jeudi 27 septembre 2012

L'évolution des arts de la table (3) - "Porter la main à sa bouche"


Comme cela a été évoqué dans la séance 1, les thèmes proposés dans le cadre du projet  (street food, world food, fooding, kit, liaison jardin / cuisine, Intérieur / extérieur) semblent tous faire signe d’une volonté de sortir l’acte de  restauration de tout ce qui aurait tendance à le refermer sur lui-même, de tout ce qui « ferait système » autour du repas. C’est ainsi que le mangeur s’autonomise. Dans son livre : « Casseroles, amour et crise », le sociologue Jean-Claude Kaufmann fait remonter cette émancipation à l’apparition du frigidaire et à la possibilité offerte à chaque membre de la famille d’aller « picorer dans le frigo » On peut également remarquer que cet affranchissement à l’égard du protocole social ou familial du repas transforme l’axe autour duquel s’ordonne le moment de la restauration. Celui-ci ne se conçoit plus comme la distribution de places et de fonctions sur le plan horizontal de la table mais se cristallise sur la verticale du mouvement d’élévation de la nourriture à la bouche quelque soit le lieu (dedans ou dehors), quelque soit la situation (manger en marchant), quel que soit le contexte (manger seul ou avec des amis). C’est en ce sens, comme nous l’avions vu dans la séance 2, que cette autonomisation « hypermoderne » nous fait paradoxalement revenir à la plasticité ancestrale de l’acte de manger.
Mais qu’est-ce qui se joue exactement dans ce geste de porter sa nourriture à sa bouche ? Pensons à l’esthétique de ce mouvement empreint de signification par lequel le paysan coince un morceau de pain ou de saucisson après l’avoir tronçonné entre son pouce et son couteau pour le porter à la bouche. Il ne nous dit pas seulement qu’il peut se passer d’une assiette, d’une fourchette et d’une serviette. Il porte en lui la virilité sans ornement du travailleur de la terre qui coupe et qui mange dans une unité de mouvement toute à la fois pratique et posturale. Dans le maniement exercé du couteau s’exprime le détachement à l’égard de la blessure du pouce ou de la bouche. Les lèvres et les dents n’ont pas peur de se confronter à la lame. Le geste est donc réservé à l’adulte, à celui qui sait jouer avec le tranchant de l’acier. Le rapport de la bouche à l’aliment est direct, brut et le couteau fait en même temps fonction de découpe, de pince et de présentation.  Ici comme ailleurs la plastique de la gestuelle est donc porteuse de messages et empreinte d’un jeu de nuances incroyablement subtil.
Pour bien saisir tout ce que le mouvement d’élévation de la nourriture vers la bouche induit en terme d’enjeux de représentation et de marqueurs sociaux, peut-être convient de s’interroger plus globalement sur l’acte de porter sa main à sa bouche. Nous le faisons pour réprimer un bâillement, pour tousser, pour s’excuser d’un oubli, comme si la mémoire nous avait trahi par le canal de la voie buccale, comme si cela nous avait échappé, ainsi qu’on le dit d’un gros mot ou d’une provocation dont on s’excuse aussi en se fermant la bouche. Elle est le déversoir de l’expression honteuse que l’on cache, que l’on masque ou que l’on recouvre d’un doigt pour s’imposer le silence, pour signifier qu’on se l’impose. Le nez fait tout autant qu’elle fonction de respiration et d’inspiration mais il n’est pas l’objet d’autant d’attentions manuelles. Nous nous touchons moins le nez que nous ne nous soulignons la bouche. Pourquoi ? Probablement parce qu’elle n’est pas seulement l’organe buccal mais aussi le parachèvement de l’acte vocal, ce dont la forme sculpte le souffle émanant du larynx pour articuler des sons. Rien de moins naturel que les mouvements de la bouche humaine et le fait que nous ayons à mâcher notre nourriture avec le même organe que celui d’où sort le produit de nos réflexions fait de cette partie de notre corps le lieu emblématique de croisement du corps avec l’esprit. D’un strict point de vue plastique, mâcher c’est parler sans faire du son, dessiner des syllabes avec ses lèvres sans vouloir dire des mots (mais il faut dissocier ici vouloir dire et vouloir dire avec des mots) , c’est de la parole rentrée, presque magique, libérée de la contrainte de communication. Mais précisément cet affranchissement de la communication ne marque pas pour autant la fin du sens. Si la mastication ou la succion étaient détachées de la signification, elles ne feraient pas l’objet d’autant de règles, de définitions du savoir-vivre.
