dimanche 19 février 2012

L'athéisme de l'Art

«Tout objet technique nécessite pour être fabriqué un savoir-faire. Celui-ci est d’abord étranger à l’apprenti, qui, par la répétition des gestes, l’intériorise sous la forme d’habitus (1). En apprenant à faire un mur, l’apprenti maçon intériorise ce qu’il mettra en œuvre en tant qu’artisan. Dire qu’il connaît le métier veut dire qu’il peut monter un mur selon les règles de l’art. Devant l’oeuvre, en revanche, l’artiste n’est pas tout à fait dans la même situation. Qu’il le sache ou non, il ne produit pas un objet qu’il sait faire, mais justement ce qu’il ne sait pas faire, ce qui n’appartient pas à son habitus. Plus précisément, il apprend, pour une prochaine fois qui n’aura jamais lieu, à faire l’oeuvre qu’il n’a pas encore créée par des gestes qui lui donnent naissance. Il est en train d’apprendre à faire une œuvre qu’il ne connaît pas autrement que par cet apprentissage. (...) Ce serait à peine métaphoriser que de dire que c’est l’oeuvre qui a l’initiative. Mais ce serait une métaphore. En réalité, chaque geste de l’artiste anticipe une œuvre qui vient vers lui parce qu’il la suscite. C’est cette anticipation effectuée qui se donne à voir dans l’exposition, dans la manifestation de l’oeuvre. (...) C’est pourquoi la jouissance esthétique consiste à plonger dans la transparence de l’origine, puisque c’est exactement ce que montre l’oeuvre: aucune autre raison d’être qu’elle-même, aucune autre justification que d’être soi.»
                                                                      Alain Cugno La puissance du mal 

Cette capacité de l’objet technique à installer autour de nous ce double périmètre de sécurité vient concrètement du fait que le fabriquant a construit le produit selon des normes. Aucun objet technique ne vaut par lui-même mais seulement pour l’usage qu’il rend possible. Il existe donc un cahier des charges. Pour donner naissance à ce qui n’est qu’un « moyen de », il faut utiliser des moyens. La nature transitoire de la plasticité de l’objet technique implique ce que l’on pourrait appeler un historique de la performance, un savoir-faire traditionnel. La visée de l’objet dirige le travail du concepteur et l’inscrit dans le passé d’un savoir-faire. Il peut éventuellement essayer d’augmenter l’efficacité mais il lui est impossible de négliger le caractère ancestral de méthodes dans la continuité desquelles il s’inscrit forcément puisque l’objet ne peut être abordé indépendamment d’une fonction qui existe depuis très longtemps. On peut changer le matériau et la forme des verres, mais on le fera toujours dans l’optique de servir à boire. Par conséquent, ce qui est la finalité de l’objet est le point de départ de l’artisan. Nous pouvons observer dans certains métiers comme la menuiserie, l’institution de confréries s’efforçant de maintenir l’usage de méthodes très anciennes (les compagnons du tour de France). On parle alors d’une pratique de son métier qui permet de concevoir des objets dans les règles de l’art, mais on comprend bien que c’est d’artisanat qu’il s’agit, pas d’art tout court au sens que nous lui donnons aujourd’hui. Ce qu’on apprécie alors, c’est l’imprégnation de savoir-faire très anciens par des apprentis d’aujourd’hui qui, devenus maîtres à leur tour, enseigneront à leurs élèves les techniques d’hier. Un bon artisan, en ce sens, est donc un homme qui perpétue la tradition et qui n’invente rien mais qui applique les consignes du bon ouvrage avec respect et minutie.
Alain Cugno fait explicitement référence à cet apprentissage pour caractériser la fabrication artisanale d’un objet. Un outil est le produit d’un processus d’intériorisation d’un savoir faire extérieur par l’artisan. Il faut avoir appris à faire un mur pour être maçon. Aucun bâtisseur n’aurait la prétention de savoir cela tout seul. Finalement il s’agit ici de graver dans la matière de sa gestuelle l’empreinte d’une tradition. Le terme d’ « habitus » est ici très important. Il se distingue de celui d’habitude en ceci que nous sommes relativement passif par nos habitudes. L’habitus marque, au contraire une forme d’activité parce qu’il nous définit. L’artisan donne idée de ce qu’il sait faire par la mise en œuvre d’habitus qui prouve son inscription dans un milieu d’initiés, de spécialistes. Il est l’intermédiaire entre le savoir-faire et le produit, autant dire qu’à aucun moment il ne se trouve devant la matière première, le bois, le ciment, l’argile ou le fer sans idée préalable de la forme ou de l’opération qu’il doit lui imposer. Le face à face avec le matériau n’est jamais « brut », donné. On pourrait presque dire qu’il ne s’effectue pas au présent dans la mesure où il sait avant ce que le produit sera après. Le travail du technicien sur le matériau est le passage d’un « préalable » à un « résultat » sans passer par la case « expérience présente ». Il n’est aucunement question de faire droit aux qualités propres de l’élément travaillé. Le menuisier travaille moins le bois qu’il ne construit déjà une chaise, et cela à cause de l’habitus dont il est imprégné. Le travail de l’artisan décrit un processus par le biais duquel le passé d’une tradition ou d’un plan préconçu a l’avenir d’une fonction sans qu’une rencontre avec une plasticité, avec la présence d’une matière ait vraiment lieu. De ce point de vue, la démarche artisanale consiste à faire comme si les caractéristiques données d’un matériau naturel n’avaient aucune existence « propre ». On peut effectivement objecter ici qu’il faut bien qu’il en tienne compte mais il ne le fera que dans l’optique préalable d’un projet. Si tel nœud du bois s’avère difficile à sculpter pour faire le coin du commode, il le contournera peut-être mais il n’en fera pas moins une commode. Ce qui importe ici c’est l’absence totale de neutralité, d’innocence de l’artisan qui ne découvre pas le matériau mais qui ne se porte à lui qu’avec l’idée de le façonner.
Ainsi nous comprenons bien que nous nous situons dans le cadre d’une procédure de reconnaissance par le biais de laquelle l’acheteur appréciera dans la commode, le travail d’humanisation par le biais duquel l’artisan a donné au bois « figure humaine ». Devant elle, il saura quoi faire parce que le menuisier n’a jamais tenté l’expérience d’un face à face pur avec le bois, mais a toujours appliqué les règles d’un savoir faire humain conçu pour constituer un produit prenant place dans un « savoir vivre » humain.
L’artiste ne se situe pas du tout dans les mêmes dispositions. Il n’a pas pour fonction de réconforter l’être humain en lui fournissant des produits empreints de sa marque, de son image. Il n’applique pas les règles d’un savoir faire parce qu’il n’a pas contracté d’habitus artisanal. L’artiste nous ramène à l’existence pure et brute d’un monde « donné », non humain. Il nous met en face de la dimension inhumaine de la présence. La compréhension de cette idée est fondamentale : l’art consiste à nous faire rencontrer une façon « d’être là » que quelque chose dans notre mode de vie humain essaie inutilement de dissimuler. Cette façon d’être là réside toute entière dans le fait de n’inciter à aucune action, à aucune pensée, bref à aucun dépassement vers un avenir éventuel. De ce fait, la rencontre de l’artiste avec la matière première n’est prédéfinie par aucune règle. Le musicien fait simplement l’expérience de la matière sonore et son œuvre ne réside aucunement dans ce qu’il va pouvoir en faire mais dans ce que c’est pour lui que d’être dans un univers dans lequel « il y a du son ». Un musicien explore le son, un peintre explore la lumière, un sculpteur explore les qualités de la densité, de la masse, de la solidité, un cinéaste explore la qualité donnée du monde d’être en images, un écrivain explore la qualité du monde de faire signe.
