lundi 30 novembre 2020

CSD Tle HLP Groupe 1 - Cours du 1er décembre: "Qu'est-ce que le moi?"


1) Les figures du moi dans la mythologie grecque: Narcisse, Oedipe et Antigone
        Nous connaissons toutes et tous le sens du mot: « narcissique »: qui s’aime trop soi-même, mais nous ne sommes pas toujours au fait du mythe lui-même qui est à l’origine de ce personnage.
        Dans le livre 3 des métamorphoses d’Ovide (poète latin 43 avt JC - 18 après JC)? Narcisse est un chasseur, fils du Dieu fleuve Céphise et de la nymphe Liriope violée par le Dieu. Très beau, il provoque l’émoi de toutes les jeunes filles et de tous les jeunes garçons, mais il reste indifférent, voire froid à leurs hommages (il envoie même une épée à l’un de ses soupirants qui se tuera d’amour avec). Cette figure est rattachée à celle d’œdipe, non seulement parce qu’il est né prés de Thèbes, mais aussi, si l’on y réfléchit, parce qu’il existe un rapport évident entre ces deux héros: c’est le rapport à soi-même qui va provoquer leur perte. Toutefois si l’on suit cette comparaison, elle aboutit sans aucun doute au fil d’une distinction très porteuse car autant Oedipe veut surtout savoir d’où il vient et manifeste un grand intérêt à faire des enquêtes, à résoudre des énigmes ou des mystères, autant Narcisse est pris dans la fascination de sa propre image.
           

Personnage commun aux deux mythes, Tirésias interrogé sur la longueur de la vie du nouveau né dit que Narcisse atteindra un âge avancé  « s’il ne se connaît pas ».  Narcisse repousse systématiquement ses prétendantes et prétendants avec mépris, dont la nymphe Echo. Celle-ci punie par Héra pour l’avoir malencontreusement empêché d’espionner son mari Zeus a été condamné à répéter les paroles du dernier à avoir parlé. Amoureuse de Narcisse, elle le suit et se fait l’écho de toutes ses paroles. Le mythe décrit ainsi ce double phénomène de captation par l’écho du son et de l’image qui prendra Narcisse au piège de son reflet sonore est visuel. Un jour Narcisse voit son visage à la surface de l’eau et tombe amoureux de lui-même, soupirant incessamment « Hélas, hélas! » suivi par l’écho de son amoureuse. Il s’enfonce un poignard dans le coeur, pris qu’il est dans la contradiction entre un amour pour les autres qu’il ne veut pas concrétiser et un amour pour soi-même qu’il lui est impossible d’assouvir. Il est tué par l’amour de soi dans l’effet de répétition sonore d’Echo reprenant ses dernières paroles: « Hélas! Hélas! ».
Sur le lieu de sa mort on découvre à la surface des fleurs blanches avec la corolle rouge de son sang auxquelles on donnera le nom de « narcisses ».
           
Parmi toutes les caractéristiques de ce mythe, l’une des plus significatives est, sans aucun doute, son rapport avec celui d’Oedipe. Par « rapport », il convient d’entendre à la fois les ressemblances et les différences. Qu’est-ce qui relie ces deux héros? Cette évidence selon laquelle ils auraient été heureux s’ils avaient renoncé à leur identification. C’est bien le sens de l’avertissement de Tiresias à la naissance de Narcisse « oui, s’il ne se connaît pas ». Pour Oedipe, le devin avait été beaucoup plus clair énonçant dés sa naissance son destin horrible, sans mentionner que le moteur le plus puissant de cette fatalité serait en fin de compte la volonté du fils de Laïos de connaître son origine, son vrai « moi ».

        Il faut appliquer aux deux héros la distinction que fait Paul Ricoeur au coeur même de la notion d’identité: la mêmeté et l’ipséïté.
- La mêmeté désigne le rapport à un moi que l’on subit, que l’on ne peut considérer que « donné », fixe. Il désigne toutes les caractéristiques physiques ou les habitudes que l’on s’est données et dont on ne peut plus se détacher. C’est ce que l’on veut dire quand on affirme qu’il nous faut ceci ou cela pour commencer notre journée »: on se donne à soi-même des caractères inamovibles avec une secrète et mystérieuse satisfaction à se définir dans le creuset de ces plis quotidiens là. La mêmeté, c’est plus simplement la croyance à l’idée que « l’on puisse « être » ceci ou cela », ou, en d’autres termes, l’adhésion à l’idée d’une définition figée d’un individu: « tu es comme ça ». On n’échappe à ce qu’on est, à ce qu’on était.
- L’ipséïté fait signe d’un rapport actif à soi-même. On se donne l’épaisseur d’une décision, d’un engagement, mais surtout d’une continuité s’effectuant dans le futur. Ce que je dis, fais ou promets aujourd’hui se perpétuera demain. On se donne la consistance d’une durée, d’une teneur grâce à laquelle les êtres auprès desquels nous nous engageons peuvent et doivent nous croire. L’ipséïté, c’est notre capacité à nous donner à nous-mêmes une permanence dans le temps, une solidité, un ancrage, à poser à l’existence d’un fil peut-être ténu mais bel et bien efficient, fil auquel tient notre individualité, notre personne, notre devenir soi-même. 

          
A la lumière de cette distinction, une distinction notable apparaît entre Narcisse et Oedipe, à savoir que la mêmeté est un piège qui leur est tendu et dans lequel Narcisse sera pris, jusqu’à la mort. Il est capturé, pris dans la souricière d’un reflet gratifiant dans l’auto-complaisance duquel il se ruine, se détruit lui-même, se contemple et s’annihile. Il se prend pour ce reflet magnifique qu’il voit à la surface de l’eau et l’idée selon laquelle cette image est la sienne le statufie littéralement, jusque dans la résonance de ses propres paroles répétées par la déesse psittaciste Echo (répétition mécanique, syndrome du perroquet). Les dieux tendent un peu le même piège à Œdipe non seulement par la fatalité qui le frappe et le «  définit », mais aussi parce que cette quête désespérée de son origine, cette enquête qu’il diligente sur l’origine de la peste à Thèbes précipitera sa perte, mais Oedipe ne meurt pas. Il se crève les yeux. On ne peut pas s’empêcher ici de se dire que c’est exactement ce qui aurait sauvé Narcisse de la mort, et donc, a contrario, de réaliser toute la pertinence du geste d’œdipe, comme s’il s’agissait maintenant pour lui, une fois revenu de l’espoir d’être reconnu comme humain par ses semblables, puisque il a commis l’irréparable, « le crime absolu » qui ne peut envisager la moindre réparation auprès des groupes et des sociétés humaines.

          
          Une nouvelle vie commence ici pour Oedipe, une vie « sentie » et non plus visible, une vie intérieure et plus une vie reflétée, une vie propre et non une vie engoncée dans la quête perpétuelle de l’approbation du jugement d’Autrui. Oedipe effectue donc « le grand saut » de  devenir ce dont il n’a aucune idée préalable, de prendre la route avec sa fille et d’errer de ville en ville sans jamais se fixer en aucune. Là, Oedipe déjoue enfin le piège de la fatalité, non seulement parce qu’il sait, plus que tout autre humain, ce qu’il est, « celui » qu’il est, mais aussi parce que chaque pas qu’il accomplit dans son errance s’effectue dans une zone étrangement et incroyablement  désertée du rayon d’action des dieux, zone où ne s’accomplit plus leurs décrets aveugles et terrifiants, zone où l’individu se dessine dans le fil épuré du rapport que l’homme tisse avec ses actes, et seulement avec ses actes. En d’autres termes, dans cette ultime période de sa vie, Oedipe déjoue le piège de la mêmeté tendu par les dieux eux-mêmes. Il explore une autre modalité d’identification. Peut-on soutenir que cette nouvelle modalité consiste dans l’ipséïté?

        Oui si nous mettons cette errance en rapport avec celle qui partage son exil: Antigone qui incarne au plus haut point la figure mythologique de l’ipséïté. L’engagement qu’elle s’est donnée à elle-même d’enterrer son frère Polynice constitue la figure la plus forte et la référence la plus citée de la puissance infinie de l’ipséité face à l’exercice limité du pouvoir politique. Ce qui s’est transmis dans cet exil partagé, c’est avant tout une certaine modalité de rapport à soi dont la quasi totalité de la vie d’Oedipe a consisté à explorer la face noire, désertée, négative et l’intégralité de la vie courte d’Antigone la face positive, affirmative, pleine.
           

