cette expression) est donc très différent de celui de Socrate, puisque ce dernier appelle les citoyens à prendre conscience de ce qu’ils sont et non évidemment à reconnaître en eux le désir monstrueux qu’abrite leur inconscient. Mais il est possible de trouver, notamment dans la République de Platon (428 - 348 avant JC) une autre conception de la connaissance de soi. Le philosophe y décrit une conception idéale de la cité dans laquelle les philosophes dirigeants sont réputés savoir repérer parmi les jeunes gens ceux dont le naturel est philosophe, guerrier, artisan.
       
C’est ainsi que la cité se constituerait (cette république est une utopie…heureusement) au fil des ces trois catégories dont la répartition repose entièrement sur l’intuition de qualités innées que son doit pourvoir actualiser par l’exercice:
« De même qu’on examine les poulains qu’on mène au milieu du bruit et du vacarme pour voir lesquels sont craintifs, on doit de même confronter nos jeunes guerriers à des situations horribles, puis les relancer dans les plaisirs, de manière à les éprouver beaucoup plus qu’on n’éprouve l’or par le feu. On observera dès lors lequel semble le moins affecté par l’ensorcellement et garde la meilleure attitude en toute circonstance, gardien de lui-même en raison de son excellence […], celui-là il faudra l’établir comme gouvernant et gardien de la cité » (Platon, République, trad. G. Leroux, III, 413d-414a).
              Du point de vue du jeune homme en question (la jeune femme n’était pas concernée), la rencontre avec le philosophe est donc la rencontre quasi miraculeuse avec celui qui lui révèlera son naturel. On ne peut savoir qui l’on est que par l’entremise d’autrui, mais en même temps, cette rencontre d’autrui se fait sur le fond d’une recherche de soi, d’une quête de la connaissance de soi. Il est évident que des naturels faits pour diriger peuvent se gâcher eux-mêmes, faute de connaissance suffisante de soi, faute d’avoir su tirer parti de la rencontre avec le sage. C’est typiquement l’histoire d’Alcibiade, ce jeune noble amoureux de Socrate qui finira par trahir sa propre cité. Par conséquent, chez Platon, la connaissance prime sur l’acte. Il est en soi une nature que certes les autres peuvent voir, surtout les philosophes mais que l’on ne peut actualiser qu’en partant du devoir de la connaissance de soi. C’est parce que l’on tente de se connaître d’abord que l’on peut devenir le potentiel avec lequel on est né: philosophe, gardien, artisan.
        Par conséquent, pour Platon, on ne peut devenir soi-même qu’à la condition de se connaître soi-même, ces deux idéaux sont donc indissociables. Lorsque l’on réfléchit un minimum sur la fameuse maxime de Delphes adoptée par Socrate, on décèle immédiatement ce primat accordé à la connaissance de soi sur celle de l’univers et des Dieux. Ma connaissance de l’extérieur est toute entièrement conditionnée par ma capacité à faire retour à moi-même, à me connaître tel que je suis et à ne pas sombrer dans la démesure (Hybris). C’est la connaissance et surtout la juste mesure (appréciation) de ce en quoi je consiste qui me permet de connaître ma place dans l’univers et par rapport aux Dieux. A aucun moment l’impératif d’être soi-même ne déborde du cadre éthique de la connaissance que l’on doit acquérir de soi-même. C’est comme si Apollon lui-même nous disait qu’aussi loin que nous puissions aller dans l’exploration de l’univers et la piété, nous ne pourrions en retirer rien de vrai, de juste tant que nous ne le ramenons pas à la juste mesure de soi-même.
       
Nous réalisons tout de suite la différence avec le conseil adressé par Pindare (518 - 438 art JC) à Hiéron, premier tyran de Syracuse: « Deviens qui tu es, l’ayant appris » (Deuxième Pythique). Le poète grec, qui vécut avant Platon (428 - 347 art JC) suggère ainsi que les qualités naturelles de Hiéron sont bien présentes en lui comme on le dirait du potentiel d’une personne, mais qu’elles ont besoin d’être actualisées notamment dans et  par la compétition. De nombreux spécialistes de l’antiquité dont Jean-Pierre Vernant insiste en effet sur le caractère « agonistique » (compétitif) de la culture grecque pré-socratique. On ne sait vraiment qui l’on est que lorsqu’on a été amené, par un contexte de lutte, de dépassement de soi-même à l’occasion d’un concours ou d’une compétition, à se dépasser, comme si la connaissance de soi avait besoin de se matérialiser dans l’effectuation du devoir d’être meilleur que les autres. Tout dans la Grèce antique se ramène en effet, à des concours que ce soit pour mesurer l’éloquence d’un poète ou l’endurance d’un athlète.
       
