mardi 30 mars 2021

Cours sur La politique (Comment se constitue un Corps politique?) - Suite




3) La notion d’ « impérium » dans le traité politique de Baruch Spinoza

  15. Nous avons vu (à l’article 9 du présent chapitre) que chaque individu dans l’état de nature s’appartient à lui-même tant qu’il peut se mettre à l’abri de l’oppression d’autrui ; or, comme un seul homme est incapable de se garder contre tous, il s’ensuit que le droit naturel de l’homme, tant qu’il est déterminé par la puissance de chaque individu et ne dérive que de lui, est nul ; c’est un droit d’opinion plutôt qu’un droit réel, puisque rien n’assure qu’on en jouira avec sécurité. Et il est certain que chacun a d’autant moins de puissance, par conséquent d’autant moins de droit, qu’il a un plus grand sujet de crainte. Ajoutez à cela que les hommes sans un secours mutuel pourraient à peine sustenter leur vie et cultiver leur âme. D’où nous concluons que le droit naturel, qui est le propre du genre humain, ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des droits communs, possèdent ensemble des terres qu’ils peuvent habiter et cultiver, sont enfin capables de se défendre, de se fortifier, de repousser toute violence, et de vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun, Or (par l’article 13 du présent chapitre), plus il y a d’hommes qui forment ainsi un seul corps, plus tous ensemble ont de droit, et si c’est pour ce motif, savoir, que les hommes dans l’état de nature peuvent à peine s’appartenir à eux-mêmes. Si c’est pour cela que les scolastiques ont dit que l’homme est un animal sociable, je n’ai pas à y contredire.

16. Partout où les hommes ont des droits communs et sont pour ainsi dire conduits par une seule âme, il est certain (par l’article 13 du présent chapitre) que chacun d’eux a d’autant moins de droits que les autres ensemble sont plus puissants que lui, en d’autres termes, il n’a d’autre droit que celui qui lui est accordé par le droit commun. Du reste, tout ce qui lui est commandé par la volonté générale, il est tenu d’y obéir, et (par l’article 4 du présent chapitre) on a le droit de l’y forcer. 

17. Ce droit, qui est défini par la puissance de la multitude ; on a coutume de l’appeler l’État ou « imperium » . Et celui-là est en pleine possession de ce droit qui, du consentement commun, prend soin de la chose publique, c’est-à-dire établit les lois, les interprète et les abolit, fortifie les villes, décide de la guerre et de la paix, etc. Que si tout cela se fait par une assemblée sortie de la masse du peuple, l’État s’appelle démocratie ; si c’est par quelques hommes choisis, l’État s’appelle aristocratie ; par un seul enfin, monarchie. 




Reprenons les articles 15, 16 et 17 du chapitre 2 du traité politique. Les hommes étant gouvernés par des passions et par conséquent susceptibles d’être animés de passions hostiles, aucun homme ne peut libérer de droit qu’en se gardant de l’éventuelle agressivité de son semblable. Par conséquent dans cette fiction que serait un état de nature, c’est-à-dire une existence humaine privée de lois civiles, il serait impossible d’acquérir et d’exercer son droit naturel. Il y a ici comme un chiasme: le droit naturel est virtuel dans l’état de nature et réel dans l’état de société civile. Si l’on veut vraiment libérer son droit naturel, il faut s’intégrer à une société civile organisée. En d’autres termes, il faut la culture pour jouer d’un droit de nature  parce que dans la nature à l’état pur, aucun droit ne peut naturellement s’exercer. Pourquoi? Parce que le droit ne fait qu’un avec la puissance naturelle d’un être et qu’aucune puissance naturelle ne peut se développer dans la nature. Comme on ne peut se libérer de la crainte dans l’état de nature, il faut intégrer une communauté organisée pour bénéficier de ce droit précisément en tant qu’il est naturel. De toute façon aucun homme ne peut seul subvenir durablement à ses besoins  et à ceux de ses proches. Rien n’est donc envisageable en terme de vie sécurisée et de droit naturel que dans « une communauté ». Cette communauté, il faut bel et bien l’entendre comme capacité qu’ont les hommes de ne former qu’un seul corps au sein d’un ensemble, c’est-à-dire d’une cité, d’un état. Puisque il ne peut exister de droit naturel qu’en communauté et puisque cette communauté ne peut se concevoir que par le consentement des individus à intégrer un corps unifié, il semble aller de soi que plus ce corps est Uni, plus il est puissance et plus la puissance qui fait le droit naturel de chacun est fort, mais il ne l’est qu’en tant que communauté. L’homme n’est donc pas naturellement sociable mais il ne peut exercer son droit naturel qu’en communauté, ce qui implique en effet qu’il réalise assez spontanément la nécessité qu’il y a pour lui à intégrer une communauté.

Ce qui fait la puissance du droit naturel de chacun, c’est justement qu’il n’est jamais le sien propre. Seul, il n’est rien. Il faut surmonter et comprendre cet oxymore apparent. Nous ne jouissons d’un droit naturel qui nous est propre que pour autant qu’il nous est donné par le statut que nous occupons au sein d’une communauté. L’idée stricte d’un droit individuel pur n’a aucun sens et surtout aucune réalité. 

C’est ce là que vient la notion d’imperium, c’est-à-dire de pouvoir de la multitude composant une communauté, un corps politique « UN ». Il désigne donc l’exercice d’un pouvoir du peuple sur le peuple mais, et c’est très important, ce pouvoir ne se présente jamais tel quel. Il avance masqué et se donne l’apparence d’une transcendance alors qu’il est selon Spinoza exclusivement immanent, mais aucun homme n’accepterait un pouvoir s’il ne se donnait pas l’apparence de la transcendance. Il faut qu’une autorité s’impose par l’image d’une supériorité. C’est alors que l’on peut parler d’auto-affection ou d’auto-aliénation de l’imperium.

  • L’affect commun fait être le groupe comme groupe. Il est un opérateur de communauté. Il fait émerger le groupe à partir de la collection d’individus qui le composent. Il est ce par quoi une simple juxtaposition d’individus vont constituer un corps, et prendre ainsi une consistance. 
  • Du coup, s’effectue un mouvement par le biais duquel une puissance immanente (celle de l’affect commun) va générer une transcendance, une supériorité, celle par le biais de laquelle une certaine « manière" va devenir une normativité sociale et exclure ainsi tout effet de marginalisation. Le Tout va ainsi, par l'intermédiaire de l’affect commun, manifester concrètement un effet de supériorité sur la partie, sur l’individu. L’affect commun est ainsi supérieur à chaque affect individuel sans lequel pourtant il ne serait jamais devenu l’affect commun. L’imperium devient le principe de la transcendance du social alors même qu’il est dans sa constitution le fruit de l’immanence de tous les affects individuels.

  


Le social est donc à la fois un « plus », au sens d’excédence et une élévation, une supériorité.  L’imperium c’est la transcendance immanente du social, ce qui, parti du bas, c’est-à-dire des individus eux-mêmes, exerce sur eux une supériorité. C’est ça finalement « le social », à savoir la combinaison de deux faits:

  • Qu’il y ait plus dans l’ensemble que la simple addition de ses parties
  • Que ce « plus » exerce de fait une autorité sur chaque individu, vaut comme une transcendance.

Le social c’est la capacité qu’a la multitude de s’auto-affecter sous l’effet d’une dynamique ascendante et descendante. C’est à partir de la multitude que se forme l’affect commun pour ensuite « du haut » affecter la multitude, comme en retour. S’il y a souveraineté du social, c’est à partir de cet agent qui s’ignore et que l’on peut désigner du terme de multitude. 

