lundi 7 mars 2016

La société contre l'Etat (1974) de Pierre Clastres


« Les sociétés primitives sont donc des sociétés indivisées (et pour cela, chacune se veut totalité une) : société sans classes - pas de riches exploiteurs des pauvres -, sociétés sans division en dominants et dominés - pas d’organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre complètement au sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés primitives. La séparation entre chefferie, et pouvoir signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s’y pose pas, que ces sociétés sont a-politiques ? A cette question, la pensée évolutionniste et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (engelsien surtout) – répond qu’il en est bien ainsi et que cela tient au caractère primitif, c’est-à-dire premier de ces sociétés : elles sont l’enfance de l’humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l’a-politique au politique. Le destin de toute société, c’est sa division, c’est le pouvoir séparé de la société, c’est l’Etat comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de leur imposer.


Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans Etat. L’absence de l’Etat marque leur incomplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi ? On voit bien qu’un tel jugement n’est en fait qu’un préjugé idéologique, fondé sur une conception de l’histoire comme mouvement nécessaire de l’humanité à travers des figures du social qui s’engendrent et s’enchaînent mécaniquement. Mais que l’on refuse cette néo-théologie de l’histoire et son continuisme fanatique : dès lors les sociétés primitives cessent d’occuper le degré zéro de l’histoire, grosses qu’elles seraient en même temps de toute l’histoire à venir, inscrite d’avance en leur être. Libérée de ce peu innocent exotisme, l’anthropologie peut alors prendre au sérieux  la vraie question du politique : pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans Etat ? Comme sociétés complètes, achevées, adultes et non plus comme embryons infra-politiques, les sociétés primitives n’ont pas l’Etat parce qu’elles le refusent, parce qu’elles refusent la division du corps social en dominants et dominés. La politique des Sauvages, c’est bien en effet de faire sans cesse obstacle à l’apparition d’un organe séparé du pouvoir, d’empêcher la rencontre d’avance sue fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société Primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas séparé de la société, parce que c’est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l’apparition en son sein de l’inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c’est l’exercer ; l’exercer, c’est dominer ceux sur qui Il s’exerce : voilà très précisément ce dont ne veulent pas (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l’inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette lutte, qu’à cesser d’endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l’irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu’elles y perdraient leur liberté.

La chefferie n’est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent du pouvoir. Quel en est le lieu réel ? C’est le corps social lui-même qui le détient et l’exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s’exerce en un seul sens, Il anime un seul projet : maintenir dans l’indivision l’être de la société, empêcher que l’inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire l’inégalité : Il s’exerce, entre autres, sur l’institution d’où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne plus laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l’abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la société primitive, mais elle possède les moyens de l’exorciser.
L’exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n’est pas inhérente à l’être du social, qu’en d’autres termes l’Etat n’est pas éternel, qu’il a, ici et là, une date de naissance. Pourquoi a-t-il émergé ? La question de l’origine de l’Etat doit se préciser ainsi : à quelles conditions une société cesse-t-elle d’être primitive ? Pourquoi les codages qui conjurent l’Etat défaillent-ils, à tel ou tel moment de l’histoire ? Il est hors de doute que seule l’interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d’éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l’Etat éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort. »


Quelques éléments pour comprendre le texte
Pour bien comprendre ce texte qui contient probablement l’une des critiques les plus intéressantes de toute argumentation en faveur de l’Etat (puisque la thèse défendue consiste à montrer non seulement qu’il est possible de « faire société sans Etat », mais encore que la société occidentale a fondé arbitrairement toute sa conception du pouvoir sur l’Etat au point de considérer comme « primitive » tout modèle de société différent du sien), il convient de comprendre ce que signifie l’expression « société primitive ». Elle désigne toute communauté humaine qui ne connaît pas l’écriture et qui suit une économie dite « de subsistance » (c’est-à-dire que le groupe consomme dans la journée la nourriture produite ou chassée dans la journée, sans faire de provision).

