vendredi 30 avril 2021

Cours en distanciel du 30/04/2021 de 10h08 à 12h00 HLP Terminale Groupe 2: Histoire Violence Humanité

        


Hier, nous avons envisagé la possibilité que l'oeuvre d'art "fasse silence" et qu'elle participe de cette capacité de l'être humain à rompre avec la fatalité cyclique du Deinos. Nous avons défini l'oeuvre d'art comme un objet silencieux par rapport à la prise de parole constante d'un objet technique qui, en tant qu'ustensile, s'adresse perpétuellement à nous comme un marteau qui nous invite à la frappe, une voiture qui nous prédispose au voyage, un ordinateur qui nous suggère le traitement de texte ou la consultation internet. Les objets techniques sont des slogans qui font la propagande d'un monde fonctionnel et humain rempli de tâches à faire ou de divertissements. Que l'on mette l'objet d'art dans la perspective de ces incitations de l'objet technique et le contraste apparaîtra de lui-même.  L'objet technique est un peu comme un doudou qui nous infantilise et nous permet de rester dans les jupes de notre "mater hominum", de "notre mère humaine". L’œuvre d'art est une forme d'émancipation sans équivalent, une aventure au gré de laquelle l'Homme s'éloigne de cette temporalité connue et rassurante d'un "avoir à faire" fonctionnel, sociétal, technologique.  Mais pour cela il faut renoncer complètement à l'idée selon laquelle l’œuvre nous transmettrait un message ou, pire encore, contiendrait une forme de morale, d'avertissement, de prescription. Il faut tenir bon sur cette idée selon laquelle une œuvre d'art ne nous dit rien comme Maurice Blanchot l'affirme avec justesse et profondeur. 

  

 (Évidemment, on peut objecter ici quantité d’arguments tournant tous plus ou moins autour de la compréhension possible, voire du message de certaines œuvres. « Madame Bovary », tel ou tel poème de Baudelaire, la recherche de Marcel Proust, semblent bien nous dire quelque chose, s’adresser à nos facultés de compréhension, de lecture, d’assimilation, comme s’il y avait ici une communication de personne à personne. Mais quiconque d’un tant soit peu honnête s’efforçant de formuler le supposé « message » de chacune de ses oeuvres se verra nécessairement contraint de reconnaître:

1) que cette formulation sera « pauvre » voire « pathétique » par rapport à l’œuvre. On dira « grosso mode, Flaubert a voulu dire ceci ou cela », en sachant  très bien qu’entre ce que l’on dit et ce qu’il a écrit, il y un « monde », et justement ce monde, c’est cela même qui fait l’œuvre.

2) Qu’à supposer qu’on parvienne à dire à peu prés l’avertissement ou le sens de l’œuvre (mais on y parviendra jamais), on reviendra toujours à cette réserve qu’il ne l’a pas dit « comme ça » , c’est-à-dire qu’il n’a pas créée son œuvre « pour » nous dire ça. Il a créé son œuvre et nous choisissons d’y lire telle ou telle chose. On peut donc s’amuser à décrypter tous les sens possibles (avec plus ou moins de justesse et de pertinence), le fond de l’affaire, c’est que ce sera du temps perdu, parce qu’une œuvre ne réside pas dans son contenu mais dans sa forme, ce que l’on pourrait dire autrement: « une œuvre d’art n’est pas « ce qu’elle est » mais elle est « le fait d’être ». Une œuvre n’est pas un être, une essence, une substance, elle est ce « qui vient à l’existence » et seulement ça. Il est très intéressant de penser à cette occasion à ce passage célèbre d’une lettre de Gustave Flaubert à sa maîtresse Louise Collet :

« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. […] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se plaçant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses. » Finalement l’oeuvre c’est le brouillage d’un contenu ou d’un motif qui n’est que pur prétexte. Rien dans le monde n’existe ailleurs ni autrement qu’au croisement des forces physiques. Il suffit de se tenir suffisamment à l’affût de cette unité objectale des évènements pour y trouver le style (ne pas oublier que style vient de stylet: le poinçon avec lequel les romains écrivaient sur des tablettes de cire) d’une oeuvre, laquelle comme dit Flaubert ne se tient à partir de rien d’autre que de la singulière approche en laquelle réside son style.)

    b) L’oeuvre d’art et le pharmakon (2001, Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick)
        Bien saisir le cycle infernal du Deinos, c’est notamment réaliser le caractère crucial de l’auto-limitation humaine. Pourquoi l’être humain est-il le seul à se situer dans l’obligation de se fixer des lois à lui-même? Parce qu’il est auto-créateur, il se crée lui-même par lui-même en lui-même. Cette auto-limitation, c’est-à-dire ce qui est rendu rigoureusement nécessaire par  l’émancipation de la créature humaine à l’égard de toute loi naturelle ou divine instaure un rapport indiscutable avec la notion de pharmakon, tout simplement parce qu’elle manifeste déjà le fait qu’en l’homme tout est finalement une affaire de dosage, de précision dans le dosage. Pourquoi faire tant d’histoires de l’homme? Parce qu’en lui, rien ne s’impose, rien n’est donné, rien n’est simple. Tout est une question d’attention, de soin porté à ce qu’il invente, à ce qu’il se révèle capable de mettre à jour en terme de possibilités nouvelles, artificielles, technologiques. Nous trouvons sous la plume de Bernard Stiegler non seulement une définition mais aussi une certaine interprétation du pharmakon qui prolonge l’analyse de Jacques Derrida à propos du dialogue de Platon, le « Phèdre »:
        « En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire. Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. C’est à la fois ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation (…)
        Poison et remède, le pharmakon peut aussi devenir le bouc-émissaire de l’incurie qui ne sait pas en tirer un parti curatif et le laisse empoisonner la vie des incurieux, c’est à dire de ceux qui ne savent pas vivre pharmaco-logiquement. Il peut aussi conduire par sa toxicité à désigner des boucs-émissaires  et à produire des effets calamiteux. »
          

                L’auto-limitation, telle qu’en parle notamment Cornelius Castoriadis, que désigne-telle finalement? Les lois bien sûr, mais il faut se souvenir que le premier Stasimon de la pièce de Sophocle se situe précisément au moment où Antigone viole la loi de Créon, et qui pourrait vraiment dire qu’elle a totalement tort? Les hommes se donnent à eux-mêmes des interdits en les justifiant soit par des lois civiles, soit par des Défenses religieuses mais il n’y a aucune assurance de réussite, notamment parce que rien ne suscite davantage le désir de la violation que l’interdit lui-même. D’ailleurs il n’existerait pas de violation sans interdit. La notion de Pharmakon descend donc plus profond dans la compréhension de cette auto limitation et de cette auto-défense.
        Tout ce que l’homme invente se voit d’emblée marqué du double sceau de la menace et du miracle. Aucune autre notion ne semble plus proche et confondue avec celle de Deinos que celle de pharmakon parce que c’est exactement la même ambivalence du merveilleux et du terrible qui s’y noue, et cela sans aucun doute possible. L’homme est Deinos parce qu’il crée des pharmaka, c’est là une évidence.
        La question qui se pose à nous est donc celle de savoir si la possibilité de rompre le cycle infernal du deinos ne pourrait pas dés lors logiquement consister à cesser de créer des pharmaka, à supposer que cela soit envisageable. Comment situer l’oeuvre d’art par rapport au Pharmakon? Est-elle le bon dosage du pharmakon, le remède du poison ou plus radicalement autre chose qu’un pharmakon? L’oeuvre d’art est-elle inclue dans cette ambivalence pharmacologique ou au contraire extérieure à lui, une sorte de « voie de traverse » que l’homme explorerait de temps à autre. Existe-t’il une fonction pharmacologique (au sens Derridien ou Stieglerien) de l’œuvre d’art?
            

Pour répondre à cette question, nous pouvons utiliser la première séquence du film « 2001, Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick tout simplement parce qu’elle illustre exactement l’adéquation parfaite entre la naissance du pharmakon et la naissance de l’Homme, la confusion parfaite de ces deux destins qui n’en font qu’un: la technique et l’humanité. Nous verrons qu’il existe dans ce film non pas une démonstration, ni même une argumentation mais l’hypothèse d’une réponse précise à notre interrogation, d’une réponse dont il sera essentiel de ne jamais oublier qu’elle est « filmée » comme une évidence qu’il serait peut-être difficile ou impossible de formuler autrement (comme si une vérité de l’homme hors du deinos ne pouvait ici être révélée que par un flux d’images et non une argumentation de mots).
        Le rapport suggéré dans ce film avec le deinos est donc clair non seulement parce qu’une certaine temporalité rythmée par des innovations technologiques prend ici corps avec la transformation d’un os en outil et plus tard le passage avec une station orbitale lunaire, mais aussi parce que le rapport entre cette nouvelle temporalité humaine,  linéaire et la violence est plus que suggéré. La horde d’hominidés ayant découvert l’utilisation préhensile de l’os ne s’en sert pas exclusivement pour se nourrir, passer ainsi du bas de la chaîne alimentaire à son summum,  du statut de bêtes de proie à prédateur mais aussi pour reprendre par la force et le meurtre le point d’eau qu’elle avait perdu. L’être humain est ainsi défini par cette sorte de va et vient incessant entre la dose thérapeutique et la dose toxique du pharmakon.



