mardi 29 mai 2018

La lettre à Ménécée - Epicure

1)    Décrivez l’allégorie de la caverne de Platon et situez la philosophie d’Epicure dans cette métaphore (Où serait le sage Epicurien ? Que ferait-il devant les ombres ? Etc.)
2)    Peut-on parler d’ « Intelligence du Vivant » dans les thèses défendues par Epicure ? Pourquoi ?
3)    Que signifie l’expression : « Faire de nécessité vertu » ? Peut-on l’appliquer à l’Epicurisme ? Pourquoi ? Qu’est-ce que le Souverain Bien ? Qu’est-ce qui distingue les Stoïciens et les Epicuriens par rapport à l’attitude qu’il convient d’adopter pour parvenir au Souverain Bien ?
4)    Pourquoi Epicure est-il aussi opposé à la conception du Destin défendue par les Stoïciens ?
5)    Distinguez Immortalité et Eternité. Laquelle de ces deux notions est jugée préférable à l’autre pour Epicure ? Pourquoi ?

dimanche 27 mai 2018

Ne peut-on s'entendre avec Autrui qu'en passant par le dialogue ?


Introduction
Enumérant les différences entre la langage humain et la communication des abeilles, Emile Benveniste souligne l’absence de réponse au message envoyé par l’émettrice : « Cela signifie que les abeilles, dit-il, ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d’autres, telle est la réalité humaine. » L’abeille communique une information à son entourage, mais elle ne semble pas attendre qu’on lui adresse en retour un signe ne serait-ce que pour confirmer la bonne réception de son message. Son but n’est pas d’être reconnue en tant qu’émettrice. Elle n’aspire pas non plus à créer avec ses semblables une « conversation », c’est-à-dire une mise en suspension de « l’agir », un instant propice à la constitution d’un réseau d’intentions au sein duquel chaque individu participerait à un ensemble de projets, de jugements, de remarques, tout cela orienté vers un but commun à la totalité du groupe. L’abeille agit et le dialogue retarderait l’action. Le dialogue au contraire saisit l’occasion de l’information émise non pas pour agir ou réagir mais pour tisser des liens par le dialogue. Alors que le message donne à la communauté d’abeilles la possibilité d’agir en tant que communauté, le message humain, par le dialogue « fait communauté » en mettant en parenthèses l’action commune. Ce n’est pas le message qui provoque l’action, c’est  lui au contraire qui retarde l’action en instaurant d’abord la nécessité de « faire communauté » par le dialogue, comme s’il était plus important de se concerter, de créer cette « interzone » du partage d’opinions où chacun est autorisé et légitimé à émettre un avis  que d’agir. Quelque chose du dialogue permet à ses participants de se sentir membre d’un collectif, peut-être d’une espèce, comme le suggère Benveniste, ce qui implique que c’est moins dans le feu de l’action que se tissent les liens d’une communauté humaine, voire d’un genre humain, que dans l’échange de signes, de mots, visant un seul et même objet, lequel peut éventuellement aboutir à une action commune. Les hommes se parlent et se rassemblent, s’identifient comme individus d’une même espèce là où les abeilles agissent directement dans le monde et sur lui. Le dialogue présuppose, par son étymologie même, que c’est par le logos et en lui que s’établissent des rapports « entre » (« Dia » signifie en grec : « à travers, entre ») les individus, lesquels sont donc initialement et fondamentalement des « interlocuteurs » avant d’être des « semblables ». Là où des liens naturels prévalent suffisamment dans les communautés animales pour que l’action collective s’effectue sans la médiation d’un échange de signes (la modalité de communication des abeilles s’apparente davantage à celle de « l’ordre »), le dialogue s’impose chez les hommes comme cette dimension première à partir de laquelle se constitue une unité de genre ainsi qu’une communauté d’intérêts. Ne peut on concevoir de relations humaines qu’à partir d’un dialogue assignant et reconnaissant à chacun des protagonistes le statut de « conscience » ? N’existe-t-il entre nous aucun lien  naturel préalable sur la base duquel seulement le dialogue peut s’établir ? Est-ce d’abord parce que nous nous parlons que nous nous reconnaissons ? Qu’autrui s’impose à moi comme cette autre conscience qu’il m’incombe de reconnaître et de respecter en tant que personne morale, est-ce ce que seul le dialogue peut rendre possible ?