Que signifie d’autre part « la séparation entre chefferie et pouvoir », point également crucial pour saisir toutes les implications de ce passage ? Dans les sociétés primitives, comme par exemple, celles des indiens d’Amérique, il y a bien des « chefs », mais ces derniers sont chargés de veiller à la cohésion des membres de la tribu et en aucune façon de donner des ordres à qui que ce soit : « l’ethnologue Lowie isole trois propriétés essentielles du leader indien : a) il est un faiseur de paix, instance médiatrice du groupe, celui qui règle les conflits b) il doit être généreux de ses biens, et ne peut se permettre de repousser les demandes de ses administrés (il est donc plus pauvre qu’eux) c) seul un bon orateur doit accéder à la chefferie.

Le point le plus fondamental de toute la thèse défendue par Pierre Clastres consiste à interroger nos présupposés. S’il y a bien une possibilité que Thomas Hobbes n’envisage à aucun moment dans son texte, c’est bien celle qui verrait les hommes s’organiser politiquement avec un chef sans que ce chef exerce la moindre autorité. La distinction entre la chefferie et le pouvoir, entre la société et l’Etat se situe exactement dans la nuance de cette éventualité qui échappe à toutes les catégories de la philosophie politique occidentale. En qualifiant d’emblée les sociétés sans état de primitives, nous les inscrivons arbitrairement dans le schéma de ce que nous considérons comme l’évolution « normale » de ce que doit être pour nous une société, à savoir hiérarchisée en classes et dominée par un état.

Si l’ethnologie veut se débarrasser de cet ethnocentrisme – et nous ne voyons pas bien comment elle pourrait s’exonérer de cet effort – elle renonce à situer les différents modèles de société tels qu’ils furent pratiqués sur tous les continents, notamment le continent américain, par rapport à une évolution. Force est alors de reconnaître qu’aussi « fragiles » et rudimentaires que puissent nous apparaître les sociétés des indiens, par exemple, elles réussissent là où indiscutablement, nous les sociétés européennes, nous échouons : maintenir la cohésion du corps social.
Le dernier paragraphe de ce texte essaie de tirer les conclusions que nous pouvons retirer de ce changement de regard : dés lors que nous nous sommes débarrassés du préjugé de la corrélation entre Société et Etat, nous pouvons envisager la possibilité d’une cohésion qui précède son institution, et qui la rendent non plus nécessaire mais accidentelle. L’Etat devient le phénomène d’une histoire contingente, un événement dont il est possible de se détacher, quelque chose qui s’est imposé à nous moins du fait de l’exercice de notre raison que du déroulement d’une certaine histoire, dans un certain cadre, au gré de certaines circonstances. Marx ne nous parle d’une société sans classe qu’à partir de la progressive prise de conscience née dans une société de classes de l’évolution inévitable des modalités de production et du sens des forces productives. Mais avec l’analyse de Pierre Clastres, la représentation d’une société sans classes apparaît moins comme le produit d’une évolution que comme un fait positif, une évidence, un fait premier plus que primitif.


dimanche 6 mars 2016

Explication de texte pour le lundi 15/03


Expliquez ce texte de Thomas Hobbes (1588 – 1679) extrait de son livre « Du citoyen ». La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension du texte, du problème dont il est question.

« Il est vrai que hors de la société civile chacun jouit d'une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que comme elle donne le privilège de faire tout ce que bon nous semble, aussi elle laisse aux autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu'il leur plaît. Mais dans le gouvernement d'un État bien établi, chaque particulier ne se réserve qu'autant de liberté qu'il lui en faut pour vivre commodément, et en une parfaite tranquillité, comme on n'en ôte aux autres que ce dont ils seraient à craindre. Hors de la société, chacun a tellement droit sur toutes choses, qu'il ne s'en peut prévaloir et n'a la possession d'aucune ; mais dans la république, chacun jouit paisiblement de son droit particulier. Hors de la société civile, ce n'est qu'un continuel brigandage et on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l'État, cette puissance n'appartient qu'à un seul. Hors du commerce des hommes, nous n'avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens. Hors de la société, l'adresse et l'industrie sont de nul fruit : mais dans un État, rien ne manque à ceux qui s'évertuent. Enfin, hors de la société civile, les passions règnent, la guerre est éternelle, la pauvreté est insurmontable, la crainte ne nous abandonne jamais, les horreurs de la solitude nous persécutent, la misère nous accable, la barbarie, l'ignorance et la brutalité nous ôtent toutes les douceurs de la vie ; mais dans l'ordre du gouvernement, la raison exerce son empire, la paix revient au monde, la sûreté publique est rétablie, les richesses abondent, on goûte les charmes de la conversation, on voit ressusciter les arts, fleurir les sciences, la bienséance est rendue à toutes nos actions et nous ne vivons plus ignorants des lois de l'amitié. »