         Condamné par sa nature à se sentir perpétuellement menacé par les autres espèces animales, l’homme trouve le remède avec l’outil, puis il se sert immédiatement de cet outil comme d’une arme. L’instrument de sa libération en tans qu’espèce se révèle immédiatement porteur de sa destruction à l’égard de sa propre espèce. Puis il lance l’os vers ces cieux qu’il va finalement rapidement conquérir en un fondu enchaîné resté dans l’anthologie de l’histoire du cinéma: le fondu enchaîné de l’os à la station orbitale. Ce qu’il jette ainsi dans l’espace au-dessus de lui se transforme en instantané dans le temps et projette le spectateur dans le futur. L’histoire de l’homme n’est donc pas seulement condensée dans ce fondu enchaîné comme une affirmation très pertinente du moteur technologique de l’Humanité mais aussi comme une destinée qui, au sens propre du terme, se « lance », se dessine à partir de la scène du meurtre primordial. Que l’homme s’auto-crée technologiquement c’est ce qui s’amorce à partir de sa capacité d’auto-destruction. l’Humain ne se crée qu’en se tuant. Il ne se renouvelle qu’en s’effaçant. Il est parfaitement inconcevable de s’accomplir humainement par un processus d’auto-création sans que ce processus ne soit corrélatif de celui de son auto-destruction. Ce n’est pas seulement que l’auto création humaine ne puisse s’effectuer que dans la possibilité, la menace de l’auto-destruction, mais beaucoup plus concrètement qu’elle se réalise déjà dans cette efficience là. C’est dans l’auto-destruction effectuée en acte que l’auto création s’accomplit en fait.
           
Que la technologie soit un pharmakon, c’est donc ce que cette séquence illustre exactement jusque dans la temporalité qui, de cette découverte de l’outil, va animer l’Humain, le faire « avancer », orchestrer et provoquer ses mutations d’outil en outil. Deinos et Pharmakon créent donc de la temporalité linéaire, technologique,  à tel point que comme l’a fait Nietzsche, on doit pouvoir prédire l’évolution des sociétés humaines à partir de innovations technologiques: « la presse, la machine à vapeur, le télégraphe, le chemin de fer sont des prémisses dont personne encore n’a osé tirer la conclusion qui viendra dans mille ans. » «  2001 Odyssée de l’espace » est un film qui nous propose d’ailleurs de suivre cette temporalité jusque dans ses conséquences ontologiques et existentielles ultimes, lesquelles résident, dans la dernière séquence du film, dans l’expérience d’une temporalité cyclique, comme si l’être humain après être allé jusqu’au bout de la ligne de ce temps proprement humain et technologique découvrait ou plutôt redécouvrait une temporalité extérieure, réitérative, un éternel retour. La conquête de l’espace aboutit dans le film à l’éternel reconduction d’un temps cyclique: de l’embryon au vieillard puis du vieillard à l’embryon.  Se pourrait-il que ce cycle (d’un éternel retour) soit lui-même la seule solution d’en finir avec un autre cycle: celui du deinos peut-être parce qu’en fin de compte ce cycle là (du deinos) est moins un cycle qu’une alternance de dosage thérapeutique en dosage toxique au gré d’une ligne ?
        Il existe dans le film de Stanley Kubrick un élément à tous égards central, dont nous n’avons pas encore parlé alors même qu’il pourrait peut-être constituer la réponse à notre question initiale, celle de savoir comment et où situer l’oeuvre d’art par rapport au Pharmakon. Il s’agit du monolithe noir.  La horde de singes dans lesquels l’humanité va naître en même temps que la conscience de l’outil est préalablement à cette aventure réveillée à « l’aube de l’humanité » par une dalle noire, verticale, aux contours parfaitement polissés. Ils s’en approchent peureusement, timidement, avec une forme de terreur qui n’est pas sans rappeler les appréhensions, la méfiance de certains hommes à l’égard de l’œuvre (particulièrement de toute forme d’art moderne). Ce monolithe revient à plusieurs reprises dans le film et toujours pour faire le lien d’une séquence à l’autre. Ce monolithe émet des vibrations qui vont toujours éveiller l’homme à l’idée même de Dehors, d’extériorité: celle des extraterrestres dans la seconde séquence, puis celle de la planète la plus lointaine du système solaire: Jupiter jusqu’à ce que finalement ce monolithe pose le lien du vieillard au foetus. Il n’y pas nécessairement à chercher ici plus loin ici que ce « loin », que cette notion même d’éloignement, d’extériorité radicale, de « non moi ». Ce monolithe c’est la notion même d’ob/jet, d’ob/jactum, comme il en est déjà été question. 
   


        Lorsque le singe ou le premier homme (imminent) naît à la conscience de l’outil, Kubrik intercale une image rapide du monolithe, comme si l’hominidé réalisait l’extériorité de la nature, du milieu et concevait consécutivement via l’os le projet de s’approprier cette extériorité, de se l’assimiler, de la faire sienne, de la transformer à son image. Ce qui pointe ici, c’est finalement l’idée de « milieu ». Dire en effet que la nature, le monde ou la terre sont notre « milieu » induit une perspective assez anthropocentriste. Ces éléments extérieurs et naturels deviennent ce qu’il nous appartient de transformer pour en faire notre monde, notre décor, celui au centre duquel nous nous centrons incessamment sur nous-mêmes.

  


(Remarque sur les extraits vidéo du film de Stanley Kubrick: "2001, odyssée, de l'espace", ils ne correspondent pas nécessairement à ce qui est décrit dans le cours parce que je n'ai pas le temps de trouver exactement le passage concerné. Il est clair que ce film vaut vraiment la peine d'être vu et intégré à toute réflexion philosophique sur l'homme. Le mieux donc est que vous trouviez le temps de le regarder, lentement et sans le moindre esprit de distraction. De toute façon si malheureusement c'est dans cet esprit de divertissement que vous l'abordez, vous ne tiendrez pas très longtemps. Cette œuvre s'adresse à toute pensée animée d'un esprit de questionnement authentique concernant le commencement et le cours de l'espèce humaine (éventuellement son avenir ou plutôt son devenir). Le penseur qui est le plus mobilisé et finalement "illustré" dans le film est Friedrich Nietzsche notamment par rapport à plusieurs temps forts de l’œuvre de ce philosophe comme le Surhumain et l'Eternel retour) Elle cadre donc complètement avec le thème  HLP qui est le notre: "l'Humanité en question.")

mercredi 28 avril 2021

Cours en distanciel du 29/04/2021 Terminale HLP groupe 2 de 14h à 16h: Histoire, Humanité et Violence

 


 3) Le silence des Humains

                a) Le silence de l'ob/jet d'art
          Pourquoi faire tant d’histoires de l’Homme? Parce qu’il n’y a visiblement que lui qui éprouve cette absolue nécessité d’unifier les lignes fragmentées et tronquées de son existence dans la trame d’une auto-fiction qu’il se raconte à lui-même pour s’entretenir dans l’idée de son identité, de son destin, de sa « signifiance ». Que l’Humanité fasse «  sens », c’est une évidence sans laquelle nous aurions du mal à exister, mais c’est aussi dialectiquement ce qui explique le chaos de l’histoire humaine, son hybris, son exploration du « mal », de l’horreur, son inaptitude obstinée à reconnaître ses erreurs, ses impasses.
          