(Une fois posée votre introduction, il faut (Impératif) que vous manifestiez le plus clairement et le plus fermement possible votre volonté de ne pas vous tromper de sujet en reprenant les termes essentiels et en les analysant – C’est cela qui va jouer de la façon la plus décisive dans le classement par votre correcteur de votre copie).  Que signifie, en effet « s’entendre avec Autrui » ? Nous nous entendons avec quelqu’un lorsque nous nous mettons d ‘accord avec lui pour mener à bien un projet commun ou bien lorsque nous nous rangeons du même avis par rapport à un sujet de conversation quelconque. Mais ici c’est le terme « Autrui » qui est utilisé, ce qui impose à cette notion d’entente un sens premier ontologiquement. Ce qui compte alors ce n’est pas tant de s’accorder sur un point particulier que de s’accorder mutuellement la base initiale d’un respect, d’une reconnaissance. M’entendre avec autrui, c’est d’abord et peut-être seulement le reconnaître en tant qu’ « autre conscience ». Ce qui pose problème dans nos relations, c’est précisément le fait qu’autrui ne soit pas « moi », d’où des approches distinctes, des intérêts divergents, des sensibilités irréconciliables. De ce point de vue, s’entendre avec quelqu’un  est finalement impossible, parce que nous ne trouverons jamais personne qui puisse être « nous » (« parce que c’était lui parce que c’était moi » dit Montaigne au sujet de son amour pour La Boétie mais cela reste quand même « lui » et « moi »)
Cette notion d’entente ne peut donc avoir de sens que si nous la situons non pas à titre de finalité, d’objectif ou d’aboutissement de la relation mais, au contraire, à titre de condition, c’est-à-dire dans les présupposés à partir desquels elle devient possible. Le dialogue est-il la base à partir de laquelle la possibilité de reconnaître telle ou telle personne comme une autre conscience devient effective ?
Mais qu’est-ce qu’un dialogue ? Grâce à Emile Benveniste, nous réalisons qu’un dialogue se définit d’abord par un certain rapport à la réalité : nous prenons le temps de répondre à l’autre avant même de conformer notre attitude à l’ordre ou à l’information qu’il nous transmet. Il se distingue donc de la coopération qui ne vise qu’à effectuer une action commune. Le dialogue instaure comme principe fondamental et originel ce présupposé selon lequel l’acceptation d’Autrui en tant qu’interlocuteur prime sur l’action commune. Ce n’est pas parce que nous agissons ensemble que je reconnais cette personne comme une autre conscience, c’est à partir de cette acceptation que je peux ultérieurement envisager avec elle une action concertée.
En d’autres termes, si Autrui est vraiment Autrui, c’est parce qu’il est d’abord cet être qui me parle, que j’écoute et auquel je réponds avant d’être a) cet être que l’on m’impose de reconnaître en tant qu’autre par l’instauration inconditionnelle d’un Interdit social, religieux (on ne dialogue pas avec une interdiction) b) cet être autre avec lequel je me sentirais intuitivement en confiance avant même que nous nous parlions sous l’effet immédiat d’une sympathie naturelle (Jean-Jacques Rousseau) c) l’expression radicale d’une altérité transcendante que le dialogue ne pourra jamais conjurer ni réduire (Emmanuel Lévinas). Le dialogue est-il le fait  social par excellence, celui à partir duquel la reconnaissance de l’autre corps humain en tant que personne morale, inaliénable et sacrée prend réellement et originellement effet ?
Nous disposons maintenant de trois antithèses auxquelles il est possible de confronter la réponse positive à la question posée :
a)                                                  Nous ne nous entendons avec Autrui que sur la base de l’interdiction sociétale de porter atteinte à sa personne. Le dialogue ne peut se concevoir qu’après l’instauration de ce commandement (est-ce le dialogue qui rend possible la loi ou la loi qui rend possible le dialogue ?)
b)                                                  Nous reconnaissons l’autre personne parce que nous sommes originellement lié à lui par un sentiment d’empathie naturelle. Si je le perçois comme autre, c’est parce que je l’accepte naturellement comme même. Nous passons originellement du pareil au même. On peut ici penser à Rousseau et à la pitié mais pas seulement : n’existe-t-il pas dans la vie en société des affinités électives, des effets de communion passant par des tropismes, des silences, des proxémies, des signaux physiques marquant plus sûrement l’entente et la reconnaissance d’autrui que le dialogue ? N’est-ce pas d’abord en tant que corps que l’on se fait reconnaître et admettre, avant le dialogue ?
c)                                                   La rencontre avec le visage de l’autre pose d’emblée et sans conditions une relation dissymétrique nous plaçant dans la situation originelle d’avoir à répondre de lui. Reconnaître autrui dans tout ce qui justement m’interdit de le ramener à moi-même c’est ce que l’apparition brutale du visage instaure.
Le dialogue présuppose entre l’homme et le monde la médiation d’une dimension intersubjective au sein de laquelle les hommes se reconnaissent et s’échangent des messages de telle sorte que leur « être-à-Autrui » précède leur « être-au-monde ». Toute la question est de savoir dans quelle mesure l’instauration de ce système  de reconnaissance en circuit fermé peut se révéler efficient. Ne serait-ce pas dans un rapport à l’autre incluant au contraire la dimension physique et mondaine du contexte même de la rencontre que s’effectuerait sa reconnaissance ?
Il convient d’approfondir notre compréhension de cette intersubjectivité créée par le dialogue. Il consiste dans la mise en rapport de quatre composantes :