Mais comment et pourquoi la multitude s’ignore-t-elle à ce point, jusqu’à se dissimuler à elle-même qu’aucune souveraineté ne peut s’effectuer sans elle parce qu’en réalité elle en est la seule source?

Le fait que le social se soit structuré par le religieux explique dans une mesure importante cette méconnaissance. Dieu, c’est finalement la figure même de cette transcendance méconnaissable du social, transcendance qui ne s’exerce qu’en se dissimulant. Le deuxième moment de ce malentendu consiste à poser que « la mort de Dieu », telle que Nietzsche l’avait énoncée, suppose la fin de la verticalité du social. Que Dieu ne soit plus la figure de la transcendance du social n’implique aucunement que cette transcendance soit inopérante, précisément puisque Dieu n’en était que l’apparence.

L’efficience de cette transcendance n’est pas du tout facile à comprendre puisque elle est à la fois supérieure mais d’une supériorité qui vient du bas. L’imperium, c’est-à-dire la puissance de la multitude, c’est finalement ce qui va cristalliser l’affect religieux, sacré, après ce que l’on pourrait appeler la mort de Dieu. C’est ce que le sociologue Marcel Mauss formule de la façon suivante: « si les dieux sortent du temple et deviennent profanes, on verra des choses humaines mais sociales: la propriété, le travail, la personne humaine y entrer les unes après les autres. » Il n’y a que la terre et le ciel est vide, mais c’est nous qui, depuis la terre, ne cessons de peupler le ciel. Durkheim, pour sa part affirme que « la divinité c’est la société transfigurée et pensée symboliquement. » En d’autres termes, le religieux a été la première forme de l’autorité du social, mais il ne peut en revendiquer l’exclusivité. Finalement le religieux est la première capture de la puissance de la multitude, première forme d’auto-affection de la multitude, première manifestation de la capacité de la multitude à se dissimuler à elle-même l’exhaustivité de sa puissance. 

4)  Capture et complication de la potentia multitudinis par les institutions

Évidemment, nous nous situons ici dans une perspective qui est exactement celle de Spinoza mais qui, en même temps, requiert de la part du lecteur un effort de réalisation conséquent, voire probablement plus que cela. La notion d’« impérium », ou d’État politique revêt un sens que l’on ne peut absolument pas comprendre si l’on a du mal à saisir les deux notions de transcendance et d’immanence. Pour Spinoza, rien n’existe autrement que sur le fond d’une puissance immanente qui est « Dieu » ou la nature, ou la vie. Cette puissance est celle qui anime  tout ce qui est. On pourrait dire qu’elle vient toujours du bas et que rien, absolument rien n’est au-dessus d’elle. Ce qu’« il y a » c’est ce désir de persévérer dans son être tel qu’il se manifeste en toute réalité, en tout être. En un sens, on pourrait dire que la philosophie de Spinoza consiste à situer Dieu dans la réalité davantage que dans la religion. Quels que soient l’institution, le culte, le rite, la philosophie, l'idéologie, le pouvoir qui développent l’idée que quelque chose soit fondamentalement au-dessus de nous, ils « mentent ». Ce qu’il y a toujours avant c’est le social. En un sens, Spinoza est réellement le fondateur de la sociologie, tout simplement parce que ce qu’il y a humainement avant toute autre chose, c’est du social. Le religieux est probablement l’une des premières formes revêtues par le social mais il y en aura d’autres. 

  


            L’imperium désigne cette capacité du social de s’élever au-dessus de chaque individu en exerçant ainsi une autorité. C’est donc le mouvement même du social que d’être  une puissance immanente qui va se donner plusieurs formes d’autorités transcendantes et parmi elles,  figure en très bonne place (puisque il s’agit de la première chronologiquement)  le religieux. L’imperium est donc finalement une puissance dotée de cette capacité de faire advenir des pouvoirs. C’est ainsi qu’elle ne peut manquer de susciter des tentations de pouvoir pour toutes celles et ceux qui veulent satisfaire un appétit de domination. Dés lors, il devient impératif de capter la puissance de la multitude pour s’en servir sur elle, pour se donner toute légitimité à exercer un pouvoir à partir de la puissance de la multitude et surtout sur elle. Quiconque se révèle capable de mener à bien un tel détournement acquiert un pouvoir quasiment surhumain. Finalement tout exercice du pouvoir est en un sens une usurpation de la puissance puisque en fait la seule origine de ce pouvoir est la puissance de celles et ceux sur qui elle s’exerce mais en même temps elle profite d’une capacité d’auto-affection qui se trouve bel et bien dans l’imperium lui-même. Il est difficile de rendre compte de cet étrange processus sans évoquer une auto-aliénation. Quelque chose de la puissance de la multitude semble avoir besoin de s’auto-aliéner pour s’exercer, pour s’effectuer. Il s’agit de se rendre sensible à cette efficience là sans la critiquer ni vouloir la refréner absurdement parce que c’est probablement impossible. Le social c’est ce dont la puissance ne peut se libérer qu’en s’aliénant. Il faut regarder cette vérité en face si l’on veut avancer sur cette question.

Ce que Spinoza nous permet de penser ainsi, c’est une théorie politique de l’immanence qui nous fait réaliser que finalement l’exercice du pouvoir est toujours d’emprunt. Les hommes de pouvoir détournent une puissance qui ne vient aucunement d’eux mais de la multitude.  On sait que déjà La Boétie dans son discours sur la servitude volontaire avait « détricoté » cette étrange filiation en rétablissant très exactement cette relation gouvernant / gouvernés dans son rapport originel, premier: « Comment a-t-il  (le gouvernant) tant de mains pour vous frapper s’il ne les prend de vous?  Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous si ce n’est pas vous ?» Finalement dans une manifestation réprimée par l’autorité de la force publique, les mains qui nous frappent, ce sont les nôtres, et ce n’est pas là une remarque symbolique, c’est une simple remise à l’endroit d’un processus que nous avons coutume de prendre toujours à rebrousse poil: ce n’est jamais à partir d’une transcendance effective posée comme valant de droit (divin ou pas) que s’exerce un pouvoir sur les hommes, c’est parce qu’il y a d’abord des hommes dotés en eux-mêmes par eux mêmes d’une puissance (l’imperium) qu’il y a le pouvoir de quelques-uns sur tous les autres. 

La multitude est dotée du pouvoir de s’auto-affecter, c’est-à-dire de susciter des passions dont elle est à la fois celle qui les reçoit et celle qui les provoque. Elle est touchée par des affects dont elle est également celle qui les suscite. Mais évidemment cette puissance va se voir l’enjeu de plusieurs captures par des pouvoirs de type religieux, institutionnel, politique en un certain sens (il y a une distinction entre pouvoir et puissance d’un point de vue politique aussi), économique, etc. Or, une fois capturée, cette puissance d’auto-affection que l’on peut appeler l’imperium va changer de forme, elle va passer d’une puissance d’affection immédiate à une puissance médiate, et c’est ainsi que naît finalement le pouvoir. C’est toujours sur le fond d’une puissance que naît l’illusion d’un pouvoir. Un intermédiaire va confisquer à son profit cette puissance d’auto-affection et la retourner vers celles et ceux qui, conséquemment vont s’ignorer comme source même de cette puissance d’auto-affection. C’est ainsi ce que l’on peut appeler l’entrée de la multitude dans l’ordre institutionnel. Qu’est-ce qu’une institution? C’est une capture de la puissance  de la multitude.