Selon Heidegger la définition du « Da-Sein » de « l’être-là » est la suivante, c’est « l’être pour lequel il est, dans son être, question de son être. » Non seulement l’être humain est un être qui vit le fait d’être comme un questionnement qu’il s’impose à lui-même, mais c’est aussi l’être dont la façon d’être est fondamentalement « questionnement ». Il ne fait aucun doute que derrière ce terme de Da sein, Heidegger décrit ce qui constitue, selon lui,  le mode d’existence spécifique des êtres humains.
        Mais on ne peut pas s’empêcher de prêter attention à l’opposition entre  cette notion de Da sein et la définition d’une oeuvre d’art telle qu’elle est énoncée par Maurice Blanchot: « L’oeuvre n’est ni achevée, ni inachevée, elle «  est ». Ce qu’elle nous dit c’est qu’elle est, et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose que cela ne dit rien. » Une oeuvre ne dit rien d’autre que son existence, comme une sorte de fait indépassable et finalement « inquestionnable. »
        Ce n’est pas du tout qu’une oeuvre soit une réponse à quelque question que ce soit mais qu’elle corresponde à une sorte de consentement, d’acceptation au donné par le biais de laquelle un homme se réconcilie avec le phénomène de la présence à l’état pur. La recherche continuelle de sens née de cette condition qui est la notre « d’êtres de langage » se voit court-circuitée par cette capacité étrange qu’a l’oeuvre de « faire silence » Une oeuvre d’art, c’est avant toute chose cela: la chute inexpliquée d’un « météorite » qui, surgissant dans la quotidienneté d’un renvoi constant de questions et de réponses, crée une onde silencieuse, un pur « il y a » sans attente, ni appel au sens, ni indignation.
        Qu’une oeuvre d’art fasse silence, c’est dans un premier temps, ce que nous pouvons affirmer en opposant, du simple point de vue de la perception,  l’objet technique et l’oeuvre d’art. Il convient en effet d’interroger le confort rassurant que la seule proximité d’un objet technique crée en chacune et en chacun de nous.  Tout ustensile définit une perspective d’occupation du temps à venir au sein de laquelle l’individu humain peut étouffer le scandale d’un instant « pur », donné, dans une sorte de verticalité existentielle. Que cet instant «  soit » n’est pas une réalité humaine mais chacune et chacun de nous peut artificiellement évacuer cette inquiétante et irrécusable étrangeté par l’avenir d’un « avoir à faire » proprement humain. C’est finalement le fond de la thèse pascalienne sur le divertissement dont nous croisons ici le développement: tout ce que l’homme croit essentiel est en fait inessentiel, tout ce qu’il définit comme inessentiel est au contraire fondamental. Il y a dans le fait d’être en cet instant quelque chose qu’aucun homme ne peut comprendre, réduire, clarifier. Exister c’est ce que tout être humain accomplit sans pour autant avoir la moindre idée de ce qui s’accomplit dans cet évènement. Il s’efforce donc de banaliser le « non banalisable », de « se la jouer », de faire comme si cet évènement dont il est l’une des composantes essentielles n’était pas un évènement, ne revêtait rien d’exceptionnel, d’inassimilable par la raison.
         

                C’est pour cela qu’il a inventé le travail, les loisirs, le mérite, les critères de tout ce qui définit « la vie réussie socialement ». L’être humain s’est inventée l’idée même de « vie sociale », d’image assumée de la réussite et du bonheur pour finalement étouffer le scandale d’une existence incompréhensible, brute, « donnée » dans l’opacité irréductible d’une fondamentale illisibilité. Ce qui nous importe au plus haut point c’est de ne jamais prendre l’instant pour ce qu’il est: à savoir inexplicablement présent, plein d’une factualité énigmatique et incontournable. « Tout le malheur des hommes, dit-il, vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos, dans une chambre », mais il souligne aussi tout ce que révèle fondamentalement cette attitude, à savoir déprimé abord « la peur », peur d’avoir à affronter cette épaisseur de trouble effective en tout instant vécu parce qu’il est impossible de savoir ce qui justifie que nous nous la vivions.
            
Nous pouvons prolonger cette thèse de Pascal en évoquant tous les affects dont les objets techniques sont porteurs en ceci qu’ils consistent précisément et exclusivement dans une fonction qu’on pourrait dire au sens propre de « vectorielle »: ce qu’ils font circuler c’est de « l’avoir à faire social, humain, transformateur. J’ai toujours une conversation éventuelle à continuer, une vidéo à regarder, une séance de jeu à terminer parce que j’ai un portable ou un ordinateur, j’ai de la route à faire puisque j’ai une voiture, un milieu naturel à optimiser puisque finalement j’ai une technologie. Il convient dés lors de mesurer l’onde de choc provoquée par la rencontre d’une sensibilité humaine avec une oeuvre d’art à l’aune de cette disposition d’esprit qui profondément définit surtout une façon d’être à l’instant, ou plutôt une façon de l’éviter en l’outrepassant, en le vivant moins pour ce qu’il est que pour ce qu’il promet, étant entendu que cette promesse fixe un cap connu, humanisant, réconfortant, une sorte d’avenir empreint d’un devenir humain jalonné par des occupations utiles socialement et impliquant l’usage d’outils technologiques.
        Dans le processus même par le biais duquel l’opacité pure et brute de cet instant donné est occulté, dissimulé dans la dynamique utilitaire de moyens technologique mis en oeuvre pour parvenir à telle ou telle finalité, l’oeuvre d’art ne peut se concevoir autrement que comme un coup d’arrêt fulgurant, du simple fait qu’il n’est absolument rien d’une occupation qui s’y annonce ou qui y incite. Le propre d’une oeuvre d’art est de n’inciter à Rien et il est parfaitement impossible d’objecter qu’une oeuvre picturale serait une incitation à voir ou qu’une musique serait une incitation à écouter et ainsi de suite, tout simplement parce que la peinture est le présent imposé d’une vision que la musique est la figure imposée d’une écoute et qu’il y a dans l’évènementialité brute de ces sensations « l’oeuvre » dans son intégralité. L’oeuvre d’art est cette brutalité même et nous comprenons mieux même si ce n’est aucunement le sujet de la réflexion de Pascal tout ce que ce coup d’arrêt revêt de dimension quant à l’attention portée à un instant donné, en un sens Pascalien.
            

                Les ustensiles technologiques sont des objets bavards, et pas seulement les outils de communication mais tous les outils en ceci qu’ils portent en eux une adresse humaine dessinant un avenir humain pour des êtres humains. L’oeuvre d’art me rappelle au trouble de l’irréductibilité de tout instant donné à une occupation humaine. Je peux bien remplir mon présent d’une occupation sociale humaine, ce n’est pas pour autant que je résous le mystère de cette instant donné et encore moins celui de mon existence en cet instant donné. Que l’oeuvre soit « là » devant moi, droite comme une énigme pure, comme une sphinge qu’aucun Oedipe ne pourrait vaincre ou deviner, c’est nécessairement ce qui impose le silence dans un vacarme de prétendues « choses urgentes » à faire.
         
  Il faut approfondir cette dimension et réaliser à quel point « tout nous parle » dans un environnement utilitaire, tous les objets sont comme des sollicitations, comme des slogans, comme des ritournelles nous entretenant dans le doux ronron d’un avenir assuré, placé sous contrôle. Il nous importe plus que toute autre chose qu’il y ait de «  l’avoir à faire » humain dans le monde, probablement parce que cet avoir à faire porte aussi la promesse d’un avoir à être, d’un moteur à propulsion humaine pointant vers le prochain homme à devenir en tant qu’utilisateur de l’I-phone 98. L’oeuvre d’art non! Rien ne s’y annonce, rien ne s’y promet, rien ne s’y dessine en tant qu’incitation ou devenir. Elle est juste là et cette présence est comme une insulte lancée à la face du business MAN qui s’est fait tout seul comme le souligne Sophocle dans « l’Ode à l’homme ». L’œuvre d’art est donc une verticalité sidérante et plombante, fichée dans l’horizontalité vectorielle d’un avenir humain jalonné d’I-phones et d’innovations technologiques. Il y a quelque chose dans l’oeuvre d’art qui respecte davantage le statut d’objet au sens étymologique du terme que l’outil technique.
         L’oeuvre est ob/jetée, du latin ob / jactum: « jetée devant ». Elle n’est pas le prolongement de notre être, elle est comme un coup d’arrêt imposé à la volonté de se répandre de notre être, de se distraire de l’extériorité de l’instant présent en envahissant notre milieu, en « créant de l’humain » à toute occasion et en tout lieu. L’oeuvre d’art impose le silence d’une présence pure et Autre dans le vacarme assourdissant du narcissisme technologique humain. Une oeuvre est donc « objective », ou mieux encore « objectale ». Elle nous place, nous, amateurs, créateurs, voire simples observateurs, dans une posture très rare, très inhabituelle, un face à face avec une plasticité ou une séquence visuelle, sonore mutique, étrangère, Autre. Une oeuvre d’art est un pur dehors qui ne se laisse pas amadouer, domestiquer, assimiler. Il faut essayer de se représenter une présence susceptible de désamorcer toute tentative de réduction à « du même », une réalité qui serait suffisamment indécryptable et indéchiffrable pour s’imposer à nous comme simplement «  présente ». C’est le miracle d’une présence qui parvient à se prolonger et ne se renie pas dans la perception.
            