 Un être humain est un peu comme un papillon qui volerait sans cesse de droite à gauche en se disant sans cesse qu’il a autre chose à faire que de vivre au présent. L’œuvre d’art le cloue sur place en lui imposant le moment donné de jouir de la présence donnée d’une réalité donnée. Toute œuvre d’art est un pur « c’est », un « il y a ». Si nous sommes si soucieux de faire passer l’artiste pour un rêveur qui ne voit pas les choses en face, c’est parce que nous soupçonnons inconsciemment qu’il est vraiment le seul à le faire, le seul à nous enraciner dans la vérité d’une factualité qui constitue la seule chose à être vraiment là. Que chacun de nous s’interroge sur la teneur de ses indignations devant certaines œuvres, il y trouvera nécessairement confirmation de cette évidence. « Où veut-il en venir ? » La réponse : « nulle part » est prise par la majorité d’entre nous comme une bonne excuse à son manque de travail parce que nous ne souhaitons pas voir que l’œuvre nous ramène à l’origine de l’existence gratuite de l’univers et de toute chose dans l’univers. Ce n’est pas seulement qu’il ne souhaite pas en venir à ceci ou cela, mais c’est surtout qu’il nous suggère implicitement qu’il n’y a nulle part où aller : « L’œuvre d’art, nous dit Maurice Blanchot, n’est ni achevée, ni inachevée : elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela, qu’elle est, et rien de plus. En dehors de cela, elle n’est rien. Qui veut lui faire exprimer davantage ne trouve rien, trouve qu’elle n’exprime rien. »
Par conséquent, un artiste ne se présente jamais devant sa matière première avec une idée préalable, c’est exactement dans la mesure où il saura, au contraire, se débarrasser de tout préjugé, de tout prérequis qu’il se révélera à même de faire surgir de la rencontre avec la plasticité brute cette part ingérable, non « humanisable », donnée de la présence. Nous comprenons ainsi ce trouble qui nous gagne devant certaines œuvres quand nous sommes envahis d’un sentiment vague de reconnaissance alors même que nous n’avions jamais vu ou entendu l’œuvre. Avant de voir la toile j’avais bien fait l’expérience des couleurs, avant d’entendre la musique, je connaissais déjà le son mais cette musique a, d’une certaine façon, fait surgir le « son du son » et cette toile les couleurs des couleurs et je ne l’avais pas vu parce que je n’avais jamais joué le jeu de la couleur ou du son mais toujours d’abord celui d’un « avoir à faire humain ».
 Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’art est, de toutes les pratiques humaines, la plus athée parce qu’à aucun moment il ne se laisse aller à supposer, à croire ou à extrapoler quoi que ce soit. Pour faire une chaise avec du bois, il faut encore croire à un futur de chaise humaine, et plus encore à un avenir fonctionnel de l’espèce, comme si l’homme avait quelque chose à faire d’un monde qui n’attendrait que ça. L’artiste ne croit plus dans tout ceci, sculpter le bois n’est ni plus ni moins que vivre en direct la présence d’une matière « là » et l’artiste ne la sculpte lui-même qu’en tant qu’il est là « aussi ». L’œuvre est le fruit de cet « aussi », il est l’interaction présente d’une rencontre. L’art est l’accomplissement d’un destin étrange dans lequel nous percevons la réalité de notre ancrage dans le flux physique de certains « devenirs élémentaires ». Ce n’est pas que Mozart était fait pour la musique, c’est plutôt que Mozart n’a jamais cessé d’être inscrit dans le devenir du son. Avant nos ascendances familiales, il y a nos ascendances physiologiques, ce mixte de forces physiques dans le creuset duquel nous nous sommes constitués. Toute peinture est une autocélébration de la lumière, la musique une autocélébration du son, l’écriture une autocélébration du signe, c’est-à-dire qu’un être vivant éprouve la nécessité absolue de marquer par son œuvre le rapport senti de son origine, voire de sa texture existentielle (de quoi il est fait) avec le présent. Monet est l’occasion pour la lumière de se composer dans les Nymphéas. Un artiste n’est ni plus ni moins que le trait d’union des forces avec elles-mêmes. C’est en ce sens  qu’il est fondamentalement athée : il est le seul à nous rappeler à l’évidence de la teneur exclusivement physique de notre être, comme si, enfin, se taisait le mensonge du statut moral de notre existence d’humains.
Peut-être pouvons-nous saisir maintenant plus clairement la difficulté de certains passages du texte : « il apprend pour une prochaine fois qui n’aura jamais lieu, à faire l’œuvre qu’il n’a pas encore créée par des gestes qui lui donnent naissance. » Ce n’est pas seulement qu’il n’a aucune idée de ce qu’il va faire avant de le faire, c’est que son œuvre n’est que physique et que son statut de personne est complètement excédé par des forces supérieures en intensité auxquelles sa rencontre avec une matière première va donner l’occasion de se manifester. C’est comme si ce monde de forces ne cessait d’affleurer à la surface de notre monde socialisé et saisissait toutes les occasions données de s’y insinuer par le biais de toutes les brèches qui s’y creusent. Les artistes sont ces ouvertures, c’est-à-dire des êtres humains pas suffisamment convaincus de tous les mensonges par lesquels nous essayons d’entretenir l’illusion d’un progrès humain moral, programmé, rationnel et contrôlé pour ne pas sentir la pression de ces flux bouillonnants, volcaniques, de matières et de forces en fusion qui ne cessent de s’agiter et de dynamiser la réalité. Les œuvres sont toujours des interstices de vérité crue dans un monde de mensonges humains fabriqués. Il s’agit donc de parvenir à un maximum de dépouillement à l’égard de tout savoir institué. C’est en ce sens que l’artiste « apprend ». Il apprend ce qui jamais ne revêtira de valeur exemplaire. Nous instituons comme « chefs d’œuvre » l’original d’un brouillon sans lendemain. Il apprend aussi en ce sens qu’il tend à une absolue passivité à l’égard du réel. Se tenir dans la marge la plus dépourvue d’humanité de la présence. Il importe de se déconnecter de la fibre activiste de l’espèce humaine pour saisir dans l’événement de sa seule matérialité le fait pur et simple pour l’univers « d’être là ».