Ce que la mythologie grecque semble suggérer par le fil de cette comparaison entre trois personnages thébains, c’est finalement la trame continue des aventures du moi, c’est-à-dire trois façons différentes de se comporter à l’égard de ce point aveugle caché dans le développement de nos vies respectives et capable d’en aspirer la texture existentielle avec la puissance dévastatrice d’un déversoir, d’un tourbillon mu par l’énergie du vide et de la mort: « me connaître moi ». Si Narcisse s’y laisse prendre sans résistance, Oedipe y survivra et formera Antigone de façon exemplaire. Mais pour quelle leçon? Probablement celle-ci: l’aventure être soi ne commence qu’à partir de l’instant où nous nous détachons de la croyance dans notre reflet, c’est-à-dire où nous évitons le piège identitaire dans lequel est tombé Narcisse, piège dont nous retrouvons aujourd’hui des formes perverses, sournoises, et incroyablement puissantes aussi bien dans le nationalisme politique, l’intégrisme religieux que dans la profusion "selfiée » des biographies FaceBookées.
        La profondeur de l’histoire de ces trois personnages mythologiques se situe donc sans aucun doute dans le rapport au « moi » suivant le fil d’une progression dont on peut concevoir qu’elle nous mène, de Narcisse à Antigone, de la mêmeté à l’ipséité.  
            
Le rapport au moi est caché dans la vie de Narcisse comme le ressort fatal à partir duquel il restera figé dans la stérilité d’une contemplation de son image. Il ne serait pas inutile de rapporter son aventure à un autre personnage monstrueux de la mythologie grecque, à savoir Méduse, car Narcisse est « médusé » et la présence d’Echo, répétant à Narcisse ses dernières paroles: « Hélas, hélas ! » manifeste assez clairement le sens du mythe, à savoir l’effet de « clôture », d’enfermement sur soi de cette passion étrange dont on est à la fois l’objet et le sujet. Il n‘est aujourd’hui pas un seul selfie qui finalement ne résonne de l’Echo de l’aventure de Narcisse et c’est probablement à l’espèce humaine qu’il ne serait pas complètement inutile de rappeler le drame du jeune chasseur thébain tant il est vrai que son histoire rappelle l’évolution d’un espèce animale plus encline à s’auto-congratuler de ses progrès qu’à porter ses regards vers l’extérieur, vers ce dehors qui pourtant constitue notre vrai milieu. De l’humain aujourd’hui, nous pourrions dire qu’il est l’animal qui s’est structuré comme un égo-système au sein même d’un écosystème. Narcisse est probablement le mythe grec qui, du passé, s’adresse à notre présent avec le plus d’urgence et de justesse.

          
Il convient donc d’analyser efficacement « son avertissement ». L’erreur de Narcisse n’est pas tant d’être amoureux de son moi que celle de l’être au travers de son reflet. Il porte bien son regard vers un extérieur mais cet extérieur est celui d’une image de soi à laquelle il s’identifie. Il ne sort de lui que pour revenir à lui. C’est exactement le contraire de ce que fait oedipe en se crevant les yeux, à savoir que le roi de Thèbes lui se condamne à n’avoir de regard qu’intérieur mais paradoxalement cet enfermement lui ouvre les portes d’une extériorité radicale telle qu’aucun homme ne peut en faire l’expérience selon Aristote, c’est celle d’un animal apolitique, hors cité, errant. Oedipe se cherche, se trouve et devient Autre là même où Narcisse se  voit, s’identifie et se tue par amour de lui-même. Il ne se perd pas de vue, il se perd par la vue, par son adhésion à la croyance qu’il est bien son reflet. Autant Oedipe nous décrit finalement, contre toute analyse de premier niveau, comment l’homme peut échapper à un destin écrasant, autant Narcisse se laisse prendre au piège d’un « présupposé » sournois oeuvrant au coeur de toute psyché humaine et socialisée en vertu duquel nous serions notre image. Oedipe, lui,  finit par réaliser la matrice du destin à savoir son désir de gloire, sa soif de pouvoir, son intelligence de décrypteur d’énigme.    

        Ce que la vie d’Antigone rajoute encore à ses deux modalités de rapport au moi qu’illustre Narcisse et Oedipe, c’est l’ipséïté pure. Il n’existe plus dans l’existence d’Antigone de rapport à l’image ni au destin. Le moi est une énergie toute entière vouée à un acte (enterrer son frère et peut-être comme le soutient Judith Butler, incarner la sororité, être la soeur du genre humain) dans la revendication duquel Antigone se construit comme une identité pure, une intensité voulante, un devenir soi contre les lois des hommes, contre l’autorité des tyrans, contre les usages de la vie sauvegardée à tout prix. Qu’est-ce donc que le moi pour chacune de ces figures mythologiques? Une image que l’on aime pour Narcisse, une ligne de fuite (errance) que l’on trace à grand peine contre la fatalité pour Oedipe, le cap d’une continuité éthique que l’on suit fermement, totalement, pour Antigone (ipséïté).
 


CSD Tle 2 - Cours du 1er décembre: L'importance du refoulement

 3) Le refoulement comme donnée première et fondamentale de l’inconscient psychique
        Si les thèses de Lévi-Strauss et celles de Sigmund Freud se rejoignent sur l’importance de la prohibition de l’inceste, elles se différencient profondément dans la question de l’origine et de l’implication de cette prohibition, mais, pourrait-on dire, c’est exactement ce qui fait du premier un ethnologue et du second un psychanalyste. Autant, en effet, pour Lévi-Strauss, c’est parce qu’il y a d’abord des mentalités et des interdits dans les groupes humains qu’il y a conséquemment du désir et des refoulements, autant pour Freud, c’est parce qu’il y a d’abord du désir et du refoulement qu’il y a des structures familiales et sociales. Les analyses de Freud portent sur des individus et sur les troubles nés de la contradiction entre des instances qui sont d’abord celle de la psyché. Celles de Lévi-Strauss partent du principe anthropologique que la psyché, c’est justement ce qui se constitue au fil des structures parentales ethniques, sociales. Cette opposition de perspective est absolument indépassable.
        Mais en quoi consiste précisément cette contradiction entre instances distinctes au sein de la Psyché (psyché: ensemble des tendances conscientes et inconscientes et des éléments psychiques au fil desquels se constitue la pensée d’un individu. La psyché ce n’est pas ce que pense l’individu mais le dispositif à partir duquel penser s’active en lui, et donc en nous tous).
        Tout enfant qui vient au monde est animé par des pulsions qui veulent être satisfaites immédiatement et ses pulsions ne sont pas seulement la faim, la soif, etc. mais aussi la sexualité (une sexualité infantile « polymorphe » (plusieurs formes) puisque orientée par une autre finalité que celle de la reproduction - le fait que la sexualité de l’enfant soit « en germe » ne signifie pas du tout qu’elle soit inactive, bien au contraire, elle se diffuse dans toutes les autres pulsions: nutrition, sensation, jeu, etc.). Ces pulsions premières, Freud les appelle le « ça ».
          


Cette première instance, animée par la libido (principe de plaisir) se confronte très rapidement à l’impossibilité physique de se satisfaire pleinement et immédiatement, cette confrontation avec le principe de réalité (il y a de l’impossible) c’est ce qui va constituer « le moi ». Cette deuxième instance est donc né d’un tout premier refoulement: la confrontation entre l’exigence de plaisir et la limite physique de la réalité.
        L’enfant va se trouver confronté à un deuxième type de répression: celui de l’éducation. Une partie de sa psyché va s’identifier à l’autorité et intégrer les interdits parentaux, en particulier ceux du père. Cela signifie qu’une 3e instance va s’ajouter aux deux premières aux deux premières. Le moi se retrouve donc coincé entre deux instances qui n’ont de cesse qu’à lui adresser des mots d’ordre contradictoire: autant le ça exige la jouissance, autant le Sur-moi la réprime. Le moi est donc une sorte de ligne de fracture qui se dessine au fil de ce tiraillement comme une ligne de faille se dessine au fil de l’écartement de deux mouvements telluriques animés de directions opposées. Nous nous « arrangeons » pour concilier dans notre psyché ces deux exigences contraires. « Etre soi » définit donc une sorte de tentative permanente visant à gérer un conflit interne, dans l’individu.
        Nous disposons maintenant des trois instances capables de rendre compte de l’existence de l’inconscient:

    « La représentation la plus simple de ce système (inconscient) est pour nous la plus commode : c’est la représentation spatiale. Nous assimilons donc le système de l’inconscient à une grande antichambre, dans laquelle les tendances psychiques se présentent, telles des êtres vivants. A cette antichambre est attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte de salon, dans lequel séjourne également la conscience. Mais à l’entrée de l’antichambre dans le salon veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique, lui impose la censure et l’empêche d’entrer au salon si elle lui déplaît. Que le gardien renvoie une tendance donnée dès le seuil ou qu’il lui fasse repasser le seuil après qu’elle eut pénétré dans le salon : la différence n’est pas bien grande et le résultat est à peu près le même. Tout dépend du degré de sa vigilance et de sa perspicacité. Cette image a pour nous cet avantage qu’elle nous permet de développer notre nomenclature. Les tendances qui se trouvent dans l’antichambre réservée à l’inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la pièce voisine. Elles sont donc tout d’abord inconscientes. Lorsque, après avoir pénétré jusqu’au seuil, elles sont renvoyées par le gardien, c’est qu’elles sont incapables de devenir conscientes : nous disons alors qu’elles sont refoulées. Mais les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir le seuil ne sont pas devenues pour cela nécessairement conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent à attirer sur elles le regard de la conscience. Nous appellerons donc cette deuxième pièce : système de la pré-conscience [...] L’essence du refoulement consiste en ce qu’une tendance donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de l’inconscient dans le pré-conscient. Et c’est ce gardien qui nous apparaît sous la forme d’une résistance, lorsque nous essayons, par le traitement analytique, de mettre fin au refoulement. »
                        FREUD, introduction à la psychanalyse


        Il faut compléter ce texte de Freud en insistant sur le fait que les tendances psychiques refoulées par le gardien ne vont pas se satisfaire d’avoir été exclues du pré-conscient et de la conscience. Elles constituent cet ensemble qui, par suite, pèse de tout son poids sur les actions de l’individu et vont profiter de la moindre brèche ouverte par les moments d’absence (rêves, lapsus, actes manqués) de la conscience pour essayer de se faire reconnaître du sujet lui-même. Si ces tendances refoulées sont puissantes, elles feront tout pour forcer le passage, pour s’imposer violemment, quitte à créer des troubles plus ou moins graves. C’est alors que survient les névrosé et les psychoses. Toutes les maladies mentales non génétiques peuvent se diviser en fonction de cette classification. Le psychotique n’a pas conscience de ses troubles et il finit par perdre tout contact avec la réalité (comme Norman Bates dans psychose). Le névrotique est lucide sur ses troubles et s’en plaint, ce qui rend son mal-être plus difficile à traiter. Nous sommes tous des névrotiques plus ou moins atteints. Les paralysies hystériques à partir desquelles Freud commença à développer ses thèses dont des névroses: les patientes savant qu’elles sont aveugles ou paralysées et en un sens, c’est tout le problème puisque on peut penser qu’elles se racontent des histoires à elles-mêmes, qu’elles simulent, mais la vérité est qu’elles se convainquent elles-mêmes de leur trouble jusqu’à en souffrir « réellement ». Avec les névroses nous avons un exemple parfait de ceci que la psyché agit directement sur le corps, et que l’inconscient des patients se sert de leur corps pour dire quelque chose. Tout trouble de comportement devient un discours, une façon de signifier par un trouble manifeste, un traumatisme latent, c’est-à-dire une tendance psychique refoulée par le gardien.

         

Tout être humain vient au monde animé par des pulsions de plaisir (libido), c’est-à-dire par une propension à agir d’abord en vue de satisfaire des pulsions de jouissance et cela ne se limite pas à la nutrition, ou, cela peut emprunter le canal de la nutrition tout en ne s’y réduisant pas. L’enfant ne tête pas seulement le sein maternel par désir de satisfaire sa faim mais il y entre déjà du désir tout court. C’est cela le scandale de la sexualité infantile révélé par Freud et rejette par l’écrasante majorité de ses collègues de l’époque.
        A ces pulsions, Freud donne le nom de « ÇA ». Le pronom rend bien compte, comme son nom l’indique de la nature impersonnelle de ces pulsions. Elles constituent le lien originaire, primal, de notre être au monde. Nous sommes des exigences de satisfaction de pulsions de plaisir. Puis nous faisons des expériences, on pourrait dire que nous allons successivement entre dans deux dimensions: celle de la réalité  et celle de la société. De la confrontation avec le réel nous retirerons d’abord cette expérience qu’il y a de « l’impossible », c’est-à-dire que nos exigences ne peuvent pas toutes se satisfaire parce que les adultes ne sont pas toujours à notre service, parce que le monde physique n’est pas le prolongement de nos pulsions. C’est ainsi qu’une instance va se constituer peu à peu: le « MOI ». En d’autres termes notre caractère va se constituer au fil des impossibilités et interdits dont nous allons subir successivement les décrets. Qu’est-ce qu’un être humain, en tant qu’il va devoir se socialiser? Réponse: des pulsions de plaisir sculptées, rabotées par des impossibilités physiques et des interdits légaux, moraux, religieux familiaux.
        Il convient d’insister sur la « désacralisation » de l’être humain, ou plus exactement sur cette notion de désenchantement souvent associé à des travaux scientifiques. Il n’existe aucune spontanéité de l’être humain excepté celle du «  ça », laquelle n’est pas excessivement « gratifiante ». Adhérer aux thèses du freudisme c’est accepter de regarder en face la possibilité que nous ne soyons dans tous les sens du terme « ÇA ». L’impossibilité dans laquelle nous sommes de maîtriser la totalité de notre pensée vient finalement, en dernière analyse, de la dynamique de notre origine pulsionnelle. Notre caractère, nos refoulements, nos traits psychiques et comportementaux vont se dessiner progressivement dans ces lignes de fracture qui vont, comme elles peuvent, gérer ces contradictions entre l’efficience de ces exigences de jouissance qui ne cessent jamais complètement et la vigueur de leur répression.
        Mais pourquoi ces interdits sont-ils aussi importants? Parce que l’enfant les assimile au point d’en constituer une partie de son psychisme, de lui-même. C’est le « SUR-MOI », à savoir l’intériorisation de l’autorité parentale par l’enfant. Sans trop révéler du film, on peut dire que la psychose de Norman Bates, dans le film d’Alfred Hitchcock s’explique par la nature surdimensionnée de son sur-moi, influence envahissante à laquelle le moi n’a pas pu ou su résister.
        Tout s’explique à présent de la représentation spatiale proposée par Freud: nos tendances psychiques sont « comme des êtres vivants », ce sont des pulsions qui viennent directement du ça ou en dérivent. Le gardien est très influencé par le Sur-moi et c’est en fonction de cette partie de son psychisme influencé par l’autorité et la répression parentales que le garde inspecte les tendances. Si elles sont « admises », elles deviennent pré-conscientes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas conscientes mais rien ne s’oppose à ce qu’elles le soient. Si elles sont refoulées à l’entrée, elles retournent dans l’inconscient et useront de toutes les « tactiques possibles » pour se rendre manifestes au sujet, pour se faire connaître. En d’autres termes, ce que nous avons inconsciemment refoulé de nous-même (ça) est trop puissant pour se satisfaire de cette existence clandestine dans l’ombre de l’inconscient. Ces tendances sont plus ou moins fortes mais une pulsion réprimée prend une certaine force du fait même d’avoir été refoulée. Ces « tactiques » peuvent être douces (rêve, lapsus, acte manqué) ou dures (troubles graves de comportement: ce que nous appelons « pathologies, désordres, psychoses ou névroses, etc.)
          