- un émetteur
- un récepteur
- le code dans lequel le message est transmis
- le référent, c’est-à-dire l’objet du message, ce dont il est question dans le dialogue.
L’émetteur ne parle pas pour être obéi mais pour être entendu, pour s’inscrire dans une « toile », dans l’ensemble de tous les messages échangés par les interlocuteurs. Le récepteur est la « boîte de résonance » humaine du message, ce fond d’écoute et de compréhension sur la base duquel l’émetteur sait que ce qu’il va dire ne sera pas que du bruit. Le code suppose précisément la capacité du récepteur à décoder le message transmis. Cela induit que tout message émis dans le cadre d’un dialogue est « crypté ». Un dialogue suppose une base d’échange préalable, un code, c’est-à-dire finalement une langue ou un langage communs au récepteur et à l’émetteur. Le code est ce qui donne Sens au message. Le référent est finalement le gage d’un intérêt commun, d’une affaire sur laquelle l’émetteur et le récepteur peuvent s’entendre. Ils dialoguent parce qu’ils disposent d’un sujet, d’une affaire, d’un horizon qu’ils sont susceptibles de partager, pour lequel ils peuvent s’entraider.
Tout dialogue implique donc des éléments présupposés et tout le problème portera sur ces présupposés, ne seraient-ils pas aussi ceux-là mêmes à partir desquels une entente avec l’autre conscience devient effective ? Quels sont-ils ?
D’abord l’instauration d’une dualité: on peut dialoguer avec soi dés lors que l’on est assez éloigné de soi pour distinguer en nous l’émetteur et le récepteur : « La pensée est le dialogue de l’âme avec elle-même » Platon. Il est donc possible que mon statut de conscience se joue précisément dans la dualité de cette instauration. Je ne peux m’entendre avec cet autre que je suis à moi-même qu’en dialoguant avec moi et c’est exactement cela que l’on appelle « penser ». Pour me faire reconnaître de l’autre en tant que pensée (conscience), il importe donc d’abord que je dialogue avec moi comme si j’étais un autre.
En second lieu, il faut un code préalable, c’est-à-dire un système de signes qui permettra à l’émetteur de faire jouer le rapport entre le signifiant et le signifié avec le récepteur.
Grâce au code, le dialogue permet de s’échanger des messages qui ont du Sens.  Le dialogue est-il le seul moyen de faire en sorte que la rencontre avec Autrui fasse sens ? Tout dialogue suppose en effet une répartition et un échange de fonctions (le récepteur devient l’émetteur et réciproquement) comme nous l’avons vu, mais faut-il nécessairement en passer par là pour donner du sens à la rencontre avec Autrui ?
Enfin la condition même du dialogue réside dans un anti-dogmatisme radical. Dialoguer, c’est avoir d’emblée consenti à cette pétition de principe selon laquelle la thèse que nous allons affirmer n’est pas définitive. Le dialogue est le contraire même de la parole prophétique, totalitaire ou autoproclamée. C’est de la parole soumise au test, à l’examen de la confrontation avec autrui. Le dialogue est un processus éternellement ajouré de validation. A ce titre, il n’est pas hors de propos d’envisager que le dialogue soit à la philosophie ce que l’expérimentation ou l’observation sont à la science, à savoir l’épreuve d’une falsifiabilité au crible de laquelle elle gagne la dignité d’un discours, d’une discipline, d’une pratique authentiques. Le dialogue, c’est le contraire de la parole d’auteur, ce terme étant à comprendre aussi dans sa filiation étymologique avec la notion d’autorité. Le dialogue ne fait pas autorité, il la détruit. C’est exactement la raison justifiant la mort de Socrate : il n’est pas possible d’accepter dans la cité, pour une autorité quelconque, l’efficience d’une activité aussi subversive, déstabilisatrice corrosive que le dialogue socratique.
Si nous récapitulons, il apparaît donc que le dialogue présuppose a) la dualité b) le code c) le sens d) la mise en suspens de tout régime d’imposition autoritaire.
Le dernier élément évoqué permet de répondre à une question qui se pose plus précisément à nous, au 21e siècle : les réseaux sociaux peuvent-ils se concevoir, ainsi qu’ils le revendiquent souvent comme « des espaces de dialogue » ? (Le sujet deviendrait alors, en un sens : « ne peut-on s’entendre avec autrui qu’en passant par Facebook ? »). Si nous retrouvons bien à l’œuvre les trois premiers présupposés de tout dialogue (encore que le troisième ne soit pas certain à 100%), le dernier est plus problématique dans la mesure où les paroles échangées dans les réseaux sociaux ne semblent aspirer qu’à s’imposer de façon dogmatique. Il s’agit moins de tester que de convaincre, voire de vaincre ou d’imposer, fût-ce par l’insulte, la manipulation ou l’humiliation. Les réseaux sociaux peuvent se définir plutôt comme des espaces de prises et d’échanges de « paroles » non dialogués (il y aurait beaucoup de choses à dire sur l’écriture « parlée » diffusée dans ces réseaux).