L’importance des autres est tout aussi cruciale qu’elle le sera pour Platon mais elle n’est en rien comparable dans la nature même de son impact. Autant pour Platon, le « sage » perçoit le naturel du jeune homme, les qualités dont il dispose, autant les autres pour Pindare sont les prétendants qu’il convient de battre pour s’affirmer comme étant le meilleur. Le Socrate de Platon affirme qu’il convient de se connaître pour connaître tout court, Pindare, avant lui, mentionne bel et bien l’importance de la connaissance (« l’ayant appris ») mais dans le but de devenir celui que l’on est, étant entendu que cette révélation ne s’effectuera qu’à l’occasion du dépassement des autres. Ce qui importe ici est la notion de mesure. J’évalue celui que je suis à la lumière de la conscience que je prends de mon ignorance, par le dialogue avec un sage comme Socrate: tel est le rôle de la maïeutique pour Platon. Pour Pindare je me connais en me mesurant aux autres, dans l’intensité agonistique d’une lutte qui a pour but de gagner.
        Si l’on en croit Werner Yaeger et son livre sur l’éducation des jeunes Grecs, le rôle des héros de l’IIliade est absolument déterminant. La lecture de cette oeuvre doit susciter chez l’enfant un désir d’imitation. Il lui faut devenir l’égal d’Achille, le guerrier parfait, d’Ulysse, maître en habileté et en ruse, etc. Or ces héros sont avant tout des guerriers qui quittent le confort de leur foyer pour aller « faire leurs preuves » sur les rivages de Troie. Lorsque sa mère Thétis lui révèle ce que le sort lui réserve s’il décide d’accompagner les rois grecs, Achille a le choix de ne pas devenir celui qu’il est, preuve qu’il ne suffit pas de posséder le naturel du plus grand guerrier de tous les temps pour le devenir effectivement.
       

