mercredi 29 décembre 2021

Clown - Peintures dans "l'espace du dedans" de Henri Michaux (Travail facultatif HLP terminale)

 


Trois points essentiels sont à rappeler dans l’abord de ce texte:

  1. Il utilise la première personne
  2. Il décrit un processus presque masochiste par le biais duquel ce « je » va jusqu’au bout d’un sentiment de honte
  3. C’est un poème (cela semble évident mais il est important de rappeler que c’est la prise de parole d’un poète s’exprimant en tant que poète)

Nous nous proposons simplement d’expliquer linéairement ce texte afin de faciliter le travail d’interprétation ou celui de rédaction d’un essai. Autrement dit, tout ce qui va suivre porte sur le fond du texte et pas sur la méthode (pour ce faire, il faut consulter l’article concernant le texte de Philippe Lançon: « Le Lambeau ».

Il nous arrive à toutes et tous de nous sentir «  nulles », mais rarement d’aller jusqu’au terme littéral de cette expression. Etre nul, c’est se confondre avec le néant.  La première personne de ce poème explore ce dépouillement, ce processus de néantisation qui, dans un premier temps nous est décrit comme un « désancrage », un arrachement. On lâche du lest et on se libère. Mais d’abord il faut trancher un lien, tout comme le bateau lève l’ancre bien qu’ici il s’agisse de « l’arracher ». Le registre lexical utilisé par l’auteur (mais peut-on vraiment utiliser ce terme d’auteur?) Est à la fois celui de l’humiliation et de la violence. Nous n’avons pas affaire ici à quelqu’un qui glisserait vers le néant en pente douce mais à une succession d’actes brutaux: « arracher - trancher, renverser, rompre, dégringoler, expulser, etc. ». Ce quoi est donc décrit est une soif , un désir forcené, dément d’annihilation de soi, d’annihilation du moi. Beaucoup d’écrivains, de penseurs ont déjà exprimé un rejet violent du moi comme Pascal notamment: « le moi est haïssable ». 

Mais ce n’est pas du tout la même démarche ici, ne serait-ce que parce que Pascal souhaitait pointer du doigt le caractère vain et dérisoire, pathétique de l’amour propre humain par rapport à la plénitude divine. Il s’agit bien pour Henri Michaux de viser un « lointain », mais certainement pas celui de la transcendance de Dieu. C’est à un mouvement résolument contraire qu’il se prête: celui d’une immanence pure. Il n’est pas question de se juger rien par rapport à un tout, mais de n’être rien vraiment, c’est-à-dire de réaliser à quel point « n’être rien et être » désigne une seule et même expérience: celle de la nullité. 

Il existe sans aucun doute dans toute religion des rituels d’humiliation qui tous ont pour finalité de faire communauté autour d’une auto-culpabilité honteuse, rabaissée: l’agenouillement, l’ânonnement de formules codées, la confession, etc. L’humiliation du je ici décrite n’a aucun rapport avec ce rituel, principalement parce qu’elle est absolument solitaire et qu’elle ne vise aucunement à constituer une communauté quelconque. Nous nous situons sans aucun doute dans l’espace du dedans. Un rapport à soi ici aspire à la violence d’un désancrage radical à tout moi, à toute revendication d’existence. L’expression « boire le calice jusqu’à la lie » ne cesse d’entrer en résonance avec chacune de ces lignes. Ce je veut boire le calice de la honte jusqu’à la lie, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de culpabilité dont il serait envisageable de se repaître. 

La honte est, en effet,  un cercle sans fin: nous avons honte puis honte d’avoir honte et ainsi de suite jusqu’à ce que finalement la honte devienne une sorte de compagne de route insistante, gênante et perpétuelle. Il nous revient donc de toucher du doigt cette incroyable rosée d’une modalité de présence dépourvue de honte, mais est-elle possible? La honte ne serait-elle pas liée à l’expérience d’être? Ne sommes nous pas fondamentalement des êtres dotés de cette capacité d’avoir honte? De fait la honte est le premier ressenti d’Adam et Eve et l’aidôs (pudeur, honte) est la « qualité » que Zeus lui-même est obligé de donner aux hommes pour qu’ils ne s’entretuent pas grâce à la technique que prométhée a commis l’imprudence et la faute de leur confier (mythe de prométhée Platon dans le Protagoras). La honte a à voir avec l’être humain, comme l’affirme avec beaucoup de subtilité et de justesse Emmanuel Lévinas: « Ce qui apparaît dans la honte c’est donc précisément le fait d’être rivé à soi-même, l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même. La nudité est honteuse quand elle est patente à notre être, elle est son intimité ultime. Et celle de notre corps n’est pas la nudité d’une chose matérielle antithèse de l’esprit, mais la nudité de notre être total dans toute sa plénitude et solidité, de son expression la plus brutale dont on ne saurait ne pas prendre acte. [...] C’est notre intimité, c’est-à-dire notre présence à nous-mêmes qui est honteuse. Elle ne révèle pas notre néant mais la totalité de notre existence. [...] Ce que la honte découvre, c’est l’être qui se découvre. »

 


Cette analyse est vraiment essentielle et très utile ici: Emmanuel Lévinas nous fait comprendre que la honte ne vient pas du tout d’une faute que nous aurions commise, mais plutôt de ce qui est, au contraire, inhérent, viscéralement lié à notre être. Nous n’avons pas honte d’un acte que nous aurions fait et que nous aurions pu ne pas faire. Nous avons honte de ce que nous ne pouvons pas ne pas être, comme la nudité, par exemple. Nous ne pouvons que la dissimuler, l’habiller mais la nudité dit la vérité du corps que l’on a, et plus encore du corps que l’on est. S’habiller, ce n’est pas seulement recouvrir la honte d’être nu, c’est orner d’artifices, dissimuler sous les faux semblants « le fait tout nu d’exister ».

Ce n’est donc pas seulement ici pour Henri Michaux une question d’état d'âme humain à abattre. Il ne s’agit pas d’humilier l’orgueil humain, mais d’aller jusqu’au bout de la honte afin de faire l’expérience authentique d’une ouverture à un être qui ne serait plus humain, à une plénitude au sein de laquelle être soi-même ne ferait plus référence à un être humain qui ferait retour à soi. Il n’y aurait plus ici d’humain pas davantage qu’il n’y aurait vraiment de « retour ». Jusqu’où pouvons nous aller dans l’expérience d’une absolue non réflexivité, c’est-à-dire d’une existence sans revendication, sans persona, ni ipséïté, ni « moi ». Une expérience indivise d’être: c’est cela qui est visée  par l’« auteur » et cela précisément en annihilant radicalement toute référence à un moi, à un auteur, à une autorité.