On comprend une œuvre d’art quand on réalise que le processus de sa constitution repose sur un dynamisme qui n’est pas celui du temps. Ce dernier n’est qu’une fiction humaine. Ce qu’il y a vraiment c’est du mouvement dans l’espace et ce mouvement change selon les différences de densité des régions de l’espace. En d’autres termes nous inventons l’idée qu’une heure de temps s’est passée quand la vérité est qu’une région de l’espace est devenue. Si les jours se succèdent c’est parce que la terre tourne autour du soleil. Une heure correspond à 1/24e de rotation sur soi de la terre autour du soleil. Il n’existe aucune assurance dans l’espace que le 1/24e de rotation dans lequel nous sommes en train d’évoluer soit nécessairement suivi d’un 1/24e à venir. Qu’ 1/24e de rotation va venir c’est finalement ce que mon ordinateur, mon stylo, mon portable m’incitent à penser parce qu’il est impossible qu’ils me fassent tendre vers un avenir de travail, d’écriture ou d’appel à donner pour rien. C’est également ce que notre croyance au temps nous fait espérer en nous faisant penser qu’il existe une dimension abstraite du changement, comme si les mouvements dans l’espace s’effectuaient d’ailleurs que de l’espace mais la vérité physique tient dans le fait que ce n’est pas parce qu’il y a du temps qu’il y a du mouvement dans l’espace mais parce qu’il y  a des mouvements dans l’espace que nous avons inventé la fiction du temps et ce que nous y gagnons, c’est l’illusion d’un univers dont les mouvements sont programmables.
Ce que cela signifie, c’est que l’univers s’invente au jour le jour. Ce 1/24e de rotation de la terre sur elle-même autour du soleil que nous vivons constitue entre toutes les autres choses qui font l’univers tout ce que le monde peut faire pour le moment. Autrement dit, ce que le monde peut faire pour le moment, c’est le moment. L’univers n’a aucun avenir, il n’est ni plus ni moins que l’émission de forces nécessaires et coordonnées à se faire exister maintenant. Ce que nous vivons maintenant, c’est la limite ultime de l’effort prodigieux de l’univers de vivre. Nous vivons ces derniers instants parce qu’il ne vit jamais que ces derniers instants. Chaque présent est le tout dernier moment d’exister comme on dit d’une nouvelle version d’un appareil qu’elle est la dernière. L’œuvre d’art est en phase avec ce mode insensé de production sans programme ni promesse de lendemain. Elle est un objet qui ne promet rien, comme l’horloge arrêtée du temps humain qui, du fait de ce blocage, se laisse envahir par le seul véritable dynamisme qui existe, soit celui d’un univers qui se fait tout seul, « à l’impro ». C’est exactement ce qui nous remplit à la fois de joie et de terreur. L’authenticité d’une existence sans promesse nous heurte de plein fouet et nous saisissons le fond de présence inhumaine de toute réalité.
Dans cette perspective l’art, c’est aussi la lumière de vérité susceptible de venir éclairer l’objet technique sous l’angle mort d’une absence totale d’avenir. La plasticité des ustensiles se voit ainsi cruellement ramenée à elle même : les porte bouteille ne sont que des statuettes hérissées de pointes en acier, les urinoirs des sculptures de porcelaine, les lycées des volumes et des pans de murs érigés dans l’espace. C’est tout un monde réel de plasticités brutes désertées de toute fonctionnalité humaine qui soudain se manifeste à moi, monde qui n’a jamais cessé d’être là mais qu’enfin je vois parce que mes yeux sont lavés de tout conditionnement à croire d’abord en l’existence de l’avenir humain de toute chose.
Alain Cugno s’intéresse toutefois ici à la création spécifique de l’œuvre d’art par opposition à la conception d’un objet technique, que cet objet technique soit finalement et exclusivement une œuvre d’art, c’est ce que l’artisan ne sait pas encore, tout simplement parce que s’il le savait, il ne se fatiguerait pas à produire un objet utile. L’artiste, par contre, est exactement en phase avec « ce bord du monde » de l’œuvre, avec ces derniers instants d’un univers qui ne vit que ces derniers instants parce qu’il n’a aucune idée des prochains. Voilà pourquoi « la prochaine fois n’aura jamais lieu ». L’artiste apprend à faire ce qui n’a ni précédent ni succession. C’est un peu comme un élève qui, effectuant le travail donné par le maître, se tournerait vers lui pour savoir si ce qu’il a fait est « bien » et réaliserait qu’il n’y a jamais eu de maître. Il ne fait pas son travail par conformité à un « devoir faire », il le fait dans la dimension toujours nouvelle d’un faire sans équivalent, faire qui, de tout ce qui se fait, constitue l’improgrammable loi.
Il serait tout aussi faux, dans cette approche, de dire que c’est l’artiste qui fait l’œuvre ou l’œuvre qui fait l’artiste car la vérité tient en réalité dans le dynamisme cosmique de cet impératif de nouveauté. Ce qu’il faut comprendre ici c’est non pas qu’il y a toujours du nouveau mais que la façon d’être de « l’il y a » est de devenir. La nécessité qui s’empare de l’artiste afin qu’il crée son œuvre est la même que celle de ce 1/24e de rotation de la terre autour d’elle-même d’en faire advenir un « nouveau ». L’artiste épouse le mouvement de la loi de création des instants. Il se tient dans cette expectative infiniment humble, lente et bégayante d’un monde à inventer en train de naître. Comment pourrait-il savoir ce qu’il fait puisque tout est seulement en train de commencer ? Il faut en avoir fini avec le monde des objets fonctionnels humains pour réaliser que tout ne fait toujours que commencer. C’est exactement ce qu’Alain Cugno appelle « la transparence de l’origine ». L’artiste épouse dans le flux par lequel il donne naissance à l’œuvre le mouvement par lequel tout ce qui est vient au monde, mouvement purement gratuit par le biais duquel le fait d’être s’engendre lui-même de lui-même sans explication ni compte à rendre. On peut bien parler si l’on y tient de « mystère de la création », la vérité est que rien vraiment ne se fait autrement mais que cette modalité de création nous semble étrange et terrifiante parce que nous en avons inventé de toutes pièces une autre fictive, rassurante et que ce retour à la vérité crue de l’engendrement déstabilise nos repères.

lundi 13 février 2012

Distinction de l'oeuvre d'art et de l'objet technique


 Tout objet technique a une fonction. Cela signifie qu’il n’est jamais « simplement là » devant moi dans la mesure où son utilité est inscrite dans son ergonomie, dans son être d’objet et qu’il apparaît donc toujours déjà tendu vers l’horizon de son usage possible. Tous les ustensiles qui nous environnent sont autant de conditionnels  d’occupation d’un temps humain, une sorte de « tu pourrais faire ceci, ou cela » qui nous est directement adressé. Un écran d’ordinateur éteint, simplement placé devant moi, est comme l’incitation à mettre en œuvre l’une des multiples opérations qui nous sont accessibles par le biais de l’informatique. Cette présence qu’on pourrait qualifier de « vectorielle » ou de « transitoire » (puisque elle me guide vers un futur d’actions possibles) est doublement sécurisante.