L’action, la prise de décision a un pouvoir que la seule connaissance de soi  ne possède pas, à savoir celui, comme le dit très subtilement Hannah Arendt de « dévoiler l’agent en même temps que l’acte. » Il s’agit de sortir de l’étroitesse de l’espace privé pour apparaître à la lumière de l’espace public, de la gloire et de la postérité. C’est seulement à partir de Platon que la sagesse grecque va opérer ce tournant ver l’intériorité d’un savoir sur soi, d’une conscience toujours à l’affût de la démesure et de l’orgueil mais auparavant la valeur d’un citoyen ne pouvait se mesurer qu’à son aptitude à s’engager par la parole et par l’action dans l’espace public de la cité ou de ce que l’on entreprend au nom de la cité par la lutte et la compétition avec les autres, lutte au cours de laquelle le dépassement de soi constituait le moyen incontournable de dépasser les autres. Lorsque le choix lui est donné de partir ou de rester, Achille sait bien déjà qu’il est un combattant hors pair, mais il n’est pas encore « ce qu’il est », parce qu’il n’a pas encore livré le combat dans le feu duquel il deviendra au sens littéral «  légendaire » (de légenda: ce qui doit être lu). L’action a un pouvoir de « dévoilement » que la seule connaissance ne possède pas. Qu’est-ce qu’un héros? C’est un homme dont l’exploit s’inscrit dans le monde et surtout dans la mémoire de ses pairs, de telle sorte que son nom survivra à la disparition de son corps. C’est donc celui qui est parvenu à se donner une essence par la nature exemplaire et intemporelle de son action. Il s’est soustrait par son exploit à la nature contingente de son existence.
         Par exemple, tout le monde sait bien que seul Ulysse peut tendre cet arc dont le bois est si dur, même les prétendants le savent, même ce mendiant insignifiant et sale le sait, mais il ne lui suffira pas de clamer son nom pour se faire reconnaître: il lui faudra tendre la corde et faire passer une flèche dans les anneaux des douze haches fichées dans le mur. Celui que l’on est surgit dans la coïncidence effective de nos qualités et de cette sortie de soi qu’est l’action. 
Si nous récapitulons: avec Platon, le rôle du philosophe dans la cité est de repérer et de d’éduquer les âmes qui sont déjà naturellement porteuses du « naturel philosophe », sachant que tout homme porte en lui une nature qui le prédispose à être soit gardien, soit artisan, soit philosophe, c’est-à-dire dirigeant. Evidemment nous restons ici dans le cadre utopique de la République. Il n’est ni plus ni moins question ici que de trouver sa place, « sa case ». Ce que l’on est c’est l’ensemble des qualités naturelles qui nous prédispose à telle ou telle tâche au sein de la cité. Deviens ce que tu es, la chose que tes qualités t’engagent à être. Dans cette conception, il est clair que la connaissance prime sur l’être. Il n’est pas question d’être qui l’on est mais de développer les qualités que l’on a naturellement. Le conseil de Pindare est différent, ne serait-ce que parce qu’il épouse parfaitement le contexte agonistique de la Grèce antique. Il s’agit alors de se prêter à l’épreuve, à la compétition, pour se dépasser soi-même et finalement se connaître dans le feu de l’action, dans cette mesure de soi que l’on acquiert en se mesurant aux autres pour les vaincre. Toutefois la nuance impliquée par l’expression « l’ayant appris » souligne que les qualités qui se manifesteront à l’occasion du concours sont néanmoins déjà présentes dans le naturel de l’homme de talent. Contrairement à Platon la connaissance de soi ne suffit pas à faire « ce que l’on est ». Il faut sortir de soi pour montrer de quel bois on se chauffe, de quoi on est capable. Se connaître, donc, ne suffit pas, mais en même temps, on devient moins « qui » l’on est que « ce que » l’on est, ce qui signifie que le moi ne se définit pas autrement que par les qualités dont on fait preuve à l’occasion d’un évènement.
        C’est avec Nietzsche et la référence qu’il fera à plusieurs reprises à Pindare que nous sommes enfin en présence d’un auteur défendant 1) que nous ne consistons pas seulement dans un ensemble de qualités (nous sommes plutôt une multiplicité de pulsions dans lesquelles doit intervenir un principe de hiérarchie) et 2) que cette révélation du « qui nous sommes » n’implique pas la connaissance de soi, ou, en tout cas, qu’elle la transfigure.
        Le regard que Nietzsche porte sur cette question évoluera sans cesse jusqu’à discréditer entièrement au final l’idéal de la connaissance de soi et à remettre en question la notion d’identité unique. A la fin de sa vie consciente, Nietzsche défendra, en effet, l’idée selon laquelle notre moi change en fonction du dépassement incessant des pulsions naturelles dont nous sommes l’objet. On ne peut pas se connaître, on peut tenter de se suivre à la trace comme un chasseur pressent le passage de son gibier tout en renonçant à le piéger. Mais cette idée a fait son chemin chez le penseur allemand et c’est cette voie qu’il nous faut restituer:
« Il n’existe pas dans la nature de créature plus sinistre et répugnante que l’homme qui s’est dérobé à son propre génie et qui louche maintenant à droite et à gauche, en arrière et de tous les côtés »
       

Représentons nous un Van Gogh qui n’aurait pas peint, un Mozart qui n’aurait pas composé et nous nous ferons une juste idée de la pensée du jeune Nietzsche dans les secondes « considérations inactuelles » (1873 - Nietzsche est né en 1844 et mort en 1900 - il a 29 ans en 1873). Rien ne serait plus faux que de croire ici à un être intérieur, à une identité figée, enfermée dans l’intimité de la personne et qu’il lui reviendrait de découvrir émerveillé. Nietzsche n’est pas du tout un penseur de l’intime, du « moi intérieur ». En même temps, il  s'agit d’être aux aguets de tout ce qu’une existence a d’unique, de singulier, ne serait-ce que parce qu’elle est apparue ici, à telle époque. Il est absolument impossible que nous soyons identiques les uns aux autres, parce que notre constitution physiologique, notre sensibilité aux forces qui se libèrent dans la nature n’est fondamentalement pas la même. Il existe des constitutions qui sont naturellement plus élevées que d’autres (Nietzsche n’est pas du tout un penseur des lumières, il ne croit pas du tout à l’idéal démocratique d’égalité). Mais alors, pourquoi agissons-nous de façon si conforme, nous qui sommes pourtant des singularités?
        « Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait pas proprement partie de l’existence individuelle de l’homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du troupeau ; que, par conséquent, la conscience n’est développée d’une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même », ne prendra toujours conscience que de ce qu’il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est « moyen » en lui, — que notre pensée elle-même est sans cesse majorée en quelque sorte par le caractère propre de la conscience, par le « génie de l’espèce » qui la commande — et retranscrit dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément personnels, il n’y a à cela aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans la conscience, il ne paraît plus qu’il en soit ainsi… » (« Le gai savoir » - 1882)
       