Il est impossible de lire sans texte sans être d’abord interpellé par la simplicité de son schéma « dualiste ». Il y a le « dedans », à savoir la société civile, les lois, l’état, les institutions, les garanties contractuelles et il y a le « dehors » : la nature, la menace continuelle de l’agression et de la mort violente, la misère, l’obscurantisme, le règne de la force brutale et la guerre de tous contre tous. On se dit que les choses ne peuvent pas être aussi simples que ça, mais il importe de bien comprendre le sens de l’évocation par Hobbes de ce « dehors », c’est-à-dire de l’état de nature. C’est une fiction : chacun sait bien que les hommes n’ont jamais vécu sans lois ni principes d’organisation. Il s’agit donc pour nous de nous dépouiller de tout esprit historique : l’opposition de ce dehors et de ce dedans n’est, en aucune façon, l’affirmation d’une supériorité de « l’après » par rapport à un « avant ». L’être humain n’a jamais vécu dans un état de nature.
Mais alors pourquoi insister sur cette dualité ? Pourquoi distinguer si nettement et surtout si unilatéralement (l’opposition ne va que dans un seul sens) la société civile de la vie naturelle si cette distinction ne repose pas sur des périodes de l’humanité ? Cette représentation imaginaire nous fait comprendre quelque chose de fondamental, la vie sociale ne s’est pas imposée à l’homme naturellement mais artificiellement. Nous avons intérêt à vivre en société, au sens très fort de ce terme, c’est-à-dire exactement dans ce sens que nous utilisons quand nous menaçons la personne à laquelle nous venons d’adresser un ordre en lui disant : « Tu as plutôt intérêt à te dépêcher », c’est-à-dire en sous-entendant que, s’il ne s’exécute pas, nous allons utiliser la force contre lui. 


Ce rapprochement est tout-à-fait conforme à ce que Hobbes essaie de nous faire comprendre ici. Quand nous disons à quelqu’un « t’as plutôt intérêt », nous essayons de lui faire saisir ce fond de menace qui s’active souterrainement derrière les mots que nous avons utilisés. De la même façon, ici, c’est l’intérêt  de l’homme de réaliser tout ce qu’il gagne à entrer dans la société civile et tout ce qu’il perd à s’en exclure, à savoir en premier lieu l’assurance de demeurer vivant. Chacun de nous jouit d’un droit naturel d’exister et, plus encore, d’acquérir tout ce qu’il estime utile à cette nécessité vitale, fût-ce la mort de ses ennemis. Mais tant que ce droit restera simplement naturel, il ne nous protégera pas contre le droit naturel de nos adversaires (et finalement tous les autres hommes sont nos adversaires potentiels) de nous tuer parce qu’ils le jugent nécessaire à la préservation de leur existence. J’ai donc « intérêt » à transformer ce droit naturel en droit civil. C’est ça la force du droit civil, pour Hobbes : il est l’aboutissement logique de l’effet de limitation de toutes les forces physiques. Le droit naturel qu’a tout homme de faire usage de sa force autant qu’il le souhaite et quand il l’estime nécessaire n’est pas illégitime mais il est impraticable, « infructueux ». Il n’est pas viable dans la durée.

Le droit n’est donc pas du tout, pour Hobbes, ce qui s’oppose à la force. Nous aurions raison de faire usage de notre force, en toute circonstance, si nous avions les moyens de garantir notre vie. Mais tel n’est pas le cas, aucun homme ne dispose d’une force suffisante pour s’imposer aux autres. Il n’existe pas de hiérarchie qui puisse se fonder sur la force. Le droit, c’est donc justement ce qui va rendre possible l’exercice d’une force limitée, d’une libération de notre puissance modérée, régulée par l’Etat, lequel, à l’inverse de nous, les citoyens, a le pouvoir de faire usage de sa force autant qu’il le veut, mais ce « il » ne désigne pas quelqu’un. Il s’applique à une fonction : celle de la souveraineté. C’est précisément ce qu’il nous faut comprendre lorsque Thomas Hobbes précise, dans le texte : « Dans l’état cette puissance n’appartient qu’à un seul. »
Bien sûr, cette fonction va s’incarner dans une ou plusieurs personnes, mais en tant que cette puissance illimitée ne lui viendra que de cette fonction, laquelle repose sur un contrat qui lui délègue ce que nous pourrions appeler une puissance symbolique (qui pourra bien sûr se traduire éventuellement par l’exercice d’une violence réelle), cette personne de chair et d’os aurait tort de scier le branche sur laquelle elle est assise, à savoir l’Etat, et de détourner à des fins personnelles le pouvoir qu’elle a en charge. Il est donc de son intérêt de faire en sorte que l’utilisation de la violence contre les particuliers soit exclusivement vouée à maintenir l’ordre et la sécurité pour tous les citoyens.