Si nous prêtons attention à la succession des verbes et des épithètes utilisés, nous réalisons qu’il se produit en fait trois opérations successives dans ce poème que l’on pourrait presque décrire  comme le mode d’emploi de l’annihilation d’une expérience anonyme et pure de l’être:

  1. L’arrachement (à la persona en particulier)
  2. L’anéantissement (notamment par rapport à l’ipséité qui n’est aucunement empruntée)
  3. Le plongeon

On se détache de ce que l’on croyait être  (1) pour se réaliser enfin tel que le néant qu’on est (2) et plonger enfin dans l’espace ouvert d’une épreuve de « l’infini-esprit » (3). 

Parallèlement à cette perspective ontologique (ontos: l’être), il semble difficile de se dérober à une analyse plus  linguistique de ce texte tout simplement parce que c’est aussi et surtout à une prise de parole  poétique que nous sommes confrontés. C’est dans cette perspective que plusieurs auteurs sont convocables en premier lieu desquels Giorgio Agamben qui dans son livre: « ce qui reste d’Auschwitz » évoque la subjectivation désubjectivante de l’humain d’abord, et conséquemment du poète ensuite. Agamben s’appuie sur une lettre que le poète anglais John Keats a envoyé à John Woodhouse. La thèse défendue par John Keats concerne « l’aveu honteux du sujet poétique lui-même, la façon dont il manque sans cesse à soi-même pour ne plus résider que dans l’inexistence. Parmi les idées défendues par Keats nous trouvons celle-ci: « l’expérience poétique est celle honteuse de la désubjectivation, de la déresponsabilisation (absence d’ipséïté) intégrale et sans réserve qui emporte tout acte de parole. » 

Depuis l’antiquité et notamment Platon, les poètes, en effet, sont souvent considérés comme « étant inspirés » par des Muses, autrement dit, ils ne savent pas bien comment, ni ce qu’ ils écrivent. Ils le font dans un état de possession, de transe durant lequel ils expriment une parole qui vient d’ailleurs, des Muses ou des Dieux. C’est ce que l’on appelle la glossolalie (parler ou écrire sans savoir ni maîtriser, ni comprendre ce que l’on dit ou ce que l’on écrit). A partir de Ferdinand de Saussure et de la naissance de la linguistique, cette notion de glossolalie prend une mesure nouvelle et réellement insoupçonnée, non pas que Ferdinand de Saussure ait utilisé ce terme mais il est néanmoins le premier à avoir pointé la distinction radicale de la parole et de la langue et c’est cette distinction que des penseurs comme Benveniste, Merleau-Ponty et Agamben vont approfondir pour établir des conclusions aussi fascinâtes que troublantes au plus haut point.

Dans un souci de clarté, nous nous réfèrerons ici à Giorgio Agamben qui est précisément celui qui a utilisé ce terme de glossolalie. En fait il est impossible d’être humain sans que parler tienne nécessairement de cette glossolalie. Pour le dire autrement: nous ne savons jamais vraiment ce que nous disons quand nous parlons et nous ne parviendrons jamais à rendre compatible et harmonieux l’acte de la prise de parole et celui de tenir des énoncés linguistiques. De fait nous faisons les deux ensemble mais il est impossible de faire se tenir ces deux actes ensemble: c’est ça la condition humaine, c’est cet oxymore là: espèce parlante et pensante. 

De fait la langue est organisée, systématiquement close sur elle-même. Il est absolument impossible d’émettre une proposition linguistique sans posséder implicitement la totalité de la langue (c’est le fond essentiel de la thèse  Saussurienne selon laquelle dans la langue il n’y a que des différences: nous n’apprenons jamais des signes isolément, ce que nous apprenons c’est un système dans lequel tout signe est lié à un autre dans un seul et même ordre en faisant valoir des rapports de recoupements de compensations de métaphore de métonymie, etc.). Une langue est fermée: elle ne fonctionne qu’au gré de relations de sens qui lui sont propres. Cela veut dire qu’il est absolument impossible de faire dire quoi que ce soit  par la langue qui ne vienne pas de cette langue. Tenir un énoncé linguistique c’est être le dépositaire d’un sens qui ne peut qu’échapper à celui qui le dit. Cela veut dire que quand je dis: « le petit chat est mort », même si c’est pour exprimer que le chat est mort, je ne sais pas bien ce que je dis parce que le rapport entre ces mots et ce verbe sont inhérents à la langue et pas du tout à moi. La langue est fasciste: cela veut dire aussi ça. Quoi qu’on dise, ce que l’on dit n’est pas « de nous », mais de la langue.


En même temps, j’ai bien pris la parole, j’ai bien effectué cet acte. Il est absolument impossible de rendre compte de ce paradoxe entre la liberté de la parole et la contrainte absolue de la langue à moins d’oser dire que j’ai pris la parole pour finalement faire l’expérience de ne pas pouvoir la prendre. Ce paradoxe se décuple quand on réfléchit à la distinction entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation: je dis je (et il faut bien noter ici que Henri Michaud ne cesse de dire « je »), mais à quoi ou à qui fais-je allusion? Quand je dis « chat » je signifie le signifié « chat » qui désigne le concept de chat (l’étiquette si vous préférez) mais quand je dis « je », je signifie quoi? Je pointe vers un sujet qui écrit « je », c’est le sujet de l’énonciation. 


Mais qui est exactement ce sujet de l’énonciation? C’est celui là même auquel Henri Michaud en veut le plus, c’est celui-là qu’il veut annihiler parce qu’en réalité il n’existe pas en tant que « moi ». Il n’existe pas tout court. Il prend l’initiative d’écrire « je » mais à peine ce terme là est-il écrit qu’il devient une fonction grammaticale dans une phrase et qu’il est ainsi délesté de toute relation avec cet être physique de chair et de sans qui tient le stylo. On peut bel et bien se donner une ipséïté (on a sans aucun doute raison de le faire) mais il n’en restera pas moins que cette ipséïté restera une fiction, un effort faisant fond sur une impossibilité première et indépassable. Un poète c’est donc ce « quelqu’un » frappé de ce moment de lucidité où il s’aperçoit non seulement qu’il n’est personne mais que son être authentique consiste à réaliser qu’il n’est personne et cela par l’utilisation d’un certain registre de langue: la poésie. 

La parole qu’il prend retourne à son origine honteuse de subjectivation (dire je) désubjectivante (on n’est personne quand on écrit « je » parce qu’on devient le pantin de sa langue). Le clown ne décrit donc pas du tout ici un état d’âme plus ou moins lucide mais une condition ontologique qui est celle de tout sujet parlant et c’est la condition même de l’humain. Le poète-clown, c’est celui qui travaille suffisamment le rapport de l’humain à la langue pour y saisir à l’oeuvre l’opération honteuse de cette subjectivation désubjectivante. 




lundi 27 décembre 2021

Quelques éléments d'élucidation du poème de Henri Michaud (travail facultatif HLP terminale)


 
Clown

 Un jour.

