dimanche 26 janvier 2020

Vérité et Mensonge au sens extra-moral de Friedrich Nietzszche - Explication

1) La vie de Friedrich Nietzsche
       
Dans l’un des livres qu’il lui a consacré, Gilles Deleuze propose d’appliquer à la vie même de Nietzsche la succession célèbre des trois métamorphoses, chacune correspondant à un moment de l’esprit qui parvient ainsi à devenir authentiquement lui-même et à libérer sa puissance créatrice. Le chameau porte et subit le poids des valeurs telles qu’elles sont déjà établies. Le lion les détruit dans un mouvement de révolte et l’enfant crée des valeurs nouvelles. L’oeuvre du philosophe peut ainsi se laisser décrypter au fil de ces mutations, ainsi que les phases de son existence qui leur correspondent sachant que l’enfant décrira ce moment ultime précédant la folie de l’auteur.
        Frédéric Guillaume Nietzsche est né en 1844 à Roecken dans la Thuringe, qui se situe au centre est de l’Allemagne. Il voit le jour dans une famille très marquée par la religion puisque son père était pasteur et sa mère fille de pasteur. Il a 5 ans quand son père décède d’une apoplexie. Il fera ses études à Pforta, à Bonn puis à Leipzig. Son choix le porte vers la philologie (étude historique et littéraire d’une langue, le grec ancien en l’occurrence) plus que vers la théologie, n’ayant jamais été croyant. La lecture de Schopenhauer le marque durablement mais son rapport à la philosophie sera toujours imprégné de son rapport originel et fondamental à la langue des grecs de l’antiquité. Il est un élève particulièrement brillant et sera nommé dés 1869 professeur de philologie à l’université de Bâle (il n’a que 25 ans, ce qui est exceptionnel).
        C’est à cette époque qu’il se lie d’amitié avec le musicien Richard Wagner qui a 60 ans et sa femme Cosima (qui en a 30). En 1870, il est engagé volontaire dans la guerre contre la France, en tant qu’ambulancier. C’est à cette époque qu’il se débarrasse de toutes les anciennes valeurs qu’il honorait encore, comme un certain nationalisme ainsi qu’un rapport identitaire à sa culture d’origine. Toute l’oeuvre de Nietzsche est, au contraire, empreinte d’un profond mépris pour tout ce qui est allemand. Cette expérience de la guerre lui imprimera également un goût profond pour la solitude ou, du moins, une certaine incapacité à supporter la vie collective. Il écrit « la naissance de la tragédie » (sa première oeuvre publiée) en 1871. Le mauvais accueil du livre par ses collègues universitaires conforte son isolement et sa difficulté à mener de front une pensée d’auteur et une carrière de professeur. En 1875, il prend nettement ses distances avec Wagner qui se fait honorer comme musicien officiel de l’Allemagne.
        Les premiers ennuis de santé de Nietzsche datent de cette époque, probablement à cause d’une syphilis contractée pendant sa période militaire.. Il obtient une pension de l’université de Bâle  grâce à laquelle il voyage dans le sud de l’Europe: Italie, Suisse, Sud de la France. Commence alors une vie nomade de meublés en meublés au gré de l’évolution de sa maladie et de visites qu’il fait parfois à quelques amis comme Peter Gast, Paul Rée, Malwida Von Meysenburg. Nietzsche ne décrit jamais vraiment sa maladie comme le moteur de son oeuvre philosophique mais il lui assigne néanmoins un sens voire une fonction philosophique. Dans ce déplacement constant de la  maladie vue et observée par les périodes de rémission et inversement de bonne santé perçue au travers des instants de crises, Nietzsche situe l’origine de cette transmutation des valeurs, de ce perspectivisme qui rend possible que l’on analyse un état « du dehors » dans un jeu incessant de glissement et de lignes de fuite. Il s’agit de faire de sa santé un point de vue sur la maladie et inversement.
       