Le mouvement que la psychanalyse a pour rôle de favoriser est celui qui permettra à la tendance de vaincre la résistance du gardien pour passer dans le pré-conscient, ou la conscience, ce qui revient à déclencher un processus par le biais duquel le patient va progressivement réaliser qu’il est animé par des tendances auxquelles il a refusé inconsciemment le droit à l’expression. Il a agi comme un souverain refusant d’écouter « le bas peuple » en envoyant la garde réprimer « ses agitateurs de l’ombre ». La psychanalyse est comme une tentative de pacification de la cité sous tension. Il faut faire entendre la voix du peuple, donner aux pulsions et aux souvenirs refoulés le droit de se manifester, de se faire connaître.
        Pourquoi l’hypnose a-t-elle été la méthode initiale de Freud et de Breuer? Parce que grâce elle, le gardien « dort » et que la tendance refoulée a moins de résistance à combattre pour se révéler. On voit exactement la nature de cette résistance dans le film de John Huston lorsque Cécily propose deux versions successives différentes à Breuer et à Freud, la dernière faisant enfin éclater la vraie nature du scandale, refoulé par le gardien: son père est mort dans une maison close en Italie. Les médecins deviennent des policiers, les infirmières des prostituées, l’hôpital, une maison de passe. Le gardien a jugé déplacé la réalité de ce souvenir dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est marquant. Chacune et chacun de nous abrite en son sein un appareil de censure, une sorte de ministère de la propagande à la 1984 (Georges Orwell) qui recompose les souvenirs en les arrangeant et surtout en les débarrassant de leur potentiel érotique, de leur charge émotive et sexuelle.
        Cecily ne veut pas « voir cela » et il faut prendre très au sérieux ces images nées d’expressions de la langue. C’est finalement le trait spécifique de notre inconscient de ne pas avoir  d’humour et finalement de prendre au premier degré des expressions imagées de la langue courante jusqu’à rendre l’hystérique aveugle. La cécité de Cecily c’est le moyen que son inconscient a trouvé pour lui rappeler ce souvenir honteux, ces morceaux de notre passé qui sont trop importants, trop cruciaux, trop « formateurs » pour accepter d’être recouverts par le vernis des convenances. Nous sommes ce qui nous est arrivé et il n’est pas possible de se raconter une autre histoire que la notre (souvenons nous ici que Javier par exemple ne se raconte pas d’histoire: quand il recompose son identité par la narration, cette recomposition est tout le contraire d’un mensonge. L’inconscient pose donc des problèmes dés que le travail de notre identification s’accomplit fallacieusement, compose un faux portrait, trop lisse, sans aspérités. Le sur moi de Cecily la contraint à ne pas se donner un père qui soit un habitué des maisons closes, encore moins oui soit décédé dans l’une d’entre elles. Nous recomposons tous nos souvenirs mais nous pouvons nous mentir à nous-mêmes sous l’influence de différentes influences, nous assigner un autre passé que le vrai. c’est à ce moment que notre inconscient peut se révéler dangereux, hostile, voire implacable.
              

On ne se ment pas à soi-même impunément, c’est ça l’histoire de l’hystérie, de la paranoïa, des psychoses et des névroses. Mais comment guérir? En substituant au mensonge un processus d’aveu, mais plus difficile qu’un aveu volontaire puisque précisément, c’est inconsciemment que l’on se ment. Pour avouer un mensonge, encore faut-il savoir qu’on a menti. L’hypnose permet de contourner le mécanisme de refoulement de la vérité. Grâce à différentes analyses et à cause de la résistance de ses collègues à l’utilisation de « l’Art noir », Freud va s’orienter vers une autre méthode « the talking cure », la guérison par la parole, une libre expression, une prise de parole relâchée grâce à laquelle le patient pourrait sans s’en rendre compte révéler des éléments essentiels à l’analyste qui pourra effectuer par son interprétation les recoupements nécessaires, voire évidents. Dans cette interprétation, la connotation sexuelle des éléments refoulés sera toujours considérée par le psychanalyste comme un principe fondamental.
        
            Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses , que nous étudions [...] le moi se sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi. [...] La psychanalyse entreprend d'élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi : « Il n'y a rien d'étranger qui se soit introduit en toi, c'est une part de ta propre vie psychique qui s'est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. [...] Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c'est suffisamment important, parce que ta conscience te l'apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d'une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s'y trouve pas. Tu vas même jusqu'à tenir "psychique" pour identique à "conscient", c'est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu'il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu'il ne peut s'en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »
C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle nous apporte : savoir que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n'est pas maître dans sa propre maison * .

FREUD
"Une difficulté de la psychanalyse",
in Essais de Psychanalyse appliquée, Idées Gallimard

CSD Tle 3 - Cours du 02/10: l 'Inconscient

   Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et la renonciation ouvre la voie à une revendication. [...] La prohibition de l'inceste n'est pas seulement [...] une interdiction : en même temps qu'elle défend, elle ordonne. La prohibition de l'inceste, comme l'exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu'on se refuse, et qu'on vous refuse, est par cela même offerte.


Explication: si l’on est féministe, il faut se calmer un peu avant de lire ce passage qui, comme il a été dit, doit être saisi dans une perspective patriarcale pour laquelle le mâle est le chef de famille et « prend femme », laquelle, du coup, est réduite à un objet proposé sur le marché de l’offre et de la demande. Par « stipulations », il faut entendre « décrets ». Claude Lévi-Strauss opère ici une lecture que l’on pourrait presque qualifier de Nietzschéenne, au sens de « généalogiste » du terme: il s’agit de comprendre tous les mécanismes et les engrenages qui vont aboutir à l’activation de dynamiques sociales à partir du refoulement de la pulsion sexuelle immédiate. Que d’autres femmes deviennent « accessibles»  à partir du renoncement à la mère ou à la soeur, c’est ce qui va créer non seulement des contrats, des droits, des liens, mais aussi une réciprocité, une logique de compensation, de donnant donnant. Ce désir qui n’a pas pu se satisfaire ne sera pas seulement déplacé en ce sens qu’il pourra se satisfaire ailleurs avec une autre femme d’un autre clan, mais il va également changer de nature pour devenir la matrice d’un lien clanique, social. La réciprocité par le biais de laquelle le sujet se voit en quelque sorte marchander son désir n’est pas équivalente: ce que l’on y gagne n’est pas de même nature que ce que l’on y perd. Comme il a été dit la puissance sexuelle devient le sentiment d’une puissance augmentée par l’élargissement du groupe. D’individuel et pulsionnel, le désir devient collectif et structurel. Cette soeur que l’on se refuse à soi-même devient « le trait d’union » rendant possible un pacte d’association avec un autre groupe lui-même tenu de respecter le même principe. On réalise ainsi que ce principe de contrepartie qui prévaut au sein même de l’individu entre la pulsion sexuelle inassouvie et l’alliance avec un autre groupe s’étend horizontalement et se structure jusqu’à faire valoir une dynamique d’échange entre membre d’une même famille: les frères d’une famille s’unissant avec les sœurs d’une autre famille. On pourrait dire qu’en un sens, nous ne connaissons jamais autre chose que des unions « arrangées » et cela par le refus initial de la seule passion « spontanée »: celle de l’inceste. Notre répulsion culturelle à l’égard de cet acte serait alors proportionnelle à la toute primitive activation de son épanchement.


A qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à une collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l'exclusion des proches, comme c'est le cas dans notre société. Mais à cette étape de notre recherche, nous croyons possible de négliger les différences entre la prohibition de l'inceste et l'exogamie : envisagées à la lumière des considérations précédentes, leurs caractères formels sont, en effet, identiques.


Explication la chaîne généalogique peut être ainsi  constituée: Pulsion incestueuse / Prohibition de l’inceste  et refoulement / contraction d’un lien avec l’autre famille d’où est issu la conjointe / échange de conjoint de famille à famille (le frère de l’époux s’unit avec la soeur de l’épouse) /  Principe d’échange exogamique = Lien communautaire. C’est en tant que principe exogamique d’échange de conjoints entre familles que l’inceste nous apparaît comme le crime universel par excellence, Il nous dégoûte parce qu’il contredit le principe même à partir duquel plusieurs familles deviennent une société, à partir duquel la dynamique inclusive d’une cellule familiale devient le principe même de constitution d’une société. L’énergie qui circule dans toute dynamique sociale se révèle en fin de compte et en début de parcours de la sexualité incestueuse refoulée.