     Un jour, bientôt peut-être.

     Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.

     Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.

     Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.

     D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».

     Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.

     A coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.

     Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.

     Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.

     Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.

     Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.

      Clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.

     Je plongerai.

Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert

     à tous

ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée

à force d’être nul

et ras…

et risible…

 

Henri Michaux, « Peintures » (1939,) in L’espace du dedans, Pages choisies, Poésie / Gallimard, 1966, p.249


Vous choisirez l’un des deux sujets suivants:


 Essai philosophique: faut-il abandonner l’idée d’être quelqu’un pour devenir soi-même?


Interprétation philosophique: peut-on donner au personnage du clown une dimension ontologique ? (Ontologie: domaine de la philosophie qui se concentre sur la question de l’être, de la nature réelle du monde de la vie, de nous-mêmes - On peut dire des méditations métaphysiques de Descartes (« je pense donc je suis ») qu’elles sont de bout en bout une oeuvre « ontologique »)

  


Quelques éléments d'élucidation 


 

Pour bien comprendre les enjeux philosophiques de ce texte, il faut constamment garder en tête que c’est dans le cadre d’un cours sur les métamorphoses du moi qu’il se situe. Henri Michaux évoque ici un « point zéro ». Qu’est-ce qu’un poète? c’est le dépositaire d’une parole sans auteur, parole inassignable à qui que ce soit et conséquemment dont il est absolument impossible de « rendre raison ». Une poésie est une parole inassumable, ou plus exactement, c’est l’exploration de ce qu’il y a d’inassumable dans toute parole. Ce point zéro pourrait finalement se situer entre cette extrême lucidité grâce à laquelle le poète saisit l’imposture de la persona et ce refus de s’engager dans l’ipséïté. C’est une chose de se rendre compte que nous faisons toutes et tous semblant d’être quelqu’un et c’en est une autre que de s’affirmer comme un être doté d’une parole à laquelle il se tiendra. Il y a dans ce poème un effort de lucidité qui dépasse tout ce que nous pouvons habituellement concevoir parce que finalement nous nous situons soit dans la persona, soit dans l’ipséïté mais finalement dans les deux cas, nous pourrions dire que nous « tentons » quelque chose, que nous essayons de nous extirper d’une forme de néant, mais d’un néant vrai.


De quel néant vrai est-il ici question?  De celui de toute parole ou écrit qui dit « je ». 


Dans tout ce qui va suivre, nous pouvons utiliser le passage d’un livre de Giorgio Agamben: « Ce qui reste d’Auschwitz » dans lequel il évoque la honte comme l’expérience de désubjectivation que fait le poète. Il s’appuie en l’occurrence sur une lettre du poète anglais John Keats envoyée à John Woodhouse en 1818. Mais son analyse va beaucoup plus loin et interroge finalement le rapport de tout individu à la langue. On appelle « glossolalie » l’acte de parler ou de prier dans une langue incompréhensible et parfaitement inconnue de la personne qui parle. Cela consiste donc à émettre des paroles dont le sens nous échappe. Parler dans une langue qui nous est étrangère sans avoir la moindre idée de ce que l’on dit désigne la glossolalie. Parfois les enfants émettent des énoncés glossolaliques qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes et qui n’ont aucun sens, ou bien qui en a un qui leur échappe.  

 

Les paroles de l’oracle peuvent être considérées comme de la glossolalie puisqu’elle (par exemple la pythie de Delphes qui révèle à Socrate qu’il est l’homme le plus sage de la Grèce)  n’est que la médiatrice de la parole que les dieux adressent aux hommes et que seuls les interprètes sont à même de décrypter (elle ne sait pas ce qu'elle dit donc). La glossolalie devient un concept extrêmement intéressant à utiliser dés lors que l’on réalise à quel point finalement il existe au coeur de toute prise de parole humaine une part de glossolalie et pas seulement chez les oracles ou les personnes en transe. 

Le philosophe italien Giorgio Agamben revient, en effet, sur la distinction entre parole et langue que Ferdinand de Saussure fut le premier à pointer comme désignant une distinction radicale: « telle série de mots, si riches que soient les idées qu’ils évoquent, n’indique jamais à un individu humain qu’un autre, en les prononçant, veuille lui signifier quelque chose. » Ferdinand de Saussure. Quand nous parlons habituellement, nous utilisons des mots pour signifier quelque chose à quelqu’un mais ce qui est incroyable et presque incompréhensible, c’est que nous le fassions avec des signes qui ont une signification dans un système clos, refermé sur lui-même qui s’appelle la langue. Rien dans le mot « chat », ni dans le mot « mort » ne porte en soi mon intention de vouloir dire à mon voisin que mon chat est mort, et d’ailleurs cette intention ne s’y retrouve pas complètement.  Il y a, d'un côté, mon intention qui se situe dans ma prise de parole et, de l'autre, des signes: « chat et « mort » qui se situent dans la langue. Pas plus que  la signification des mots « chat » et « mort » dans la langue ne se retrouvent dans ma parole à mon voisin, mon intention de signifier à mon voisin la mort de mon chat ne se retrouve exactement dans ces mots qui, en eux-mêmes, ne sont que la liaison entre un signifiant et un signifié (les concepts de chat et de mort). Cela signifie que nous ne savons pas ce que nous faisons quand nous prenons la parole. Nous avons bien conscience que nous émettons un sens, un « vouloir dire » et qu’il y ait question de « chat » et de « mort », mais ces mots, ces signes, ne sont pas à la hauteur évènementielle du vouloir-dire. Ils ne disent rien de cet acte par lequel j’ai rompu le silence avec mon voisin pour dire quelque chose. Inversement cette prise de parole n’est pas à la hauteur non plus (et finalement n’a rien à voir avec elle) de cette concordance pure et assignable d’un signifiant /cha/ avec le concept de félin.

Quoi qu’on dise, quel que soit le contenu de l’énoncé émis, l’acte de le dire n’y concorde jamais avec les éléments purement linguistiques utilisés dans l’énoncé. Il y a un reliquat,  un « restant », une part d’approximation, de non dicible dans ce qui est dit, et plus je le dis, plus s’accroît cette part de non dicible (cette part de non dicible, c’est justement l’évènement de la mort du chat telle qu’il n’est pas exprimé, ni exprimable par ces signes mort, chat, être). Finalement, donc, on parle toujours pour ne rien dire de ce dont on parle.  