1)    Coexister avec autrui au sein d’un monde constitué dans et par le dialogue – Maurice Merleau-Ponty (1908 – 1961)
Pour mesurer pleinement l’importance fondamentale du dialogue dans les rapports humains et ce qu’il instaure dans existence dans le monde, Maurice Merleau-Ponty reprend finalement la thèse essentielle d’Emile Benveniste. « Parler à d’autres », c’est bel et bien faire advenir un type de réalité proprement humain, qui n’est pas encore la réalité physique du monde ambiant :
« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. »
Dialoguer n’est pas agir, mais ce n’est pas rien non plus puisque des pensées sont échangées, évaluées, contredites, examinées. Entre la méditation solitaire et l’action collective se crée cette dimension mitoyenne dans laquelle des personnes distinctes peuvent se retrouver sans s’opposer physiquement ni se confondre dans le flux d’une seule et même action. Entre une agressivité naturelle et une coopération active, il y a place pour le dialogue, c’est-à-dire pour l’expression de pensées sans auteurs désignés s’effectuant par le vis-à-vis de deux consciences mises en présence dans une dimension détachée du monde et de l’action. Dans cette marge, les frontières physiques entre les corps ne sont plus de mise. On peut ne faire qu’ « un » parce que le produit de la discussion est un flux continu de pensées qui convergent vers un même but, dans une même intentionnalité. Il y a dialogue quand deux personnes échangent des propos qui font sens, le même sens (ce qui ne signifie pas nécessairement l’accord). Le dialogue s’active dans l’émergence de cette stimulation qui voit deux pensées autres concourir ensemble à l’émergence d’un propos au sein duquel s’articulent des réflexions dont les sources sont distinctes. Il ne s’agit pas de noyer l’autre sous la supériorité de « sa » pensée mais de jouir au contraire de voir sa pensée motivée par la pensée d’un autre jusqu’à ne plus constituer qu’un seul et même flux de mots.
« L’objection de l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder. » C’est bien là l’homme que recherche Socrate dans la cité d’Athènes (et peut-être aussi celui que cherche Diogène avec sa lanterne) : l’interface capable de recevoir une thèse « autre » pour lui objecter un argument qui lui imposera soit de se rétracter soit de s’approfondir pour lui répondre et prolonger ainsi le dialogue un peu comme on tisse toujours et encore une toile. Le dialogue ne se déploie dans aucune autre dimension que celle-là même qu’elle produit dans le tissage de deux intentionnalités  qui s’harmonisent dans un terrain commun. C’est hors du dialogue qu’autrui peut apparaître sous un jour plus menaçant, précisément parce que l’amour-propre et l’esprit de revendication de « l’auteur », un temps suspendu par l’activation du dialogue reprennent leurs droits. Dans le dialogue, Autrui et moi-même avons coexisté dans la dimension d’un monde créé dans la texture entrelacée de cette coexistence mais dés que le dialogue cesse, Autrui redevient soit cette absence de vis-à-vis qui me laisse non seulement isolé mais aussi vide de pensées soit cette présence hostile parce que muette ou agressive :
« C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. »
Maurice Merleau-Ponty nous permet de réaliser que toute pensée est dialogue, et nous pourrions même ajouter que nous ne pensons qu’en dialoguant avec nous-mêmes. C’est peut-être le sens le plus profond du rapport que nous retrouvons dans la pensée Antique entre la philosophie et l’amitié. Nous ne pouvons penser qu’avec des amis parce qu’il faut la présence pacifiée de l’ami pour constituer avec  lui ce terrain commun du dialogue. Toutefois cette considération part du présupposé d’une synchronicité de réciprocité entre dialogue et amitié ou pacification qui n’est pas forcément évidente, comme si c’était à la fois par l’amitié que naissait le dialogue et par le dialogue que s’établissait la confiance amicale. Le dialogue est, en effet, l’expérience d’une dimension tout à fait spécifique, peut-être spécifique à l’être humain, mais nous ne pouvons pas être absolument certains qu’elle s’impose d’elle-même originellement à tous les hommes. Quelque chose de l’universalité se met en place à partir d’elle, mais il n’est pas avéré qu’un universel préalable la rende possible comme « expérience première »
Aux antipodes de Merleau-Ponty, la pièce de Bertrand-Marie Koltès : « Dans la solitude des champs de coton » décrit comment c’est par le dialogue que se constitue un type d’hostilité spécifiquement humain. Dans une zone en marge de la ville deux hommes se rencontrent : un éventuel dealer et un éventuel client dont on ne saura jamais ce qu’ils sont censés s’échanger exactement. La discussion ne cesse de s’envenimer jusqu’à l’affrontement final :
« L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que personne n’aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps. Selon la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs et déserts trop innombrables pour qu’il y ait encore de la place pour la raison. »
                                                       Bernard-Marie Koltès, dans Prologue