        Il y a plus : que l'on se trouve dans le cas technique du mariage dit « par échange », ou en présence de n'importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l'inceste est le même : à partir du moment où je m'interdis l'usage d'une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n'est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange.
Claude LEVI-STRAUSS - Les Structures élémentaires de la Parenté, P.U.F. éd., pp. 56-65

 


Explication: la prohibition de l’inceste ne constitue en aucune façon la fin d’un rapport ou la rupture d’un lien. Elle marque le passage d’une pulsion « spontanée », primitive à un ordre culturel « second », fondée sur un esprit de transaction. Elle est, selon Lévi-Strauss, « le fait culturel par excellence » et repose donc sur une universalité fondatrice: ce que je me refuse, je sais que tout homme se le refuse aussi et s’établit ainsi entre les individus des relations fondées sur une communauté de renonciation, comme si ce que l’individualité de toute pulsion rendait impossible devenait possible dés lors que l’on y renonçait. Ces hypothèses ethnologiques contredisent totalement la célèbre affirmation d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal naturellement politique (fait pour vivre en cité) » puisque précisément ce qui nous relierait les uns aux autres pour former des cités dont le cadre dépasse celui de la famille consisterait non pas dans la nature mais dans un interdit fondamental. Dés lors l’homme ne serait un être politique qu’en tant que son animalité pulsionnelle serait fondamentalement contrarié par le premier interdit sexuel. En un sens, si nous suivons les perspectives combinées de Freud et de Lévi-Strauss, nous ne sommes pas très loin de situer les relations sociales et politiques comme des modalités de rapport nées de ce renoncement originel et principiel (du latin princeps: début). La nature du lien politique qui relie entre eux les citoyens d’une cité c’est de la sexualité familiale refoulée, interdite et la prohibition de l’inceste est comme le point central et aveugle (en ce sens que personne ne le fixe dans les yeux) de toute modalité d’organisation politique. De fait, dans le mythe, Œdipe clairvoyant et aveugle erre sur les routes, exilé de toutes les cités. L’inceste est le tabou de toute culture, de toute civilisation, tout simplement parce qu’il est la négation même de « la » culture et de l’exogamie sans laquelle il serait impossible de faire lien entre des familles au sein d’une cité. La prohibition de l’inceste est ce qui brise le verrou de l’enfermement familial  et rend possible une société. Chacun est libre d’adhérer ou pas à ces thèses qui portent si exclusivement sur l’origine même du lien social qu’il serait illusoire ici d’espérer des preuves ou des démonstrations irréfutables. Claude Lévi-Strauss s‘appuie néanmoins sur des observations de groupes ethniques en Nouvelle Guinée et dans d’autres régions du globe.
        
3) Le refoulement comme donnée première et fondamentale de l’inconscient psychique
        Si les thèses de Lévi-Strauss et celles de Sigmund Freud se rejoignent sur l’importance de la prohibition de l’inceste, elles se différencient profondément dans la question de l’origine et de l’implication de cette prohibition, mais, pourrait-on dire, c’est exactement ce qui fait du premier un ethnologue et du second un psychanalyste.  Les analyses de Freud portent sur des individus et sur les troubles nés de la contradiction entre des instances qui sont d’abord celle de la psyché. Celles de Lévi-Strauss partent du principe anthropologique que la psyché, c’est justement ce qui se constitue au fil des structures parentales ethniques, sociales. Cette opposition de perspective est absolument indépassable.
        Mais en quoi consiste précisément cette contradiction entre instances distinctes au sein de la Psyché (psyché: ensemble des tendances conscientes et inconscientes et des éléments psychiques au fil desquels se constitue la pensée d’un individu. La psyché ce n’est pas ce que pense l’individu mais le dispositif à partir duquel penser s’active en lui, et donc en nous tous).
        Tout enfant qui vient au monde est animé par des pulsions qui veulent être satisfaites immédiatement et ses pulsions ne sont pas seulement la faim, la soif, etc. mais aussi la sexualité (une sexualité infantile « polymorphe » (plusieurs formes) puisque orientée par une autre finalité que celle de la reproduction - le fait que la sexualité de l’enfant soit « en germe » ne signifie pas du tout qu’elle soit inactive, bien au contraire, elle se diffuse dans toutes les autres pulsions: nutrition, sensation, jeu, etc.). Ces pulsions premières, Freud les appelle le « ça ».
        Cette première instance, animée par la libido (principe de plaisir) se confronte très rapidement à l’impossibilité physique de se satisfaire pleinement et immédiatement, cette confrontation avec le principe de réalité (il y a de l’impossible) c’est ce qui va constituer « le moi ». Cette deuxième instance est donc né d’un tout premier refoulement: la confrontation entre l’exigence de plaisir et la limite physique de la réalité.
         

L’enfant va se trouver confronté à un deuxième type de répression: celui de l’éducation. Une partie de sa psyché va s’identifier à l’autorité et intégrer les interdits parentaux, en particulier ceux du père. Cela signifie qu’une 3e instance va s’ajouter aux deux premières aux deux premières. Le moi se retrouve donc coincé entre deux instances qui n’ont de cesse qu’à lui adresser des mots d’ordre contradictoire: autant le ça exige la jouissance, autant le Sur-moi la réprime. Le moi est donc une sorte de ligne de fracture qui se dessine au fil de ce tiraillement comme une ligne de faille se dessine au fil de l’écartement de deux mouvements telluriques animés de directions opposées. Nous nous « arrangeons » pour concilier dans notre psyché ces deux exigences contraires. « Etre soi » définit donc une sorte de tentative permanente visant à gérer un conflit interne, dans l’individu.
        Nous disposons maintenant des trois instances capables de rendre compte de l’existence de l’inconscient:

    « La représentation la plus simple de ce système (inconscient) est pour nous la plus commode : c’est la représentation spatiale. Nous assimilons donc le système de l’inconscient à une grande antichambre, dans laquelle les tendances psychiques se présentent, telles des êtres vivants. A cette antichambre est attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte de salon, dans lequel séjourne également la conscience. Mais à l’entrée de l’antichambre dans le salon veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique, lui impose la censure et l’empêche d’entrer au salon si elle lui déplaît. Que le gardien renvoie une tendance donnée dès le seuil ou qu’il lui fasse repasser le seuil après qu’elle eut pénétré dans le salon : la différence n’est pas bien grande et le résultat est à peu près le même. Tout dépend du degré de sa vigilance et de sa perspicacité. Cette image a pour nous cet avantage qu’elle nous permet de développer notre nomenclature. Les tendances qui se trouvent dans l’antichambre réservée à l’inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la pièce voisine. Elles sont donc tout d’abord inconscientes. Lorsque, après avoir pénétré jusqu’au seuil, elles sont renvoyées par le gardien, c’est qu’elles sont incapables de devenir conscientes : nous disons alors qu’elles sont refoulées. Mais les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir le seuil ne sont pas devenues pour cela nécessairement conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent à attirer sur elles le regard de la conscience. Nous appellerons donc cette deuxième pièce : système de la pré-conscience [...] L’essence du refoulement consiste en ce qu’une tendance donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de l’inconscient dans le pré-conscient. Et c’est ce gardien qui nous apparaît sous la forme d’une résistance, lorsque nous essayons, par le traitement analytique, de mettre fin au refoulement.                                                                        

                                            FREUD, introduction à la psychanalyse
       


                    Il faut compléter ce texte de Freud en insistant sur le fait que les tendances psychiques refoulées par le gardien ne vont pas se satisfaire d’avoir été exclues du pré-conscient et de la conscience. Elles constituent cet ensemble qui, par suite, pèse de tout son poids sur les actions de l’individu et vont profiter de la moindre brèche ouverte par les moments d’absence (rêves, lapsus, actes manqués) de la conscience pour essayer de se faire reconnaître du sujet lui-même. Si ces tendances refoulées sont puissantes, elles feront tout pour forcer le passage, pour s’imposer violemment, quitte à créer des troubles plus ou moins graves. C’est alors que survient les névroses et les psychoses. Toutes les maladies mentales non génétiques peuvent se diviser en fonction de cette classification. Le psychotique n’a pas conscience de ses troubles et il finit par perdre tout contact avec la réalité (comme Norman Bates dans psychose). Le névrotique est lucide sur ses troubles et s’en plaint, ce qui rend son mal-être plus difficile à traiter. Nous sommes tous des névrotiques plus ou moins atteints. Les paralysies hystériques à partir desquelles Freud commença à développer ses thèses dont des névroses: les patientes savant qu’elles sont aveugles ou paralysées et en un sens, c’est tout le problème puisque on peut penser qu’elles se racontent des histoires à elles-mêmes, qu’elles simulent, mais la vérité est qu’elles se convainquent elles-mêmes de leur trouble jusqu’à en souffrir « réellement ». Avec les névroses nous avons un exemple parfait de ceci que la psyché agit directement sur le corps, et que l’inconscient des patients se sert de leur corps pour dire quelque chose. Tout trouble de comportement devient un discours, une façon de signifier par un trouble manifeste, un traumatisme latent, c’est-à-dire une tendance psychique refoulée par le gardien.
        Tout être humain vient au monde animé par des pulsions de plaisir (libido), c’est-à-dire par une propension à agir d’abord en vue de satisfaire des pulsions de jouissance et cela ne se limite pas à la nutrition, ou, cela peut emprunter le canal de la nutrition tout en ne s’y réduisant pas. L’enfant ne tête pas seulement le sein maternel par désir de satisfaire sa faim mais il y entre déjà du désir tout court. C’est cela le scandale de la sexualité infantile révélé par Freud et rejette par l’écrasante majorité de ses collègues de l’époque.
        A ces pulsions, Freud donne le nom de « ÇA ». Le pronom rend bien compte, comme son nom l’indique de la nature impersonnelle de ces pulsions. Elles constituent le lien originaire, primal, de notre être au monde. Nous sommes des exigences de satisfaction de pulsions de plaisir. Puis nous faisons des expériences, on pourrait dire que nous allons successivement entre dans deux dimensions: celle de la réalité  et celle de la société. De la confrontation avec le réel nous retirerons d’abord cette expérience qu’il y a de « l’impossible », c’est-à-dire que nos exigences ne peuvent pas toutes se satisfaire parce que les adultes ne sont pas toujours à notre service, parce que le monde physique n’est pas le prolongement de nos pulsions. C’est ainsi qu’une instance va se constituer peu à peu: le « MOI ». En d’autres termes notre caractère va se constituer au fil des impossibilités et interdits dont nous allons subir successivement les décrets. Qu’est-ce qu’un être humain, en tant qu’il va devoir se socialiser? Réponse: des pulsions de plaisir sculptées, rabotées par des impossibilités physiques et des interdits légaux, moraux, religieux familiaux.
        Il convient d’insister sur la « désacralisation » de l’être humain, ou plus exactement sur cette notion de désenchantement souvent associé à des travaux scientifiques. Il n’existe aucune spontanéité de l’être humain excepté celle du «  ça », laquelle n’est pas excessivement « gratifiante ». Adhérer aux thèses du freudisme c’est accepter de regarder en face la possibilité que nous ne soyons dans tous les sens du terme « ÇA ». L’impossibilité dans laquelle nous sommes de maîtriser la totalité de notre pensée vient finalement, en dernière analyse, de la dynamique de notre origine pulsionnelle. Notre caractère, nos refoulements, nos traits psychiques et comportementaux vont se dessiner progressivement dans ces lignes de fracture qui vont, comme elles peuvent, gérer ces contradictions entre l’efficience de ces exigences de jouissance qui ne cessent jamais complètement et la vigueur de leur répression.
          