Il y a « plus grave »: Giorgio Agamben à la suite de Benveniste insiste sur ces mots qui dans la langue n’ont pas de signifié clair: comme « Je », « tu », « ceci », maintenant ». Ces signes ont un sens mais par rapport à l’instant ou à la personne qui les émet. Ils se distinguent ainsi de tous ces autres mots qui ont un signifié clair et conceptuel, assigné. Quand je dis "je", je ne fais pas référence à un concept résidant dans le ciel des idées, mais à "moi", le référent du discours (C'est la même ambiguïté que celle du je de l'énoncé et du je de l'énonciation). « "Je"  signifie « la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je. » Agamben poursuit: « ainsi l’énonciation ne se réfère-telle pas au texte de l’énoncé mais à son « avoir lieu »; l’individu ne peut faire fonctionner la langue qu’à condition de s’identifier dans l’évènement même de la parole, et non, dans ce qui, en elle, se trouve dit. Mais que veut dire alors « s’approprier la langue »? Comment dans ces conditions une prise de parole est elle possible ? Comment ce je pourrait-il être à la fois au four et au moulin? Si le « je » de l’énoncé ne peut se comprendre que par adéquation avec le je de l’énonciation qui effectue l’acte de parler, à quoi peut correspondre le je de l’énoncé? Comment puis-je être à la fois dedans et dehors? L’énoncé fait référence à un sujet qui n’est convoqué qu’en tant que pure instance énonciatrice, mais une fois consommée cette conversion, la personne de chair et d’os, réduite ainsi à n’être qu’un sujet d’énonciation s’aperçoit qu’elle n’est aucunement en capacité de parler par elle-même: elle est constamment devancée par ce qu’Agamben appelle "la puissance glossolalique de la langue"  au sein de laquelle rien ne l’a attendu pour faire correspondre /cha/ et félin d’une part et /mor/ avec la fin de vie. Toute personne qui dit « je » ne se subjective ou ne se désigne elle-même que pour se désubjectiver et s’annuler.

Ce n’est jamais nous qui parlons, c’est la langue. Mais alors comment se fait-il que nous parlions? C’est dans cette énigme non résolue que tient l’être humain. Nous sommes la condition, dans les deux sens du terme de condition, de cette impossible réponse (responsa) et c’est pour cela que nous sommes une condition structurellement honteuse: parce qu’il y a en nous cette ambiguïté glossolalique fondamentale selon laquelle je ne peux pas ne pas parler mais je ne peux pas non plus savoir ni vraiment penser ce que je dis. Dire je suis ou je parle est un acte qui me place dans une situation d’irresponsabilité foncière inhérente à ma condition d’homme.

 

Où situer le discours d’Henri Michaud dans tout ceci? Dans la conscience qu’il possède en tant que poète de cette subjectivation désubjectivante et honteuse qui s‘effectue dans toute prise de parole. Je ne peux pas parler sans ignorer ce que je dis, sans éviter de ne rien dire en parlant, et surtout quand je dis « je ». C’est ce «  rien », ce néant qu’il s’agit donc de pointer, de révéler par la parole elle-même et c’est ça la poésie. Elle dit la vérité de ce rien là. Peut-être après une ipséïté sera-t-elle possible mais ici, en tout cas, ce n’est pas l’affaire du poète. Pas du tout. 

ici il s’agit d’être nul, de s’annihiler, non pas par esprit d’originalité, de défaitisme. Il n’est pas question, comme le font tous ces écrivains du « rien » qui cadre si bien avec le pessimisme ambiant comme Cioran ou Houellebecq de se complaire dans une espèce de nihilisme facile (et ô combien vendeur…vendu?), mais de cibler poétiquement ce hiatus, cette anomalie humaine.  Il n’y pas de « moi » humain parce que l’être humain est un être qui a situé toute sa spécificité et sa condition dans cette improbabilité d’être à la fois un être de parole et de langue alors que ces deux efficiences n’ont absolument rien de compatible. Je ne peux parler sans signifier du rien et je ne peux vraiment faire signe du signifié par le signifiant qu’en me privant de parole (parce que toute langue est un système clos). Il n’y a de parole authentique que sans langue et de langue que sans parole mais nous nous inscrivons dans cet entre-deux là et on pourrait dire que nous y perdons notre latin et notre moi. Trouver le coeur de la parole authentique, c’est donc déjà évidemment déjouer l’imposture de cette persona qui n’est que que le pantin des structures sociales et linguistiques (que va-t-on penser de moi? Rien de plus que ce que l’on a construit artificiellement de toi: le moi), mais aussi d’habiter cette parole incroyable capable d’investir ce désert là et de s’y ressourcer (espace nourricier). Qu’il n’y ait là, rien à dire et rien à être, on en parle, et cela, en toute connaissance de cause, en pleine conscience: « abattant le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance. » La poésie telle qu’elle est célébrée et pratiquée ici par Henri Michaux se situe exactement dans l’aplomb et la capacité littéraire de cette lumière: éclairer le « rien » dans lequel la condition humaine consiste. Ce qui est donc décrit ici, c'est l'incroyable puissance de clarification d'un auteur découvrant qu'il n'est l'auteur de rien.

  


(Compte tenu de la difficulté de certains développements précédents et de la référence supposée comprise à la distinction de la parole et de la langue, j’invite toutes et tous les élèves éprouvant des problèmes de compréhension à l’égard de ce texte à me contacter par mail ou à regarder le cours sur le langage (texte de Merleau-Ponty)

lundi 13 décembre 2021

Terminale HLP - Méthodologie de la question d'interprétation (Philosophie): Texte de Philippe Lançon "Le lambeau"

 



(Philippe Lançon est un journaliste et écrivain français. Chroniqueur à Charlie Hebdo, il est gravement blessé en janvier 2015 au cours de l'attentat contre le journal satirique.  Le Lambeau retrace la façon dont il a vécu l’attentat, les mois d'hospitalisation qui ont suivi et les conséquences psychologiques dues au traumatisme. Le passage se situe juste après le moment où il reprend conscience après l’attaque) 