 Ce qu’instaure le dialogue c’est un échange rationnel de pensées offertes, données à l’autre dans le présupposé d’un partage possible, mais pour Koltès cette raison est quasiment invalidée par la géographie et l’éthologie des territoires et les hommes ne font pas partie des espèces qu’un dialogue pourrait pacifier. La promiscuité des hommes est telle qu’ils ne peuvent que se tuer dés qu’ils se retrouvent face-à-face sur un terrain désert. Pris qu’il est dans cette souricière l’homme peut par le dialogue retarder l’éclatement de la violence mais pas bien longtemps.

2)    Loi, dialogue et décalogue
Mais si le dialogue n’est pas premier, qu’est-ce qui a pu le rendre possible puisque, de fait, les humains dialoguent et créent bel et bien cette dimension décalée dont nous parle Merleau-Ponty ? Peut-être importe-t-il que l’entente soit préalable et imposée par la violence d’une autorité. Le propre d’une religion monothéiste et spécifiquement du judaïsme est d’imposer aux hommes les lois en leur donnant comme origine la volonté verticale et transcendante de Dieu. C’est l’Éternel qui a donné à Moïse les tables de la loi. Le rapport horizontal à Autrui semble alors inconcevable sans cette intervention directe et injonctive de Dieu aux hommes. Le dialogue serait inopérant sans décalogue, sans ces dix commandements qui régulent les relations humaines et leur permettent de s’édifier durablement en sociétés. Pas de dialogue sans affirmation préalable et divine de la loi.
Entre la loi et le dialogue, c’est une question de primauté toute à la fois chronologique et ontologique mais, pour la Bible, il est bien évident que l’antériorité de la loi sur le dialogue est le fait d’une auto-proclamation et ne saurait valoir philosophiquement. Or une loi ne peut se constituer sans mots. Si les dix commandements peuvent se concevoir comme des principes faisant communauté et rendant possible le dialogue, ils ne sauraient s’affirmer comme pré-linguistiques.
Il devient plus difficile de fonder historiquement et philosophiquement l’antériorité de la loi sur le « dia-logos » dés lors que l’on prête attention au fait qu’il ne saurait exister de lois formulées sans logos. Quelle présence pourrait en effet se faire plus directement sentir que celle d’autrui dans l’efficience de cette transformation par le biais de laquelle le logos se diffracte dans le dia-logos ? Logiquement le respect de la personne morale d’Autrui s’impose comme la condition même du dialogue puisque il consiste dans l’émission d’une parole sans sujet et fondamentalement « non dogmatique ». Les dix commandements imposent le respect d’Autrui comme un principe auquel nul ne peut déroger. C’est donc autoritairement que l’entente avec Autrui est exigée. Or le dialogue ne se comprend qu’à partir de l’instant où l’autorité d’un discours ou d’une thèse fait l’expérience de sa contradiction. L’autorité se voit donc remise en cause par ce que l’on pourrait appeler un principe de rationalité nécessaire. Le dialogue intègre le respect d’autrui comme l’une de ses conditions de possibilité les plus formelles (c’est la forme même du dialogue qui présuppose l’acceptation de l’avis de l’autre) alors que le décalogue le prescrit comme un devoir absolu. S’entendre avec autrui c’est ce que la loi ordonne, mais c’est ce que le dialogue a toujours déjà « fait » dans la mesure où il se définit dans son essence même comme le rapport (dia : entre) humain fondé sur la raison (logos). Cela signifie qu’il y a dans le dialogue quelque chose d’un énoncé performatif du rapport pacifié avec Autrui.
C’est finalement la même analyse que nous pouvons appliquer aux thèses de Thomas Hobbes sur le Léviathan. Si, selon lui, l’entente avec Autrui ne saurait se fonder que sur la menace et l’effet de pression exercé par l’autorité politique de ce corps composé par l’adhésion libre et volontaire de tous les citoyens (puisque c’est justement afin qu’une liberté soit effective et garantie à chaque individu qu’il faut constituer ce pouvoir illimité du souverain), cela signifie que le contrat précède l’exercice de l’autorité. Or qu’est-ce qu’un contrat si ce n’est la forme écrite et aboutie d’un dialogue, c’est-à-dire d’un logos intersubjectif ? Les hommes ne s’entendent pas naturellement mais ils créent par contrat les conditions imposées de leur entente.
3)    Empathie naturelle, corps communicants et affinités électives
Dans cette partie,  il sera question de Jean-Jacques Rousseau et de l’affirmation d’une entente naturelle avec Autrui par la pitié :
« Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix »
Dans « fragments d’un discours amoureux », Roland Barthes évoque cette fête des signes et du sens qui se produit dans l’intéressement amoureux mais non encore déclaré à la personne de l’autre. Tout fait sens dans cette proximité des corps au sein de laquelle chaque mouvement s’inscrit dans l’efficience d’une langue silencieuse. Il ne saurait être ici question de dialogue puisque rien n’est exprimé dans la forme d’une langue mais il reste à s’interroger sur la permanence sous-jacente d’un langage.
4)    Autrui : visage et intersubjectivité
 Avec Emmanuel Lévinas, le visage d’autrui m’impose le commandement : « Tu ne tueras pas » parce que nous sommes mis en présence d’une expressivité qu’aucun regard ne peut contenir. Le visage signifie sans vouloir signifier et excède la compréhension de celui qui, très inutilement, le « fixe » (puisque justement il ne peut le figer dans une seule expression). Il n’y pas dialogue ici ne serait-ce que parce qu’il n’y a pas égalité entre le regardant le regardé. Le regardant doit tout au regardé, le « visageant » est comme dépossédé de tout pouvoir face au « (dé)visagé ».  J’ai à répondre de la personne d’Autrui parce que le face-à-face avec son visage me situe ipso facto en situation de « responsable ». Le visage est « nu » en ce sens qu’il est cette expression qui ne tient pas à un signe extérieur « trafiqué », social. C’est cette nudité du visage de l’autre qui paradoxalement m’impose autoritairement le devoir de le défendre. La relation au visage est donc asymétrique et non réciproque même s’il est évident qu’en tant que visage j’impose à autrui le commandement de ne pas tuer. Lévinas veut dire par là que le rapport au visage n’est pas lisible comme réciprocité. Je dois tout à Autrui et moi, plus que tout le monde. C’est une charge qui m’incombe.
Avec Emmanuel Lévinas, il est évident donc qu’il ne saurait être question de « dialogue » dans le rapport avec Autrui mais il n’est pas vraiment non plus affaire « d’entente ». Ce dont je fais l’expérience, en un sens, c’est justement de l’impossibilité de m’entendre avec lui. Il est ce visage que mon regard ne saurait contenir. L’inviolabilité de la personne de l’autre, c’est ce que m’impose son visage, sa figure ne peut être que visée, « visagée » mais jamais consommée, réduite ou chosifiée. Le respect d’autrui précède donc l’entente.