Ainsi commence une sorte de cycle: l’affect commun théologico-superstitieux  s’offre à la capture qui  donnera naissance à l’institution de l’Eglise et à son pouvoir spécifique: le pouvoir des prêtres. Passant du statut d’immédiateté à celui de médiateté, l’imperium qui était la souveraineté du social devient l’exercice d’une souveraineté qui sera celle de l’institution, souveraineté politique. Ainsi l’imperium est d’abord cette force morale de la société comme l’avait définie Durkheim, puis cette puissance va s’offrir à la capture institutionnelle de plusieurs pouvoirs. Tout part donc fondamentalement d’une capacité d’auto-affection que l’on pourrait qualifier de socio anthropologique, c’est-à-dire qu’elle se situe au niveau de l’Homme. Le premier pas de la capture inaugure un processus au fil duquel les institutions vont s’enchaîner les unes aux autres en s’appuyant les unes sur les autres. C’est ce que dit Alexandre Matheron: de l’affect théologico religieux découle le pouvoir de l’Eglise, lequel engendre le pouvoir politique (de droit divin). Du pouvoir politique vient le pouvoir monétaire. Parce que je crois à la divinité (affect commun) j’adhère à son église, je reconnais le pouvoir politique du Roi qui l’est « de droit divin » et j’accepte le signe monétaire. Plus les intermédiaires se succèdent, plus la puissance d’auto-affection de la multitude est déguisée, dissimulée, plus la multitude s’ignore elle-même. C’est ce qui explique que si nous analysons les sociétés aujourd’hui, nous avons d’autant plus de difficultés à revenir à l’imperium parce qu’il est recouvert de toutes les couches institutionnelles dont l’effet est de cacher à la multitude qu’elle est la source même de tous les pouvoirs, ce dont ils ne sont que des effets de capture. L’ordre institutionnel est devenu tellement compliqué qu’il est difficile voire impossible de remonter à la source. On ne peut le faire qu’en recourant à la fiction d’une scène primitive.

La société est toujours déjà institutionnalisée, structurée, prise dans ces effets successifs de capture qui en dissimule la nature authentique qui est de s’auto-affecter. C’est aussi par ce processus que la société se trouve fracturée, divisée, morcelée en classes sociales avec des pouvoirs différents, lesquels donnent plus ou moins de pouvoir à tel ou tel au sein même de cette société. L’auto-affection devient par la même un processus d’auto-aliénation. 

   


Mais alors comment définir cette multitude qui finalement est l’origine de tout pouvoir sans le savoir? Elle n’est pas une catégorie sociologique, ni définissable ou détectable concrètement, réellement. La multitude n’a pas de réalité paradoxalement puisque elle est en même temps l’origine même de l’état actuel de la société. Elle est la puissance génératrice et invisible du social, ce sans quoi rien de la société ne serait mais en même temps ce qui ne se donne à voir que défiguré, méconnaissable. La multitude n’est pas la masse, la foule, « les gens » ou quelque représentation du grand nombre, et surtout pas la majorité. Ce qu’est la multitude, c’est peut-être ce que l’on perçoit quand on pointe l’indétermination ou l’instrumentalisation réitéré du vocable de « peuple ». Tous les hommes politiques prétendent représenter le « peuple » sans jamais y parvenir et surtout sans être jamais capable d’identifier réellement ce concept toujours revendiqué mais jamais défini. Ce qui fait l’unité du peuple en réalité c’est cette puissance d’auto génération d’affects mais celle-ci jamais ne se donne à voir ni à expérimenter. 

On peut donc résumer toutes les thèses de Spinoza concernant l’imperium de la façon suivante:

  1. Il existe une souveraineté du social: l'impérium
  2. Celle-ci se forme nécessairement
  3. Elle excède l’intention de toutes celles et de tous ceux qui pourtant l’ont produite
  4. Toute institution en dérive par capture

L’imperium, c’est finalement « l’État général », c’est-à-dire la matrice d’où est issue toute forme d’État. Poser ceci, c’est s’opposer à plusieurs théories historiques faisant remarquer avec raison qu’il y a une histoire de l’état (même s’il est très difficile de situer cette notion que l’on peut faire remonter à la cité grecque, la polis, etc.). En même temps, il est impératif ici de dépasser cette seule perspective historique en désignant par État ce qui reste quand on débarrasse toute communauté politique de ses particularités ethniques, géographiques, etc. L’État général c’est l’État ramené à son principe fondamental. Il y a donc un sens à parler de l’Etat-Tribu, de l’État -Polis, de l’État-empire, de l’État absolutiste, de l’Etat bourgeois. L’état général, c’est l’imperium, c’est la puissance d’auto-affection de la multitude, c’est ce qui fait faire consistance au groupe et ce qui s’offre à la capture. On peut donc parler d’une « structure élémentaire de la politique », celle de la capacité de la multitude à s’auto-affecter et celle de donner lieu à des captures par des institutions.

Il convient alors de répondre à l’objection des société sans États de Pierre Clastres. Ces sociétés existent: elles se caractérisent par l’absence d’un organe de commandement et de pouvoir distinct de la masse des commandés. Les chefs n’ont pas le pouvoir de donner des ordres et de se faire obéir mais néanmoins il y a bel et bien des « chefs ». Les chefs exercent bien une forme d’autorité mais elle n’est pas politique, elle est symbolique et morale. Dans les sociétés sans état il y a bien aussi impérium, c’est-à-dire état général. L’erreur anarchiste consiste à définir l’Etat comme un pouvoir politique séparé, alors que ce terme désigne au contraire la puissance de faire consistance donnée au groupe par le groupe même. Il ne peut y avoir communauté sans état du fait même qu’il y a communauté, groupe, «  consistance » et cela serait impossible sans Etat. Aucune société ne pourrait se constituer selon un principe exclusivement horizontal.

Grâce à l’Imperium, nous disposons donc du principe de consistance des groupements humains. Il y a des corps politiques  mais il reste à déterminer pourquoi tel corps et tel et tel autre différent.  Ce rapport entre la politique et le corps est-il fondé? Oui selon Spinoza, mais il faut savoir que cette thèse n’est pas évidente, qu’elle fut notamment contestée par ce que l'on a appelé le principe de "Popper- Agassi" (Karl Popper Joseph Agassi) selon lequel tous les phénomènes sociaux et économiques s’expliquent en dernière analyse par des individus et non par des groupes. C’est un principe libéral cautionnant la notion même de libre entreprise (contre l’État). Qu’il y ait des corps politiques imposent également que l’on ne parte pas du principe que ces corps soient humains ou qu’ils soient à comprendre en vertu d’un principe d’analogie avec le corps humain. Ce que l’on voit se dérouler c’est ainsi un raisonnement reposant sur un anthropocentrisme caricatural: corps signifie corps humain, or le corps humain est conscient mais on ne voit pas émerger de conscience des communautés politiques, donc celles-ci ne peuvent pas être considérées comme des corps.