Je cherche simplement à circonscrire la nature de l'événement en découvrant comment il a modifié la mienne. Je cherche, mais je n'y arrive pas. Les mots permettent d'aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d'un seul coup, malgré soi, ils n'explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a eu lieu, comme de vieux chiens essoufflés. Ils fixent des limites artificielles, trop étroites, au troupeau anarchique des sensations et des visions. A terre, j'ai de nouveau ouvert mon premier œil sur quelques mètres carrés et sur ce monde sans limites. Les décombres n'étaient faits ni de poussière, ni de cendres, ni de verre, ni de plâtre. Ils étaient faits de silence et de sang. Je ne sentais pas le sang, dans lequel je baignais pourtant, je n'avais pas même encore vu le mien, mais j'entendais le silence, je n'entendais même que ça. Il m'enveloppait et prenait mon corps pour le faire léviter au-dessus de moi-même et des autres, léviter à l'aveuglette et sans fin pendant quelques secondes, quelques minutes, une éternité, léger, léger, tandis que l'homme d'avant, celui qui était presque déjà mort et qui restait collé au sol, me disait : « Mais que s'est-il passé ? Est-il possible qu'il ne me soit rien arrivé ? Je suis vivant, je suis là ? Ou bien non ? » Ou quelque chose comme ça. Le demi-mort a ajouté : « Il n'est peut-être pas parti, celui qui disait « Allah Akbar ». Ne bougeons pas. » Tout se réduisait encore à l'apparition d'une paire de jambes noires et à l'attente de son retour. Pour le reste, les mots que le demi-mort prononçait étaient un peu semblables, je crois, à ceux qu'on dit pendant un rêve : à la fois clairs pour le dormeur et incompréhensibles pour celui qui, réveillé à ses côtés, les écoute. Je ne pouvais déjà plus tout à fait comprendre celui que j'avais été, mais je ne le savais pas. Je l'écoutais parler et je pensais : mais qu'est-ce qu'il dit ? J'étais couché sur le ventre, la tête tournée vers la gauche, c'est donc l’œil gauche que j'ai ouvert en premier. J'ai vu une main gauche ensanglantée sortant de la manche de mon caban, et il m'a fallu une seconde pour comprendre que cette main était la mienne, une nouvelle main, taillée sur le dos et découvrant la blessure entre deux articulations dites métacarpo-phalangiennes, celle de l'index et du majeur. Ce sont des mots que j'ai appris ensuite, parce qu'il m'a fallu apprendre à nommer les parties du corps blessées, les soins qu'on leur apportait et les phénomènes secondaires qui s'y développaient. Les nommer, c'étaient les apprivoiser et pouvoir vivre un peu mieux, ou un peu moins mal, avec ce qu'ils désignaient. L'hôpital est un lieu où chacun, en paroles comme en actes, a pour mission d'être précis. La voix de celui que j'étais encore m'a dit : « Tiens, nous sommes touchés à la main. Pourtant, nous ne sentons rien. » Nous étions deux, lui et moi, lui sous moi plus exactement, moi lévitant par-dessus, lui s'adressant à moi par-dessous en disant nous.


Question d’interprétation philosophique: dans quel entre-deux peut-on dire que je suis moi?

Question essai philosophique: la conscience de soi suppose-t-elle le dialogue?


    Compte tenu du temps limité dont nous disposons (2h), il faut très vite se rendre opérationnel en faisant le plus rapidement possible le lien entre la question qui nous est posée et le texte lui-même. Le critère décisif de la réussite se trouve très exactement là: dans notre capacité à répondre à la question dans le cadre qui nous est donné, voire imposé par le texte. Autrement dit, la question ne nous est pas posée « en général », elle ne peut et ne doit être traitée que DANS le texte.  Si nous maintenons ces deux exigences ensemble dans la rédaction de notre copie, nous aurons nécessairement une note honorable.


L’autre résolution qu’il importe d’adopter dés le départ consiste à éviter la paraphrase, c’est-à-dire la simple  et plate répétition des idées de l’auteur sans que le moindre travail d’interprétation apparaisse. Pour éviter ce défaut, il faut qu’une certaine prise de risque « calculée » s’active dans notre copie. Cela passe par notre détermination à ne pas utiliser des formules comme « l’auteur dit que… » « il pose que…. » « il nous parle de… ». Au contraire, des expressions dans lesquelles un effort d’analyse est déjà à l’oeuvre sont recommandées comme « Ce constat est illustré par… » ou bien cette idée est renforcée, accentuée, contredite, etc. » Le texte a été découpé dans une oeuvre ce qui signifie qu’il est considéré comme une unité. Il ne soutient qu’une seule thèse mais elle est déployée au fil d’une machine argumentative bien huilée, ce qui implique d’une part que nous soyons très vite attentifs aux connecteurs logiques et aux articulations du texte et d’autre part que nous discernions les différents mouvements, ou parties du passage.

Enfin, il convient  de souligner les expressions qui nous semblent directement en prise avec la question posée. Par exemple dans ce texte de Philippe lançon, il importe que nous saisissions tout de suite les passages et surtout les expressions qui attestent bien qu’il évoque un dialogue entre lui et lui-même:

  • « tandis que l’homme d’avant, celui qui était presque mort me disait… »
  • « Le demi-mort a ajouté »
  • « Clairs pour le dormeur et incompréhensibles pour l’éveillé… »
  • « Je l’écoutais parler et je pensais: »mais qu’est-ce qu’il dit? »
  • « Il m’a fallu une seconde pour comprendre que cette main était la mienne »
  • La voix de celui que j’étais encore m’a dit: « tiens nous sommes touchés à la main… »
  • « Nous étions deux lui et moi »


On réalise ainsi qu’en réalité il existe cinq types d’entre-deux, lesquels d’ailleurs caractérise également des formes d’entre-soi, et qu’ils s’entrecroisent à plusieurs reprises dans le texte:

  • L’homme d’avant et l’homme d’après l’attentat 
  • Le demi-mort et le demi vivant
  • Le dormeur et le réveillé
  • Le corps et l’esprit
  • Celui du dessous et celui du dessus (juxtaposition)

Finalement la totalité du texte nous décrit des formes différentes de dialogues avec soi, mettant en interaction des parties différentes de ce que c’est qu’être soi, et cela dans les quelques secondes qui suivent une expérience de rupture d’une violence inouïe. De Philippe Lançon on peut dire qu’il a perdu conscience et qu’il décrit en temps réel cette expérience vraiment inédite de récupération, de retrouvailles, comme on le dirait d’un ami que l’on a perdu de vue sauf que là il s’agit de soi, et seulement de quelques secondes. Il existe donc des évènements dont l’impact est si traumatique qu’il nous fait perdre le sentiment de soi, sentiment dont il semble ainsi assez difficile d’affirmer qu’il va de soi, justement. C’est probablement la première conclusion vraiment philosophique que nous pouvons retirer de ce texte: que nous soyons nous-mêmes, cela ne va pas de soi et c’est peut-être une fiction. Philippe Lançon reprend progressivement le terrain d’un corps ensanglanté, blessé, déchiqueté sur certains endroits. La convenance d’une conscience à un corps n’est donc pas « donnée », elle se construit, se constitue, se délite, et éventuellement se reconstitue. 