Conclusion
Il y a dans le dialogue de nombreux présupposés qui entérine l’entente avec autrui comme interlocuteur. C’est cette forme plus que le contenu du dialogue qui est convoquée dans cette question d’un rapport pacifié et raisonnable avec Autrui. Or chacun de nous fait l’expérience continuelle de ce dialogue silencieux, de ces interpellations muettes par le biais desquelles nous nous voyons physiquement convoqués à créer du sens dans la rencontre et par elle. Nous sommes capables de ne rien dire mais il nous est impossible de ne pas vouloir dire par notre présence, par notre silence même. Nous ne pouvons pas nous dérober à la demande continuelle de sens de notre semblable et c’est là à la fois la base de tout dialogue et l’origine de malentendus pouvant aboutir à la violence.

jeudi 24 mai 2018

Texte de Pascal


"Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. Et cependant depuis un si grand nombre d’années jamais personne n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent, princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes, forts, faibles, savants, ignorants, sains, malades, de tous pays, de tous temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve, si continuelle et si uniforme devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts. Mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable qu’il n’y ait quelque délicate différence, et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre et ainsi le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous pipe, et de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort qui en est le comble éternel. Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaie inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant dans les choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu lui même."
                                                                                          Pascal - Pensées

mardi 22 mai 2018

L'Historien nous raconte-t-il des histoires? (3)