La conscience et plus encore sa généalogie, c’est-à-dire la façon dont elle s’est progressivement et peut-être temporairement imposée aux hommes sont cause de cette dénaturation. La conscience, selon Nietzsche est née de la nécessité, pour les hommes, de s’associer, nécessité imposée par l’impératif de survivre. Les hommes ont du communiquer et cela les a amené à se communiquer à eux-mêmes leurs propres états d’âme, leurs sensations, leur pensées. Nos actes sont incommensurables les uns aux autres mais la conscience les rend communs tout simplement parce qu’elle est née de la nécessité de vivre ensemble. Ce qu’il faut relier ici c’est la notion de communauté de communication et celle de « commun ». On retrouve exactement la même racine qui vient  du latin « communis »: cum (avec) et munis (charges, obligations partagées). Dés lors que nous nous informons nous-mêmes par le biais de la conscience de ce que nous vivons, nous détachons cette impression, cette action ou cette pensée de ce qu’elle recèle d’unicité, d’originalité, de nouveauté pour la recouvrir d’un vernis commun et ainsi communiquer aux autres ou à soi-même ce reflet pâle d’une existence forte, esthétique, exclusive. C’est ainsi que les natures les plus nobles se retrouvent bridées, muselées, tenues à la laisse du commun.
        Par conséquent plus nous nous efforcerons de nous connaître nous-mêmes plus nous nous raterons parce que nous ne le ferons qu’avec cet instrument biaisé, dénaturant qu’est la conscience, laquelle ne fera ressortir de nous que ce qui fatalement n’est pas « nous-même ». C’est exactement comme si entre moi et ce « moi » dont je prends conscience s’intercalait l’appareillage lourd de toute vie en communauté. Ce dont je prends conscience, ce n’est pas moi, c’est ce qui de moi est communicable à autrui, autant dire, le plus banal, le plus superficiel, le plus épuré de toute singularité.
       

    Dés lors comment devient-on ce que l’on est? Dans son livre « Ecce Homo », Nietzsche répond clairement à cette question et les termes qu’il utilise situent avec une précision parfaite la méthode à suivre pour devenir ce que l’on est en opposition avec la connaissance de soi:
« En admettant que la tâche (de devenir ce que l’on est), la détermination et le destin de la tâche ait une importance supérieure à la moyenne, le plus grave danger serait de « s’apercevoir » soi-même en même temps que cette tâche. Que l’on devienne ce que l’on est suppose que l’on ne pressente pas le moins du monde ce que l’on est. De ce point de vue, même les bévues de la vie ont leur sens et leur valeur, et, pour un temps, les chemins détournés, les voies sans issue, les hésitations, les « modesties », le sérieux gaspillé à des tâches qui se situent au-delà de la tâche. En cela peut s’exprimer une grande sagacité (lucidité): là où le « connais-toi toi-même! » serait la recette pour décliner, c’est, au contraire, s’oublier, se mécomprendre, se rapetisser, se borner, se médiocriser qui devient la raison même (…) Pendant ce temps, l’« idée » organisatrice, celle qui est appelée à dominer, ne fait que croître en profondeur, - elle se met à commander, elle vous ramène lentement des chemins détournés, des voies sans issue où l’on s’était égaré, elle prépare la naissance de qualités et d’aptitudes isolées qui, plus tard, se révéleront indispensables comme moyens pour atteindre l’ensemble, - elle forme l’une après l’autre les facultés auxiliaires avant même de rien révéler sur la tâche dominante, sur le « but », la « fin », le « sens ». – Considérée sous cet aspect, ma vie est tout simplement miraculeuse. »
      