Il n’est pas expressément demandé de diviser les parties du texte. Cela peut aider mais ne présente d’intérêt que si cela nous permet de répondre à la question:

Dans un premier temps, ce qui nous est décrit c’est le temps de retard des mots sur l’évènement.  Puis la référence au silence affleure au texte, juste avant le premier dialogue entre "l’homme d’avant" demi mort et "l’homme d’après", se réveillant. Cette zone d’engourdissement dans la dimension trouble de laquelle un éveillé et un dormeur s’échangent des propos est décrite comme un rêve. Mais ce rêve devient le cauchemar d’un corps ensanglanté, gisant, perçu comme un corps extérieur. Ce corps ne fera à aucun moment du texte l’objet d’une réappropriation, mais il donne lieu à une juxtaposition où la distinction du corps et de l’esprit s’exprime à plein.

Que je sois moi, c’est une affaire de reconnaissance entre nous: c’est bien ça l’idée essentielle de ce texte même si précisément et c’est tout ce qui nous est demandé ici: de quel nous s’agit-il?


Il n’est pas du tout indifférent de considérer qu’au-delà de la nature vraiment exceptionnelle et paroxystique de l’expérience de Philippe Lançon, elle le mette finalement dans une posture d’extrême lucidité dans notre rapport à la réalité. Envisager cette possibilité reviendrait à traverser le texte d’une perspective qui serait celle d’une lucidité extrême. Se pourrait-il que le drame vécu par Philippe Lançon l’ait placé dans une situation de clairvoyance absolue à l’égard de ce que c’est qu’être soi dans la réalité, étant entendu que la plupart du temps cette relation est totalement fantasmée?

Comme il a été dit, il y a deux défauts à éviter ABSOLUMENT: 1) Ne pas traiter la question 2) la paraphrase. Le peu de temps de l’épreuve rend l’utilisation du brouillon très limitée. 

Il convient de prendre vraiment le temps de lire le texte en ayant toujours dans sa pensée la question posée et de rédiger au brouillon les premiers éléments de réponse qui nous viennent avec les extraits du texte qui les soutiennent. Il est également possible d’écrire (rapidement ) l’introduction au brouillon.

Les exigences méthodologiques sont très très réduites et toujours soumises aux deux exigences déjà énoncées. Il est néanmoins conseillé de faire une introduction, un développement et une conclusion, avec un plan qui  suit la progression d' un approfondissement. 

 

Dans l’introduction, il suffit de montrer que la question 1) que l’on vous pose est bien traitée dans le texte 2) de décrire comment elle l’est. On peut reprendre avec moins de rigueur (puisque moins de temps) ce principe qui est à l’oeuvre dans l’explication de texte en philosophie: amener la question en général et très vite positionnez le texte par rapport à cette perspective globale. Ce que manifeste cet extrait c’est que le rapport à soi n’est pas du tout spontané: être soi ne va pas de soi. On peut donc rapidement évoquer la croyance que ce texte va totalement faire voler en éclats.

Le sentiment de soi peut nous installer dans la certitude d’être spontanément et préalablement soi-même. Ici Philippe Lançon, journaliste de Charlie Hebdo, décrit une expérience qui semble bien attester du contraire. Reprenant ses esprits quelques secondes après l’attentat, c’est sous la forme d’un dialogue qu’il rend compte de la progressive et finalement très lente « réappropriation de son moi ». Cette assomption ne s’accomplit qu’au fil d’un processus et finalement n’aboutit jamais dans ce passage puisque il se termine par l’utilisation de la première personne du pluriel et par une spatialisation juxtaposée de la conscience de soi. Mais quel est exactement la composition de ce « nous »? Puisque pour être soi, il faut être « entre nous », qui sont les personnages de ce dialogue dans l’interaction duquel se constitue le moi?

Il n’existe pas de consignes particulières sur le traitement qu’il convient d’appliquer au texte et sur la question de savoir si notre développement doit être linéaire ou thématique. Il faut répondre à la question (ce qui laisse à penser toutefois qu’il est plus thématique que linéaire). Dans ce traitement de la question posée, la clarté, la rigueur et l’efficacité sont requises plus et mieux que toute autre qualité. On attend vraiment de nous que l’on ne tombe pas dans le verbiage ou le « méta-discours » (dire ce que nous allons faire plutôt que le faire).




        Il est difficile de ne pas penser au style neutre du livre d’Albert Camus « l’Etranger »dans la lecture de ce texte et le caractère étrangement lointain, distancié, dédoublé, presque indifférent  de la prose de Philippe Lançon.  Tout ce passage est traversé d’une tension entre réalisme et irréalisme.  Le mitraillage de la salle de rédaction est à la fois décrit très concrètement mais c’est le silence et le sang qui constituent les deux éléments fondamentaux du crible perceptif de l’auteur.  

Il sera simplement question ensuite de répondre à la question en partant des propos les plus évidents pour aller vers le plus subtil, le plus affûté. On mesure bien à quel point Philippe Lançon fait s’entrecroiser les dialogues entre celui qu’il était « avant » et celui qu’il est après ». Par avant, il ne faut pas entendre avant l’attentat, mais celui qui peine à s’extraire du trauma du choc. Racontant la scène en tant qu’auteur, on perçoit bien qu’il ne fait ainsi que suivre un certain type de regard qui était celui-là même des premiers instants post traumatiques, comme si une partie de lui se trouvait en constante observation, y compris là.  A partir de cette dissociation temporelle essaiment plusieurs autres modalités de distinction entre le rêveur lucide et le personnage rêvé, entre le demi-mort et le demi-réveillé, entre un locuteur impliqué et clair et un auditeur sceptique et suspicieux: « je l’écoutais parler et je pensais: mais qu’est-ce qu’il dit? »

(quelques mots sur la notion d’interprétation. On connaît déjà la distinction entre expliquer et comprendre: comprendre désigne un acte de réalisation « totalisant »: nous avons « intégré » le texte de telle sorte que plus rien ne nous échappe de lui. L’explication, par contre, est un travail plus qu’un acte: elle consiste à rendre explicite ce qui n’est qu’implicite. Il convient alors de faire affleurer à la surface de l’écriture ce qui est sous-entendu ou mieux encore le fond « latent » à partir duquel ce qui est littéralement dit dans le texte prend tout son sens. L’explication est plus humble que la compréhension mais elle n’aspire pas moins à exprimer ce que le texte veut dire étant entendu que l’on pense en être capable. L’interprétation décrit un seuil d’humilité supplémentaire: il est bien question de porter avec beaucoup de concentration et de rigueur son attention sur le texte mais d’abandonner la perspective d’une explication unique. Ce qui nous est finalement proposé avec la question d’interprétation c’est un axe, ou un fil rouge à partir duquel nous pouvons articuler, relier, rendre plus cohérent, plus clair et peut-être plus profond toutes les composantes du texte. Interpréter un texte suppose donc le travail d’une personne qui s’est un peu détachée de la croyance dans l’exclusivité d’un seul et unique « vouloir dire ». Plus philosophiquement, il y a quelque chose de libérateur dans cette perspective qui ne signifie nullement que l’on puisse s’éloigner du texte mais seulement que l’on n’est plus très sûr qu’il ait été écrit par son auteur avec un souci de révélation ou de « leçon de vie ». Il s’agirait plutôt pour elle ou lui de créer une œuvre capable de donner matière à plusieurs « vouloir dire » possibles de telle sorte qu’au bout de moment ce ne soit plus tant la question de LA vérité du texte qui obsède le lecteur mais celle du sens, voire des sens qu’elle ne fait que véhiculer.)