En premier lieu, elle me rassure par rapport à l’avenir. Tant qu’il y aura des objets techniques, il y aura des choses à faire parce que ce sont concrètement les objets techniques qui nous mettent sur la piste de choses à faire. Et si le futur n’était, après tout, que cet arrière plan d’occupations  multiples, urgentes, organisées, indicatrices d’un progrès, qui se dessine derrière cette muraille de plasticité fonctionnelle que nous prenons soin d’installer autour de nous comme un rempart de défense contre l’angoisse d’un présent vide de « choses à faire » ? N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu suspect dans notre précipitation à nous entourer d’objets « nomades », portables et technologiques comme un périmètre de sécurité que nous construisons autour de nous et qui nous permet d’opposer à l’imprévisibilité des évènements la continuité programmatique d’une démarche, la procédure à suivre d’un mécanisme (je ne suis pas ouvert à une rencontre car je consulte ma messagerie – si l’on objecte ici qu’on refuse une rencontre physique au bénéfice d’une autre forme de communication dans la mesure où le message me met en contact avec quelqu’un, il faut penser à tout ce qu’un support technologique et virtuel transforme dans la notion de « mise en présence », l’échappement est toujours possible, nous ne sommes plus mobilisés dans le corps à corps d’un entrecroisement d’interactions présentes, improgrammables : pleurs, agression  verbale, crise de rire. Ce que les réseaux sociaux ou les conversations au portable rendent possible, c’est une certaine modalité différée de relation à l’autre, on échange des messages dans une alternance de phases réceptive et émettrice mais on ne vit jamais le présent d’une composition d’affects. On échange des impressions, on n’en vit pas l’intrication, on fait comme si tout ne se passait qu’au niveau des paroles ou des messages, comme si être avec quelqu’un était seulement « parler avec lui »).
En second lieu, le glissement des objets techniques vers l’activité dont ils font signe nous permet de toujours voir se dessiner un monde humain à l’horizon de nos perceptions présentes. Tout outil nous adresse implicitement ce message : « l’humanité a encore de beaux jours devant elle. » La voiture est comme la « garantie de pertinence » de la conduite. Vivre a un sens et ce sens épouse exactement le vecteur d’une occupation humaine. Devant la carrure et la démonstration de puissance d’un airbus, il est assez difficile de soutenir que l’homme n’était pas fait pour voler. Le sens de ce que c’est que « vivre » est humainement connoté par ce mode de présence particulier de l’outil. La possibilité que l’existence soit autre chose qu’un phénomène humain est complètement occulté par l’objet technique mais en quoi consisterait cette possibilité ? Dans une existence physique, offerte aux aléas des interactions imprévisibles des forces naturelles.
Etre en présence d’une œuvre d’art, c’est faire l’expérience de la destruction de ces deux processus de « sécurisation ». Une œuvre d’art n’est pas là pour faire quelque chose, elle est « là pour être là », si bien que nous ne savons pas, au sens propre, « que faire d’elle » parce que notre modalité habituelle de perception des choses est démentie, désamorcée par une plasticité brute, sans arrière plan. Les objets techniques nous libèrent. Ils polarisent d’autant moins le champ de notre attention qu’ils ne sont là que pour faciliter la transition vers une activité. L’œuvre d’art, au contraire, ne nous indique rien, ne nous invite à rien. Ce n’est pas seulement qu’elle n’ait aucun avenir fonctionnel, c’est surtout qu’elle plombe l’atmosphère de sa rencontre de la possibilité qu’elle fait naître en notre esprit qu’il n’existe pas de futur. Toute œuvre d’art nous fait physiquement éprouver le bord d’une existence sans exigence de suite. Bien sûr, elle peut me décrire un univers de joie, me faire éprouver une sensation de plaisir, voire d’espoir, de confiance, mais ce sera toujours sur le fond d’une modalité de mise en présence « captivante », « totale », sans dépassement. Nous ne réalisons jamais vraiment le bouleversement complet de perception imposé par la rencontre avec une œuvre, alors nous disons : « c’est beau » ou « c’est laid », ou « ça fait penser à … », nous bricolons une suite, une exigence de commentaire pour combler le vide qui nécessairement nous trouble, vide angoissant dans la mesure où il exprime une « fin ».
 Tout s’arrête là, vous pouvez vous indigner, taper du pied, montrer votre culture en parlant de l’auteur, vous extasier, tomber en pamoison, la seule vérité d’une œuvre d’art tient dans le coup d’arrêt à toute procédure de dépassement vers un futur dans laquelle tient le phénomène brut de sa plasticité. Devant certaines œuvres, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander « ce qu’il a bien pu vouloir dire par là » mais la réponse est simple : « RIEN ». Toute œuvre d’art est le produit d’une suspension radicale dans l’attitude consistant à se demander toujours ce qu’il y a derrière les choses, les mots, les attitudes. « Guernica » ne nous dit pas que : « la guerre c’est mal », cette toile « est » le mal de la guerre. Elle ne symbolise rien, elle est le ressenti douloureux de la guerre par Picasso. « Oui, nous dirait un connaisseur mais voyez comment derrière le morcellement des corps, la figure du taureau, l’entrecroisement des lignes se dit… ». Non, ce n’est pas vrai, aucun de ces traits ne symbolise quoi que ce soit. Picasso n’a rien voulu dire, il l’a vécu comme ça et c’est tout. Aucune œuvre d’art n’est l’expression d’un « vouloir-dire », elles sont plutôt l’impression d’un « ne pas pouvoir sentir autrement ».
Le sens utilitaire de nos occupations nous a toujours permis d’entretenir la certitude que la seconde prochaine « viendra ». Pourtant rien ne me la garantit, ce n’est même pas d’une éventualité de « la fin du monde » dont il est ici question, c’est plutôt de ce fond de panique bien réel que chacun de nous éprouve lorsqu’il réalise la justesse de cette vie sans assurance de futur proche qui nous est donnée. Exister, c’est vivre dans le sentiment vrai de cette incapacité fondamentale de l’instant présent à fonder quoi que ce soit de certain sur l’existence à venir d’un instant « prochain ». Du fait qu’en cet instant je sois ne s’ensuit aucunement la nécessité que dans une seconde je sois encore. L’être humain est l’exemple unique d’un genre d’êtres qui a constitué tout un ensemble de pratiques, de disciplines, de religions, de valeurs et de technologies pour évacuer cette réalité de la toute première évidence : « vivre, c’est tenir dans l’incertitude de durer », ou en d’autres termes : « on ne vit que dans la croyance de survivre ». Une œuvre d’art, c’est une certaine façon d’accaparer notre attention, de nous installer dans l’instant présent de l’impression suscitée par un objet ou par une séquence de sons, d’images de telle sorte qu’il n’existe plus de perspective de dépassement, comme une silhouette trop large, trop carrée pour que nous puissions regarder derrière son épaule ce qui se profile derrière elle. Nous sommes trop marqués par l’empreinte d’un environnement presque exclusivement composé d’ustensiles pour ne pas poser à l’œuvre d’art la question à laquelle tout objet technique répond : « quel monde pour demain ? » mais l’œuvre d’art nous interroge à son tour : « quel demain ? »
Nous sommes confrontés ici à un malentendu « tragique » qui dure depuis longtemps et sur lequel s’est installée une profession : les esthètes ou les spécialistes, les « connaisseurs » en matière d’art. Puisque l’œuvre d’art est « là » et qu’elle ne satisfait pas au rapport habituel que nous entretenons avec les objets, à savoir celui de nous guider vers l’avenir d’une chose à faire, nous avons inventé la fiction du « message ». L’artiste nous dit quelque chose par son œuvre. L’essentiel c’est que soit évacuée la vérité « plombante » de l’œuvre, celle qui nous installe dans l’évidence d’une existence sans avenir. En réalité, l’artiste n’a pas créé son œuvre pour nous dire quelque chose, il l’a créé parce qu’il l’a pu. Combien d’interviews d’artistes nous renvoient toujours à un dialogue de sourds entre un journaliste qui s’obstine à demander « en vue de quoi » l’artiste a fait l’œuvre et l’auteur qui répond maladroitement qu’il a fait ce qu’il a fait parce qu’il n’a pas pu faire autrement. On se dit alors qu’il est « génial », inspiré par quelque chose de divin ou de surnaturel. Mais la vérité est beaucoup plus simple : l’artiste est un type d’homme qui, contrairement à nous, se contente d’être là dans un univers qui n’est que là. On pourrait dire qu’il voit qu’il est midi au beau milieu d’une foule qui cherche sans cesse midi à quatorze heures. Nous ne cessons de regarder et de foncer vers un avenir et lui ne comprend pas que nous délaissions ainsi un présent certain au bénéfice d’un futur incertain. On pourrait résumer les termes de ce malentendu de la façon suivante : l’artiste nous donne à éprouver une œuvre qui s’est créée dans le cours de cette évidence selon laquelle rien n’est à interpréter, tout est à vivre et nous lui répondons en lui disant que cela aussi, nous allons l’interpréter. C’est de ce quiproquo que naît parfois dans les musées l’anomalie des visités guidées dans lesquelles une personne « autorisée » nous décrit les mille et une manière d’évacuer le contact pur et simple avec une œuvre qui n’a été créée que pour la réalité « crue » de cette rencontre en la recouvrant d’interprétations plus ou moins élaborée ou d’anecdotes sur le contexte de l’œuvre, sur la vie de l’auteur, bref autant de commentaires visant à étouffer le scandale d’une œuvre qui n’est là que pour être là.