5) Peut-on parler de corps politique?
        Mais Spinoza est précisément le philosophe qui est allé le plus loin dans le déclassement de l’idée même d’Humain en niant son exceptionnalité ontologique, en le ramenant à l’ordre commun de la Nature. C’est donc chez lui que son peut trouver une conception non humaine des corps. «Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu'ils s'appuient les uns sur les autres ou bien, s'ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes qu’ils se communiquent les uns les autres leurs mouvements selon un certain rapport précis [certa quadam ratione], ces corps, nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu [unum corpus, sive Individuum], qui se distingue de tous les autres par cette union entre corps. »
        Ce qui fait qu’un corps est UN corps, c’est ce « certain rapport » qui s’établit entre plusieurs corps mis en relation soit dans l’espace soit par des vitesses qu’ils se communiquent les uns aux autres. Les corps sont composés de corps, c’est-à-dire qu’ils sont divisibles. Tout corps est composé. En d’autres termes tout est affaire de grandeur dans un corps et tous les corps culminent dans le corps suprême qui n’est pas Dieu transcendant mais la nature. Le Dieu spinoziste c’est l’excellence d’être un corps, le plus grand de tous les corps: l’univers. Ce qui fait que ce corps est ce corps, c’est ce que Spinoza appelle le « certa ratio », le certain rapport sous lequel le corps est composé.
          
Etre un corps, cela n’implique aucunement les notions de conscience ou de volonté. C’est une définition qui n’est pas propre à tel ou tel genre, à telle ou telle espèce mais structurale. Elle vaut absolument pour tout ce qui dans l’univers est susceptible de faire corps: des organes, des cellules, des pièces, des corps politiques, etc. Un corps n’est pas déterminé par la nature de ses parties mais par le rapport sous lequel ces parties se composent. C’est ce que Spinoza appelle la « certa ratio » (le certain rapport). Nous retrouvons donc ici l’une des réponses possibles et probablement la meilleure à la difficulté de faire corps politique sans que l’idéal nationaliste ne fasse dériver ce corps dans la démence identitaire ou raciste.

        Ethique 2 lemme 4 démonstration: "Si d’un corps, autrement dit d’un Individu, composé de plusieurs corps, certains corps se séparent, et qu’en même temps d’autres corps de même nature et en nombre égal viennent prendre leur place, l’Individu gardera sa nature d’avant, sans changement de forme. démonstration : En effet […] ce qui constitue la forme d’un Individu consiste (par la Défin. précéd.) en une union entre corps ; or celle-ci [« cette forme », traduit Appuhn] (par Hypothèse), malgré un échange continu de corps, sera maintenue : donc, l’Individu gardera, tant sous le rapport de la substance que sous celui de la manière, sa nature d’avant. »
        En d’autres termes, des parties d’un corps peuvent être échangées sans que le rapport sous lequel elles entrent en composition avec ce corps soit transformé, de telle sorte que ce sera toujours le même cours en fait. Évidemment, il est vraiment tentant de penser ici à nos cellules. Celles-ci ne cessent d’être remplacées, mais le rapport sous lequel les nouvelles cellules se composent ne change pas et c’est bien par ce rapport que ce corps est ce corps et pas un autre. Nous disposons donc des deux principes à partir desquels des corps politiques se constituent: il y a l’imperium qui fait prendre consistance au groupe et la "certa ratio" qui fait que ce corps est ce corps là et pas un autre. Il y a deux structures élémentaires au politique. Il y a donc d’abord une force affective et ensuite une "certa ratio" qui fait tenir chaque partie du corps dans l’identité d’un seul et même rapport de composition. La consistance sous une certaine forme et la forme pourvue de consistance: "imperium et certa ratio".
              
Il faut néanmoins déterminer plus précisément ce certain rapport. Les formes qui font les corps sont figurables, selon Spinoza. La "certa ratio" peut prendre plusieurs figures sans que  le rapport n’en soit transformé. Un corps assis, couché, debout est toujours un corps et le même corps. Il existe une plasticité figurale, une souplesse, une ductilité par le biais de laquelle le corps peut prendre toutes les figures qu’il veut sans cesser d’être lui mais cette plasticité a un seuil qui est celui de la mort ou de la maladie. Un corps démembré n’est plus le même corps. Toutes les transformations sont réglées d’après une contrainte de conservation du rapport, c’est ce que l’on appelle l’homothétie. La figuration du corps humain va plus loin que ça: toutes les manières d’être de l’homme: juger penser, enchaîner ses pensées: toutes ces manières renvoient à des pliages, à des traçages du corps, à une certaine disposition de ses parties, ce que l’on appelle une certaine configuration du corps: « l’ingenium ». Il est très pertinent ici de déplacer ses déterminations du corps humain au corps politique. Il y a une mise en figure du corps, et tout aussi bien du corps physique que politique. « Nul ne sait ce que peut un corps » (Ethique 3, 2), c’est une affirmation qui signifie que l’on ne peut pas présumer de ce qu’une certaine configuration de corps « peut ». Ce que peut en corps, les conditions qui lui permettent de pouvoir davantage, c’est ce que l’on peut appeler « l’empuissantisation » et il faut appliquer ces conditions aux corps politiques. De quoi un corps politique est-il capable?

   


lundi 29 mars 2021

Bac Blanc Tle 1/2/3: La reconnaissance de l'inconscient nous décharge-t-elle de toute responsabilité?

 


 (Il n'est pas du tout question ici de proposer un corrigé, mais d'approfondir une éventuelle troisième partie grâce à laquelle une distinction vraiment essentielle peut être travaillée avec profit dans une "optique bac": celle qui oppose le particulier et le singulier)

 La reconnaissance de l’inconscient nous décharge-t-elle de toute responsabilité?

Il est possible de structurer un plan autour des différents sens que l’on peut donner à la notion de responsabilité:
- Légale
- Morale
- Individuelle

        Dans cette 3e partie le sujet prend une nouvelle dimension. Nous avons bien une responsabilité de citoyen membre d’un état de Droit, c’est la responsabilité légale. Nous avons également une responsabilité d’être humain ayant une conscience et éventuellement doté de cette intuition qui est à l’origine de la notion de droit naturel. C’est la responsabilité morale. Mais qu’en est-il de cette responsabilité individuelle qui laisse donc entendre que c’est en tant qu’individu que j’ai à assumer la charge d’une certaine responsabilité?
        Pour répondre il faut comprendre ce qu’est un Individu, au sens le plus profond de ce terme. Un individu, comme son nom l’indique, c’est un corps qui ne se laisse pas « dividualiser ». Ce terme, lui par contre est étrange: il est spécifiquement philosophique et renvoie à des auteurs comme Gilbert Simondon, Gilles Deleuze et dernièrement Bernard Stiegler. Pour bien comprendre ce qu’est un individu en ce sens, il faut d’abord saisir cette distinction fine entre le particulier et le singulier.
        En effet particulier et singulier s’opposent tous les deux à général mais pas du tout de la même façon: le particulier s’oppose à général parce qu’il désigne ce qui est de l’ordre de la partie, alors que singulier désigne ce qui est seul , unique « en son genre ». Consister dans une particularité, c’est simplement fait partie d’un ensemble qui constitue dans un plus grand ensemble une petite partie, une minorité. Etre particulier, c’est faire parie d’une minorité, mais pas du tout être unique, suivre un chemin absolument  irréductible à tout autre chemin. L’artiste est une singularité, même quand on tente à toute force de le faire rentrer dans un mouvement. Ce n’est jamais de son plein gré à lui. S’il est artiste c’est parce qu’il est une singularité, il crée des oeuvres incomparables, uniques. Le singulier brise toute possibilité de comparaison, de ralliement, de rapprochement.
        On peut définir trois critères de distinction entre la particularité et la singularité:
- La particularité, c’est ce qui identifie en distinguant. Un code barre est particulier en ceci qu’il permet de distinguer le prix d’un produit par rapport à un autre type de produit, mais du coup plusieurs produits ont le même code-barre. On réalise ainsi que le code-barre crée tout autant une modalité d’identification que de particularisation. Par la singularisation qui ne marque à aucun niveau la moindre dynamique d’identification à un groupe aussi petit soit-il. En d’autres termes, la particularisation ne fait pas obstacle au conformisme, parce que l’on peut vouloir se faire admettre d’une minorité en conformant ses habitudes à celle de cette minorité. La singularisation ne manifeste aucune velléité de se conformer à quelque  groupe que ce soit.
- La particularité est reproductible, pas la singularité. On reproduit un code-barre, on ne reproduit pas un Cézanne ou un Picasso (on le « duplique », ce qui n’a rien à voir). Notre prénom est une particularité et on peut avoir le même prénom qu’une autre personne. On s’intègre alors dans le groupe des Pierre, Paul et des Gertrude. On ne peut absolument pas avoir la même singularité qu’une autre personne. La singularité brise toute dynamique de groupe, toute logique d’assimilation. On ne se conforme pas à un comportement singulier alors qu’on peut se conforme à un type de comportement particulier.
- La particularité est substituable. En tant que l’on est considéré comme ayant elle particularité, on peut être remplacé par telle autre personne qui a la même que nous. On ne peut pas être remplacé par une autre singularité en tant qu’aucun singularité n’est jamais et par aucun biais identique à une autre singularité. Si l’on prend l’exemple de la gémellité, on réalise que l’on ne parle pas du tout de la même chose quand on dit de personnes jumelles qu’elles sont particulières et quand on dit qu’elles sont des singularités. En tant que particularités, on désigne le fait qu’elles sont jumelles et donc identifiables à un groupe de personnes qui ne sont pas la majorité (puisque l’humanité n’est pas majoritairement constituée de jumeaux). Si l’on évoque leur singularité, on veut dire que leur gémellité n’enlève strictement rien qu fait que ces personnes sont uniques en leur genre. La particularité, c’est faire partie d’une minorité, la singularité c’est l’unicité absolue, cette dimension des êtres et du monde où l’on tourne le dos à la ressemblance, à l’assimilation, à la moindre tentative de généralisation possible (c’est de l’art à l’état pur)
   