                            c)  L’illusion rétrospective
D’où vient cet effet de sens de tout récit historique ? Comment se fait-il que l’histoire (historia rerum gestarum) décrive toujours des trames, des évènements lisibles, intelligibles alors même que les évènements que nous vivons en direct dans l’actualité nous donnent si souvent l’impression que finalement rien n’est vraiment sensé. Que « l’histoire soit un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot » comme le dit Macbeth dans la pièce de Shakespeare, c’est un sentiment de chaos qui peut s’imposer maintenant dans l’histoire (res gestae) qui se fait mais jamais dans l’histoire que nous lisons. Pourquoi ?  L’histoire ne nous raconterait-elle pas des histoires en nous faisant croire que les évènements historiques ne se déroulent pas dans un chaos total ?
Sans répondre directement à cette question, Henri Bergson évoque l’effet produit par « l’illusion rétrospective du vrai ». Toute personne regardant sa vie passée à partir de son présent interprétera nécessairement ce passé comme ayant un sens : celui-là même qui lui permet aujourd’hui d’être la personne qu’elle est, mais il n’y a dans ce jugement rien d’autre que cette évidence de la succession temporelle d’un passé devenant du présent. Ce n’est pas pour autant qu’un « destin » ou qu’une vocation s’exprimerait au travers de ce mouvement. L’instant présent se situe à l’extrémité de l’axe du passé. C’est évidemment dans mon passé que je trouve l’explication de ce que je suis aujourd’hui mais il n’y a dans cette évidence pas la moindre trace de providence, de fatalité ou de destinée. Tout ce qui se produit au présent pourrait se passer différemment. C’est contingent mais une fois passé, cette contingence disparaît et il est logique bien que totalement faux et illusoire d’y reconnaître alors l’ouvrage d’un destin ou d’un devoir-être. 
On peut ainsi se croire élu ou maudit par Dieu sans se rendre compte qu’en réalité ce passage d’un événement qui nous est arrivé de contingent à nécessaire ne décrit rien de plus que celui d’un présent accidentel à une réalité passée et donc intégrée à notre passé. Nous confondons l’effet logique et nécessaire de cohérence de tout regard rétrospectif à l’égard du passé (puisque c’est mon passé qui m’a conduit à mon présent) avec la manifestation presque surnaturelle d’une puissance supérieure (Dieu, chance, fatalité ou destin) qui se serait effectué ainsi continument dans le fil même de mon existence, en l’ayant choisie, élue, fût-ce pour l’accabler. Nous y gagnons finalement la certitude de vivre une histoire et non simplement une existence contingente « faisant ce qu’elle peut » pour durer. Lorsque un événement tragique se produit et nous accable. La tentation de lui donner une origine divine, surnaturelle atténue étrangement le « choc », non seulement parce que « tout s’explique » même irrationnellement mais aussi parce que nous échappons ainsi à la pensée que nous souffrons inutilement, absurdement.
Nous sommes très loin du travail de l’historien, lequel consiste, au contraire, à rendre compte des évènements de façon neutre et indépendamment de toute référence à une puissance ou à une volonté supérieures. Cependant, en tant que regard sur le passé, on ne voit pas comment les historiens pourraient décrire des faits sans les intégrer à cette dynamique pure de la succession du temps sous l’influence de laquelle « tout ce qui fut » est investi de ce sens d’aboutir aujourd’hui à « ce qui est ». Le sens que l’historien donne à l’histoire n’est donc pas du tout celui que le chrétien ou le musulman lui assigne tout simplement parce qu’il n’est pas question pour lui d’affirmer que dieu accomplisse quoi que ce soit par l’histoire. Il est tout aussi éloigné des affirmations des philosophes comme Kant ou Hegel selon lesquels la nature ou la raison s’effectuent dans l’histoire, mais en même temps, il construit une vision du passé à partir du présent et celle-ci ne peut en aucune manière faire droit à la contingence des évènements.
Dés que des écrivains, comme par exemple, Philippe K. Dick conçoivent des uchronies (« le maître du haut château » décrit un monde dans lequel Hitler a gagné la seconde guerre mondiale), ils font de la « science fiction » tout simplement parce qu’aussi contingent que soit le présent de l’événement, il devient définitif, irrévocable une fois qu’il s’est effectivement passé et cela suffit à l’investir d’une forme de nécessité. L’historien nous raconte donc bien une histoire dans la mesure où ce qu’il décrit, aussi fidèle que soit sa retranscription de l’événement passé, l’éclaire à partir d’un présent qui part du principe qu’il n’aurait pas pu être différent puisque, « de fait » il fut et plus encore : « il fut ainsi », mais cet « ainsi » n’est pas le pur « voici » de l’événement lui-même à l’instant où il s’est produit. La condition même du discours historique intègre donc comme l’un de ses principes les plus fondamentaux une efficience rétrospective qui lui fait rater la dimension la plus authentique du fait, soit sa contingence. C’est le principe même de fonctionnement de l’histoire de nous rendre compte de l’événement « tel qu’il fût » mais ce que cet événement « fût » ne pourra jamais coïncider avec « ce qu’il est » quand il s’effectue dans son présent, et c’est pourtant dans ce présent que réside sa plus pure authenticité.

1)    « L’objectivité » de l’historien
L’objectivité pure de l’historien est, dés lors, impossible, mais finalement pas davantage que pour un physicien ou un chimiste. Il n’est pas de science qui s’impose à nous avec suffisamment d’exactitude et de neutralité pour pouvoir se détacher de toute revendication à une forme de subjectivité, et c’est bien dans la définition de cette forme qu’il nous faut œuvrer.
C’est précisément ce que Paul Ricoeur s’efforce d’accomplir dans son livre : « Histoire et vérité » d’où est extrait ce passage :
« Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient. Or qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité.
Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de l'objectivité. Cette attente en implique une autre : nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons une distinction entre la bonne et la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien. Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de l'homme. Et c’est en ce sens que cette subjectivité se doit d’être philosophique car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des œuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute œuvre, à ses risques et périls. »
Paul Ricoeur affronte la question de l’objectivité historique directement et l’apport essentiel qu’il offre à cette réflexion réside dans sa définition de l’objectif. Ce terme ne désigne pas la neutralité du résultat d’une démarche scientifique mais plutôt sa méthode, la nature de la démarche entreprise. Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’histoire n’a pas pour finalité de nous donner une vision définitive et inattaquable de la période étudiée mais seulement de mettre en application des procédures fiables, et, par ce terme, il convient d’entendre : « suffisamment claires et rationnelles pour provoquer la compréhension »
Selon Paul Ricoeur, l’histoire n’est pas moins objective que la physique ou la biologie mais cela ne signifie pas du tout qu’il s’agisse de la même objectivité. Celle-ci étant assimilée à la méthode d’investigation de la science, il est logique qu’elle ne soit pas de la même nature que les autres sciences. L’auteur soutient qu’il existe une multiplicité d’objectivités différentes (« empire varié de l’objectivité »). Pour un physicien, l’objectivité consiste, par exemple, à faire des comptes rendus d’expériences parfaitement conformes aux faits constatés. Pour un historien, il s’agira notamment de recontextualiser les témoignages en fonction de la position sociale, professionnelle ou politique du témoin, de ne prendre au sérieux que les faits relatés par plusieurs sources, etc. Une fois le type d’objectivité requise par l’histoire bien définie, il reste à qualifier la subjectivité de l’historien à l’égard de cette objectivité.
Il s’agit de bien comprendre ici le présupposé de Paul Ricoeur : il est absurde de demander à un sujet, c’est-à-dire à une personne « de chair et d’os » éprouvant des désirs et des émotions, ayant des opinions, des intérêts, des rêves qui lui sont propres de se départir de tout cela pour n’être qu’objectif. La discipline en elle-même est objective mais le rapport du sujet à la discipline est nécessairement subjectif. Cela ne veut pas dire que l’historien puisse manifester ses opinions ou imposer ses choix politiques dans sa façon de décrire le passé (c’est ce que Ricoeur appelle « la mauvaise subjectivité »). Par subjectif, ce qu’il convient d’entendre c’est l’engagement  authentique de l’historien, lequel ne peut se concevoir qu’en référence au type d’objectivité méthodologique attendu. On demande à l’historien de croire à l’histoire, de s’investir dans la démarche qui consiste à explorer un passé à partir d’un présent, sachant que cette démarche suppose que l’historien ne pourra jamais totalement se détacher de son présent (et  heureusement : on aurait du mal à prendre au sérieux un historien qui refuserait d’utiliser les ressources informatiques pour se plonger sans a priori de son temps dans le moyen-âge, par exemple).