Autant pour un ustensile, la perception sonne toujours déjà le glas de sa présence, c’est-à-dire qu’il est assimilé à un usage, à prolonger nos organes et nos fonctions, autant pour l’oeuvre d’art le corps humain ne s’y retrouve pas, exactement comme un objet extra-terrestre conçu pour un corps dont nous ne pourrions nous faire aucune idée. Le silence de l’oeuvre nous gagne donc, nous fait refluer de notre statut d’humain envahisseur et conquérant d’une nature inerte et vaincue à une condition jusqu’alors inconnue de nous tout en étant pourtant la plus ancienne et la plus évidente, celle de simple existant.  L’étrangeté de l’oeuvre vient de ceci qu’elle est une présence « brute » et qu’elle court-circuite suffisamment toutes nos velléités d’interprétation, de sens, de message, de compréhension, pour que nous réalisions à cette occasion le fait de notre présence brute. Il se produit donc ici une expectative proprement sidérante et capable de nous faire sortir du cycle infernal du Deinos.

 
 

Cours en disatnciel du 29/04/2021 de 10h08 à 12h00 Terminale 1: Science et vérité (suite)

 

 Attention: ce cours consiste en fait dans l'explication d'un texte fondamental de Nietzsche. Il est crucial de bien en comprendre le sens pour la suite du cours. Contrairement à ce qui a souvent été dit: Nietzsche ne détruit pas la notion de vérité, (parce que c'est toujours au nom d'une vérité que l'on en destitue une autre)  il la décale en s'interrogeant plutôt sur ce qui en l'homme a produit cette croyance dans le vrai et ce qu'il découvre, c'est le rôle du langage dans cette croyance. Beaucoup de points qui seront ici développés reprennent ce que nous avions déjà mis à jour dans le cours sur le langage. Si tel ou tel passage vous pose vraiment problème (ce qui serait vraiment logique compte tenu de la difficulté de la pensée de Nietzsche) envoyez moi un mail à mon adresse perso ou écrivez tout de suite votre question pour me la poser lundi prochain en présentiel. D'ici là...

Bon courage à vous. Portez vous bien!

  



2) La vérité de la vérité (Le double effet de métaphorisation de la vérité par la langue Friedrich Nietzsche)
        Avant de nous interroger sur la science et sur ce qu’elle est, il convient d’approfondir encore cette idée avec Nietzsche, précisément parce qu’il est souvent cité comme le philosophe de la critique de la notion de vérité, ce qui est « vrai » à condition que l’on prête attention au fait que le souci qui le conduit à mener cette critique est encore (évidement) celui de la « vérité ». Dans cet extrait de son oeuvre « vérité et mensonge au point de vue extra-moral », Nietzsche exprime très clairement sa critique et nous pouvons alors en saisir toute la puissance déstabilisatrice:
        « Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela, il n’y aurait pas de si nombreuses langues. La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu’elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chiadni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est prise, une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n’est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel à l’intérieur duquel et avec lequel l’homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s’il ne provient pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l’essence des choses. »
          


            Ce texte est décisif, précisément parce qu’il insiste sur le fait qu’à partir du moment où l’on accepte l’idée selon laquelle un mot vaut pour une chose, une idée, un sentiment ou une perception, on se donne à soi-même un présupposé « faux » et qu’ainsi sans s’en rendre compte, nécessairement on « ment », ou si l’on préfère on métaphorise. C’est donc bien une exigence de vérité pure qui amène Nietzsche ici à pointer le fait qu’une vérité « dite » se donne quelque chose à tort, se constitue comme valant à l’intérieur d’un cadre trop propre à l’homme pour être vrai, c’est-à-dire objectif, c’est-à-dire désanthropocentré (qui ne place pas l'homme au centre)
        Quelques lignes avant ce passage, Nietzsche écrivait: « Qu’est-ce qu’un mot? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison…Comment aurions-nous le droit de dire: la pierre est dure, comme si « dure » nous était connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective! »
            Pour bien saisir les implications considérables de la thèse de Nietzsche, nous pouvons prendre un exemple simple: je sens une piqûre, c’est une excitation nerveuse tout simplement parce qu’elle se traduit par un mouvement de mes nerfs, de douleur. Je dis que j’ai mal parce que je me suis piqué le doigt avec cette aiguille. Je rends compte d’une excitation nerveuse par un mot: « avoir mal » et j’assigne une cause à cette douleur: celle de l’image de cette aiguille que je traduis elle aussi par le terme « aiguille ». A tout un chacun, il semble donc que je dise la vérité quand je dis que j’ai été piqué par cette aiguille. Pourtant:


-      Que l’on puisse traduire une douleur physique particulière, changeante par un terme défini, invariable dans une langue donnée mais différent dans une autre langue est assez étrange arbitraire, partial, pas du tout objectif

-       Que j’institue un rapport de causalité entre cette sensation et cette image de l’aiguille est tout aussi arbitraire car ce n’est pas l’image de l’aiguille qui m’a piquée, ce n’est pas ce que je représente, c’est une excitation. Ce que nous éprouvons ce sont des sensations et nous opérons tout naturellement le rapport avec l’objet qui nous semble être la cause de la sensation. Mais ce qu’il y a vraiment et finalement seulement c’est ça: « être piqué ». D’ailleurs  l’objet piquant ne saurait être à lui tout seul la cause de la piqûre, encore faut-il que quelque chose soit piqué, un épiderme. Si l’aiguille touche avec sa pointe une pierre, personne ne dira qui l’aiguille « pique » la pierre.  Il y a bel et bien un rapport entre la sensation d’être piqué et l’image de l’aiguille mais c’est un rapport métaphorique qui ne dit aucune vérité stricte objective. C’est déjà la vérité supposée d’une personne qui opère des traductions et qui donne idée d’un fait par ces traductions, lesquelles ne sont que des images du fait en question et sûrement pas sa « vérité ».
                       



        On mesure ainsi l’importance et le nombre de présupposés que l’on se donne à soi-même, en tant qu’être humain pour affirmer que l’on dise la vérité quand on dit que la pierre est dure:
- On part du principe que le terme de « pierre » puisse valoir pour décrire cette pierre là qui a nécessairement une singularité, qui ne ressemble et n’est pas une autre pierre
- On part du principe que le terme « dure » rend compte de la sensation que j’éprouve en la touche. On considère qu’une excitation nerveuse peut être symbolisée par un son ou par un trace graphique
- On part encore du principe que ces deux extrapolations (qu’un minéral puisse être désigné par le terme de pierre et que le mot « dure » rende compte de la rudesse de contact de cette réalité) puissent donner lieu à une proposition au sein de laquelle un sujet: « la pierre » peut être lié par « une copule »: le verbe être à « un prédicat »: la dureté.  Ce point est fondamental: l’homme se donne l’autorisation de former des propositions sur une réalité dont la structure n’est pas « propositionnelle », c’est-à-dire que le phénomène de la dureté de la pierre n’est pas du tout restitué par la relation qu’établit la copule du verbe être entre le prédicat de la dureté et le sujet qu’est la pierre. Nous imposons ainsi arbitrairement une logique prédicative dans une réalité naturelle qui n’est prédicable en rien de quoi que ce soit.
               

                Finalement, toute la démonstration de Nietzsche repose finalement sur l’idée suivante: la vérité telle qu’on l’entend habituellement est toujours la vérité d’une « proposition », d’une thèse. Par conséquent la vérité est ce que l’on profère, ce que l’on « dit », mais dés lors qu’elle est « dite », elle est nécessairement prise dans la forme d’une langue, laquelle, en tant que langue ne peut être la vérité qu’elle prétend dire, tout simplement parce que toute langue opère une traduction du réel qui se révèle être nécessairement une trahison. Autrement dit, toute vérité ne peut être que dite mais si elle est dite, elle ne sera jamais vraiment la vérité, parce que dire revient nécessairement à « métaphoriser ».
        Mais qu’est-ce que ça veut dire: « métaphoriser »? « Meta phorà » signifie en grec « transporter ». On désigne une chose par une autre chose susceptible de valoir pour elle analogiquement: la faucille d’or dans le champs des étoiles pour dire la lune, mais il y a des métaphores plus simples et plus courantes. Métaphoriser c’est déplacer: la lune n’est pas une faucille, mais il y a une analogie entre la forme de la faucille et la forme de la lune telle qu’elle est éclairée par le soleil tout en étant ombragée par la terre. On n’en voit alors qu’un quartier. Métaphoriser c’est faire jouer la ressemblance, laquelle n’en est pas moins « semblance », c’est-à-dire simulation. Nietzsche ne cesse de pointer, dans ce texte, l’émergence de ce déplacement à la lumière duquel quoi qu’on fasse, on ne dira jamais la vérité d’un fait puisque en donnera nécessairement idée au travers d’une forme qui présuppose en son efficience même un déplacement, un décalage du réel à la fiction.
           