 Ce passage développe une réponse extrêmement claire à la question de savoir si l’on ne peut se connaître qu’en renonçant à être: oui, même si en fait c’est plutôt « être » qui intéresse Nietzsche, et plus encore: "devenir". On ne peut être soi-même qu’en renonçant à se connaître, voire même à s’apercevoir. Puisque toute aperception de soi suppose la conscience et puisque la conscience ne me renverra de moi que le reflet pâle et édulcoré de ce que je ne suis pas, il n’y a qu’une seule voie à suivre: « s’oublier, se méconnaître, se rapetisser, se « médiocriser » ». Dans tout ce qui, de nos petites vies, peut nous apparaître comme des erreurs, des hésitations, des impasses, se déploie une grande raison, une grande justesse: celle d’un devenir et plus encore, l’entreprise de domination d’une synthèse individuelle. Une hiérarchisation des pulsions se construit peu à peu au fil de cette multitude d’infimes détails, d’épisodes qui peuvent nous sembler insignifiants, voire, ne pas nous sembler du tout, faute de les percevoir. Nietzsche nous parle ici d’un tout autre inconscient que celui de Freud, de plus grande ampleur: celui de la volonté de puissance, c’est-à-dire de l’intensification de puissance.
       

Le moi, loin d’être le moteur ou la cause, le principe de nos actions est , en réalité, « l’effet », mais de quoi? De cette intensification de puissance qui n’a pas de sujet, pas de visage, pas de « je ». Dorian Astor dans son livre « Deviens ce que tu es » parle de « devenir voulant la puissance ». Ça devient, « ça » veut devenir, un peu comme si les formulations du langage commun révélait finalement une intuition d’une sidérante justesse: « ça va ? » Qu’est-ce que tu deviens? Autrement dit: « comment te sors-tu de ce brassage continuel et écrasant de pulsions, d’idées, d’actions, d’intensifications de croissance qui incessamment nous « travaille », nous broie, nous saisit et nous recrache et qui finalement fait notre tout petit « moi » comme la vague faisant advenir à l’ultime fin de son processus ce reliquat insignifiant qu’est l’écume? 
        Qu’est-il en fin de compte ce petit moi? Ce qui tente péniblement et maladroitement de faire la liaison entre l’individu et le monde extérieur. Une fois remis en question le pouvoir centralisateur de la conscience ou le sentiment d’unité du moi intime, que reste-t-il?  La capacité de synthèse d’un organisme, laquelle définit bien l’être ou plutôt le devenir dans lequel nous consistons. C’est cela qui fait de nous des individus, c’est-à-dire des corps tout à la fois mutants, transformés, pris dans le mouvement d’un chantier permanent et des organismes au sein desquels s’effectuent incessamment des luttes et des dépassements entre des forces, des pulsions qui recherchent en nous et entre nous la domination. Mais dans ce chaos de forces disparates s’exerce « une synthèse supérieure », c’est ce que Nietzsche appelle le « soi »:
        « Sens et esprit ne sont qu’outils et jouets, derrière eux se cache encore le Soi. Le Soi cherche aussi avec les yeux des sens, il écoute aussi avec les oreilles de l’esprit. Toujours le soi écoute et cherche: il compare, soumet, conquiert, détruit. Il règne et il est aussi le maître qui règne sur l’esprit. Derrière tes pensées et sentiments, mon frère, se tient un maître impérieux, un sage inconnu, il s’appelle Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. »
       