D’une personne qui parle trop vite, nous disons qu’elle « mange ses mots » mais n’est-ce pas toujours le cas ? Habitués comme nous le sommes à bouger les lèvres pour signifier quelque chose par notre parole, pouvons-nous aussi facilement décontextualiser les mouvements de notre bouche, quand nous mangeons, de leur plasticité expressive ? D’une parole que l’on écoute avec intérêt on dit que l’on « n’en perd pas une miette », et cette expression marque très clairement le rapport de la parole à la nourriture (comment ne pas perdre une miette de la conversation à laquelle on se joint en tant que « mangeur hypermoderne » doté de tout l’attirail nécessaire au repas nomade tout en ne perdant pas une miette de ce que l’on a dans son assiette, son plateau ou sa pasta box ?) Porter sa nourriture à sa bouche, dans cette perspective, c’est presque se donner de quoi parler, de quoi mettre en action cette parole mutique, silencieuse, énigmatique. Du contenant à la bouche, la nourriture, par l’intermédiaire de l’ustensile, passe d’une boîte à une autre boîte (l’expression : « ferme ton clapet ! » est ici aussi assez parlante) mais le fermoir de la bouche est agité de soubresauts, de tressaillements qui, comme les traits de notre visage, ne peuvent pas ne pas « vouloir dire » et le mouvement même de l’ascension, la gestuelle de l’avant bras, la torsion du poignet, la plasticité de l’ustensile s’inscrivent nécessairement déjà dans l’esthétisation signifiante de la mastication. Ils « alimentent » la conversation. Le « sens » des mouvements des lèvres d’un mangeur de steak n’est pas le même que ceux d’une picoreuse de salade. Ce n’est pas que le fait de manger ceci ou cela signifie quelque chose de bien particulier, c’est plutôt le fait que les dessins labiaux et les arabesques dentales composent alors des figures différentes. La symbolique, la puissance évocatrice de ses figures vont bien au-delà de la valeur d’estime, elles participent de la dimension spirituelle de l’acte de manger, de sa gratuité posturale.
Or, dans cette perspective, les ustensiles sont un peu comme les porte-voix de cette parole sans voix, les précurseurs digitaux du vouloir dire de la gestuelle de la mastication, un peu comme le prestidigitateur qui ne peut pas faire son tour de magie sans l’accompagner de ces passes magnétiques dont la visée consiste moins à masquer le subterfuge qu’à préparer l’auditoire à l’intensité dramatique du dénouement. De la même façon, il convient que les baguettes, les pinces, les fourchettes ou les doigts exécutent autour de la nourriture des rituels de préparation, de sélection et d’élection comme on dirait d’un prêtre qu’il prépare la victime à la cérémonie du sacrifice jusqu’à l’élévation finale (Dans Salammbô de Flaubert, l’élévation des enfants de Carthage jusqu’à la bouche brûlante et fumante du Dieu Moloch, le mouvement de porter sa main à sa bouche est ici celui de la mort, du sacrifice et de l’expiation puisque les carthaginois sacrifient leurs enfants).
En ce sens, il y a toujours dans un cahier des charges réclamant de la praticité une part d’ambiguïté dans la mesure où cette simplification des habitudes ne peut se concevoir indépendamment d’un mouvement de profonde stylisation et de complexification des gestuelles, lequel peut d’autant moins être éludé qu’il constitue probablement le champ d’investigation privilégié du designer. Il s’agit donc de réfléchir aux ustensiles les plus à même d’exécuter autour de la nourriture les passes empreintes de ce sens vertical, obscur et gratuit, ancré dans l’esthétique d’un temps présent. Dans le film d’Alain Resnais « On connaît la chanson », le personnage joué par Jean-Pierre Bacri, dit à celui qui est incarné par André Dussolier que lorsque il est invité à une réception dans laquelle il ne connaît personne il mange pour se donner une « contenance » (le double sens de ce terme est particulièrement riche dans cette circonstance : se donner une contenance n’est pas se « remplir d’un contenu »). Il s’agit donc de faire des allées et venues du buffet à différents endroits de la maison avec sa petite assiette remplie de petits fours ou d’en cas que l’on porte à sa bouche avec nonchalance. On finira ainsi peu à peu à s’intégrer à la conversation d’un groupe. Du contenu de l’assiette ou de la boîte que l’on tient au contenant qu’est la bouche dans laquelle il sera ingéré, se déploie le champ de « la contenance », champ complexe tissé de ce mélange de postures esthétisantes, de gratuité mondaine, de jouissance de dégustation, de mouvements exploratoires papillonnant d’un groupe à l’autre, empreint tout à la fois de demande d’intégration et d’autonomie dans les mouvements. Il y a dans cette notion de contenance de quoi résoudre le paradoxe du « mangeur hypermoderne », tout à la fois émancipé de la lourdeur protocolaire du repas et soucieux d’envoyer les signes extérieurs de son œuvre de « déterritorialisation », bien installé dans la verticalité de « l’homme qui mange » et traversant horizontalement l’espace au gré de mouvement imprévisibles exclusivement animés du désir de trouver le « bon coin » tant au niveau de la conversation que du plaisir de goûter.