Déjà, en soi, le simple fait qu’une même réalité soit dire par plusieurs termes selon la langue que l’on parle ou écrit pose question, évidemment.  S’il y avait une vérité dans le rapport entre le nom et la chose, il n’y aurait qu’un seul nom pour désigner l’unicité effective de la chose. La « chose en soi » est un terme hérité de Kant qui signifie la chose telle qu’elle est en elle-même, et non la perception que l’on en a. Quand nous percevons un objet, nous en recevons une impression qui correspond à notre sensibilité, à notre angle de vue, etc, bref qui est nécessairement subjective, et nous ne pouvons pas en déduire l’objectivité de la chose telle qu’elle serait en elle-même, tout simplement parce que pour ce faire, il faudrait percevoir « purement », objectivement cette chose, c’est-à-dire finalement qu’il faudrait percevoir sans percevoir. La chose en soi est hors de notre atteinte: cela signifie que nous n’accéderons jamais à cette vérité qui consisterait à saisir la réalité pure. Même celui qui créerait le langage ne capturerait rien de cette réalité. Il serait simplement l’ordonnateur premier de ce déplacement, de cet évitement magistralement organisé. Parler, en quelque langue que ce soit, c’est transformer en structures le ratage systématique du réel. Toute langue est un ratage du réel érigé en système. Plus nous parlons, plus nous faisons fonctionner une dynamique intérieure et fallacieuse qui s’active en circuit fermé au sujet d’une extériorité radicale dont nous nous sommes faits comme une profession de foi de la rater magnifiquement, « organisationnellement ».

        Celui qui façonne la langue ou simplement celui qui l’utilise travaille toujours déjà des symboles où se dit moins la présence d’une chose que le rapport qui s’institue entre une réalité et celle ou celui qui la perçoit. Tout symbole est déjà en soi métaphore, ou plutôt présupposé de l’oeuvre de métaphorisation du langage. Il faut bien comprendre l’importance décisive de la métaphorisation: ce n’est pas qu’il y ait dans le langage une figure de style parmi tant d’autres que l’on appelle « métaphore », c’est plutôt qu’il y a déjà de la métaphorisation dans le langage même. Le passage de la piqûre à l’image de l’aiguille est déjà en soi métaphorisation là même où nous aurions plutôt tendance à instituer un rapport de causalité. Ce n’est pas parce qu’il y a l’aiguille que je suis piqué, c’est la sensation de piqûre que je me re-présente en la métaphorisant et en lui assignant l’image de l’aiguille. Affirmer que j’ai été piqué par une aiguille, c’est opérer un déplacement: de la sensation à l’image d’une chose. Puis vient le second moment de métaphorisation: de l’image à la trace graphique ou sonore. D’une réalité pure au sein de laquelle se produisent des excitations nerveuses, nous sommes maintenant déplacés dans une dimension linguistique et prédicative au sein de laquelle «j’» ai été piqué par une aiguille. Il y a maintenant des sujets, des verbes, des prédicats, mais rien de tout cet attirail ne rend effectivement compte de la sensation pure de la piqûre.
        Nietzsche utilise alors une comparaison: Ernst Chladni est un physicien allemand qui s’est intéressé aux vibrations créées par un son d’archet sur un plateau recouvert de sable. Le son de l’archer dessine par vibration une figure correspondant à une certaine tonalité. On peut ainsi en un sens « voir un son », ou du moins voir l’effet produit par une onde sonore sur un support malléable où se dessine quelque chose qui est en rapport avec la vibration. Représentons nous un sourd qui affirmerait simplement parce qu’il voit les figures de Chladni qu’il a une juste intuition sonore. Nous serions tentés de lui répondre qu’il se trompe complètement et qu’il perçoit par la vue ce dont la réalité authentique se définit autrement par le biais d’un autre sens, celui-là même dont il est privé. Ce qu’il voit c’est l’effet visuel d’un son, mais pas le son, parce que pour cela il faudrait l’entendre. C’est exactement la même chose pour le langage: l’homme affirmant qu’il connaît la réalité de la vie, des arbres, des couleurs, bref du monde se prétend tout autant que le sourd croyant connaître le son, car en réalité nous avons substitué à la réalité des mots et faisons valoir entre ces mots certaines modalités de rapport correspondant à des opérations de langue. La vérité de nos affirmations réside purement et simplement dans l’effet de cohérence entre tous ces substituts dans la dynamique purement interne du langage.
          

                Les figures de Chladni sont des métaphores visuelles du son. De la même façon les images sont des métaphores de la sensation et les mots sont des métaphores de l’image. Plus nous croyions dire la vérité des choses réelles, plus, en fait, nous procédons à des opérations au sein d’une systématique doublement éloigné de la réalité dont à tort nous pensons parler.  Je crois dire la vérité quand j’affirme que la pierre est dure sans me rendre compte que « pierre » et « dure » sont deux symbolisations abstraites entre lesquelles je fais valoir un type de rapport (prédicat) qui vaut bien dans la langue mais pas dans le réel. Ceci dit il y a bien quelque chose de cette phrase qui fait signe d’une réalité: qu’une pierre est plus dure que l’eau par exemple, mais précisément nous progressons de cette façon, c’est-à-dire par pure analogie: en effectuant, parallèlement à une réalité que nous ne faisons que présumer, des relations  métaphoriques entre des symboles que nous construisons.
               
Nous ne pouvons rien comprendre des thèses de Nietzsche sur la vérité si nous ne faisons pas valoir une sorte de ligne pure, brute et évènementielle du réel au niveau de laquelle se produisent des « chocs », des rencontres, des impacts entre des forces physiques, lesquelles donnent lieu à des mutations continuelles de température, de lumière, de gravité, de densité, etc. Il existe une autre « ligne » qui finalement se définit comme une interprétation de la première mais au sein de laquelle tout est transposé. Il y a bien quelque chose de la seconde ligne qui entre en résonance avec la première de telle sorte que nous pouvons rendre compte dans une certaine mesure de ces mutations mais exclusivement « à partir de » ce déplacement même. Les figures de Chladni disent bien quelque chose des intensités sonores mais exclusivement à partir de ce déplacement premier, fondamental qui va transposer du son en figure visuelle. Par suite, celles et ceux que nous humains allons considérer comme les spécialistes de la vérités: à savoir les scientifiques, les philosophes seront en réalité experts dans l’art et la manière d’imposer de la logique à des mots et feront croire à tout le monde qu’ils disent la vérité alors même qu’ils sont simplement les plus impliqués dans la langue, c’est-à-dire dans la transposition du réel en symbole. Une fois admis qu’ils ne disent pas la vérité puisque ils ne font que manipuler des mots ou des symboles, ils disent la vérité que l’utilisation de la langue les autorise à concevoir mais ce n’est pas LA vérité telle qu’elle se donne dans un intuition pure du vraie, c’est une vérité construite dans un système artificiel qui nous donne seulement une image approchante, une métaphore de la vérité.

Questions facultatives:

1) Qu'est-ce qu'une métaphore?

2) Pourquoi Nietzsche affirme-t-il qu'un double effet de métaphorisation s'opère quand nous croyons dire la vérité?

3) Pourquoi les figures de Chladni illustrent-elles parfaitement sa pensée?


 

Cours en distanciel du 29/04/2021 de 8h à 9h00 Terminale 2: Science et vérité

 Bonjour à toutes et à tous,

Il est préférable d'avoir bien compris les 3 définitions de la vérité dont il a été question hier. j'ai reçu plusieurs messages m'informant de la difficulté à saisir ces trois notions. J'y reviens donc ponctuellement:

- La vérité matérielle consiste à émettre une proposition conforme à l'état de la réalité telle qu'elle est. Il pleut et je dis qu'il pleut, je dis la vérité. C'est très simple.

- La vérité formelle, comme son nom l'indique, tient davantage à la forme d'une proposition. Si celle-ci fait des liens irréfutables entre des thèses, alors elle est vraie. Si A est B et si B est C alors nécessairement A est C. C'est la vérité formelle.