                L’individualité désigne ce qui ne peut se diviser comme on a longtemps pensé que c’était le cas pour l’atome. Prenons une personne et considérons ces caractéristiques: nous en trouverons beaucoup que l’on peut appliquer à d’autres personnes, mais nous finirons nécessairement par découvrir des traits ou des faits, un trajet de vie singulier, ce qui en fin de compte fait que cette personne n’est réductible aucune autre. On parvient alors à ces données qui font d’elle un individu, ce qui ne saurait s’appliquer à personne d’autre. L’individualité, c’est donc la singularité plus que la particularité. La notion de responsabilité individuelle revêt dés lors un sens nouveau, original et particulièrement fécond: autant il pourrait, à la limite, être défendable que je n’ai pas de comptes à rendre à la société, aux autres, ni même à mon « moi », autant il est impossible de se dérober à la responsabilité qui m’incombe en tant qu’être singulier. Je ne peux me dérober à ce devoir là, celui d’être unique. Pourquoi? Parce que ce devoir est finalement un « FAIT ». On peut même aller plus loin, se décharger de cette responsabilité là reviendrait à nier une évidence, un poids, une charge mais précisément l’une de celles dont il est impossible de contester la pertinence, l’effet de justesse, l’exactitude, à savoir que la vie ne peut pas vraiment « bugger ».
            La notion même de vie induit une exigence de stylisation intransigeante et sans aucune exception, précisément parce qu’elle consiste à ne produire que des exceptions, à se situer sur un plan à la hauteur duquel rien n’est réductible à autre chose. La vie est l’explosion d’une multiplicité de singularités dont aucune n’est identique à une autre, mais cela n’est pas du tout dû à des distinctions de « moi », ni à des subjectivités spécifiquement et intérieurement riches. Ce n’est pas du tout lié à de l’intériorité mais au contrait à du Tout extérieur. La vie, l’univers, c’est l’explosion de situations diverses produisant comme des chaînes de montages étranges et opposées à celles que nous montons nous dans nos usines des produits absolument et rigoureusement « non sériels ». La vie c’est de la production à flux tendu de différances (avec un a: différer).
            En d’autres termes, la reconnaissance de l’inconscient ne nous décharge pas du tout de la responsabilité d’être ce que l’on est vraiment c’est-à-dire un individu. C’est ici que le sujet prend une ampleur vraiment problématique, car il s’agit de pointer une responsabilité qui n’est plus celle d’un moi, ni même celle d’un sujet, d’une subjectivité mais d’un individu, c’est-à-dire d’une singularité totale absolue, inconditionnelle et il ne semble pas possible de trouver cette irréductible singularité ailleurs quand dans la dimension la plus brute de notre existence, c’est-à-dire dans le fait que nous sommes dans le monde comme un évènement, comme une certaine heure différente d’une autre, comme une nuance de réel pur. C’est ce que l’on peut appeler l’héccéïté. La reconnaissance de notre inconscient ne nous décharge pas de notre responsabilité d’être une héccéïté, c’est-à-dire « un truc qui arrive » qui « a lieu ». Etre un individu c’est partager avec tout ce qui arrive, à chaque micro-seconde, cette caractéristique d’être une singularité totale. Contre des pouvoirs d’assimilation, de conformisme et de calculabilité qui n’ont jamais été aussi forts et manipulateurs qu’aujourd’hui, c’est dans cette voie qu’il faut nous orienter.
            Résumons: la reconnaissance de l’inconscient porte atteinte à notre responsabilité légale parce qu’en tant que citoyen, nous sommes tenus d’agir conformément aux lois civiles, lesquelles supposent que nous les comprenions, que nous obéissions consciemment à leurs décrets. En tant que sujet moral, il semble tout aussi évident que l’inconscient pose problème tout simplement parce que la loi morale décrit selon Kant cet impératif qui apparaît comme une évidence à toute bonne volonté impliquée dans l’acte de vouloir et non inclinée par la pente du penchant ou du désir. Une action morale ne peut être accomplie que par une bonne volonté débarrassée du moindre intérêt particulier. Il s’agit finalement de vouloir vouloir et ce redoublement est absolument impossible, irreprésentable à toute pensée qui reconnaîtrait en elle ne serait-ce qu’une part infime d’inconscient.
            Par contre, notre responsabilité individuelle n’est pas du tout réduite, détruite ni même atteinte par la reconnaissance de l’inconscient. Par ce terme, il s’agit d’entendre autre chose que citoyen, ou sujet moral. Un individu est fondamentalement cette part de chacune et de chacun de nous qui ne se laisse pas diviser ni dividualiser. Répondre de soi: mais quel soi? Qu’est-ce qui de nous est vraiment soi-même? Ce qui ne se laisse pas dividualiser.  
               