1- La question du présent

Ce qui est décrit ici est l’émergence brutale d’un évènement dont la violence dépasse les facultés d’assimilation de la personne qui le vit. Nous disons qu’il nous arrive quelque chose sans forcément nous apercevoir de la profondeur philosophique du problème pointé par cette expression: « il m’arrive quelque chose ». Ça m’arrive d’où et pourquoi et comment et qu’est-ce que je deviens « moi » à qui il est arrivé cette chose. Notre langue et notre grammaire française en donnant au sujet la place la plus éminente dans la phrase nous a pré-conditionné à penser que nous nous situons dans un rapport de maîtrise à ce qui nous arrive: j’écris, je pense, je désire. Pourtant il n’est pas bien sûr que nous écrivions ce que nous voulons, que nous pensions ce que nous avons choisi de penser et encore moins que nous désirions les choses ou les personnes que nous souhaitions désirer. Il est évident que personne ne peut vouloir être victime d’un attentat. Philippe Lançon raconte donc ici une expérience qui, sans aucun doute possible dépasse les capacités d’assimilation, on pourrait dire « d’encaissement » de tout un chacun.

C’est un présent qui fait donc « rupture ». Cet évènement ne s’impose à nous qu’en nous écrasant, nous broyant, nous déchiquetant, au propre comme au figuré. Comme on dit parfois, on ne sort pas indemnes de ce présent là. Mais se pourrait-il que ce soit précisément cette violence qui nous installent dans la réalisation la plus juste et la plus pure de ce qu’un présent « est », à savoir « invivable », réticent à la moindre velléité de construction d’un moi? Est-il possible que la lecture la plus juste de ce témoignage consiste à poser qu’en fait ce caractère exceptionnel de l’évènement raconté se situe au plus prés de l’exceptionnalité de tout présent? Cela signifierait que notre croyance au moi se heurte continuellement au déchiquetage en règle de chaque instant présent et que ce soit sur le « métier »le plus irréductible à toute possibilité d’identification que cent fois nous remettons inlassablement et absurdement son ouvrage, tout comme Sisyphe avec son rocher?


« J’ai de nouveau ouvert mon premier oeil », « tandis que l’homme d’avant, celui qui était presque déjà mort et qui restait collé au sol ». Il n’est pas possible de vivre le présent de cet instant pendant lequel la balle entre dans la chair de notre corps. Nous nous rappelons vaguement de ce qui était avant puis nous allons essayer de relier les fils rompus « après » mais cet instant là est sans « pendant » ou, plus exactement ,disons qu’il n’a été appréhendé que par une conscience suspendue, observatrice, désincarnée, neutre, comme un témoin totalement distant et presque irréel assiste à la fois de très loin et de très près, à la scène. Il y a ce qui « s’effectue » purement, en un éclair de justesse et puis il y a notre façon de la décliner qui va nécessairement supposer de l’avant et de l’après. Tout ne se passe qu’au présent mais nous ne pouvons l’appréhender qu’en tant que futur ou passé. Le présent de tous les temps de la conjugaison est le plus impossible, c’est bien ce que dit Pascal: « nous ne tenons jamais au temps présent ». Mais ce que Philippe lançon décrit ici, c’est à la fois ce qui confirme et infirme la thèse du philosophe français, car aussi déflagrateur que soit le présent qu’il a vécu, il donne ici idée par son écriture du trouble et de la confusion d’un moi qui va par le dialogue tenter de se retrouver et de se recomposer à partir de l’évidence d’un présent inhabitable.

  

2- Corps et âme

C’est donc à partir d’un entretien de soi à soi que ce travail de recomposition d’un récit ET d’une identité s’entreprend. Mais c’est aussi un questionnement: « est-ce que c’est encore de la vie, ce « truc », ces visons de jambes noires et de sonorités: « Allah Akbar ». Il ya dans le rêve celui qui rêve: le dormeur, et celui qui, à cause de son réveil, ne comprend rien aux paroles prononcées par la rêveuse ou le rêveur. C’est exactement comme le sentiment de proximité et de profonde exclusion d’une personne qui, à nos côtés, parle en dormant. Nous entendons les sons qui sont des paroles avec un sens mais nous nous disons que ces paroles n’ont de sens authentique et véritable qu’à l’intérieur du rêve de la personne qui nous échappe. C’est bien cela qu’il nous faut saisir pour comprendre ce que Philippe Lançon décrit. Mais nous sommes à la fois le rêveur et le réveillé, juxtaposés, comme une personne dédoublée en deux corps distincts, côte à côte dans un même lit. « Mais qu’est-ce qu’il dit? » Il faudrait être à l’intérieur de son rêve pour le comprendre et le savoir, mais ce n’est pas mon cas. Etrange en même temps, puisque c’est moi! Voilà que ce présent réel est tellement réel qu’il décrit autour de sa bulle le présent d’un rêve raconté par celui qui le vit « comme un rêve ». Nous entourons d’irréalité ce qui est trop réel pour que nous le vivions. Mais ne faisons-nous pas cela tout le temps en fait? N’est-ce pas pour cela que « nous noyons le poisson » dans le déni de ces conversations empreintes d’une normalité dérisoire et consternantes de tentatives avortées de banalisation?