L’œuvre d’art brise également le second « cordon de sécurité » que les objets techniques installent autour de nous, à savoir la certitude que l’évolution du monde suit le mouvement du progrès humain. Une œuvre, c’est fondamentalement le contraire « d’en faire trop », elle se réduit dans le fait de sa présence physique : une musique est une séquence de sons qui n’est que du son, une peinture, un travail de couleurs sans visée indicative d’un comportement humain ou d’une chose à faire, un film, une suite d’images qui ne sont que des images. Il n’est question que de vivre en phase avec le présent d’un univers qui n’est que pure plasticité mais cela contredit tous les automatismes produits par plus de quarante siècles de conditionnement « civilisateur » et culturel humain.

samedi 4 février 2012

La croyance selon David Hume

« La différence entre une fiction et une croyance gît en quelque sentiment ou sensation, qui s’attache à la seconde, non à la première, et qui ne dépend pas de la volonté ni ne se peut commander à plaisir. Il faut que ce sentiment, comme tous les autres, soit excité naturellement, et qu’il naisse de la situation particulière où l’esprit se trouve placé dans une conjecture particulière quelconque. Chaque fois qu’un objet se présente à la mémoire ou aux sens, il porte immédiatement l’imagination, par la force de l’habitude, à concevoir l’objet qui d’ordinaire y est joint ; et cette conception s’accompagne d’une sensation ou d’un sentiment qui diffère de celui dont s’accompagnent les vagues rêveries de la fantaisie. En cela, consiste toute la nature de la croyance. Car comme il n’y a pas de chose de fait à quoi nous croyions si fermement que nous ne puissions concevoir le contraire, il n’y aurait pas de différence entre la conception à laquelle on acquiesce et celle qu’on rejette, n’était quelque sentiment qui distingue l’une de l’autre. Si je vois une boule de billard se mouvant vers une autre sur une table lisse, je puis aisément concevoir qu’elle s’arrête au contact. Cette conception n’implique pas contradiction ; mais pourtant elle s’accompagne d’un sentiment tout autre que la conception par où je me représente l’impulsion et la communication d’une boule à l’autre. »

 Quelques éléments de compréhension du texte
C’est un texte difficile que l’on peut lire et relire sans avoir le sentiment de comprendre plus la cinquième fois que la première. Il importe donc de le parcourir en ayant bien présent à l’esprit ce principe fondamental de lecture qu’est l’unité d’un texte proposé au baccalauréat. Cela signifie que si nous finissons par en saisir un aspect, le rapport entre deux mots, une phrase entière, voire le rapport entre deux phrases, alors nous disposons d’une prise par le biais de laquelle c’est la totalité du passage qui s’éclaire. C’est comme une bobine qui se déroule dés que l’on en a saisi une extrémité.
C’est probablement par le biais de l’exemple final qu’il convient d’aborder le texte et de relire rétrospectivement le début. « Si je vois une boule de billard se mouvant vers une autre sur une table lisse… » , David Hume nous invite à considérer le fait suivant: lorsque je vois une boule de billard se diriger rapidement vers une autre qui est immobile, je suis sûr qu’elle va lui communiquer son impulsion, mais je pourrais aussi me représenter la possibilité qu’elle se fixe à son contact. Je le pourrais en ce sens que mon esprit peut se représenter une telle scène. Devant un début de situation, nous sommes suffisamment imaginatifs pour concevoir une multitude de suites possibles. Mais pourquoi nous le ferons-nous pas ? Parce que nous avons toujours vu des boules de billard lancées vers d’autres leur communiquer leur mouvement. C’est l’habitude de voir cette suite succéder à ce début de situation qui nous fait « croire » qu’elle va se dérouler encore. La croyance est donc cette représentation d’un avenir qui se distingue de toutes les autres représentations concevables par mon imagination par le biais d’une intensité plus forte due à l’habitude.
Reprenant le texte nous réalisons alors que la fin nous fait comprendre le début : que la boule lancée vers l’autre s’arrête au point d’impact est une fiction, qu’elle lui communique son mouvement est une croyance. Peut-être commençons-nous à saisir la raison pour laquelle nous ne comprenions quasiment rien au début : Nous, nous ne parlerions pas de croyance mais de certitude, nous n’évoquerions pas non plus l’habitude mais la causalité. Si la seconde boule va bouger au contact de la première c’est parce que le mouvement de la première est la cause du mouvement de la seconde mais c’est précisément cette notion de causalité dont Hume entreprend ici, de façon voilée, la critique. C’est un peu comme si le philosophe écossais nous faisait rentrer dans un autre monde, un monde étrange dans lequel l’eau portée à 100 degrés ne serait pas « cause » de son ébullition mais seulement le préalable récurrent. Dans un univers où des faits se succèdent, l’homme crée artificiellement et illégitimement des rapports de cause et d’implication. Aucun fait n’est la cause d’un autre, ils sont simplement connectés dans un ordre de succession, de contiguïté, pas d’implication. Ce n’est pas parce qu’elle a été choquée par la première boule que la seconde bouge, c’est seulement après. Quelque chose de la thèse de Hume en veut à la science, du moins à la science qui appuie ces certitudes sur des rapports de causalité.