Le sociologue Japonais Keichiiro Hirano reprend de Deleuze cette notion, mais dans une perspective beaucoup moins péjorative que le philosophe français. En Japonais le mot individu se traduit par le terme « Kojin », mot dont il faut bien noter qu’il a été importé d’Angleterre. Au Japon traditionnellement, ce qui est indivisible c’est le groupe, pas la personne. Un autre mot est apparu au Japon qui contredit Kojin, c’est Bunjin: dividu. Dans son livre: « qui est moi? De l’individu au dividu », Hirano essaie de libérer ses compatriotes de l’idée selon laquelle ils ne peuvent jamais être eux-mêmes dés lors qu’ils sont avec autrui, selon le rôle et la place qu’occupe cette autre personne dans leur vie. La notion de dividu chez lui permet de briser celle d’individu. Toutes les personnalités que nous jouons selon les contextes sont vraies mais pas toutes en même temps. Nous sommes des dividus, des bunjin. De ce fait nous n’avons pas à répondre individuellement de ce que nous faisons puisque cette individualité n’existe pas. La thèse de Hirano pose réellement problème à la philosophie occidentale, y compris dans ses tout derniers représentants, tout simplement parce que ce n’est pas parce que nous remettons en cause l’unité de conscience du sujet moral ou du citoyen que nous pouvons évacuer celle de l’étant, de l’existant. Je peux bien être multiple dans la vérité des rôles que je joue en société, je n’en suis pas moins une composante unique de cet instant unique qui s’effectue « en cet instant », et cette responsabilité là m’incombe plus et mieux que tout autre car j’y suis engagé, impliqué singulièrement.
            Que je reconnaisse en moi l’existence d’un inconscient implique-t-il que je n’ai plus à répondre de rien devant personne? Avoir à répondre de….n’est pas seulement une forme de culpabilité mais aussi de constance, de continuité, de consistance. Cela revient donc à demander si l’on peut exister sans consister, c’est-à-dire finalement vivre sans exister, sans revendiquer rien, ni acte, ni pensée, ni présence. Rien. Et quelque chose résiste ici, mais quoi?
            L’ipséïté, c’est-à-dire l’évidence d’un cap , d’une consistance éthique à tenir, si peu que ce soit. C’est finalement la notion même de promesse. « Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. » dit Hannah Arendt. Selon elle, l’homme a deux obstacles à franchir: celui de l’irréversible et celui de l’imprévisible. Contre le premier l’homme doit développer son aptitude au pardon et contre le deuxième c’est la capacité à tenir ses promesses, donc ce que Ricoeur appelle l’ipséïté qui peut et doit se manifester. Quelque chose d’humain s’énonce dans cet « entre deux ». Entre l’irrévocable et l’imprévisible, l’humain dessine quelque chose comme « une zone de partage » au sein de laquelle « Répondre de » devient possible.

            

  Mais il est possible de donner à la thèse de Hirano plus de poids en désignant par « dividualité » la capacité redoutable d’une économie consumériste de nous segmenter en profils de consommateurs, d’usagers, de clients. Cette responsabilité là est d’autant plus difficile à reconnaître qu’elle se cache derrière une pseudo-liberté, celle de consommer ce que notre niveau de vie nous permet de consommer. Cet inconscient là, précisément n’est pas « reconnu » et c’est le terme important de ce sujet. Si je reconnais en moi la présence de l‘inconscient cela signifie que j’en ai conscience, mais si je ne dispose même pas du recul nécessaire à le pointer, alors, de fait, aucune responsabilité de saurait plus être assumée et c’est dés lors la mêmeté qui envahit le champ entier de la reconnaissance de soi.



jeudi 25 mars 2021

HLP groupe 2 - Cours en distanciel (de 10H08 à 12H00) du 26/03/2021


 (Nous reprenons le fil du cours sur Histoire, humanité et Violence)

2) Le sens de l’histoire

a) L’Histoire: épopée lyrique ou poème surréaliste 
                   

Peut-être y voyons nous plus clair dans ce rapport entre Violence, Histoire et Humanité, grâce à Sophocle et aux différents auteurs qui ont proposé plusieurs interprétations de cette ode à l’homme. L’être humain est « violation » et cette violation, c’est l’histoire, en ce sens que l’homme crée de toute pièce une nouvelle temporalité qui ne s’inscrit plus dans les cycles naturels. De l’homme on ne peut pas vraiment dire ce qu’il est parce qu’il se fait advenir d’une certaine façon qui lui est propre. « L’essence de l’homme est l’auto-création » dit Castoriadis. Si l’Histoire de l’homme est « tragique », c’est qu’elle se joue à chacun des instants d’un développement improgrammable et surtout incontrôlable. De ceci qu’il est auto-création il suit la nécessité qu’il soit également auto-limitation. Mais cette auto limitation ne peut s’exercer qu’à partir  des violations et se met ainsi petit à petit en place une sorte de processus tragique de l’Histoire qui voit l’homme s’auto-créer, s’auto-limiter, s’auto-détruire pour rendre encore plus nécessaire l’auto-limitation. Une dialectique est ici à l’oeuvre: pour que l’histoire humaine fasse sens, c’est-à-dire pour que nous puissions, nous humains, tisser le fil de ce sens dans la matière même des évènements auxquels nous donnons lieu et matière à exister, il faut que ces évènements eux-mêmes ne soient pas sensés. L’homme crée de l’histoire sensée là même où il ne semble exister  aucune possibilité d’en produire. Pour que cet acte de donner du sens s’effectue, il faut qu’il s’exerce sur du chaos, sur du non-sens absolu, sur de l’innommable, exactement comme Job ne peut articuler les accents élégiaques de sa plainte que plongé dans les souffrances d’un Dieu inique et improbable, « absent ».
               
Ce que décrit l’âge de la tragédie selon Nietzsche et Castoriadis, c’est une sorte d’éclair de lucidité au cours duquel les grecs de la période archaïque  avaient parfaitement saisi cette dialectique en la mettant en scène dans plusieurs tragédies de Sophocle et d’Euripide, mais avec le platonisme et le judéo-christianisme s’est installée une sorte de paravent de protection ou de processus de dénégation protectrice au gré de laquelle les hommes se sont rassurés en créant de toutes pièces des autorités ultimes donnant des réponses à toutes les questions. La république de Platon, la cité céleste de Saint Augustin sont autant des descriptions idéales de ce que les hommes pourraient faire advenir sur la terre s’ils suivaient les décrets de ces autorités ultimes que sont les Idées de Platon ou le dieu de Saint Augustin, mais l’esprit tragique reprend le dessus lorsque l’être humain se retrouve « en question ». L’humanité, c’est fondamentalement l’existence d’une condition que l’on pourrait décrire de la façon suivante: celle de la question sans réponse. C’est une existence qui ne se pose qu’en questions, c’est-à-dire qu’au fil d’évènements qui sont moins des réponses que des questions.
        La tonalité de tout ce que crée l’être humain se situe dans le suspens de cette question humaine et la tragédie, c’est l’acuité humaine à ce suspens, au regard juste et sans concession sur cette créature pour laquelle tout toujours se joue « sur un fil ». L’auto-création humaine ne peut opérer d’auto-limitation qu’en agitant et en actualisant le spectre de l’auto-destruction. C’est la raison pour laquelle l’histoire est à chaque instant le tissage d’un sens et l’imbroglio d’un chaos, ce qui donne lieu à la fois à des théologies ou à des philosophies de l’histoire d’un coté et de l’autre à des constats sans appel sur le tragique de l’histoire: « L’histoire est un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot. » Shakespeare formule ici une thèse intéressante: que l’Histoire des hommes fasse récit ne fait aucun doute mais encore faut-il préciser la nature de ces récits. S’agit-il d’une grande épopée épique et édifiante ou d’un cadavre exquis surréaliste (ou encore de « l’horreur » du Colonel Kurtz dans Apocalypse Now))?