- La vérité intuitive est une vérité que l'on sent sans aucun doute possible être vraie. C'est une évidence. On se sent porté par la justesse d'une réalité ou d'une sensation que nul ne peut contester. C'est une vérité d'être plus qu'une vérité de raisonnement ou de jugement. Elle a plus à voir avec la sincérité.

            Par rapport à ce qui suit, il faut bien lire et bien comprendre le texte de Nietzsche, lequel a finalement à voir avec de nombreux points déjà abordés dans le cours sur le langage.

Bonne journée à vous toutes et à vous tous! 


2) La vérité de la vérité (Le double effet de métaphorisation de la vérité par la langue Friedrich Nietzsche)
        Avant de nous interroger sur la science et sur ce qu’elle est, il convient d’approfondir encore cette idée avec Nietzsche, précisément parce qu’il est souvent cité comme le philosophe de la critique de la notion de vérité, ce qui est « vrai » à condition que l’on prête attention au fait que le souci qui le conduit à mener cette critique est encore (évidement) celui de la « vérité ». Dans cet extrait de son oeuvre « vérité et mensonge au point de vue extra-moral », Nietzsche exprime très clairement sa critique et nous pouvons alors en saisir toute la puissance déstabilisatrice:
        « Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela, il n’y aurait pas de si nombreuses langues. La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu’elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chiadni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est prise, une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n’est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel à l’intérieur duquel et avec lequel l’homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s’il ne provient pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l’essence des choses. »
          


            Ce texte est décisif, précisément parce qu’il insiste sur le fait qu’à partir du moment où l’on accepte l’idée selon laquelle un mot vaut pour une chose, une idée, un sentiment ou une perception, on se donne à soi-même un présupposé « faux » et qu’ainsi sans s’en rendre compte, nécessairement on « ment », ou si l’on préfère on métaphorise. C’est donc bien une exigence de vérité pure qui amène Nietzsche ici à pointer le fait qu’une vérité « dite » se donne quelque chose à tort, se constitue comme valant à l’intérieur d’un cadre trop propre à l’homme pour être vrai, c’est-à-dire objectif, c’est-à-dire désanthropocentré (qui ne place pas l'homme au centre)
        Quelques lignes avant ce passage, Nietzsche écrivait: « Qu’est-ce qu’un mot? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison…Comment aurions-nous le droit de dire: la pierre est dure, comme si « dure » nous était connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective! »
            Pour bien saisir les implications considérables de la thèse de Nietzsche, nous pouvons prendre un exemple simple: je sens une piqûre, c’est une excitation nerveuse tout simplement parce qu’elle se traduit par un mouvement de mes nerfs, de douleur. Je dis que j’ai mal parce que je me suis piqué le doigt avec cette aiguille. Je rends compte d’une excitation nerveuse par un mot: « avoir mal » et j’assigne une cause à cette douleur: celle de l’image de cette aiguille que je traduis elle aussi par le terme « aiguille ». A tout un chacun, il semble donc que je dise la vérité quand je dis que j’ai été piqué par cette aiguille. Pourtant:


-      Que l’on puisse traduire une douleur physique particulière, changeante par un terme défini, invariable dans une langue donnée mais différent dans une autre langue est assez étrange arbitraire, partial, pas du tout objectif

-       Que j’institue un rapport de causalité entre cette sensation et cette image de l’aiguille est tout aussi arbitraire car ce n’est pas l’image de l’aiguille qui m’a piquée, ce n’est pas ce que je représente, c’est une excitation. Ce que nous éprouvons ce sont des sensations et nous opérons tout naturellement le rapport avec l’objet qui nous semble être la cause de la sensation. Mais ce qu’il y a vraiment et finalement seulement c’est ça: « être piqué ». D’ailleurs  l’objet piquant ne saurait être à lui tout seul la cause de la piqûre, encore faut-il que quelque chose soit piqué, un épiderme. Si l’aiguille touche avec sa pointe une pierre, personne ne dira qui l’aiguille « pique » la pierre.  Il y a bel et bien un rapport entre la sensation d’être piqué et l’image de l’aiguille mais c’est un rapport métaphorique qui ne dit aucune vérité stricte objective. C’est déjà la vérité supposée d’une personne qui opère des traductions et qui donne idée d’un fait par ces traductions, lesquelles ne sont que des images du fait en question et sûrement pas sa « vérité ».
                       



        On mesure ainsi l’importance et le nombre de présupposés que l’on se donne à soi-même, en tant qu’être humain pour affirmer que l’on dise la vérité quand on dit que la pierre est dure:
- On part du principe que le terme de « pierre » puisse valoir pour décrire cette pierre là qui a nécessairement une singularité, qui ne ressemble et n’est pas une autre pierre
- On part du principe que le terme « dure » rend compte de la sensation que j’éprouve en la touche. On considère qu’une excitation nerveuse peut être symbolisée par un son ou par un trace graphique
- On part encore du principe que ces deux extrapolations (qu’un minéral puisse être désigné par le terme de pierre et que le mot « dure » rende compte de la rudesse de contact de cette réalité) puissent donner lieu à une proposition au sein de laquelle un sujet: « la pierre » peut être lié par « une copule »: le verbe être à « un prédicat »: la dureté.  Ce point est fondamental: l’homme se donne l’autorisation de former des propositions sur une réalité dont la structure n’est pas « propositionnelle », c’est-à-dire que le phénomène de la dureté de la pierre n’est pas du tout restitué par la relation qu’établit la copule du verbe être entre le prédicat de la dureté et le sujet qu’est la pierre. Nous imposons ainsi arbitrairement une logique prédicative dans une réalité naturelle qui n’est prédicable en rien de quoi que ce soit.
               

                Finalement, toute la démonstration de Nietzsche repose finalement sur l’idée suivante: la vérité telle qu’on l’entend habituellement est toujours la vérité d’une « proposition », d’une thèse. Par conséquent la vérité est ce que l’on profère, ce que l’on « dit », mais dés lors qu’elle est « dite », elle est nécessairement prise dans la forme d’une langue, laquelle, en tant que langue ne peut être la vérité qu’elle prétend dire, tout simplement parce que toute langue opère une traduction du réel qui se révèle être nécessairement une trahison. Autrement dit, toute vérité ne peut être que dite mais si elle est dite, elle ne sera jamais vraiment la vérité, parce que dire revient nécessairement à « métaphoriser ».
        Mais qu’est-ce que ça veut dire: « métaphoriser »? « Meta phorà » signifie en grec « transporter ». On désigne une chose par une autre chose susceptible de valoir pour elle analogiquement: la faucille d’or dans le champs des étoiles pour dire la lune, mais il y a des métaphores plus simples et plus courantes. Métaphoriser c’est déplacer: la lune n’est pas une faucille, mais il y a une analogie entre la forme de la faucille et la forme de la lune telle qu’elle est éclairée par le soleil tout en étant ombragée par la terre. On n’en voit alors qu’un quartier. Métaphoriser c’est faire jouer la ressemblance, laquelle n’en est pas moins « semblance », c’est-à-dire simulation. Nietzsche ne cesse de pointer, dans ce texte, l’émergence de ce déplacement à la lumière duquel quoi qu’on fasse, on ne dira jamais la vérité d’un fait puisque en donnera nécessairement idée au travers d’une forme qui présuppose en son efficience même un déplacement, un décalage du réel à la fiction.
           
Déjà, en soi, le simple fait qu’une même réalité soit dire par plusieurs termes selon la langue que l’on parle ou écrit pose question, évidemment.  S’il y avait une vérité dans le rapport entre le nom et la chose, il n’y aurait qu’un seul nom pour désigner l’unicité effective de la chose. La « chose en soi » est un terme hérité de Kant qui signifie la chose telle qu’elle est en elle-même, et non la perception que l’on en a. Quand nous percevons un objet, nous en recevons une impression qui correspond à notre sensibilité, à notre angle de vue, etc, bref qui est nécessairement subjective, et nous ne pouvons pas en déduire l’objectivité de la chose telle qu’elle serait en elle-même, tout simplement parce que pour ce faire, il faudrait percevoir « purement », objectivement cette chose, c’est-à-dire finalement qu’il faudrait percevoir sans percevoir. La chose en soi est hors de notre atteinte: cela signifie que nous n’accéderons jamais à cette vérité qui consisterait à saisir la réalité pure. Même celui qui créerait le langage ne capturerait rien de cette réalité. Il serait simplement l’ordonnateur premier de ce déplacement, de cet évitement magistralement organisé. Parler, en quelque langue que ce soit, c’est transformer en structures le ratage systématique du réel. Toute langue est un ratage du réel érigé en système. Plus nous parlons, plus nous faisons fonctionner une dynamique intérieure et fallacieuse qui s’active en circuit fermé au sujet d’une extériorité radicale dont nous nous sommes faits comme une profession de foi de la rater magnifiquement, « organisationnellement ».