Finalement Hume donne une véritable assise à cette formule que nous entendons si souvent : « on ne sait jamais ». Je ne « sais » pas que ce stylo roulant vers le bord de la table va tomber, je le « crois » et la répétition de cette connexion de faits entre le premier et le second n’est justement « que » cela. La vision  de Hume n’invalide pas la science mais elle en fait une étude des rapports et non une étude des causes. Il ne s’agit plus pour nous de comprendre les raisons des phénomènes mais de créer une sorte de cartographie, de relations de faits qui tissent des trajectoires nous font aller de ceci à cela, de la même façon qu’un trajet ne rend aucunement impossible un autre. Plutôt que de prendre immédiatement cette conception « en grippe », peut-être convient-il que nous réfléchissions à la possibilité qu’elle nous offre d’expliquer les processus de dépassements et de révolutions scientifiques. La conception de Newton n’est pas plus vraie que celle de Galilée, elle n’est même pas plus pertinente, elle explore simplement davantage de contiguïtés de fait. Ce n’est pas qu’elle sache plus de choses, c’est qu’elle croit à plus de rapports entre les faits. L’effort demandé au scientifique ne consiste pas à descendre sans cesse plus profondément dans les causes des phénomènes  mais à s’habituer à de nouvelles connexions. L’univers n’est plus tant fascinant parce qu’il contiendraient des secrets enfouis qu’il nous resterait à découvrir mais parce qu’il s’offre à des contractions d’habitude qu’il nous reste à inventer.  
Explication du texte 
Nous considérons que nous connaissons un phénomène quand nous pouvons en déterminer la cause. C’est ainsi que nous progressons dans la compréhension de notre univers au fur et à mesure que nous formulons des enchaînements de causalité qui nous livrent les lois auxquelles se soumettent les faits observables. Par exemple, la théorie de l’attraction universelle explique que tel objet glissant de mes mains chute vers le sol et « je sais » qu’il en sera toujours ainsi. En distinguant ici la fiction de la croyance, Hume tente de révéler une toute autre approche de cette certitude, laquelle ne constitue selon lui qu’une probabilité dont la force ne vient pas de la certitude d’un rapport d’engendrement, de provocation, mais de la croyance enracinée dans l’habitude d’une association. Ce que nous appelons certitude n’est après tout que le produit d’un travail d’imagination, d’anticipation née de l'observation répétée d'un rapport. C'est donc dans l'expérience et l'habitude contractée de la répétition de rapports entre des faits qu’il convient de chercher le sentiment par le biais duquel nous nous attendons à ce que tel ou tel événement se produise après tel autre. La croyance est une anticipation doublée d’un sentiment par quoi elle se distingue de la fiction qui ne consiste, elle, que dans une anticipation « tout court ».
Le style de ce passage est descriptif mais on pourrait dire qu’il l’est « constitutionnellement » ou « substantifiquement » dans la mesure où le présupposé philosophique dans lequel s’inscrit la démonstration de Hume tend à nous faire comprendre que nous vivons d’abord et nous en tirons des conclusions « savantes » ensuite. L’entendement humain est descriptif. Nous ne savons rien, nous ne faisons que croire pour ensuite préjuger de ce qui va se passer. 
Le « car » marque une rupture de tonalité par le biais de laquelle nous entrons dans un style plus argumentatif, s’il en allait autrement, nous ne cesserions d’envisager à chaque perception les successions les plus improbables, au sens propre. Le passage se termine par la référence à l’exemple qui éclaire rétrospectivement l’ensemble du texte. L’auteur optimise l’effet de compréhension de l’exemple en le mettant en perspective par rapport aux termes précédemment utilisés (« conception, contradiction sentiment »). Nous n’avons plus qu’à plaquer l’esprit de notre réalisation sur les passages antérieurs du texte pour saisir en saisir le sens dans sa totalité.
Personne ne peut « savoir » que le soleil se lèvera demain. Nous ne faisons qu’en pressentir très fortement la probabilité. Dans un autre passage, David Hume insiste sur le fait que s’il en allait autrement, nous ne pourrions même pas émettre la proposition suivante : « le soleil ne se lèvera pas demain ». Or cette affirmation est parfaitement intelligible, elle a un sens. Elle n’est pas incompréhensible. Elle est donc digne d’être envisagée à titre de possibilité extrêmement peu probable mais possibilité quand même. Ce que nous touchons avec cette phrase, ce n’est pas seulement la limite de ce qu’un esprit peut concevoir de possibilité « presque impossible » mais c’est aussi cette teneur fictive dont on ne peut pas complètement exclure qu’elle devienne réelle. Si elle n’était pas encore accrochée, ne serait-ce que par un fil extrêmement fragile, à un soupçon de réalité « possible », elle ne serait pas « tissée » d’assez de substance mentale, linguistique, ou de cohérence sémantique (ce qui fait le sens d’un énoncé) pour être dite. Le simple fait que nous puissions formuler l’hypothèse d’un soleil qui ne se lève pas, d’un stylo qui tomberait au plafond au lieu de tomber sur le sol atteste d’une situation au sens propre « envisageable ». En d’autres termes, tout ce qu’un esprit peut concevoir de situations représentables, « pensables », énonçables mais extrêmement peu probables nous fait expérimenter les limites mêmes du réel, les bordures du monde. Le romancier laissant libre cours à son imagination explore bien le domaine de la fiction et met en œuvre la capacité de son esprit à envisager les possibilités les plus folles mais le simple fait que ces situations viennent sous sa plume et désignent des configurations formulables prouvent qu’elles ne sont pas rien. Le propre de l’impossible, c’est de n’avoir pas même assez de sens pour être seulement envisagé.

Toutefois, si nous nous tenions toujours dans cette ligne de crête entre le possible et le « très peu probable », chaque instant nous laisserait un peu hébété, circonspect dans l’attente de tous les possibles puisque tout ce que l’on peut imaginer, du fait même que cela soit imaginé jouit de ce soupçon de réalité suffisante pour constituer de plein droit un fait éventuel. C’est ainsi que dans le film « Magnolia » de Paul Thomas Anderson, on assiste  au beau milieu de scènes assez courantes, décrivant « plus ou moins » le quotidien des personnages à une pluie de grenouilles. Si nous ne concevions que des fictions, nous serions interdits devant d’éventuelles pluies de grenouilles, de sauterelles ou d’enclumes (dans quelle matière faudrait-il concevoir les parapluies ?). Or ce n’est pas le cas, nous pensons que le soleil va se lever demain et que nos stylos vont tomber de nos tables sur le sol. Toute l’originalité et la pertinence de la pensée de Hume vient ici du fait qu’au lieu de situer, comme nous le faisons habituellement, la croyance comme « le moins de la certitude », il la définit comme « le plus de la fiction ».
Mais la profondeur de sa conception va plus loin encore dans la mesure où ce qui différencie la certitude de la croyance est un certain rapport au réel (quand je sais une chose, je pense que cette chose « est » ou « sera ») alors que ce qui différencie la croyance de la fiction consiste dans les variations d’un curseur dans les « intensités de supposition » (croire à un événement c’est penser qu’il « peut être »). Ce qui caractérise le scepticisme radical de l’auteur réside dans le fait que notre rapport au monde ne consiste que les variables de ces intensités de supposition. Le champ de notre rapport au réel se situe entre deux extrêmes également inexistants : la certitude et l’impossible. Ce qui reste, c’est le mouvement d’oscillation d’intensités de probabilités plus ou moins fortes dans le champ d’investigation d’un « peut-être ». On comprend ainsi que le terrain d’exploration de la science n’est aucunement, pas davantage que pour toute autre discipline humaine, celui de la réalité, de la nature, mais celui des variables de ses intensités de supposition. Etant entendu qu’il n’est pas question pour le savant de « savoir », de connaître les causes de ce qui se produit, il ne peut plus s’agir pour lui que d’œuvrer à affermir ses croyances, de constituer des « épaisseurs de probabilité » de plus en plus denses. Il n’y a plus rien à découvrir mais seulement des connexions à installer, des suppositions à « possibiliser ».