        b) Les théologies de l’histoire
               
  La meilleure illustration de ce qu’il faut entendre par « théologie de l’histoire » a été écrite par l’évêque de la cour de Louis XIV à l’attention du Dauphin. Bossuet rédige le discours sur l’histoire universelle en 1681: « Pendant que vous les verrez tomber [les empires] presque tous d’eux-mêmes, et que vous verrez la religion se soutenir par sa propre force, vous connaîtrez aisément quelle est la solide grandeur, et où un homme sensé doit mettre son espérance. » …..sous-entendu: « en Dieu »
        Comment trouver, en effet, dans l’Histoire, telle qu’elle est, des raisons d’espérer, des raisons de se réconforter en évoquant ce qu’elle devrait ou ce qu’elle pourrait être? Comment voir dans l’Histoire guerrière, indécise, chaotique quoi que ce soit qui nous permettrait de ne pas désespérer de l’existence de Dieu, de la certitude qu’il y a du bien qui à quelque niveau se fait en lieu et place de ce chaos que l’on voit pourtant aussi s’installer?
        On mesure bien ici la pertinence de l’opposition déjà décrite par Castoriadis: les théologies de l’histoire n’ont pour but que d’étouffer l’éclair de lucidité du tragique de l’histoire en le recouvrant de l’espérance en Dieu. Le but avoué de Bossuet était de transmettre au fils de Louis XIV, promis au trône la perspective du Dieu catholique. Rien ne pouvait mieux convenir à cette démonstration que l’image même de l’anamorphose. Le monde est exactement comme ces toiles « à clé » qui apparaissent de prime abord comme des chaos de formes et de couleurs mais qui s’ordonnent à l’aide d’un miroir ou bien dans l’angle d’une perspective spécifique, laquelle ne peut se révéler qu’aux yeux experts des initiés tenus au courant des conditions de conception de  l’oeuvre. 
         

  L’homme est capable de supporter les souffrances les plus vives et les plus dures à partir du moment où il est convaincu qu’elles ont une finalité, un objectif, même et finalement surtout s’il ne voit pas du tout ces objectifs. Aucun individu ne peut disposer du miroir grâce auquel  les formes et les épisodes chaotiques de l’histoire se mettent en perspective de telle sorte que l’on pourrait voir un ordre, une raison, un sens s’y déployer. Pourquoi? Parce qu’il n’est pas au pouvoir d’un individu fini de se placer au niveau de cet être infini qu’est Dieu. Aucune foi ne peut se concevoir autrement qu’articulée à l’absence totale de raisons d’adhérer rationnellement à la thèse défendue, laquelle ne peut donc faire l’objet que d’une croyance. 
        La théologie de l’histoire développe donc en réalité ce que l’on appelle un « credo qui aburdum », c’est-à-dire un « j’y crois puisque c’est absurde » qui remonte à cette citation apocryphe commentant ainsi la résurrection du christ: « Le Fils de Dieu est mort ? IL FAUT Y CROIRE PUISQUE C'EST ABSURDE. Il a été enseveli, il est ressuscité : cela est certain puisque c'est impossible »
        On peut ainsi situer le discours de Bossuet et toutes les théologies de l’histoire par rapport à ces différents sens du terme histoire: on raconte des histoires (fictions, fables) sur l’Histoire (discours historique) pour que personne ne voit clairement « le tragique de l’histoire », à savoir qu’aucun Sens, qu’aucune providence divine ne s’y effectue. Il s’agit de dissimuler le plus possible aux hommes la tragédie de leur solitude en leur faisant miroiter l’accomplissement d’une finalité supérieure en lieu et place du chaos pur des actions historiques, lesquelles manifestement ne totalisent nulle part.
        c) La Raison dans l’histoire (Hegel)
               
Il n’y a là rien de surprenant puisque Bossuet est un évêque de l’Eglise Catholique, mais l’idée selon laquelle quelque chose de la bonne santé mentale de l’Humanité se joue dans ce processus historique et paradoxal de dissimulation du Tragique de l’histoire se confirme par l’examen de la plupart des philosophies du 18e et 19e siècle, lesquelles développent des interprétations rationnelles accréditant l’existence d’un sens de l’histoire.
        Autrement dit, quelque chose semble s’opposer à l’idée selon laquelle l’affirmation d’un sens de l’histoire repose entièrement sur un « credo quia aburdum », principalement à l’occasion de l’étude du livre de Georg Wilhem Friedrich Hegel, « La raison dans l’histoire. Toute la question qui se pose alors à nous est celle de savoir si un « credo quia absurdum » ne s’activerait pas, à l’insu même de son auteur, dans ce « j’y crois parce que c’est rationnel » efficient dans « la ruse de la raison ». De quoi s’agit-il?
        Par « ruse de la raison » Hegel désigne cette aptitude de la Raison à s’effectuer dans l’histoire à l’insu même des acteurs principaux de l’histoire. Ainsi, par exemple, Napoléon ne suit probablement que la motivation de son ambition glorieuse, mais il se trouve que cette aspiration, aussi démesurée et personnelle soit-elle accomplit quelque chose de la raison: la diffusion dans l’Europe grâce à ses victoires, des idéaux éclairés portés par la révolution française. Quiconque est donc capable de se mettre à distance de la violence pure des campagnes Napoléoniennes, des ravages qu’elles ont causées et des conséquences démographiques qui s’en sont suivies pour l’Europe en général et la France en particulier verra s’effectuer quelque chose de rationnel en utilisant comme un moyen les passions des grands hommes. Evidemment cette thèse suppose comme acquis le ralliement à des principes fondamentaux: 

- Qu’il existe bel et bien une sorte de « niveau », de hauteur, de point de vue possible (un peu comme un panorama) à partir duquel la violence pure des actions humaines finalise dans une bonne voie.
- Que les idéaux de la révolution française s’inscrivent dans cette perspective là.
           


                    L’analyse de l’histoire par Hegel repose sur un schéma de pensée beaucoup plus global imprégnant la totalité de la philosophie de cet auteur. Il faut se représenter la Raison comme une instance supérieure. Ce n’est pas la raison des individus, ce serait plutôt, en fait, l’impossibilité  de concevoir pour Hegel quoi que ce soit qui puisse échapper au rationnel, au logos. C’est comme si une loi faisait constamment agir de la raison dans l’histoire de telle sorte que rien ne peut s’y produire sans que ce soit rationnel à quelque niveau.  La raison, ou ce que Hegel appelle parfois « l’Esprit » est une instance qui a besoin de se reconnaître, de faire retour à soi, mais elle ne peut l’accomplir qu’à titre d’extériorité, ce qui suppose qu’en tant qu’éternelle, elle se fasse reconnaître non pas éternellement mais temporellement. L’histoire, c’est l’effectuation de cette reconnaissance par le biais de laquelle une instance éternelle s’éloigne d’elle-même et se récupère historiquement de telle sorte que pas un seul moment de l’histoire ne peut s’effectuer sans que la raison ne s’y retrouve? Rien de ce qui s’effectue dans l’histoire n’est autre chose qu’un mouvement d’éloignement et de reconnaissance de soi par soi de la Raison.



 

EMC - 2nde 4 Joute oratoire

 


Le selfie est-il un crime contre l’humanité ?
OUI: Quentin Wetzel - Hénoc Leunkeu - Meril Dubois
NON: Fanny Chevalier - Adélie Rossignol - Chloé Jeudy


Peut-on perdre son temps?
OUI: Robin Gauchet - Athénaïs Pannaux
NON: Timothée Viennet - Hugo Goichot - Anaïs Brenot

 Avons-nous des comptes à rendre?
OUI: Héloïse Genève - Loubna Latif - Sybil Sarot
NON: Malo Millereau - Paul Bisiaux - Aïssa Adda-Benikhlef


La liberté d’expression a-t-elle des limites?
OUI: Melie Hoareau - Alya Baroudi - Paul-Antoine Pannaux
NON: Océane Messin Faivre - Sarah Boichut - Melissande Berger


Faut-il supprimer la notation au lycée?
OUI: Manon Rouhard - Maëlle Gaujour - Loïc Beligne
NON: Jeanne André-Menassol - Lukas Tamoyan - Belmin Kuc


Les princes épousent-ils des bergères?