Il est demandé à un historien d’être de son temps pour se pencher sur le passé de telle sorte que le travail historique réalisé pourra se concevoir comme un mode de subjectivation de l’époque présente. Ce qu’une étude historique révèle de plus authentique et de plus exact c’est le temps d’où elle s’écrit, pas celui du passé qu’elle écrit. C’est bien là ce qu’il s’agit d’entendre par bonne subjectivité : celle d’un historien du présent au sein duquel il est historien de l’Antiquité ou du moyen-âge. L’historien qui ne se raconte pas d’histoires est donc justement celui qui sait très bien que ces travaux sont toujours imprégnés par le climat politique, la technologie et les enjeux idéologiques de son époque. C’est toujours avec des intérêts et des modes de classification du présent que l’on se tourne vers le passé. Sur un plan personnel, il est facile de se rendre compte avec un peu d’honnêteté que l’on ne se rappelle jamais d’une période de son passé qu’à l’occasion de ce qui nous arrive dans notre présent. L’intérêt que nous portons au passé que ce soit pour l’individu ou la société d’une époque n’est jamais gratuit, pur, neutre, mais il n’y a rien dans le caractère intéressé de cette motivation qui soit contraire à ce que Paul Ricoeur  appelle la « bonne subjectivité ».
Le troisième point formulé et défendu par ce texte (les deux premiers étant d’abord que l’objectivité consiste dans la méthode et le second l’affirmation de la bonne subjectivité de l’historien) prête à l’histoire une dimension philosophique en ce sens qu’il assigne à l’histoire une fonction de subjectivation à l’échelle de l’humanité. L’histoire permet à l’homme de se caractériser, de s’identifier et de se reconnaître en tant qu’homme. La position soutenue par Paul Ricoeur est ici problématique car nous savons qu’il existe des sociétés humaines sans histoire, et nous voyons mal en quoi elles seraient moins humaines que les autres. Mais ce n’est pas là le propos de l’auteur. Quelque chose de l’histoire permet à l’individu d’aujourd’hui de se situer dans l’histoire des hommes et d’acquérir ainsi un statut, une qualité plus générique, plus conceptuelle : son histoire personnelle s’inscrit dans l’histoire d’un peuple, laquelle prend place dans l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas pour Ricoeur d’affirmer que seuls les sociétés historiennes sont humaines, mais seulement qu’elles gagnent dans cette détermination et cette pratique une conscience de soi plus forte, plus marquée. Cela signifie que la pratique de l’histoire autorise une sorte de « connais toi toi-même » à l’échelle des civilisations, des peuples et des époques. C’est très exactement en ce sens que l’on peut parler à l’endroit de l’histoire de mode de subjectivation philosophique par le biais duquel le temps présent « se présente à lui-même » et se donne l’épaisseur d’un passé  de la même façon que l’on se gratifie, grâce au reflet du miroir, de l’efficience visible d’une pesanteur « vraie » sur le réel.

Conclusion
Il ne fait donc aucun doute que l’Histoire, au même titre que la mythologie, la cosmogonie, la religion, l’idéologie, s’inscrit dans le cadre de cette activité symbolique et réflexive qui permet à l’homme de se raconter des histoires sur lui-même. L’homme est un animal mythomane, voire « mythomaniaque », mais nous aurions tort de considérer cette spécificité comme pathologique non seulement parce qu’il est impossible de définir, ici comme ailleurs, la norme au regard de laquelle cette aptitude constituerait une anomalie, mais surtout parce que c’est précisément dans le cadre de cette subjectivité là, dans l’exercice de ce mode de subjectivation historique par le biais duquel un présent se donne authentiquement l’épaisseur d’un passé  que l’espèce humaine acquiert une dignité objective, même si ce passé n’est jamais décrit tel qu’il fût (comment pourrait-il l’être ?). L’historien se raconte toujours à lui-même l’histoire de son temps quand il écrit sur le passé, mais c’est précisément en assumant cette subjectivité là qu’il ne nous raconte pas d’histoires sur le passé. Il n'existe pas de vérité historique, mais pas de vérité scientifique non plus.