C’est donc en distinguant la croyance de la fiction que nous comprendrons vraiment en quoi elle consiste. Si nous croyons que le stylo va tomber quand il roule vers le bord de la table, c’est parce que le sentiment de probabilité qui accompagne cette représentation du futur proche est plus fort que celui qui accompagne la représentation d’un stylo montant au plafond. Ce n’est pas que je veuille qu’il tombe ou que j’en ai davantage envie, c’est plutôt que je ne peux pas réprimer la force de l’habitude qui me fait adhérer à cette possibilité. Cette habitude n’a cependant rien d’une généralisation ou d’une banalisation. Ce n’est pas vraiment que nous « pensions » que la chute va se produire comme on applique une loi générale aperçue ailleurs à ce cas particulier. C’est plutôt que nous avons conservé inconsciemment l’empreinte d’une association : « chute / sol » et que le fil de cette association est à ce point inscrit dans notre esprit qu’il revient à la surface dans les occurrences similaires. Ce point est fondamental pour comprendre toute la différence entre l’innéisme et l’empirisme : ce n’est pas parce que j’ai un esprit généralisant que je peux appliquer le principe d’un mouvement ou d’un rapport entre deux phénomènes à des situations particulières, c’est, au contraire parce qu’il n’y a que des situations particulières que naît l’habitude d’associer un phénomène à un autre. Ce n’est pas l’entendement qui prévoit, c’est l’imagination qui se souvient et elle ne se souvient que parce que « sous-vient » d’une expérience passée un rapport entre deux objets ou situations. Il convient ici de distinguer très clairement la causalité de l’habitude : ce n’est pas parce qu’il quitte le support de la table qu’il va tomber, mais j’ai l’habitude de le voir quitter le plateau de la table et tomber. Contracterions-nous d’autres habitudes, tisserions-nous d’autres liens que nous ne verrions peut-être pas la même chose. Ce n’est pas au niveau de la compréhension des lois qui régissent les phénomènes qu’il faut situer l’activité de l’homme mais à celui de l’empreinte que trace en nous la répétition de liaisons entre des phénomènes.
 Peut-être convient-il de lire les premières lignes du texte à la lumière des dernières comme s’il composait une continuité qu’il s’agirait de parcourir « en boucle ». Qu’est-ce qui différencie ma croyance dans le fait qu’une boule choquée par une autre va se mouvoir sous l’impulsion de la force motrice de ce contact, et cette autre selon laquelle cette même boule dans la même situation va rester immobile ? Nous aurions envie de répondre immédiatement : « le bon sens », l’évidence, voire la connaissance de la loi régissant les corps en mouvement. Mais Hume ne nous parle ici que d’un sentiment qui fait de la première possibilité une croyance et de la seconde une fiction. Il n’est donc aucunement question d’avancer l’idée selon laquelle la première est « vraie » et la seconde « fausse ». Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas complètement certain que la boule choquée se déplace, il y a de très fortes probabilités et j’ai le pressentiment très marqué qu’elle va le faire mais je n’en suis pas plus sûr que je ne peux l’être de l’existence à venir de cette prochaine seconde. « A ce compte là, nous ne sommes jamais sûrs de rien » sommes-nous alors tentés d’objecter, mais on saisit le sens véritable de terme de scepticisme quand on comprend que Hume nous répondrait : « Oui, en effet ». Comme il n’y a pas de « connaissance » au sens usuel du terme dans la mesure où aucune certitude n’est possible, il n’y a pas non plus de distinction entre un sujet qui connaît et une chose qui serait connue, mais alors qu’y-a-t-il ? Des impressions qui sont « données » et dont les intensités sont variables. Ce ne sont plus les hommes qui se portent vers les choses, ce sont des impressions qui suivent leur cours et qui dessinent des sensibilités au gré des variables de leurs intensités. Le sujet est d’abord passif dans son rapport au monde tout simplement parce que la distinction entre lui et le monde n’est pas du tout évidente. Elle serait même plutôt improbable. L’homme ne prend pas d’abord conscience du monde ou d’une situation, il est constitué par son enracinement dans l’un et l’autre.
On comprend alors l’importance de la restriction : « qui ne dépend pas de la volonté ni ne se peut commander à plaisir ».  Le sentiment ne naît pas d’une sensibilité particulière, la notre en l’occurrence, mais d’une « situation ». On pourrait dire que c’est ce « mixte » que compose une conjecture particulière avec l’esprit qui s’y trouve pris qui constitue le sentiment. Il y a des rapports entre des situations construits comme des habitudes par l’esprit. La boule lancée vers la seconde et la seconde boule animée par le mouvement de la première sont des conjectures dont on pourrait dire que l’esprit humain les « compactent » par le biais de l’habitude. Celle-ci est à la fois active et passive dans la mesure où ce lien est celui que l’imagination enregistre passivement mais l’action consistant à « s’appesantir » sur lui, à en structurer la connexion comme réitérable vient de l’esprit. Je suis donc très fortement porté à croire que la seconde boule va bouger sous l’impact de la première, mais non pas parce que c’est ce que les lois de la physique des corps en mouvement font advenir mais parce que les situations sont liées les unes aux autres par des connexions impressives que la sensibilité humaine sédimente en habitude. Nos délires, ce sont des connexions impressives « fines », « souples », ténues, non encore figés par l’esprit de répétition. Je n’ai pas le pressentiment d’une seconde boule immobile sous l’impact de la première, je peux en avoir l‘idée comme je peux avoir l’idée de choses complètement improbables. Nous pouvons concevoir un nombre incalculable de rapports entre des situations, cela s’appelle « avoir de l’imagination », mais quand nous sommes portés à croire à l’automaticité du rapport entre une conjecture et une autre, nous parlons de causalité alors que nous n’avons affaire qu’à la montée en puissance d’un voisinage impressif. Tout le problème vient de ceci que nous voulons constituer comme des lois les rapports entre les phénomènes alors qu’il ne devrait vraiment être question que d’épaissir des textures de connexion entre des impressions. Rien n’est à connaître, tout est à pressentir. S’il ne dépend pas de moi de faire naître un sentiment entre deux situations, il me revient d’être le conducteur sensible de ce courant reliant les deux faits et d’en compacter la teneur dans l’épaisseur d’une habitude. Ce n’est pas qu’il y ait des rapports vrais et d’autres faux, c’est plutôt qu’il y a des connexions impressives plus offertes que d’autres à ce travail de cristallisation par le biais duquel l’esprit leur prête la consistance d’une habitude.