OUI: Océane Clerc - Lilou Chauvin - Kilian Messin-Faivre

NON: Anri Jighaurishvili - Adèle Rossignol - Yassin Sidi Yaccoub

mercredi 24 mars 2021

EMC 2nde 3: joute oratoire (cours du 25/03/2021)

 

Y-a-t-il de l’inacceptable?

OUI:  Noa Panlanghi - Nina Gabry - Axel Jolyot - Manon Crivelli

NON:  Léon Quevy - Océane Bulle - Mathis Guinchard - Lucie Poidevin

Faut-il toujours dire la vérité?

OUI:  Sarah Monnot - Merlin Devillard - Evi Ducol - Anatole Panouillot

NON: Elia Billefod - Maelys Gabry - Clément Kobielski - Lola Segura

Peut-on être payé(e) à ne rien faire?

OUI:  Flavie Bigueure - Angéline Gaffuri - Jahid Lafont - Emilien Vaisson

NON:  Victor Munier - Lucie Lescoffit  - Donalda Deguenon - Clovis Quéchon

Y-a-t-il des limites à la liberté d’expression?

OUI: Emile Bonin - Adrien Henriot - Khelian Parisot - Liam Jean-Prost

NON:  Oksana Charpy-Lanusse - Sheldon Guillaumot - Angèle Masson - Alix Moreau

Terminales 1 et 2 - Cours en distanciel du 25 et 26/ 03/2021(Préparation du bac blanc Philosophie du 29/03)

  


Voici une liste de 15 sujets et 3 textes. Choisissez en 2 (sur une séance de travail de 2h) et rédigez entièrement une introduction de dissertation ou d'explication de texte. Formulez également les références mobilisées par le sujet ainsi que la partie dans laquelle vous envisageriez de les utiliser (dans le oui ou dans le non). Si vous avez le temps, rédigez également un plan.

Nous suivrons la même modalité de correction que pour les exercices précédents (envoyez votre travail à mon adresse mail).

1) Ne sommes nous libres qu’hors la loi?
2) Puis-je être sans opinion?
3) Peut-on censurer une œuvre d’art?
4) Mes mots peuvent-ils dépasser mes pensées?
5) Exister: est-ce un devoir?
6) Venir au monde: est-ce seulement naître?
7) Ne se fier qu’à soi-même: est- ce faire erreur sur la personne?
8) Les mots peuvent-ils exprimer la réalité de toute situation?
9) Peut-on se soustraire à toute autorité?
10) Disposons-nous d’une liberté d’expression?
11) Avons-nous des comptes à rendre?
12) Suffit-il d’exprimer ses problèmes pour les résoudre?
13) Peut-on faire face à toutes les situations?
14) Faut-il comprendre une œuvre d’art?
15) Toute œuvre d’art est-elle politique?

   



Texte 1
 « Quand le primitif fait appel à une cause mystique pour expliquer la mort, la maladie ou tout autre accident, quelle est au juste l’opération à laquelle il se livre ? Il voit par exemple qu’un homme a été tué par un fragment de rocher qui s’est détaché au cours d’une tempête. Nie-t-il que le rocher ait été déjà fendu, que le vent ait arraché la pierre, que le choc ait brisé un crâne ? Evidemment non. Il constate comme nous l’action de ces causes secondes. Pourquoi donc introduit-il une « cause mystique » telle que la volonté d’un esprit ou d’un sorcier, pour l’ériger en cause principale ? Qu’on y regarde de prés : on verra que ce que le primitif explique ici par une cause « surnaturelle », ce n’est pas l’effet physique, c’est sa signification humaine, c’est son importance pour l’homme et plus particulièrement pour un certain homme déterminé, celui que la pierre écrase. Il n’y a rien d’illogique, ni par conséquent de « prélogique », ni même qui témoigne d’une « imperméabilité à l’expérience », dans la croyance qu’une cause doit être proportionnée à son effet, et qu’une fois constatées la fêlure du rocher, la direction et la violence du vent – choses purement insoucieuses de l’humanité – il reste à expliquer ce fait, capital pour nous, qu’est la mort d’un homme. La cause contient éminemment l’effet, disaient jadis les philosophes. Si l’effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au moins égale ; elle est en tout cas du même ordre : c’est une intention. Que l’éducation scientifique de l’esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n’est pas douteux. Mais elle est naturelle, elle persiste chez le civilisé et se manifeste toutes les fois que n’intervient pas la force contraire. »
                        Les deux sources de la morale et de la religion - Henri Bergson       

Texte 2
"Le traitement psychanalytique ne comporte qu'un échange de paroles entre l'analysé et le médecin. Le patient parle, raconte les évènements de sa vie passée et ses impressions présentes, se plaint, confesse ses désirs et ses émotions. Le médecin s'applique à diriger la marche des idées du patient, éveille ses souvenirs, oriente son attention dans certaines directions, lui donne des explications et observe les réactions de compréhension ou d'incompréhension qu'il provoque ainsi chez le malade.
  L'entourage inculte de nos patients, qui ne s'en laisse imposer que par ce qui est visible et palpable, de préférence par des actes tels qu'on en voit se dérouler sur l'écran du cinématographe, ne manque jamais de manifester son doute quant à l'efficacité que peuvent avoir de « simples discours », en tant que moyen de traitement. Cette critique est peu judicieuse et illogique. Ne sont-ce pas les mêmes gens qui savent d'une façon certaine que les malades « s'imaginent » seulement éprouver tels ou tels symptômes ?
  Les mots faisaient primitivement partie de la magie, et de nos jours encore le mot garde encore beaucoup de sa puissance de jadis. Avec des mots un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir, et c'est à l'aide de mots que le maître transmet son savoir aux élèves, qu'un orateur entraîne ses auditeurs et détermine leurs jugements et décisions. Ne cherchons donc pas à diminuer la valeur que peut présenter l'application de mots à la psychothérapie et contentons nous d'assister en auditeurs à l'échange de mots qui à lieu entre l'analyste et le malade."
                                 Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, 1917

Texte 3
  "Qu'est-ce qu'un inconscient ? C'est un homme qui ne se pose pas de question. Celui qui agit avec vitesse et sûreté ne se pose pas de question ; il n'en a pas le temps. Celui qui suit son désir ou son impulsion sans s'examiner soi-même n'a point non plus occasion de parler, comme Ulysse, à son propre cour, ni de dire Moi, ni de penser Moi. En sorte que, faute d'examen, moral, il manque aussi de cet examen contemplatif qui fait qu'on dit : « je sais que je sais ; je sais que je désire ; je sais ce que je veux. ». Pour prendre conscience, il faut se diviser soi-même. Ce que les passionnés, dans le paroxysme, ne font jamais ; ils sont tout entier à ce qu'ils font et à ce qu'ils disent ; et par là ils ne sont point du tout pour eux-mêmes. Cet état est rare. Autant qu'il reste de bon sens en un homme, il reste des éclairs de penser à ce qu'il dit ou à ce qu'il fait ; c'est se méfier de soi ; c'est guetter de soi l'erreur ou la faute. Peser, penser, c'est le même mot ; ne le ferait-on qu'un petit moment, c'est cette chaîne de points clairs qui fait encore le souvenir."
                                                                    Alain, Propos, 30 juin 1923