            Mais pourquoi ces interdits sont-ils aussi importants? Parce que l’enfant les assimile au point d’en constituer une partie de son psychisme, de lui-même. C’est le « SUR-MOI », à savoir l’intériorisation de l’autorité parentale par l’enfant. Sans trop révéler du film, on peut dire que la psychose de Norman Bates, dans le film d’Alfred Hitchcock s’explique par la nature surdimensionnée de son sur-moi, influence envahissante à laquelle le moi n’a pas pu ou su résister.
        Tout s’explique à présent de la représentation spatiale proposée par Freud: nos tendances psychiques sont « comme des êtres vivants », ce sont des pulsions qui viennent directement du ça ou en dérivent. Le gardien est très influencé par le Sur-moi et c’est en fonction de cette partie de son psychisme influencé par l’autorité et la répression parentales que le garde inspecte les tendances. Si elles sont « admises », elles deviennent pré-conscientes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas conscientes mais rien ne s’oppose à ce qu’elles le soient. Si elles sont refoulées à l’entrée, elles retournent dans l’inconscient et useront de toutes les « tactiques possibles » pour se rendre manifestes au sujet, pour se faire connaître. En d’autres termes, ce que nous avons inconsciemment refoulé de nous-même (ça) est trop puissant pour se satisfaire de cette existence clandestine dans l’ombre de l’inconscient. Ces tendances sont plus ou moins fortes mais une pulsion réprimée prend une certaine force du fait même d’avoir été refoulée. Ces « tactiques » peuvent être douces (rêve, lapsus, acte manqué) ou dures (troubles graves de comportement: ce que nous appelons « pathologies, désordres, psychoses ou névroses, etc.)
        Le mouvement que la psychanalyse a pour rôle de favoriser est celui qui permettra à la tendance de vaincre la résistance du gardien pour passer dans le pré-conscient, ou la conscience, ce qui revient à déclencher un processus par le biais duquel le patient va progressivement réaliser qu’il est animé par des tendances auxquelles il a refusé inconsciemment le droit à l’expression. Il a agi comme un souverain refusant d’écouter « le bas peuple » en envoyant la garde réprimer « ses agitateurs de l’ombre ». La psychanalyse est comme une tentative de pacification de la cité sous tension. Il faut faire entendre la voix du peuple, donner aux pulsions et aux souvenirs refoulés le droit de se manifester, de se faire connaître.
          
Pourquoi l’hypnose a-t-elle été la méthode initiale de Freud et de Breuer? Parce que grâce elle, le gardien « dort » et que la tendance refoulée a moins de résistance à combattre pour se révéler. On voit exactement la nature de cette résistance dans le film de John Huston lorsque Cécily propose deux versions successives différentes à Breuer et à Freud, la dernière faisant enfin éclater la vraie nature du scandale, refoulé par le gardien: son père est mort dans une maison close en Italie. Les médecins deviennent des policiers, les infirmières des prostituées, l’hôpital, une maison de passe. Le gardien a jugé déplacé la réalité de ce souvenir dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est marquant. Chacune et chacun de nous abrite en son sein un appareil de censure, une sorte de ministère de la propagande à la 1984 (Georges Orwell) qui recompose les souvenirs en les arrangeant et surtout en les débarrassant de leur potentiel érotique, de leur charge émotive et sexuelle.

        Cecily ne veut pas « voir cela » et il faut prendre très au sérieux ces images nées d’expressions de la langue. C’est finalement le trait spécifique de notre inconscient de ne pas avoir  d’humour et finalement de prendre au premier degré des expressions imagées de la langue courante jusqu’à rendre l’hystérique aveugle. La cécité de Cecily c’est le moyen que son inconscient a trouvé pour lui rappeler ce souvenir honteux, ces morceaux de notre passé qui sont trop importants, trop cruciaux, trop « formateurs » pour accepter d’être recouverts par le vernis des convenances. Nous sommes ce qui nous est arrivé et il n’est pas possible de se raconter une autre histoire que la notre (souvenons nous ici que Javier par exemple ne se raconte pas d’histoire: quand il recompose son identité par la narration, cette recomposition est tout le contraire d’un mensonge). L’inconscient pose donc des problèmes dés que le travail de notre identification s’accomplit fallacieusement, compose un faux portrait, trop lisse, sans aspérités. Le sur moi de Cecily la contraint à ne pas se donner un père qui soit un habitué des maisons closes, encore moins oui soit décédé dans l’une d’entre elles. Nous recomposons tous nos souvenirs mais nous pouvons nous mentir à nous-mêmes sous l’influence de différentes influences, nous assigner un autre passé que le vrai. c’est à ce moment que notre inconscient peut se révéler dangereux, hostile, voire implacable.
            On ne se ment pas à soi-même impunément, c’est ça l’histoire de l’hystérie, de la paranoïa, des psychoses et des névroses. Mais comment guérir? En substituant au mensonge un processus d’aveu, mais plus difficile qu’un aveu volontaire puisque précisément, c’est inconsciemment que l’on se ment. Pour avouer un mensonge, encore faut-il savoir qu’on a menti. L’hypnose permet de contourner le mécanisme de refoulement de la vérité. Grâce à différentes analyses et à cause de la résistance de ses collègues à l’utilisation de « l’Art noir », Freud va s’orienter vers une autre méthode « the talking cure », la guérison par la parole, une libre expression, une prise de parole relâchée grâce à laquelle le patient pourrait sans s’en rendre compte révéler des éléments essentiels à l’analyste qui pourra effectuer par son interprétation les recoupements nécessaires, voire évidents. Dans cette interprétation, la connotation sexuelle des éléments refoulés sera toujours considérée par le psychanalyste comme un principe fondamental.

Questions:

1) Pourquoi peut-on dire que, selon Claude Lévi-Strauss, quelque chose de la prohibition de l'inceste nous permet de mieux comprendre le phénomène par lequel le pouvoir fait son apparition dans l'existence humaine?

2) Distinguez la culture et la nature à partir de ce texte mais aussi en prolongeant ce qu'il met à jour.

3) Sachant que la psyché désigne l'ensemble des éléments  qui constituent l'unité psychologique d'un individu, diriez vous que tout individu se construit à partir du conflit de la psyché ou bien que cette psyché elle même se structure sur le fond des interdits imposés par la vie collective? Pourquoi selon la réponse que vous apporterez à cette question, vous manifesterez des modalités d'interprétation soit psychanalytique, soit sociologique?

            Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses , que nous étudions [...] le moi se sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi. [...] La psychanalyse entreprend d'élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi : « Il n'y a rien d'étranger qui se soit introduit en toi, c'est une part de ta propre vie psychique qui s'est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. [...] Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c'est suffisamment important, parce que ta conscience te l'apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d'une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s'y trouve pas. Tu vas même jusqu'à tenir "psychique" pour identique à "conscient", c'est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu'il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu'il ne peut s'en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »
C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle nous apporte : savoir que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n'est pas maître dans sa propre maison * .
FREUD
"Une difficulté de la psychanalyse",

in Essais de Psychanalyse appliquée, Idées Gallimard

CSD Terminale 1 - Cours du 02/12

    De l’inconscient, nous pourrions dire que c’est une réalité qui nous envoie exactement des signes de son existence et c’est le rôle de l’analyste, voire du patient (s’il le peut) d’interpréter ces signes. La matière noire, c’est une partie de l’univers qui échappe à la visibilité de l’univers par lui-même, exactement comme l’inconscient n’est pas décelable par le conscient, mais en même temps, c’est en nous, cela ne tient qu’à nous de partir en quête de cette énergie sombre qui s’active continument en nous-mêmes, et DE nous-mêmes. Ce n’est pas parce que l’inconscient nous échappe qu’il n’est pas animé d’une spontanéité qui paradoxalement nous est propre. De mon propre mouvement  (n’oubliez jamais que le sur-moi est une intériorisation de l’autorité parentale. Le sur-moi, c’est aussi « nous ») je soustrais à ma propre conscience des éléments déterminants.
                

La comparaison avec le souverain est ici extrêmement éclairante et porteuse. Mais il faut vraiment se représenter un régime démocratique, à savoir que c’est le peuple qui place le souverain aux rênes du pays. Mais petit à petit, ce dernier s’isole, se coupe de sa base, comme on dit, va jusqu’à s’enfermer dans le mensonge d’une représentation du peuple fidèle à ce que lui disent ses conseillers, fidèle à ce que lui veut en voir, en penser. Le souverain se donne alors du peuple une fausse image qui correspond à ce qu’il voudrait s’il soit: un partisan d’accord avec sa politique à lui, exactement comme ces présidents qui nous disent constamment qu’ils ont été élus par le peuple pour promouvoir une certaine politique sans se rendre compte que ce peuple n’est plus du tout là, qu’il ne l’a jamais été peut-être.
        De la même façon, notre moi se raconte l’histoire de pulsions soumises, consentantes, claires, bien polissées et se dirige ainsi sans s’en rendre compte vers une révolution.  Il faut alors retisser les fils entre le peuple (le ça) et son souverain (le moi).  L’analyse procède ainsi à partir des troubles manifestes à reconstituer le portrait robot de la pulsion cachée, comme on essaie de se faire une idée du puzzle en entier à partir de quelques pièces. En même temps, il faudrait garder en tête deux éléments essentiels, applicables à toute analyse en général et qui en sont comme des piliers inamovibles: la sexualité infantile et le complexe d’œdipe. Quoi qu’il arrive, ce qui a été jugé comme incorrect par la censure, le sur-moi a rapport avec la sexualité. Celle ci n’a pas cessé d’être présente dés la naissance du patient et orientée originellement vers le Père et la Mère comme objets originels et exclusifs de la pulsion sexuelle primaire. Fixer les troubles de comportement à partir de ces deux constantes livre nécessairement des clés absolument déterminantes dans la prise en compte finale par le patient de ce qu’il est et lui permet de se tenir à l’écoute de la parole du peuple, guéri, lucide et plus serein.

4) « L’inconscient est structuré comme un langage » - Jacques Lacan

      
  Finalement Freud décrit ici un processus de dénégation qui est à l’œuvre dans ce qu’il appelle ailleurs « la résistance », c’est-à-dire la force qui s’oppose à la révélation du souvenir, ou de la scène initiale qui est à l’origine du rêve, du trouble ou du symptôme. Le souverain qu’est le moi se sentirait « mieux » s’il pouvait supprimer ces éléments perturbateurs qui contestent son autorité. Il n’est ps évident pour le moi de reconnaître qu’il ne maîtrise pas l’intégralité de ses pensées. Loin s’en faut. Si « le moi n’est pas maître dans sa propre maison », alors cela signifie que penser est une action dont le « je » n’est pas le sujet, comme déjà Nietzsche l’affirmait.  Nous sommes le décor, le théâtre de pensées qui nous traversent et qui nous font agir d’une certaine façon. Quand nous rêvons, nous sommes les spectateurs de ce qu’un acte de penser dont nous ne sommes pas les sujets fait advenir comme images mais aussi comme sentiments, comme manifestations de désir. Si nous nous souvenons de ces rêves et sommes capables de comprendre ce que les éléments manifestes désignent en termes de pulsions cachées, alors nous réalisons en nous l’activité de désirs étranges, surprenants, assez monstrueux et cette pilule est suffisamment dure à avaler en terme d’aveu de perte totale de maîtrise, de découverte de soi comme un autre qu’inconsciemment encore nous résistons. L’idée de Freud est que le souci des convenances et l’impact de « la tenue correcte exigée » par le Sur-moi imposent des déguisements à l’expression des tendances ou des traumatismes  pulsionnels. Nous avons honte de la violence de nos désirs, de leur crudité, de leur impudeur et de leur incorrection à l’égard des règles qui nous ont été imposées par nos parents et à travers eux par la société elle-même.
        Pour bien se représenter cette honte, il suffit finalement de penser d’abord à ces mécanismes très conscients par le biais desquels nous nous interdisons parfois de nous laisser aller à des épanchements, à des déclarations, à des aveux de sentiments qui sont pourtant très puissants en nous mais dont l’expression nous placeraient socialement en fâcheuse posture. Nous formatons notre vie affective et la dynamique de nos attirances de façon parfois drastique jusqu’à n’aimer ou ne faire sembler d’aimer que les personnes qui nous sont autorisées.
        C’est un peu le même processus qui est à l’œuvre dans la résistance mais inconscient. Cela signifie finalement que la résistance de la censure est telle que l’inconscient ne peut s’avancer que masqué, que la pulsion ou le souvenir refoulé doivent user de tous les stratagèmes possibles pour se manifester à nous. La pulsion du ça repoussée par le gardien ne peut pas envisager de forcer ce passage sans se grimer, sans se donner une autre apparence, et c’est sur ce point particulier que le travail de l’analyste est herméneutique c’est-à-dire qu’il consiste à interpréter les éléments manifestes du rêve, du lapsus ou du symptômes pour en deviner les significations cachées. Que Cecily ne puisse plus boire signifie qu’elle a vu le chien de sa gouvernante boire dans la timbale de son père, père avec lequel elle entretient une relation suffisamment trouble (comme toutes les filles selon Freud) pour qu’elle refuse de donner à ce souvenir un accès libre à sa conscience, que le président Schreber soit paranoïaque « signifie" qu’il est homosexuel.
             Un vrai problème de « crédibilité » se pose ici: puisque il ne peut être conscient que d’interpréter et surement pas d’expliquer, comment être sûr que nos interprétations sont justes? Comment saisir le principe et les modalités de ce travestissement de notre inconscient? Pourquoi tel élément refoulé va surgir sous telle apparence dans tel rêve, dans tel symptôme, dans tel lapsus. Parfois les symptômes ou les signes manifestes sont relativement explicites, mais pas toujours et dans le cas des troubles de comportement grave, c’est rarement le cas.
         