L’univers se manifeste alors à nous sous un jour différent, un peu comme un ciel d’orage dans lequel toutes les charges électrostatiques sont potentiellement liées mais où les éclairs ne fulgureront qu’entre certaines d’entre elles au gré des différences de potentiel de chacune. Mais que désigne l’éclair ? L’effectuation d’un voisinage impressif : la boule lancée et l’autre boule mue par le mouvement de la première, ce que nous pourrions appeler « un instant », le fond même de cette fécondité mondaine par quoi se produit « quelque chose ». C’est bel et bien le moteur de la réalité qui fonctionne par l’effectuation incessamment répétitive d’un « ET » plutôt que par le déploiement de la chaîne implicative d’un « CAR ». Rien ne nous prédestine à connaître telle ou telle loi de l’univers mais tout nous invite à y supposer sans relâche de nouveaux « ET ».
« Car comme il n’y a pas de chose de fait à quoi nous croyions si fermement que nous ne puissions concevoir le contraire. » Nous avons mis à jour les ressorts cachés de la croyance et il est maintenant temps de marquer la pertinence de cette analyse dans l’expérience directe que nous faisons du réel. Si la croyance était autre chose que ce que cette représentation plus vive d’un rapport entre deux situations, nous ne pourrions expliquer cet excès d’imagination qui nous rend capable de nous représenter une scène différente de celle que nous voyons arriver. C’est bien la preuve que tout ceci n’est qu’affaire de projection : le réel déborde de tout côté de l’exclusivité du seul rapport posé par l’habitude et c’est bien la marque qu’il ne s’agit là que d’une habitude de « transfert ». Si la croyance, au lieu d’être une fiction très puissante, était une certitude très « présumée », on ne voit pas d’où viendrait cet excès de pensée folle décrivant à nos esprits des boules immobiles sous le choc, des lendemains sans soleil, ou des stylos flottant dans l’air. Où irions-nous chercher ce qui n’existe pas si cela ne s’imposait pas évidemment à nous comme faiblement mais indéniablement susceptible d’exister ? Nous avons potentiellement en nous toutes  les connexions entre toutes les situations et ce que nous appelons fictions ou rêves ne sont en fait que des potentiels de liaisons faibles mais « réels ». Ce n’est pas que notre esprit soit particulièrement inventif, c’est, au contraire, qu’il réside exclusivement dans la capacité à n’être que pleinement « attentif ».
L’imagination n’a aucun pouvoir de se représenter de la non-existence ; elle atteint au contraire le plein rendement de sa puissance quand elle se résout dans sa seule et authentique teneur impressive par le biais de quoi elle réalise sa texture mondaine. Pour l’imagination, saisir ce qu’elle est, c’est saisir ce qu’est « être ». Elle comprend sa réalité en même temps qu’elle se comprend faite de la texture même de tout ce qui est réel, c’est pourquoi elle ne saurait jamais délirer au-delà de ce qui, possible, se trouve aussi être réel. Il faut sortir l’imagination du contexte personnel d’un « moi », ce que le rêve devrait suffire à nous faire comprendre puisque rêver revient à accomplir la fonction première du réel qui est d’émettre des images. Que l’état dans lequel nous sommes le plus simplement et exclusivement occupé à « être » indépendamment de tous les « divertissements » que notre vie éveillée prétendument active  essaie de nous faire accepter comme primordiaux soit celui d’une incessante production de séquences impressives devrait nous faire comprendre l’exhaustivité de cette fibre « imageante » du réel. Ce n’est pas nous qui concevons des images, c’est le fait d’être qui fait des images. Le rêve est l’une des voies privilégiées par l’ouverture desquels c’est le réel qui se manifeste à notre souvenir. Rêver, délirer, c’est le contraire de « rien », c’est toucher du doigt les bordures de la « Toute Réalité ». Ce que nous appelons « notre imagination », c’est précisément cette part de nous qui nous permet de coïncider avec la réalité de l’invalidité d’un « nous » ou d’un « moi », c’est lorsque le fait d’être réel l’emporte enfin sur toutes ces illusoires prétentions à être « quelqu’un », c’est lorsque nous communiquons avec toutes les possibilités de connexions impressives par l’agencement desquelles la vie va produire le fait d’exister.
Le simple fait que nous puissions nous représenter des choses prétendument impossibles prouvent qu’elles ne le sont pas. Il n’y a dans la réalité que des mises en situation reliées les unes aux autres par ce que nous pourrions appeler des « consistances de sédimentation par l’habitude » plus ou moins denses. Les tableaux improbables de réalités que nous envisageons parfois correspondent à des couches très souples et malléables de ce « terreau impressif ». Une fois « venues  à l’image », elles sont d’emblée dotées de tout ce qui suffit à constituer bel et bien un « donné ».
Le fait que je dise que x est en relation avec y et que x n’est pas en relation avec y implique contradiction parce que justement nous ne sommes aucunement en prise ici avec le réel. Les propositions logiques sont formelles, vides, elles n’ont aucun contenu. Imaginer une licorne fait exister l’image d’une licorne, poser un raisonnement comme rapport d’un x avec un autre élément y ne fait exister aucune image de x parce qu’il n’y en a pas. Avec les mathématiques, le langage humain atteint son degré ultime de formalisme. Autant nos délires imaginatifs explorent la bordure positive et pleine de la toute réalité, autant les raisonnements de la logique formelle voisinent avec la frontière négative du vide. Il y aurait donc beaucoup à dire ici sur cette adhésion au calcul par le biais de laquelle nous considérons qu’un rapport est vrai parce qu’il a été démontré par des raisonnements mathématiques. Le calcul consiste, au contraire , dans la couche la plus abstraite et la plus dure de l’action sédimentaire de l’habitude.
Concernant ce que l’on appelle les vérités de fait : le fait que le soleil se lèvera demain, par exemple. Il n’est rien de cet acte qui m’empêche d’envisager la possibilité qu’il ne se lève pas pour la bonne raison que la teneur impressive et factuelle d’un soleil qui se lèvera ne se distingue de l’image d’un soleil qui ne se lèvera pas que par la variation d’un degré de croyance. Voilà pourquoi elle n’implique pas contradiction.

L’enjeu de cette définition de la croyance réside dans cet implicite qu’est l’exclusion de toute référence à la certitude. On perçoit ainsi jusqu’où le scepticisme de Hume peut aller dans la tentative de transformation du « Scio » (je sais) de la science en variations intensives de « Credo » (je crois). Nous entendons suffisamment dire, à juste raison, que la science est devenue la nouvelle religion de l’occident pour que nous nous interrogions sur le sens de la démarche du philosophe écossais. Il ne saurait être question pour lui de donner à ce rapprochement entre la science et la religion la même dimension critique que celle dont nous investissons aujourd’hui cet énoncé, notamment parce que l’illusion de la causalité hante tout autant les religions transcendantes que la science. Le credo sceptique visé par Hume n’a aucun rapport avec un credo religieux ou scientifique d’esprit positiviste. Il s’agit plutôt de proposer un nouveau modèle de l’évolution des sciences. Une fois assimilée la substitution à la notion de causalité de celle d’habitude, il n’est plus rien du réel qui s’impose à nous comme attendant d’être découvert mais tout en lui s’offre au contraire au génie de l’incessant renouvellement de ses réseaux de connexions impressives. L’univers ne se manifeste plus tant à nous comme un système traversé de lois qu’il nous faut connaître et détourner à notre profit mais comme une sorte de cerveau qui nous enveloppe et dont l’incroyable capacité de combinaisons neuronales se révèle discrètement sous les traits humbles et pudiques du seul « pressentiment".