        Celui qui façonne la langue ou simplement celui qui l’utilise travaille toujours déjà des symboles où se dit moins la présence d’une chose que le rapport qui s’institue entre une réalité et celle ou celui qui la perçoit. Tout symbole est déjà en soi métaphore, ou plutôt présupposé de l’oeuvre de métaphorisation du langage. Il faut bien comprendre l’importance décisive de la métaphorisation: ce n’est pas qu’il y ait dans le langage une figure de style parmi tant d’autres que l’on appelle « métaphore », c’est plutôt qu’il y a déjà de la métaphorisation dans le langage même. Le passage de la piqûre à l’image de l’aiguille est déjà en soi métaphorisation là même où nous aurions plutôt tendance à instituer un rapport de causalité. Ce n’est pas parce qu’il y a l’aiguille que je suis piqué, c’est la sensation de piqûre que je me re-présente en la métaphorisant et en lui assignant l’image de l’aiguille. Affirmer que j’ai été piqué par une aiguille, c’est opérer un déplacement: de la sensation à l’image d’une chose. Puis vient le second moment de métaphorisation: de l’image à la trace graphique ou sonore. D’une réalité pure au sein de laquelle se produisent des excitations nerveuses, nous sommes maintenant déplacés dans une dimension linguistique et prédicative au sein de laquelle «j’» ai été piqué par une aiguille. Il y a maintenant des sujets, des verbes, des prédicats, mais rien de tout cet attirail ne rend effectivement compte de la sensation pure de la piqûre. 
 
Question (facultative):
 Expliquez ce processus de double métaphorisation que Nietzsche voit à l’œuvre dans  l'affirmation d'une "vérité".

mardi 27 avril 2021

Cours en distanciel du 28/04/2021 de 10h08 à 12h00 - Terminale 3: Science et Vérité (cours 2)

 Attention: ce cours consiste en fait dans l'explication d'un texte fondamental de Nietzsche. Il est crucial de bien en comprendre le sens pour la suite du cours. Contrairement à ce qui a souvent été dit: Nietzsche ne détruit pas la notion de vérité, (parce que c'est toujours au nom d'une vérité que l'on en destitue une autre)  il la décale en s'interrogeant plutôt sur ce qui en l'homme a produit cette croyance dans le vrai et ce qu'il découvre, c'est le rôle du langage dans cette croyance. Beaucoup de points qui seront ici développés reprennent ce que nous avions déjà mis à jour dans le cours sur le langage. Si tel ou tel passage vous pose vraiment problème (ce qui serait vraiment logique compte tenu de la difficulté de la pensée de Nietzsche) envoyez moi un mail à mon adresse perso ou écrivez tout de suite votre question pour me la poser lundi prochain en présentiel. D'ici là...

Bon courage à vous. Portez vous bien!

  



2) La vérité de la vérité (Le double effet de métaphorisation de la vérité par la langue Friedrich Nietzsche)
        Avant de nous interroger sur la science et sur ce qu’elle est, il convient d’approfondir encore cette idée avec Nietzsche, précisément parce qu’il est souvent cité comme le philosophe de la critique de la notion de vérité, ce qui est « vrai » à condition que l’on prête attention au fait que le souci qui le conduit à mener cette critique est encore (évidement) celui de la « vérité ». Dans cet extrait de son oeuvre « vérité et mensonge au point de vue extra-moral », Nietzsche exprime très clairement sa critique et nous pouvons alors en saisir toute la puissance déstabilisatrice:
        « Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela, il n’y aurait pas de si nombreuses langues. La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu’elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chiadni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est prise, une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n’est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel à l’intérieur duquel et avec lequel l’homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s’il ne provient pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l’essence des choses. »
          


            Ce texte est décisif, précisément parce qu’il insiste sur le fait qu’à partir du moment où l’on accepte l’idée selon laquelle un mot vaut pour une chose, une idée, un sentiment ou une perception, on se donne à soi-même un présupposé « faux » et qu’ainsi sans s’en rendre compte, nécessairement on « ment », ou si l’on préfère on métaphorise. C’est donc bien une exigence de vérité pure qui amène Nietzsche ici à pointer le fait qu’une vérité « dite » se donne quelque chose à tort, se constitue comme valant à l’intérieur d’un cadre trop propre à l’homme pour être vrai, c’est-à-dire objectif, c’est-à-dire désanthropocentré (qui ne place pas l'homme au centre)
        Quelques lignes avant ce passage, Nietzsche écrivait: « Qu’est-ce qu’un mot? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison…Comment aurions-nous le droit de dire: la pierre est dure, comme si « dure » nous était connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective! »
            Pour bien saisir les implications considérables de la thèse de Nietzsche, nous pouvons prendre un exemple simple: je sens une piqûre, c’est une excitation nerveuse tout simplement parce qu’elle se traduit par un mouvement de mes nerfs, de douleur. Je dis que j’ai mal parce que je me suis piqué le doigt avec cette aiguille. Je rends compte d’une excitation nerveuse par un mot: « avoir mal » et j’assigne une cause à cette douleur: celle de l’image de cette aiguille que je traduis elle aussi par le terme « aiguille ». A tout un chacun, il semble donc que je dise la vérité quand je dis que j’ai été piqué par cette aiguille. Pourtant:


-      Que l’on puisse traduire une douleur physique particulière, changeante par un terme défini, invariable dans une langue donnée mais différent dans une autre langue est assez étrange arbitraire, partial, pas du tout objectif

-       Que j’institue un rapport de causalité entre cette sensation et cette image de l’aiguille est tout aussi arbitraire car ce n’est pas l’image de l’aiguille qui m’a piquée, ce n’est pas ce que je représente, c’est une excitation. Ce que nous éprouvons ce sont des sensations et nous opérons tout naturellement le rapport avec l’objet qui nous semble être la cause de la sensation. Mais ce qu’il y a vraiment et finalement seulement c’est ça: « être piqué ». D’ailleurs  l’objet piquant ne saurait être à lui tout seul la cause de la piqûre, encore faut-il que quelque chose soit piqué, un épiderme. Si l’aiguille touche avec sa pointe une pierre, personne ne dira qui l’aiguille « pique » la pierre.  Il y a bel et bien un rapport entre la sensation d’être piqué et l’image de l’aiguille mais c’est un rapport métaphorique qui ne dit aucune vérité stricte objective. C’est déjà la vérité supposée d’une personne qui opère des traductions et qui donne idée d’un fait par ces traductions, lesquelles ne sont que des images du fait en question et sûrement pas sa « vérité ».
                       



        On mesure ainsi l’importance et le nombre de présupposés que l’on se donne à soi-même, en tant qu’être humain pour affirmer que l’on dise la vérité quand on dit que la pierre est dure:
- On part du principe que le terme de « pierre » puisse valoir pour décrire cette pierre là qui a nécessairement une singularité, qui ne ressemble et n’est pas une autre pierre
- On part du principe que le terme « dure » rend compte de la sensation que j’éprouve en la touche. On considère qu’une excitation nerveuse peut être symbolisée par un son ou par un trace graphique
- On part encore du principe que ces deux extrapolations (qu’un minéral puisse être désigné par le terme de pierre et que le mot « dure » rende compte de la rudesse de contact de cette réalité) puissent donner lieu à une proposition au sein de laquelle un sujet: « la pierre » peut être lié par « une copule »: le verbe être à « un prédicat »: la dureté.  Ce point est fondamental: l’homme se donne l’autorisation de former des propositions sur une réalité dont la structure n’est pas « propositionnelle », c’est-à-dire que le phénomène de la dureté de la pierre n’est pas du tout restitué par la relation qu’établit la copule du verbe être entre le prédicat de la dureté et le sujet qu’est la pierre. Nous imposons ainsi arbitrairement une logique prédicative dans une réalité naturelle qui n’est prédicable en rien de quoi que ce soit.
               