Cette « synthèse » rassemble ces pulsions, les hiérarchise de telle sorte qu’une puissance se libère et s’exprime, puissance dans laquelle se cristallise une originalité, un style, une idiosyncrasie, un instinct créateur. « Comment cela se produit-il, demande Dorian Astor? Par la conquête d’une maîtrise synthétique de la multiplicité que nous sommes, d’une hiérarchisation des pulsions en nous en vue d’une tâche supérieure ou d’un trait dominant. La maîtrise de soi, l’autodiscipline, la domination sur soi-même sont les traits fondamentaux de l’éthique Nietzschéenne qui renvoient directement au coeur des sagesses antiques. C’est un chemin qui va du moi au Soi et du Soi au moi  un Moi supérieur: sans cesse Nietzsche répètera que ce n’est pas EN nous qu’il faut chercher le moi, mais loin au-dessus de nous. Ce moi que nous forgeons à partir de la contrainte de la multiplicité pulsionnelle que nous sommes, est toujours l’effet et l’organe du Soi, mais affirmé avant tout créé. Nous sommes à nous-mêmes notre propre tâche, notre propre oeuvre, notre propre création. Tel l’homme grec, tel encore l’homme renaissant, l’homme Nietzschéen est le sculpteur de lui-même: « Quant à nous autres, nous voulons devenir ce que nous sommes - les nouveaux, les uniques, les incomparables, ceux qui sont leurs propres législateurs, ceux qui sont leurs propres créateurs. « Deviens, ne cesse de devenir qui tu es, le maître et le formateur de toi-même! » L’impératif qui revient si souvent sous la plume de Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra »: « devenir  dur » ne fait qu’un avec « devenir soi-même » Pour devenir soi-même, il faut tailler dans le vif, sculpter le marbre rare de la volonté de puissance, pour en extraire l’individu tout en sachant que cette découpe ne pourra librement s’effectuer qu’en tenant compte des caractéristiques propres à la pierre, tout comme le sculpteur  travaillant une pièce de bois respecte les veines de l’arbre.
        « Deviens ce que tu es » nous apparaît dés lors beaucoup plus clairement, de la même façon que la statue est toujours déjà présente dans le marbre mais attend du sculpteur le coup de burin qui la dégagera de la masse dans laquelle elle est comme engoncée. Etre à soi-même son propre sculpteur suppose néanmoins que ce soit d’elle-même que la statue  exerce sa puissance de libération de toutes les pulsions et idées dans laquelle elle est prise. Il s’agit de se dégager de cette anarchie, de s’individuer. C’est un travail de découpe, de concentration, de sélection, de domination et de synthèse.
       

C’est la raison pour laquelle le mouvement auquel Nietzsche nous invite est résolument le contraire de celui qui est préconisé par la psychanalyse Freudienne: « là ou le ça était, le Je doit advenir », comme s’il fallait, pour reprendre l’image utilisé par Freud lui-même gagner sur la mer du ça, assécher le ça pour cultiver comme on le dirait d’une oeuvre civilisatrice le « je ». Par comparaison le mouvement Nietzschéen est double: d’abord, là où le moi était, le « soi » doit advenir, puis là où le soi était le moi supérieur (on serait tenté de dire ici le moi de l’artiste, ou du législateur de soi) doit advenir ». Il y a ce petit moi que notre conscience nous renvoie, « moi policé », faux, gangréné par la morale et la culpabilité. Il faut s’en défaire, saisir le marbre dans lequel on est constitué, puis se rendre attentif (mais pas par la conscience) de l’efficience de cette synthèse individuelle qui fera de nos créations, de nos actes, de nos pensées, modestement des oeuvres, des réalités incomparables. Se sculpter soi-même, c’est percevoir et libérer le style dans lequel on se sait consister, dés lors que l’on prête attention au Soi et qu’on ne se laisse plus duper par les falsifications du moi conscient, lequel sera toujours en nous la voix de la morale et la soumission aux impératifs du troupeau. De Freud à Nietzsche, on passe d’un inconscient fauteur de troubles à un inconscient créateur d’oeuvres.
        « Nous avons tous besoin d’un art exubérant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et heureux, de peur que nous ne perdions la liberté au-dessus des choses qu’exige notre idéal… Nous devrions également être capables de nous tenir au-dessus de la morale — et pas seulement de nous y tenir avec la rigueur inquiète d’un homme qui a peur de glisser et de tomber à tout moment, mais encore de flotter au-dessus d’elle et de jouer. Comment alors pourrions-nous renoncer à l’art ? 
                                                                                                   « le Gai savoir »


    Conclusion
      
 