L’hypnose révèle clairement le souvenir refoulé mais cette méthode ne convient pas à tous les patients et elles suscitaient beaucoup de méfiance de la part des médecins viennois. En fait il suffit de réfléchir pour réaliser qu’il existe dans la pensée une structure susceptible non seulement de valoir dans la conscience  et dans l’inconscient mais aussi de créer un passage de l’un à l’autre par le biais de différentes figures ou opérations. Cette structure est évidemment celle de la langue. Quoi de commun aux rêves, au lapsus, aux pensées qui se manifestent à nous? La langue. Il existe en effet dans nos rêves des opérations de déplacements qui suivent la logique de figures rhétoriques comme la métaphore, la métonymie, ou le symbolisme.
        A bien des titres, c’est finalement comme si nous allions au bout de l’expression: « qu’est-ce que ça veut dire? » Reprenons littéralement cette formulation: «  qu’est-ce que le ça veut dire en moi? » Quelle forme imposée au sujet très, très tôt va exercer sur lui un pouvoir suffisamment envahissant pour que l’expression de ces pulsions sexuelles puissent s’y couler, s’y revêtir et épousant ainsi sa structure, la logique de ses déplacements, de ces glissements, de ses substitutions. Devant un rêve un trouble de comportement la question qu’il faut nous poser est donc celle-ci: qu’est-ce que le ça (refoulé) veut dire par là?
        Avant de décrire une analyse de Freud dans laquelle cette structuration linguistique de l’inconscient apparaît pleinement il faut comprendre pourquoi Freud a vu incroyablement juste dans cette importance de la langue dans la constitution de notre psychisme humain:
            « J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi pour étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention (…) Cet enfant avait l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc. En jetant loin de lui ses objets, il prononçait avec un intérêt et de satisfaction le son prolongé o-o-o-o qui, selon les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection mais signifiait le mot « Fort » (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de trainer cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture, mais tout en maintenant le fil il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « da ! » (voilà). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fut évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.
L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition (…) Une observation exempte de parti pris laisse l’impression que l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, c’est pour la raison suivante : il se trouvait devant cet événement dans une habitude passive, le subissait pour ainsi dire : et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. »
 

        Dans son analyse (non psychanalytique) de l’enfant à la bobine, Freud fait preuve d’une lucidité philosophique indépassable. Observant son neveu dont il devait assurer la garde, Freud constate qu’il joue avec une bobine reliée à sa main par un fil. L’enfant jette la bobine en criant Hooo! Et il tire sur la ficelle pour la faire réapparaître en criant Haaa! L’enfant a deux ans et il déclenche des colères très graves quand sa mère s’absente, ce qui arrivait souvent. On pourrait dire en termes Deleuziens que le jeu est la manifestation effective de la quasi causalité de l’absence maternelle. La bobine est la mère mais, par cette dialectique de la disparition et de la réapparition, l’enfant est le maître de ce qu’il subit dans la réalité.  Il exprime donc un désir de maîtrise du réel qui précisément lui fait défaut. Or l’analyse de Freud se porte également vers un second niveau de symbolisme: celui-là même de la langue maternelle. Oooh préfigure le terme allemand Fort qui signifie « loin » et « Haaa » annonce le « da » qui signifie « voici ». L’enfant ne se contente pas de simuler par le jeu la maîtrise qu’il n’a pas dans la vraie vie, il est aussi est train d’apprendre la langue, cette langue même qui une fois maîtrisée lui permettra d’appeler la mère, de lui exprimer clairement son mécontentement et de la faire apparaître en la nommant. Autrement dit ce n’est pas par le symbolisme qu’il acquiert le langage par le jeu , c’est par le jeu qu’il acquiert le symbolisme du langage. La maîtrise que l’enfant est en train de conquérir est absolument cruciale: non seulement la syllabe anticipe sur le mot, mais le rapport entre les situations réelles signifiées et les symboles signifiantes s’instaure très, très tôt. La pulsion du ça qui veut la mère est en train d’apprendre à symboliser, d’apprendre à parler.
        Le ça « parle », l’exigence de satisfaction des pulsions sexuelles revêt une forme expressive linguistique. En même temps que le sujet conscient apprend à parler, il fourbit sans le savoir les armes dont vont se servir les pulsions refoulées pour le tourmenter. Apprendre à parler c’est armer son pire ennemi de structures linguistiques, sémantiques et syntaxiques grâce auxquelles il va réapparaître sous l’apparence d’un symptôme ou d’un rêve dont la transformation lui aura été dictée par la langue. Par conséquent, l’acquisition de sa langue par le sujet détermine déjà les modalités de la perte de maîtrise de sa pensée, de la façon dont il va se laisser déborder par des manifestations inconscientes et éventuellement pathologiques. Nous maîtrisons bien quelque chose par l’acquisition de la langue comme l’enfant par le symbolisme de son jeu mais cette maîtrise a une contrepartie terrible: nous serons traversés manipulés comme des pantins par des effets de déplacements métonymiques et des tournures linguistiques dont le ça refoulé se servira pour s’exprimer.
        
Il est vraiment très probable que Freud lui-même n’ait pas perçu l’incroyable portée de ces observations, leur profondeur philosophique et linguistique. Il est vrai que l’analyse que l’on peut faire a posteriori est de nature à éclairer la psychanalyse sous l’angle de la linguistique et peut-être à lui faire perdre quelque chose de l’aura que son fondateur souhaitait lui donner. Il n’en est pas moins exact que grâce à Jacques Lacan,  notamment ces rapports entre psychanalyse et linguistique sont d’une profondeur abyssale.
        Se pourrait-il que la notion même d’inconscient revienne finalement en dernière instance à l’emprise que la langue maternelle a sur ses « sujets », terme qu’il faut réellement prendre ici au sens de « assujettis ». Cette part obscure dont il nous bien reconnaître en nous l’efficience ne serait elle pas exactement ce pouvoir que les structures et les tournures de la langue maternelle nous imposent de façon absolument autoritaire et sans que nous puissions vraiment nous en détacher dans la mesure exacte où c’est précisément par ces structures imposées qu’en même temps nous libérons un certain pouvoir sur les situations que nous vivons exactement comme le neveu de Freud? En fait, le médecin autrichien n’aurait-il pas découvert à son insu cette part d’influence qu’une pensée structurée par la langue impose à ses sujets les contraignant à agir et à penser d’une façon toujours préalablement formatée par des opérations de classement et de recoupement linguistiques?
       
Ce que cela supposerait alors, c’est le fait que ce soit toujours les implications de la façon dont un désir refoulé se structure et se formule dans la langue maternelle qui crée le trouble, le symptôme. Cela voudrait dire alors c’est le fait que ce soit toujours les implications de la façon dont un désir refoulé se structure et se formule dans la langue maternelle qui crée le trouble, le symptôme. Nous ne sommes pas tant torturés par notre passé, par nos traumatismes enfantins que par la forme linguistique qu’ils se voient obligés de revêtir pour se rappeler à nous. Nous sommes traumatisés par de la métonymie et par de la métaphore (figures de la langue)  davantage que par un passé qui nous hanterait. Cette hypothèse n’est pas seulement très intéressante, elle est aussi très crédible. Mais pour la saisir dans toute son ambiguïté, dans l’intensité dramatique de son double jeu, il convient de bien saisir ce qui se passe pour l’enfant à la bobine: il réalise, par le jeu, tout le bénéfice qu’il peut retirer de sa puissance symbolique. Eloigner tous ces jouets, les dissimuler à son regard, c’est mimer le phénomène de l’absence de ce à quoi il tient et qui lui est retiré. Le symbole permet à l’enfant de s’insinuer dans les plis d’une réalité qu’il percevait jusqu'alors  comme un bloc sans faille et intégralement voué à l’écraser. Quelque chose de l’aventure humaine pointe insensiblement, quelque chose comme le pouvoir par lequel de l’action humaine va « s’effectuer » grâce à la symbolisation. L’homme est fondamentalement un animal symbolique et c’est exactement ce que le jeu de l’enfant signifie résume et illustre à la perfection.
        Mais qu’est-ce qui nous permet d’être aussi affirmatif dans cette conclusion? Deux choses: le mimétisme et les interjections ah! et oh! qui prouve que le symbolisme est déjà en train de se transformer en acquisition de la langue maternelle.
-  Le mimétisme: que fait l’enfant après tout? Il répète, il imite ce jeu dialectique de présence et d’absence dont il voit sans fin se reproduire l’alternance. Les objets et les personnes ne cessent finalement de « clignoter » autour de lui, provoquant continument ces mouvements successifs de désespoir et de jouer qui tissent alors la trame de ces états d’âme. Mais voilà que par le jeu mimétique il se donne une capacité dont il était privé jusqu’alors, celle d’être l’orchestrateur de ces mouvements de disparition et d’apparition. Sans vouloir abuser de ce terme, il devient par le jeu la quasi-causalité de situations dont il était préalablement la victime passive.
- L’acquisition de la langue: le fait que le lancement de la bobine soit accompagné du o-o-o-o et celui de sa réapparition par a-a-a-a n’est pas anodin. L’enfant comprend que l’opposition des tonalités ouvertes (a) et fermées (o) correspond à des alternances d’états et ce n’est pas autrement qu’un sujet apprend sa langue maternelle (on comprend ainsi que tout enfant apprend moins des mots que des différences vocales ou sonores qui renvoient elle-mêmes à des différences de situations).