Nous portons également notre main à notre bouche pour envoyer des baisers à la personne que nous voulons assurer de notre vive affection. Le geste important ici est peut-être celui par lequel la main dirige clairement le bisou vers la personne concernée. A la marque d’amour ou d’amitié il faut un souffle pour que le bisou soit animé du bon mouvement qui lui permettra d’arriver à son destinataire. La bouche est donc évidemment une partie du corps empreinte d’une lourde charge émotive, voire érotique. Elle est ce dont le dessin porte en lui la sentence du jugement de goût, l’appréciation, le «"j’aime / j’aime pas". Sous cet angle, la main décrit dans son élévation ce qui offre la bouchée au couperet de l’évaluation, à l’intensité dramatique du verdict. 
Ce qui monte dans l’espace ne décrit pas seulement le mouvement d’une ascension vers un pallier supérieur mais donne à l’instant une texture plus dense, plus grave, exactement comme la baguette du chef d’orchestre crée en se levant un effet de suspension de toute « autre affaire » que celle de la musique. Probablement ne sommes-nous pas conscients de cette intensification dramatique de l’élévation de la nourriture à la bouche. Songeons néanmoins, dans le rituel catholique, au mouvement de l’hostie élevée hors du calice et posée dans la bouche du fidèle après le geste de bénédiction. Manger le corps du Christ est aussi une façon de sanctifier la gestuelle de la nutrition. La symbolique de la bénédiction se confond avec l’ascension de l’hostie vers la bouche et les deux jouissent sur un mode différent de l’effet de focalisation produit par tout mouvement d’élévation. Le processus par le biais duquel la nourriture est avalée par l’homme est aussi celui qui la spiritualise, qui la transforme en alimentation d’une conscience, d’un esprit. Dans l’ascension de la bouchée, c’est déjà cette spiritualisation qui empreint le geste, indépendamment du contexte, d’une indissociable nuance  de solennité.

Peut-on se mentir à soi-même? (2)


Si cette hypothèse (celle d’une condition humaine caractérisée par le mensonge à soi) se voyait confirmée, la question serait comme investie d’un effet d’actualisation tout à fait saisissant puisque ce serait dans l’exercice même de ce « pouvoir de se mentir à soi-même » que consisterait le développement de nos techniques, de nos mentalités et de nos civilisations. Toutefois, pour bien aborder ce problème, il convient d’abord de faire remarquer que l’impossibilité du mensonge à soi repose moins sur le présupposé d’une unité substantielle de l’individu (être une personne) que sur l’évidence de sa transparence (être clair vis-vis de soi). Ce n’est pas parce que je suis moi dans le monde que je ne peux pas me mentir à moi-même mais parce que je suis à tout instant présent à moi-même dans le monde. Autrement dit, si, pour se mentir à soi-même, il faut être deux, pour ne pas se mentir à soi-même, il faut l’être aussi, tout simplement parce que la question ne se pose pas pour les organismes qui ne font qu’être. Devant un géranium ou un pommier, je ne me pose pas la question de savoir s’ils se mentent à eux-mêmes tout simplement parce que je n’envisage pas la possibilité que ces plantes ou ces arbres se parlent à elles-mêmes ni même se « sachent vivre » (en quoi nous avons peut-être tort, après tout, certaines plantes carnivores trompent leurs proies en se transformant et en changeant leur apparence pour se confondre avec leur milieu – cela semble manifester un pouvoir de dissimulation, une intelligence de la ruse, mais cette faculté de mentir ne nous permet pas pour autant  de déduire la conscience ni la volonté de le faire. Laissons pour le moins ce problème en suspens ; peut-être le recroiserons-nous au fil de notre réflexion). La conscience, le fait « d’être à soi » constituent le fond implicite de ce sujet, la condition de base à partir de laquelle il prend sens.
Nous réalisons ainsi de façon plus claire l’opposition entre la réponse positive et négative. Affirmer qu’on ne peut pas se mentir à soi-même revient à soutenir que cette faculté de « transparence à soi », cette aptitude à se savoir exister et à se rendre compte de tout ce que nous vivons, ressentons, pensons, constitue le propre de l’homme. C’est en ceci qu’être humain consiste. Nous pouvons « faire comme si » nous nous mentions à nous-mêmes mais ce sera alors une illusion de mensonge car le simple fait d’exister se définit et se constitue pour nous par le fait conscient de se savoir existant. Défendre l’idée selon laquelle nous pouvons nous mentir à nous-mêmes accrédite, à l’inverse, la possibilité humaine de s’ignorer, de se dissocier au point de n’être plus transparent à soi, de n’être plus maîtrisable. En défendant son hypothèse d’un inconscient psychique, Freud affirmait être l’auteur de la troisième blessure narcissique infligée à l’homme. Après Galilée, Darwin, il révèle à l’être humain qu’il n’est pas maître de sa pensée. C’est, en effet, à la hauteur d’un tel enjeu qu’il convient de se poser la question du mensonge à soi.