                Finalement, toute la démonstration de Nietzsche repose finalement sur l’idée suivante: la vérité telle qu’on l’entend habituellement est toujours la vérité d’une « proposition », d’une thèse. Par conséquent la vérité est ce que l’on profère, ce que l’on « dit », mais dés lors qu’elle est « dite », elle est nécessairement prise dans la forme d’une langue, laquelle, en tant que langue ne peut être la vérité qu’elle prétend dire, tout simplement parce que toute langue opère une traduction du réel qui se révèle être nécessairement une trahison. Autrement dit, toute vérité ne peut être que dite mais si elle est dite, elle ne sera jamais vraiment la vérité, parce que dire revient nécessairement à « métaphoriser ».
        Mais qu’est-ce que ça veut dire: « métaphoriser »? « Meta phorà » signifie en grec « transporter ». On désigne une chose par une autre chose susceptible de valoir pour elle analogiquement: la faucille d’or dans le champs des étoiles pour dire la lune, mais il y a des métaphores plus simples et plus courantes. Métaphoriser c’est déplacer: la lune n’est pas une faucille, mais il y a une analogie entre la forme de la faucille et la forme de la lune telle qu’elle est éclairée par le soleil tout en étant ombragée par la terre. On n’en voit alors qu’un quartier. Métaphoriser c’est faire jouer la ressemblance, laquelle n’en est pas moins « semblance », c’est-à-dire simulation. Nietzsche ne cesse de pointer, dans ce texte, l’émergence de ce déplacement à la lumière duquel quoi qu’on fasse, on ne dira jamais la vérité d’un fait puisque en donnera nécessairement idée au travers d’une forme qui présuppose en son efficience même un déplacement, un décalage du réel à la fiction.
           
Déjà, en soi, le simple fait qu’une même réalité soit dire par plusieurs termes selon la langue que l’on parle ou écrit pose question, évidemment.  S’il y avait une vérité dans le rapport entre le nom et la chose, il n’y aurait qu’un seul nom pour désigner l’unicité effective de la chose. La « chose en soi » est un terme hérité de Kant qui signifie la chose telle qu’elle est en elle-même, et non la perception que l’on en a. Quand nous percevons un objet, nous en recevons une impression qui correspond à notre sensibilité, à notre angle de vue, etc, bref qui est nécessairement subjective, et nous ne pouvons pas en déduire l’objectivité de la chose telle qu’elle serait en elle-même, tout simplement parce que pour ce faire, il faudrait percevoir « purement », objectivement cette chose, c’est-à-dire finalement qu’il faudrait percevoir sans percevoir. La chose en soi est hors de notre atteinte: cela signifie que nous n’accéderons jamais à cette vérité qui consisterait à saisir la réalité pure. Même celui qui créerait le langage ne capturerait rien de cette réalité. Il serait simplement l’ordonnateur premier de ce déplacement, de cet évitement magistralement organisé. Parler, en quelque langue que ce soit, c’est transformer en structures le ratage systématique du réel. Toute langue est un ratage du réel érigé en système. Plus nous parlons, plus nous faisons fonctionner une dynamique intérieure et fallacieuse qui s’active en circuit fermé au sujet d’une extériorité radicale dont nous nous sommes faits comme une profession de foi de la rater magnifiquement, « organisationnellement ».

        Celui qui façonne la langue ou simplement celui qui l’utilise travaille toujours déjà des symboles où se dit moins la présence d’une chose que le rapport qui s’institue entre une réalité et celle ou celui qui la perçoit. Tout symbole est déjà en soi métaphore, ou plutôt présupposé de l’oeuvre de métaphorisation du langage. Il faut bien comprendre l’importance décisive de la métaphorisation: ce n’est pas qu’il y ait dans le langage une figure de style parmi tant d’autres que l’on appelle « métaphore », c’est plutôt qu’il y a déjà de la métaphorisation dans le langage même. Le passage de la piqûre à l’image de l’aiguille est déjà en soi métaphorisation là même où nous aurions plutôt tendance à instituer un rapport de causalité. Ce n’est pas parce qu’il y a l’aiguille que je suis piqué, c’est la sensation de piqûre que je me re-présente en la métaphorisant et en lui assignant l’image de l’aiguille. Affirmer que j’ai été piqué par une aiguille, c’est opérer un déplacement: de la sensation à l’image d’une chose. Puis vient le second moment de métaphorisation: de l’image à la trace graphique ou sonore. D’une réalité pure au sein de laquelle se produisent des excitations nerveuses, nous sommes maintenant déplacés dans une dimension linguistique et prédicative au sein de laquelle «j’» ai été piqué par une aiguille. Il y a maintenant des sujets, des verbes, des prédicats, mais rien de tout cet attirail ne rend effectivement compte de la sensation pure de la piqûre.
        Nietzsche utilise alors une comparaison: Ernst Chladni est un physicien allemand qui s’est intéressé aux vibrations créées par un son d’archet sur un plateau recouvert de sable. Le son de l’archer dessine par vibration une figure correspondant à une certaine tonalité. On peut ainsi en un sens « voir un son », ou du moins voir l’effet produit par une onde sonore sur un support malléable où se dessine quelque chose qui est en rapport avec la vibration. Représentons nous un sourd qui affirmerait simplement parce qu’il voit les figures de Chladni qu’il a une juste intuition sonore. Nous serions tentés de lui répondre qu’il se trompe complètement et qu’il perçoit par la vue ce dont la réalité authentique se définit autrement par le biais d’un autre sens, celui-là même dont il est privé. Ce qu’il voit c’est l’effet visuel d’un son, mais pas le son, parce que pour cela il faudrait l’entendre. C’est exactement la même chose pour le langage: l’homme affirmant qu’il connaît la réalité de la vie, des arbres, des couleurs, bref du monde se prétend tout autant que le sourd croyant connaître le son, car en réalité nous avons substitué à la réalité des mots et faisons valoir entre ces mots certaines modalités de rapport correspondant à des opérations de langue. La vérité de nos affirmations réside purement et simplement dans l’effet de cohérence entre tous ces substituts dans la dynamique purement interne du langage.
          

                Les figures de Chladni sont des métaphores visuelles du son. De la même façon les images sont des métaphores de la sensation et les mots sont des métaphores de l’image. Plus nous croyions dire la vérité des choses réelles, plus, en fait, nous procédons à des opérations au sein d’une systématique doublement éloigné de la réalité dont à tort nous pensons parler.  Je crois dire la vérité quand j’affirme que la pierre est dure sans me rendre compte que « pierre » et « dure » sont deux symbolisations abstraites entre lesquelles je fais valoir un type de rapport (prédicat) qui vaut bien dans la langue mais pas dans le réel. Ceci dit il y a bien quelque chose de cette phrase qui fait signe d’une réalité: qu’une pierre est plus dure que l’eau par exemple, mais précisément nous progressons de cette façon, c’est-à-dire par pure analogie: en effectuant, parallèlement à une réalité que nous ne faisons que présumer, des relations  métaphoriques entre des symboles que nous construisons.
               
Nous ne pouvons rien comprendre des thèses de Nietzsche sur la vérité si nous ne faisons pas valoir une sorte de ligne pure, brute et évènementielle du réel au niveau de laquelle se produisent des « chocs », des rencontres, des impacts entre des forces physiques, lesquelles donnent lieu à des mutations continuelles de température, de lumière, de gravité, de densité, etc. Il existe une autre « ligne » qui finalement se définit comme une interprétation de la première mais au sein de laquelle tout est transposé. Il y a bien quelque chose de la seconde ligne qui entre en résonance avec la première de telle sorte que nous pouvons rendre compte dans une certaine mesure de ces mutations mais exclusivement « à partir de » ce déplacement même. Les figures de Chladni disent bien quelque chose des intensités sonores mais exclusivement à partir de ce déplacement premier, fondamental qui va transposer du son en figure visuelle. Par suite, celles et ceux que nous humains allons considérer comme les spécialistes de la vérités: à savoir les scientifiques, les philosophes seront en réalité experts dans l’art et la manière d’imposer de la logique à des mots et feront croire à tout le monde qu’ils disent la vérité alors même qu’ils sont simplement les plus impliqués dans la langue, c’est-à-dire dans la transposition du réel en symbole. Une fois admis qu’ils ne disent pas la vérité puisque ils ne font que manipuler des mots ou des symboles, ils disent la vérité que l’utilisation de la langue les autorise à concevoir mais ce n’est pas LA vérité telle qu’elle se donne dans un intuition pure du vraie, c’est une vérité construite dans un système artificiel qui nous donne seulement une image approchante, une métaphore de la vérité.

Questions facultatives:

1) Qu'est-ce qu'une métaphore?

2) Pourquoi Nietzsche affirme-t-il qu'un double effet de métaphorisation s'opère quand nous croyons dire la vérité?

3) Pourquoi les figures de Chladni illustrent-elles parfaitement sa pensée?