Pour se connaître, il faut être hors de soi, c’est-à-dire qu’il est nécessaire qu’un processus impliquant de l’altérité radicale s’effectue à notre égard voire à notre encontre (le malin génie de Descartes), mais la question qui se pose alors est celle de savoir si le moi qui résulte de ce processus de clarification et de dédoublement, de distanciation est bien « moi ». N’aurions nous pas perdu au fil de cette transparence l’authenticité, l’unicité du soi-même? Le « je » du cogito est un pur sujet transcendantal, universel, c’est-à-dire en un sens « vide », quasiment une pure abstraction grammaticale. Le moi tel qu’il nous est décrit par Freud se constitue au fil de la discorde entre le ça et le sur-moi, condamné non seulement à censurer la plupart de ses pulsions sexuelles mais à se dissimuler à lui même qu’il les refoule, puisque la censure est inconsciente. Né dans l’instabilité inhérente à cette dénégation, le moi du sujet Freudien est soit condamné à errer comme oedipe écrasé par le poids de la révélation de sa monstruosité soit à passer par l’altérité de l’analyste pour se connaître lui-même, tout en s’efforçant de gagner sur la mer du ça les terres asséchés d’une maîtrise de soi compatible avec les lois et les conditions de la vie en communauté. Ce que Nietzsche nous propose ne consiste ni plus ni moins qu’à renoncer à l’idée même de se connaître, ne serait-ce que parce que ce qui en nous est vraiment nous ne constitue jamais un être, une identité, un visage reconnaissable mais plutôt un mouvement, un flux comme ces photos que l’on dit ratées parce qu’on ne s’y reconnaît pas alors même que leur nature floue, trouble, indécise pointe la moins mauvaise représentation que l’on peut avoir de soi-même. C’est finalement dans cette façon d’être ainsi infiniment autre à moi que je suis. Chacun de nous est le style d’être autre, mais dans le mouvement même de le devenir, mouvement inimitable, idiosyncrasique, artistique, dans le sillage duquel personne ne peut me suivre ni me ressembler.
      
 Tout artiste sait que l’instant pur de la création lui échappe, aussi préparés et planifiés que soit les préliminaires de l’oeuvre. C’est précisément parce « qu’il se perd de vue » qu’il crée, parce que l’idée même de revendiquer la paternité de l’oeuvre se perd dans l’oeuvre. Et c’est paradoxalement dans ce processus de création qu’il devient vraiment ce qu’il est. Il y parvient par ce double mouvement que l’on pourrait tout à la fois concevoir comme un lâcher prise et une impressionnante maîtrise de soi d’une rigueur insoutenable: double passage du moi social au soi et du soi à un moi supérieur. Il n’est plus question ici de distanciation ni de dédoublement mais d’individuation: « c’est, au contraire, s’oublier, se mécomprendre,, se rapetisser, se borner, se médiocriser qui devient la raison même (…) Pendant ce temps, l’« idée » organisatrice, celle qui est appelée à dominer, ne fait que croître en profondeur, - elle se met à commander, elle vous ramène lentement des chemins détournés, des voies sans issue où l’on s’était égaré, elle prépare la naissance de qualités et d’aptitudes isolées qui, plus tard, se révéleront indispensables comme moyens pour atteindre l’ensemble, - elle forme l’une après l’autre les facultés auxiliaires avant même de rien révéler sur la tâche dominante, sur le « but », la « fin », le « sens ». – Considérée sous cet aspect, ma vie est tout simplement miraculeuse.»            

 
                           Nietzsche décrit ici avec des termes précis le processus de cette individuation. Dans l’Odyssée, Pénélope est pressée par les prétendants pour choisir le successeur d’Ulysse, roi d’Ithaque. Tout le monde attend d’elle une décision de reine. Mais voilà qu’elle se rapetisse, qu'elle se mécomprend, se déchoit, qu’elle se rabaisse elle-même au rang de simple servante et fait du tissage, pire encore du tissage inabouti, perpétuel, un peu comme Sisyphe roulant sa pierre au sommet de la colline. Elle tisse un linceul, celui de son beau père, elle fait une toile, mais plus encore une "sub tela"  ( "sous la toile" en latin: étymologie de subtilité) parce dans cet ouvrage incessant, sans produit fini, une grande œuvre souterrainement suit son cours, celle de devenir celle qu’elle est. C’est dans la mise en œuvre  de cette subtilité au fil de laquelle on renonce tout autant à se connaître qu’à se faire reconnaître par les codes en usage dans la vie communautaire du « troupeau » que l’on côtoie la fibre miraculeuse de "la vie".