Dans le film des frères Wachovski « Matrix », Morpheus explique à Néo que la plupart des hommes ne sont pas prêts à être débranchés. Cela veut dire qu’aussi trompés qu’ils soient par l’incroyable machinerie mise en place par l’intelligence artificielle afin de leur faire croire qu’ils ont une vie sociale alors qu’ils sont endormis dans un caisson depuis toujours, « quelque chose d’eux » se rallie à cette illusion généralisée. Ils sont complices de ce gigantesque travail de dissimulation. Les machines ne misent pas seulement sur l’efficacité technique de leur processus d’asservissement de l’espèce humaine mais aussi et peut-être surtout sur la capacité du genre humain à se savoir, voire à se vouloir trompés, abusés. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cela ne marque pas du tout l’aptitude de l’homme à se mentir à lui-même mais, au contraire, sa faculté de n’être vraiment abusé que de son plein gré, en toute conscience, c’est-à-dire « pour de semblant ». On ne se ment pas à soi-même, on fait comme si on pouvait le faire.
C’est la raison pour laquelle les rebelles ne livrent pas leur combat dans la réalité mais dans la matrice, parce que la libération n’est aucunement une affaire de forces en présence luttant sur un « terrain » mais une question de conscience, de capacité des hommes à reconnaître enfin qu’ils savent qu’ils se mentent en adhérant à l’illusion orchestrée par les machines et qu’ils ne s’agit donc aucunement d’un mensonge. C’est de l’intérieur de ce qui fait la force de la matrice qu’il faut la combattre et pas de l’extérieur mais en quoi consiste cet « intérieur » ? Dans la capacité de suggestion de ces images artificielles « conformes » à la réalité. Ce qu’il convient de faire, c’est la remonter jusqu’à sa source afin de parvenir à une zone de pure transparence à l’intérieur de laquelle se mentir à soi-même sera « de fait » impossible  parce que l’on aura atteint ce degré de justesse et d’authenticité de soi à partir duquel on se réalise comme fait, tissé, constitué de l’effectivité de cette transparence. Ce n’est même pas qu’on ne se ment plus dans cette « zone » mais que l’on se sait consister dans l’impossibilité « donnée » de le faire.
Mais comment remonter le fil de cette suggestion à contre-courant de ses effets de projection ? Il convient de douter de ce qu’on croit réel jusqu’à ce que l’on parvienne à une impossibilité radicale, première de le faire. C’est ainsi que Descartes (1596 – 1650) se plonge volontairement dans un processus de défiance à l’égard de tout ce que nous sommes enclins à croire « réel » : « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit ni aucun corps ; ne me suis-je pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a point de doute que je suis s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure et tenir pour constant que cette proposition :  Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois dans mon esprit. »
Je ne peux pas penser que je suis sans être effectivement, ne serait-ce que cet effort par lequel en cet instant précis je pense être. Tout homme peut parfaitement et à juste raison, douter que le monde soit comme il se le représente. Dans la matrice, nous n’aurions pas tort de juger que ce que nous voyons est une illusion et que la réalité est une sorte de « vide », mais aussi loin que nous puissions aller dans cette remise en cause de tout, il est un point qui résiste à ce travail du doute, c’est le fait que « nous sommes », parce que nous sommes nécessairement ce qui en cet instant pense être ou n’être pas. Je peux bien penser que je ne suis pas, il faut bien être quelque chose pour penser que l’on n’est pas. Il y a bien là une efficience de pensée en acte qui fait quelque chose. Je sais que je suis même si précisément je ne consiste que dans cet effet de transparence à moi-même par le biais duquel, étant, je réalise que je suis. C’est exactement cela la conscience. Ce que découvre ici Descartes, c’est que la vérité de la proposition : « je suis, j’existe » est absolument fondée non pas par son exactitude logique mais par un fond d’évidence existentielle donnée : il faut bien qu’il y ait « quelque chose » ici pour penser qu’il est. Or c’est une vérité qui ne peut voir le jour que dans le cadre d’un rapport à soi-même : c’est la tentative d’auto persuasion de n’être rien qui conduit son auteur à se savoir être nécessairement quelque chose. Autrement dit, c’est justement dans le rapport à soi-même que l’on fait l’expérience d’une impossibilité absolue de se mentir
Je ne peux pas me tromper moi-même en pensant que je suis parce qu’il faut bien être quelque chose pour en effet penser que l’on est (ou que l’on est pas mais alors on ne se mentira pas à soi-même parce qu’on ne peut pas ne pas savoir qu’on se ment). Nous ne pouvons rien nous cacher parce que nous consistons dans cet effet de transparence absolue à soi par le biais duquel pensant que je suis, je suis, c’est-à-dire que je suis d’abord et fondamentalement pensée avant d’être corps. Ce n’est pas parce que j’ai un corps que je suis mais parce que je pense en avoir un. Je me trompe peut-être en le croyant, mais je ne  trompe pas en pensant que je suis « ce qui croit avoir un corps » et pour le croire il faut bien être « quelque chose ». Imaginons un corbeau qui, écoutant la tentative de séduction du renard, se dise à lui-même qu’il se trompe peut-être en pensant qu’il chante bien mais qu’il ne se trompe pas en pensant qu’il croit qu’il chante bien. Ce corbeau là ne se laissera pas abuser et ne laissera pas tomber sa proie. Le moyen le plus sûr de ne pas être trompé par les autres réside, dans cette perspective, dans ce travail de réalisation par le biais duquel on comprend qu’on ne peut pas se mentir à soi-même.