Peut-être sommes-nous maintenant à même de mieux saisir le caractère unilatéral de l’argumentation de l’auteur. Si le texte ne « va que dans un sens » qui nous apparait comme étant celui de la défense (limite obsessionnelle) de l’Etat, c’est parce que l’esprit de nuances qui fait défaut à l’objectif de la démarche de l’auteur se manifeste dans ce qui l’active souterrainement, dans ce qui la sous-tend, à savoir la régulation des forces en présence dans une communauté politique, le rapport entre le droit et la force, lequel est, dans la philosophie de Hobbes, beaucoup plus circonstancié, « travaillé », fin, que pour d’autres auteurs qui se contentent de les opposer.
Ainsi, par exemple, lorsque nous nous indignons, devant une décision de justice qui donne raison à une autorité politique et affirmons alors que l’exercice du Droit n’est finalement que celui d’une force déguisée. Hobbes répondrait que c’est bien cela et qu’il ne peut en être autrement : le droit est bel et bien l’exercice d’une force régulée, administrée, déguisée, si l’on veut, mais à condition que, par ce terme de « déguisement » on désigne ce passage d’une force naturelle (celle de tous les citoyens s’exacerbant dans la guerre de tous contre tous au sein de l’état de nature) à une force contractuelle (celle de l’autorité du souverain dans un état).


Il convient donc de ne pas se laisser trop aveugler par le sentiment d’une stigmatisation par Hobbes de l’état de nature et d’une glorification sans mesure de la société civile, car, tout ce qui effectivement constitue la matière même de ce passage, à savoir la quantité impressionnante de tous les avantages culturels que nous devons à l’instauration d’un Etat, repose finalement simplement sur ce contrat, lequel ne s’impose pas aux citoyens sous la dynamique d’une autre nécessité que celle de jouir d’une liberté viable, de libérer leur force dans les limites d’un cadre qui rend cette libération possible, ce droit naturel applicable en tant précisément qu’il cesse d’être « naturel ». C’est un peu comme si Hobbes nous montrait à quel point cette « petite » chose: le contrat recélait en elle-même, exactement à l’image des forces de croissance de la plante contenue dans la graine, l’édifice entier de la civilisation.

"38 témoins" de Lucas Belvaux - Faux témoins ou vrais coupables ?


Lucas Belvaux a repris, pour son film, la plupart des éléments du crime de Katty Genovese qui s’est produit dans la nuit du 13 mars 1964 à Kew Gardens. L’un des nombreux traits sidérants de ce meurtre commis en pleine rue réside dans le fait que l’agresseur, après avoir infligé deux coups de couteau à sa victime et avoir été dérangé par le cri d’un voisin (cri lancé de sa fenêtre) : « vous allez laisser cette fille tranquille ! » a parfaitement compris que personne n’interviendrait physiquement ni n’appellerait la police et a donc pu suivre la blessée et « l’achever » sans crainte. C’est sur le fond de cette apathie, de ce matelas d’indifférence humaine que le meurtrier a pu aller jusqu’au bout de son geste.
En un sens, c’est donc encore trop peu de parler ici du délit de « non-assistance à personne en danger ». Nous sommes à deux doigts d’une forme inédite de « complicité involontaire ». S’il va de soi qu’aucun des témoins du meurtre ne voulait la mort de Kitty, il semble néanmoins évident aussi qu’ils n’ont pas voulu la sauver. 