                Mais ce rêve du présent qui décrit peut-être la modalité de perception la plus effective de tout instant appréhendé tel qu’il est par ce que je suis (en train d’être) se révèle à Philippe Lançon comme étant celui d’un corps « autre », traumatisé, ensanglanté et méconnaissable au sens fort du terme. Comment ce sang pourrait-il être à moi, être moi puisque qu’il s’écoule, comment ce lambeau peut-il être « mon » corps? « Il m’a fallu une seconde pour comprendre que cette main était la mienne, une nouvelle main, taillée sur le dos et découvrant la blessure entre les deux articulations de l’index et du majeur. Comme lorsque on se réveille difficilement après une opération qui a redistribué la donne d’un nouveau corps, Philippe Lançon s’aperçoit de la nouvelle main que « la vie », « le coup du sort », « la fatalité » lui a redessiné. Quelque chose de ce passage est infiniment stoïcien: Philippe Lançon n’exprime ici aucunement le sentiment d’une perte quelconque mais d’une rupture si totale que l’éveillé se retrouve avec un corps autre qu’il n’est ni question de refuser ni vraiment d’accepter (au sens d’assentiment de la conscience): « C’est ». « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » dit le poète Joë Bousquet , revenu infirme de la première guerre mondiale. Aucun de nous ne se définit comme une personne à qui il arrive des évènements parce qu’elle serait elle-même, nous consistons au contraire dans cette ligne très dépouillée s’efforçant de se tracer dans le fil des évènements. Je ne suis pas celui ou celle à qui il arrive des choses, mais je suis la zone d’impact de ces choses qui ne font qu’arriver. Il m’a fallu une seconde…vie, un second niveau de vie pour réaliser que cette main était la mienne. Ce n’est jamais que dans une seconde existence que nous recomposons artificiellement ce second temps ce récit recomposé des choses réelles, effectives et instantes qui ne font qu’advenir. Ce qui nous est finalement décrit ici par Philippe Lançon n’est que le versant tragique du conte pour enfant de Lewis Carroll, avec Philippe Lançon lui-même dans le rôle d’une  Alice traumatisée.


3- Je dis « je » 

Mais pourquoi ce récit nous embarque-t-il avec autant de force, comme si nous réalisons grâce à lui, quelque chose d’infiniment plus fort que tous les articles journalistiques qui avaient écrits sur l’attentat? Toutes les références que fait l’auteur au travail des mots au début du texte et à la fin, répondent parfaitement à cette question. Les mots sont d’abord à la traîne. D’habitude ce que nous vivons s’insère dans les cadres préalables de nos mots. Notre pensée applique aux expériences le pochoir prédécoupé des concepts, des idées générales et communes de notre langue maternelle. Mais pas cette fois ci! Pour une fois, et peut-être la seule fois dans ma vie, ils sont en retard. Même eux sont tétanisés, sidérés par ce présent pur de l’attentat. La prose neutre de Philippe Lançon parvient avec une prodigieuse justesse à occulter suffisamment la douleur de la sensation et du contexte catastrophique pour que nous lecteurs réalisions ceci: il fait, en tant que victime l’expérience privilégiée d’un moment de vérité pendant lequel ce qui lui est donné à vivre c’est un instant de vie non commenté, non commentable, pur, et donc vrai, sans que le processus d’assimilation et de dénaturation de la langue puisse ici s’opérer. Autrement dit, c’est un instant comme ils le sont tous, mais aussi comme, pour l’écrasante partie du temps, ils nous échappent tous. Ce que vit Philippe lançon, c’est l’inhumanité d’un instant pur tel qu’il n’est pas encore pré-mâché, et défiguré par ces cribles de banalisation qui nous font finalement digérer la pilule d’exister.

La langue rend habitable une dimension qui nous dépasse, qui nous excède en lui imposant le modèle d’une chronologie, mais la vérité, c’est que rien ne vit que le temps de durer, et cette durée est infinie, continue, confuse, éternelle. Probablement n’existe-t-il pas d’autres moyens pour l’être humain de la vivre que de la transfigurer, de la travestir avec du temps, de la langue, de la succession, de la discontinuité. C’est alors qu’un authentique dialogue fait de mots s’installe. Philippe Lançon va réapprendre à nommer des parties d’un corps nouveau qu’il va ainsi se réapproprier aussi opportunément que faussement, humainement. Notre corps fait de mots se vit dés lors comme une composition d’organes. Mais cette réappropriation linguistique va demander du temps et ce dialogue s’effectue d’abord entre deux corps juxtaposés.

Nous retrouvons ici exactement les termes utilisés par Jacques Lacan pour définir la condition de tout sujet parlant: la dissociation, la refente entre je de l’énoncé et je de l’énonciation.  Mais c’est à l’installation de ce processus que nous assistons presque « en direct ». Le cour de tous ces axes duels grâce auxquels Philippe lançon se dit à lui-même ce qui lui arrive, ce qui quasiment est en train de lui arriver: corps et âme, demi vivant et demi mort, corps et esprit, etc.  se retrouvent ici parfaitement « à l’oeuvre ».  Il faut que ce moi se recompose après cette tragédie mais en même temps il est parfaitement exact qu’il ne peut se recomposer qu’en se racontant cette fausse histoire d’un « moi ». Par cette dissociation entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation, c’est bien au processus même décrit par Paul Ricoeur d l’identité narrative que nous assistons, identité qui crée un mythe aussi fictif que parfaitement nécessaire: celui du moi.


Conclusion

La puissance de ce témoignage ne vient donc que d’une seule origine: celle qui fait de chacune et chacun de nous le témoin-scribe qui dans l’ombre portée d’un corps qui ne peut être que le sien note inlassablement « tout » et fait de ce tout une légende, un mythe, une histoire. Il est tout aussi vrai d’affirmer que le moi est un leurre et qu’il est notre seule vérité, qu’il faut nous  y tenir, sous peine de n’avoir plus d’existence et de devoir nous concentrer de vivre, sort auquel certaines et certains d’entre nous semblent s’être résignées. Lire ce témoignage et entrer ainsi de plain pied grâce à Philippe Lançon dans cette entreprise folle de donner du sens à ce qui n’en a aucun nous permet précisément de réaliser que cet effort n’a rien de dément, en réalité, et que le seul ouvrage qui s’y dessine est celui de devenir sans cesse plus humain, plus « soi-même », de le devenir.

 


(Pour l’essai, la différence réside dans le fait que nous sommes interrogés sur une question dont le texte est « l’occasion », occasion importante, voire essentielle mais non exclusive. Le recours à d’autres auteurs est donc possible. Il convient de manifester clairement et rigoureusement que la question posée est là à cause du texte mais elle peut aussi à partir de lui se prolonger hors de lui. Ainsi la question de savoir si la conscience de soi suppose le dialogue implique que nous démontrions à quel point pour ce texte la réponse est « oui » mais cela ne nous empêche pas de citer les arguments d’autres auteurs pour le « non ». Pour être clair, le rapport au texte est plus fondamental et quasiment exclusif dans l’interprétation alors qu’il ne l’est pas dans l’essai même si l’essai doit lui accorder un place éminente dans ses développements).