jeudi 20 septembre 2012

L'évolution des arts de la table (2)


Se pourrait-il qu’en détachant ainsi progressivement l’acte de se restaurer de son socle traditionnel, de sa symbolique sociale et familiale, on retrouve quelque chose d’une dimension première, simple, de la plasticité ancestrale de ce que c’est que « manger » ? Nous ne déjeunons pas pour délimiter nos rôles, nos fonctions au sein d’un groupe pas plus que pour nous remplir le ventre. Nous ne mangeons pas pour survivre, nous mangeons pour « être », pour collecter des ressentis et expérimenter ainsi ce qui pourrait bien constituer notre modalité de consistance la plus authentique. Il existe une forme de poésie que l’on retrouve au Japon et en Chine sous le nom de Haïku. Il s’agit de décrire en un vers de treize pieds un simple ressenti : « odeur du foin sous mes semelles de paille », par exemple. Il n’y a pas d’action, pas de personnages et encore moins de morale. C’est, point par point, le contraire d’une fable de La Fontaine. Le Haïku décrit « ce qui est » et déploie un esprit de perception aussi fin que parfaitement « neutre ». La pensée occidentale a des « choses à dire », des avis à formuler, des prises de position à adopter, des jugements à énoncer. Le Haïku, à l’inverse, observe dans le détail, les données les plus brutes, les plus immédiatement présentes du fait d’exister et les exprime de la façon la plus courte possible.
 Chacun de nous peut ainsi se définir par ses actes, son nom, sa situation professionnelle ou familiale, etc. ses caractéristiques seront toujours « de seconde main » par rapport à l’efficience physique et instante des ressentis dans lesquels, en cet instant, nous nous sentons exister. On peut toujours se tromper (se flatter ou se déprécier) sur « ce que » l’on est mais on ne peut se tromper sur « le fait qu’on est » parce que cette certitude se vit dans la multiplicité des impressions dans lesquelles en ce moment nous « prenons corps » comme un tissu dans l’entrecroisement duquel nous insérons la combinaison unique de notre propre jeu de maillage. Là où la poésie de La Fontaine veut « faire impression », le haïku nous ramène à la simplicité de cette plasticité première à hauteur de laquelle nous nous faisons au fil de nos impressions.
Ce que le narrateur du roman de Proust « A la recherche du temps perdu » expérimente en mangeant une madeleine, c’est l’efficience de cette consistance impressive. Entre la madeleine dégustée avec sa grand tante Léonie quand il avait sept ou huit ans et celle qu’il mange au moins trente ans plus tard, des années se sont écoulées mais elles « tiennent » dans ce « coffret » qu’est la saveur de la madeleine trempée dans du thé. Nous pouvons nous percevoir comme une succession linéaire d’années dans lesquelles se sont passés des évènements déterminants ou  de façon peut-être plus littérale, brute comme pris dans ce jeu de renvois incessants des impressions, absorbé dans ce fouillis, dans cette marée de Haikai. Affirmer que nous mangeons pour « être », dans cette perspective revient à réaliser que nous avons saisi l’efficience de cette consistance. Nous mangeons pour « faire corps » avec une réalité dont la nature est fondamentalement « impressive ».