Il convient cependant de se retenir de vouloir ici chercher à tout prix des coupables, des personnes qui porteraient l’entière responsabilité de ce crime, non pas que ces personnes soient vraiment « excusables » mais nous savons tous que nous n’avons pas vraiment la certitude de nous comporter différemment d’eux, dans la même circonstance. Nous l’espérons bien sûr mais nous percevons aussi l’efficience d’un mécanisme dont nous avons été, à telle ou telle occasion, les agents plus ou moins conscients. De quoi s’agit-il exactement ? De cette sorte de commun accord se tissant entre des personnes inconnues dans des espaces publics afin de mettre en place, de façon tacite et concertée, le cadre, le décor, excluant certains faits considérés comme anormaux, illégaux, exceptionnels par leur violence ou leur crudité, du champ de visibilité de la scène publique. C’est exactement comme si n’étaient décrétés comme dignes d’être vus que les faits s’intégrant dans les éléments habituels de notre quotidien.

Il y a fort à parier que de nombreux pickpockets comptent à juste raison sur cette mécanique pour perpétrer leur forfait. Il importe moins qu’ils soient techniquement habiles que capables d’accomplir leur geste « comme si de rien n’était » aux yeux de spectateurs aussi préoccupés qu'eux d’installer comme fond d’écran à leur méfait la faible clarté de cette veilleuse « en stand-by » : « comme si de rien n’était ». L’expression est intéressante : comme s’il n’était question de rien ici : une femme agressée, un SDF mourant appelant à l’aide, un pickpocket dérobant le portefeuille d’une passante. Tout cela bien que « vu », n’est pas « notable ». On peut le faire absorber par l’arrière plan de nos sensations sur le fond duquel se détachent nos préoccupations : notre monde, c’est-à-dire notre habitation, notre famille, notre métier. Tout se passe comme si, pris que nous sommes constamment dans un bombardement continuel d’informations sensibles, nous mettions en œuvre un travail insoupçonnable et continu d’ourdissage de la trame de « notre réel », reliant entre eux les affects dont nous estimons qu’ils nous concernent et abandonnant les autres. Cet effort de sélection des points d’ancrage sur le support desquels nous suspendons la toile de fond, le décor « bienséant » de notre existence quotidienne s’accomplit dans un état indiscutablement conscient mais en même temps si basique, si fondateur, si propre à cet ouvrage de « venue » de notre être à un monde que nous ne cessons de construire, qu’il est « compréhensible » que nous nous comportions exclusivement dans le cadre, dans la « bulle » des éléments que nous avons jugés convenables, adéquats à nous fournir un « chez soi », exactement comme ces éléments hétéroclites que certains oiseaux vont chercher pour se faire leur nid. Mais ce n’est pas parce que c’est compréhensible que c’est excusable.

Dans le film de Lucas Belvaux, « 38 témoins », Pierre, le témoin récalcitrant (récalcitrant, parce que, bien qu’étant resté comme les 37 autres, chez lui, il brise la loi du silence et s’efforce de retrouver « quelque chose »: une sorte de dignité dans l’indignité pourtant irrévocable de son geste, de sa personne. Il dit à la journaliste : « je ne crois pas au pardon mais je crois à la Justice », mais la justice pénale, comme nous le fait comprendre le discours du Procureur refusera de lui donner cette forme de rédemption) sait bien que son acte est contraire à ce fond d’empathie qui nous relie les uns aux autres, en-deçà de nos accrochages, de nos hostilités de circonstances, de la contradiction de nos intérêts. Mais il sait aussi que tous ces temps de retard dans la réaction qu’il aurait du avoir, l’étirement en longueur de cet état de choc durant lequel, subissant l’impact de ce cri inhumain, il est resté tétanisé chez lui, spectateur  de la détresse de cette femme qu’il n’a pas secouru alors même qu’il l’a vu titubante et perdant son sang dans la rue ne sont pas imputables à sa seule personne. Ils le sont également aux autres mais aussi à ce mécanisme dont l’instauration n’est, en elle-même, assignable à aucun de ces 38 témoins en particulier, mais derrière laquelle étrangement, aucun d’eux ne peut éthiquement se dissimuler pour prendre prétexte de l’apathie des 37 autres.