A chaque fois que nous goûtons d’un plat, nous nous ancrons davantage dans le sol le plus authentique de notre présence au monde, de notre efficience physique de « vivant ». Il ne s’agit plus de se nourrir pour survivre mais de goûter pour se sentir exister, de percevoir cet enracinement dans un flux de reconnaissances, d’habitudes et de nouveautés gustatives, au travers desquelles quelque chose de cette structure unique d’existence dans laquelle je consiste ne cesse d’affirmer et d’affermir le fait physique de sa venue au monde.
On pourrait dire également que nous mangeons alors pour nous « recueillir », pour sceller les retrouvailles avec un « sol » esthésique, avec une donnée première de notre consistance existentielle, comme une manière peut-être de retrouver quelque chose de l’étonnement de la première pomme croquée, de l’éclatement dans le palais des saveurs de la première mûre, de la première baie ou du premier champignon.
Nous pouvons maintenant revenir (de loin) à l’image de l’électron libre gravitant autour de « l’ère » vaguement délimité par le cercle d’amis, avec sa pasta box ou sa fajita. Dans l’efficience de cette ambiance plus volatile, plus autonome et plus malléable, il semble davantage évoluer dans le jeu infini de ces consistances impressives que prendre place dans le rite social du repas. Tout dans l’évolution des couverts et des supports de la restauration (dont il a déjà été question) semble pointer vers cette esthétique de la collecte (de Haikai), du recueillement, de la « conque », de la coque et de la cuillère, comme une manière de faire dans l’autre sens le passage (que les anthropologues fixe au Néolithique) de la cueillette à la plantation. Cueillir : « cueille le jour » dit Horace (« Carpe Diem »). Les baguettes opèrent sur le sushi le même mouvement de pince que les doigts sur la queue de la cerise. Cueillir, c’est préserver l’intégrité de ce que l’on cueille, voire le célébrer, le désigner, marquer le primat de la bouchée sur le remplissage. On réalise ainsi que le fooding ou les habitudes du mangeur hypermoderne ne détruisent pas la dimension rituelle, voire religieuse du repas mais transforment la signification et le sens du sacré qui lui est propre en la rajeunissant.
Ainsi la cérémonie du thé pratiquée au Japon célèbre dans un jeu de détails et d’ornements d’une précision codifiée inouïe, l’harmonie entre le déroulement de la séance et l’extérieur (des chrysanthèmes blanches doivent créer un effet d’échos  avec la neige – Les sandales de la maîtresse de cérémonie sont censées faire un certain bruit sur la mousse  pour accéder au pavillon de thé, etc.) Il n’est plus question d’une ritualisation visant à faire société entre hommes mais à ouvrir la réunion à un jeu d’interactions avec la nature. Le rituel n'impose pas à la nature l'ordre d'une société humaine. Sa codification très stricte semble toujours aller dans le sens d’une extrême attention à l’extérieur. Il ne saurait être question ici de s’inspirer à proprement parler du déroulement de la cérémonie de thé qui ne présente aucun rapport avec les nouvelles habitudes du mangeur hypermoderne mais de la philosophie qui la sous-tend, de cette pudeur du recueillement qui la caractérise : manger dehors avec des accessoires pratiques, nomades, dépouillés, sobres, ne pas déranger l’endroit dans lequel on déguste son plat et collecter les impressions nées de ce jeu constant d’interactions entre ce que l’on mange et le lieu dans lequel on le mange ou l’ambiance, le climat, l’atmosphère. Manger redevient ainsi une façon sobre et dépouillée de simplement apprécier l’instant présent, de « cueillir le jour », de s’insinuer dans les plis de cette configuration unique du « maintenant », de se situer dans une posture attentive et non « activiste », attentive à cette profusion discrète de Haikai dans laquelle consiste finalement la trame première, la fibre de toute réalité.
C’est également dans le champ de cette perspective que l’on peut aborder le thème du lien jardin / cuisine dans la mesure où ce retour, en-deçà des traditions, à une plasticité ancestrale de ce que c’est que « manger » ne peut se concevoir sans que l’on réalise qu’il n’y aurait pas de cuisine sans jardin. Manger n’est plus alors l’aboutissement d’une chaîne mais la simple phase d’un cycle, une façon de s’insérer dans cette fantastique usine de recyclage que constituent les forces naturelles. L’homme cesse de se positionner à l’égard de la nature « en situation de  demande » pour simplement jouir de « l’offrande ». C’est l’image de la manne céleste que la tribu d’Israël recueille de l’Eternel lors de sa fuite dans le désert pour échapper à l’esclavage, mais il conviendrait ici de considérer qu’elle n’est pas réservée au « peuple élu » et qu’il y a quelque chose du cycle naturel qui assure tout à la fois un travail de distribution et de retraitement (considération de la nature qu’on ne retrouve ni dans l’ancien ni dans le nouveau testament).
 La manne tombe du ciel et il convient de mettre ses mains en coupe pour en recevoir l’offrande. Cela nous met sur la piste de la modélisation du corps qu’induit ce retour à la plasticité ancestrale de ce que c’est que manger. Selon certains anthropologues, il n’est pas exclu que la station debout nous ait été dictée par l’acte de cueillir. Puisque c’est la fonction qui crée l’organe, les creux et les pleins de notre corps portent en eux l’empreinte de cette plasticité ancestrale de la cueillette et du recueillement. Creux de la paume, du poignet, du coude, de l’aisselle, du ventre et de la hanche : tous participent évidemment, de prés ou de loin,  au recueillement et à l’élévation de la nourriture vers la bouche, laquelle, une fois parvenue à ce stade, n’en n’a pas fini de visiter des alcôves et des conques, ne serait-ce que celle, primordiale, du palais. Il convient de suivre, de tracer le jeu complexe du labyrinthe de la dégustation, de tout ce que « goûter » suppose de postures, de détours, de flux, d’alternance de phases de chaleur et de refroidissement jusqu’à modéliser, ainsi qu’on le ferait d’un alambic, cet autre corps que celui, trop figé, de l’assemblage de nos organes, celui, plus fluide, de nos intensités gustatives. Cette représentation pourrait se concevoir dans la continuité de ce que Roland Barthes a qualifié  de « limaille d’affects », évoquant ces flux d’attention et de recueillement de Haikai dans lesquels selon lui réside notre modalité la plus authentique de présence au monde.

lundi 17 septembre 2012

Peut-on se mentir à soi-même?


Nous mentons lorsque nous soutenons comme vraie une affirmation que nous savons parfaitement être fausse. Nous lésons ainsi la personne trompée en espérant retirer un certain avantage de la déformation que nous avons fait subir à la réalité. Nous la privons de ce droit à la vérité sans lequel aucune confiance ne pourrait jamais s’établir entre des interlocuteurs. Nous ne percevons pas, de prime abord, comment nous pourrions nous infliger à nous-mêmes ce dommage, cette « trahison », d’abord pour des raisons qui tiennent au « bon sens » le plus évident : pourquoi se faire soi-même souffrir d’un préjudice, de la violation d’un respect premier de la personne, ensuite pour des raisons « techniques ». En effet, un menteur a nécessairement connaissance de la vérité qu’il dissimule. Pour me mentir à moi-même, il faudrait que je sois à la fois conscient et abusé par la fausse proposition dont j’essaierais de me persuader. De quelle façon pourrai-je être dupe d’un mensonge dont je sais « par ailleurs » qu’il en est un ?
Les raisons dites « de bon sens » pour lesquelles il semble absurde de se mentir à soi-même peuvent être contredites dés lors que l’on remet en cause le lien entre la vérité et le respect ou l’intégrité de la personne à laquelle on ment. Il est tout-à-fait possible de mentir « par égard » à la personne que l’on abuse : un médecin dissimulant à un patient le diagnostic de sa maladie mortelle le fait en prenant en considération son bien-être, son équilibre mental. Lorsque nous savons qu’une vérité est suffisamment déstabilisante pour créer dans l’esprit de la personne concernée des dommages considérables, nous préférons mentir plutôt que d’être la cause de troubles graves. Nous pouvons ainsi concevoir qu’une personne se donne à elle-même une version « arrangée », faussée de réalités douloureuses, voire insupportables.
Mais si nous discernons maintenant un éventuel « intérêt » à nous mentir à nous-mêmes, cela ne nous permet pas de lever pour autant les obstacles « techniques » à la mise en œuvre de cette dissimulation. Peut-on envisager l’acte de se tromper soi-même sans que la partie de nous qui est abusée soit de quelque manière dans la confidence de cette autre partie de nous qui nous trompe ? Peut-on se représenter un si grand intérêt à être trompé, une nécessité assez puissante de ne pas reconnaître la vérité qu’un « mur » sépare en nous le trompeur et le trompé ? Pour se mentir à soi-même, il faut être « deux en un », c’est-à-dire être assez profondément étranger à soi-même pour que la partie trompée ne soit pas consciente du mensonge (sans quoi elle fait seulement semblant d’être abusée et ce n’est qu’un mensonge apparent) et en même temps assez « un » pour que le trompeur en soit véritablement un c’est-à-dire conscient du mensonge qu’il fait. Il veut mentir.