C’est dans le fond de cette détresse de Pierre que nous touchons du doigt la fibre naturelle du droit naturel, dans tout ce qu’elle induit de résistance au droit positif. Car ce qui s’active souterrainement dans cette opposition entre droit positif et droit naturel c’est finalement le fond d’une contradiction entre la loi du nombre et la loi du chiffre. Peu de formulations peuvent prétendre à davantage de clarté, de ce point de vue, que celle du Procureur : « Un témoin qui se tait, c’est un salaud, trente huit, c’est Monsieur Tout-le-Monde ». Il est difficile d’inculper 38 personnes quand on sait que ce qui leur a dicté leur conduite, laquelle est pourtant sans contestation possible « inhumaine », est un effet de groupe dont nous subissons l’efficience à chacun des instants de notre apparition dans un espace public. C’est la loi du nombre, de ce qui désigne une quantité, un comptant, un comportement commun : Monsieur Tout-le-monde. Mais il existe aussi la loi du chiffre, qui reste en prise avec le réel qu’elle chiffre. Il y a, d'un côté, le fait d’avoir été un certain nombre à entendre des cris atroces dans la nuit, à avoir précisément dilué cela dans la conscience d’être plusieurs à l’avoir entendu sans avoir réagi : des humains, des oreilles, des consciences faisant « avec » ce cri (loi du nombre) et puis il y a, de l'autre côté, ce qui résiste à cette mécanique du consensus : ce soir là, cette femme a lancé des cris qui ont tous déchiré la toile sonore de cette rue à des points divers, c’est-à-dire à des points remarquables de l’onde sonore, créant ainsi toute une gamme d’affects différents, selon la situation spatiale des personnes, de « l’horreur » et touchant ainsi des solitudes dont aucune, dans le rapport avec soi-même qui s’instaure au fond de chaque solitude, n’a trouvé en elle-même le ressort nécessaire à se constituer soi, et pas un autre, voire totalement indépendamment du comportement des autres, comme une densité de comportement assumant ce cri et lui apportant la seule réponse naturellement, humainement concevable : le secours (loi du chiffre).


Le fond de cette affaire se situe peut-être dans le fait qu’il n’existe pas de protocole légal de responsabilisation d’une réalité (ou du moins que ces protocoles restent fluctuants, indéterminés) mais il y a des processus de contraction physique de différents affects et c’est ce que nous appelons des habitudes. Ces cris dans la nuit ont déchiré le voile des habitudes des habitants (il y a ici un lien étymologique à faire entre la sédentarité de l’habitation et la fermeture égocentrique de l’habitude) et aucun d’entre eux n’a trouvé solitairement en lui la force de recomposer un autre monde à partir de cet élément. Il leur manquait du fil, de la texture à tisser, de l’énergie suffisante à ourdir ici aussi, à partir de ce point là : le cri, la trame d’un monde vivable. Ils ont donc créé étrangement un milieu inhumain et pourtant habitable, comme il y a fort à parier que nous le faisons, nous aussi, très souvent, la plupart du temps. 


Selon Gilles Deleuze : « Autrui est l’expression d’un monde possible. Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant. » Un cri est donc aussi l’intrusion brutale d’un monde possible de l’horreur dans un monde de l’habitude douillette et tranquille. Bien sur, le cri est réel, la mort de Kitty Genovese s’est physiquement réalisée, mais elle ne peut être éprouvée autrement que comme l’émergence d’un monde possible dans un monde habité et ce qu’il importe de stimuler en nous, c’est l’énergie de tisser inlassablement de nouveaux mondes à partir des anciens, d’entretisser les mondes possibles à partir des affects réels. Nous ne cessons jamais de faire signe de mondes possibles dans la plus infime de nos manifestations, de nos expressions, au gré des situations auxquelles nous sommes confrontés. Mais il est nécessaire de faire sans cesse entrer de nouveaux faits dans nos anciens mondes faute de quoi il se pourrait bien que, comme la loi de l'entropie l'illustre parfaitement dans le domaine de la thermodynamique, notre monde se désagrège, meurt, comme sous l'effet d'une vieillesse précoce. L’entropie désigne le degré de désorganisation d’un système. La loi de l’entropie caractérise l’augmentation irréversible de cette désorganisation tant que le système reste isolé, mais s’il s’ouvre à un autre, un principe d’équilibre s’active, l’énergie du nouveau système compensant le mouvement de désorganisation de l’ancien.  De la même façon, le monde que, sans cesse, nous constituons autour de nous par le tissage de tels ou tels points remarquables, a besoin de se reconstituer, d'intégrer à sa structure des expériences nouvelles, a fortiori si elles nous sont complètement inconnues, voire violentes ou déstabilisantes.