Toute la complexité du mensonge à soi-même se résume à cette ambiguïté : pour que je sois trompé par moi-même, il faut une dualité, une dissociation radicale entre le trompeur et le trompé mais si cette dissociation est totale, ce n’est plus un mensonge de soi-même que l’on commet. Il n’y a d’ailleurs plus de « je » identique, existant en tant que première personne, comme le dit la conjugaison, pour prendre l‘initiative du mensonge. Pour qu’il y ait mensonge à soi-même, il faut qu’il y ait dualité, mais s’il y a dualité il n’y a plus mensonge de soi-même (ce n’est plus de son propre mouvement que l’on se ment). La condition qui rend possible que l’on soit victime du mensonge (le dédoublement de personnalité) est celle là même qui rend impossible que l’on en soit l’auteur (car il n’y a plus personne pour être le décideur). On comprend bien qu’une femme trompée par son mari puisse se raconter à elle-même le mensonge d’un époux fidèle, mais alors pour que le mensonge fonctionne, il faudrait qu’elle ne soit que trompée ; or on ne voit plus dés lors qui tromperait. Ce serait comme constater l’efficacité d’une action dont l’effectuation même annulerait qu’elle ait été faite par « quelqu’un ». Pour que je sois réellement abusé par moi-même, il faut que je fasse disparaître toute possibilité de connivence avec le trompeur, mais alors où irais-je trouver l’énergie, l’intelligence et la volonté de me tromper moi-même ? Comment cet acte pourrait-il se faire s’il réussissait ? De deux choses l’une, soit je suis trompé mais il n’y a plus alors le pouvoir d’initiative d’un moi pour  me mentir, soit je ne le suis pas mais alors il n’y a pas cette dualité en moi d’un trompeur et d’un trompé. Dans ces deux cas de figure, il est impossible de se mentir à soi-même. Sous cet angle il est étonnant que la question se pose. Or elle se pose bel et bien et nous avons bien quelque chose en tête quand nous disons d’une personne qu’elle se ment à elle-même.
Quand nous affirmons : « je me suis trompé », nous ne voulons jamais signifier que nous nous mentons à nous-mêmes mais plutôt que nous avons fait une erreur ou que nous avons été victimes d’une illusion. Une erreur est un oubli, un manque d’attention. On pourrait dire que nous en sommes « responsables par défaut » (responsable mais pas coupable) en ce sens que nous n’avons voulu nous tromper. Quand nous réalisons notre erreur, elle disparaît. Cela prouve bien que ce n’est pas consciemment que nous nous trompons. Nous ne faisons pas consciemment des erreurs, nous ne faisons pas un effort de conscience suffisant et c’est là qu’est l’erreur. C’est bien là toute la différence avec le crime dont la gravité augmente proportionnellement à la conscience du malfaiteur (responsabilité par excès – responsable et coupable).
L’illusion se caractérise également par un « abus de conscience » mais contrairement à l’erreur, celui-ci est du à une confusion possible ou organisée par quelqu’un. Le prestidigitateur crée des illusions pas des erreurs. Il me fait croire quelque chose. L’erreur, en droit, est toujours réparable. Ce n’est pas le cas de l’illusion dans laquelle nous sommes confrontés à une puissance de confusion : le bâton que je vois brisé dans l’eau m’incline à juger qu’il est brisé. Il y a un effet d’illusion, il n’y a pas « d’effet d’erreur » parce que rien ne s’active dans l’erreur alors que quelque chose m’induit en faute dans l’illusion. Mais où situer le mensonge dans cette distinction ? Le mensonge se distingue de l’illusion en ceci qu’il est nécessairement le fait d’une « personne » alors que l’illusion peut être générée par des circonstances (illusion d’optique). Il s’oppose à l’erreur  sur trois points essentiels : il connaît la vérité, il est volontaire et l’on s’en rend coupable. A l’inverse, celui qui en est victime est ignorant, il est trompé à son insu et ne saurait être coupable de rien.
 De celui qui le fait à celui qui en est l’objet, il y a dans le mensonge une opposition radicale. Comment pourrai-je à la fois être coupable en tant que menteur et irresponsable en tant que trompé par le mensonge ? N’en serait-il pas du mensonge à soi-même comme on dit parfois de la boisson : à savoir qu’on se ment pour oublier qu’on se ment ? (Memento de Christopher Nolan). Se mentir permettrait de se faire croire à soi-même que l’on n’est pas responsable de la mauvaise action que l’on commet sciemment en se mentant. Le mensonge à soi-même se définirait alors par une sorte de dérobade infinie à la culpabilité née du fait d’être perpétuellement à soi-même son propre menteur. Il se caractériserait dés lors comme un cercle vicieux amorcé à partir d’un mensonge « structurel », comme si le mensonge était inscrit fondamentalement dans le fait d’être homme. Notre évolution, nos civilisations, nos sociétés pourraient-elles dés lors être considérées comme les aléas, les figures qui se dessinent au fur et à mesure que nous nous enfonçons davantage dans l’impasse d’un mensonge à soi-même qui définirait le propre de la condition humaine?