Rien ne serait plus faux que de définir la philosophie de Nietzsche comme une certaine façon d’appréhender et de vivre sa maladie mais il n’est pas incohérent de concevoir cette succession d’états de bien-être (très relatifs) et de crises en parallèle avec une philosophie niant totalement l’idée même d’unité ou de substantialité d’un sujet. Dans cette variation de sentiments, de situations, d’états et de pensées, Nietzsche fait l’expérience de cette dispersion du moi, de cette plurivocité où quelque chose de la polyphonie de la vie s’effectue, se « signe ». C’est le propre de la vie que de dissimuler ses instincts derrière des masques. Ce point est très important: ce n’est pas consciemment que telle ou telle personne se masque, ce n’est pas du tout une question de personne. C’est un « tour » de la vie.
        Dans cette période que l’on pourrait décrire comme étant celle du Lion (de la révolte), Nietzsche écrit Humain trop Humain (1878), Le voyageur et son ombre (1879). C’est pendant la préparation du Gai savoir qu’il aura à Sils-Maria la révélation de « l’Eternel retour », cette intuition fondamentale de sa philosophie dont on pourrait concevoir qu’elle inaugure la dernière période: celle de l’Enfant. En 1882, il fait la connaissance de Lou-Andréa Salomé dont il va tomber amoureux. Cette femme qui sera la maîtresse de Rainer Maria Rilke perçoit bien le génie du philosophe sans être amoureuse de l’homme. Nietzsche n’a connu que des échecs sentimentaux.
        L’année 1888 sera particulièrement productive: le crépuscule des idoles, le Cas Wagner, l’Antéchrist manifeste pleinement la mutation de l’Enfant. Le 3 janvier 1889, Nietzsche s’écroule en pleine rue à Turin. Sa mère et sa soeur s’occuperont de lui jusqu’à sa mort le 25 aout 1900. Il passe cette dernière période de sa vie dans un état de paralysie complète et ne dira pas un seul mot. Gilles Deleuze termine sa présentation biographique de Nietzsche en pointant le rôle déplorable de sa soeur Elisabeth qui n’aura de cesse de rapprocher l’oeuvre de son frère du nazisme. Nietzsche semble en effet correspondre parfaitement à la figure même du penseur maudit, non pas au sens étymologique du terme: « mal dit » (du latin « male dicere »: tenir des propos mauvais), mais au sens de « mal compris ». Ce silence de 10 ans causé par une maladie qui n’est plus en mesure de « faire oeuvre » ne causa cependant qu’un tort relatif tant la puissance de son oeuvre ne laisse aucune ambiguïté: « des gens comme ma soeur sont inévitablement des adversaires irréconciliables de ma manière de penser et de ma philosophie, ceci est fondé sur la nature éternelle des choses. »
2) La philosophie de Friedrich Nietzsche
        Pour tenter de rendre compte de « la » philosophie de Friedrich Nietzsche, nous nous appuierons sur le petit livre de Gilles Deleuze: « Nietzsche ». Quiconque lit un passage d’une oeuvre de Nietzsche s’aperçoit immédiatement qu’il n’écrit pas comme les autres philosophes. Il y a sans nul doute un enjeu, un propos de nature philosophique mais le style d’écriture n’est aucunement celui de l’explication et très partiellement seulement celui de la démonstration. Il ne s’agit pas pour lui de trouver la vérité derrière les phénomènes, mais de les interpréter, c’est-à-dire de leur prêter un sens, sachant que ce sens peut varier en fonction des intérêts, des époques de l’évolution de la vie.
        A quoi sert le philosophe, alors? A décrypter les symptômes de ce mouvement de la vie et à formuler des « perspectives », à les hiérarchiser, non pas en fonction de leur vérité mais de leur intérêt. En fait, cette nouvelle fonction du philosophe n’est pas du tout nouvelle, c’était celle des présocratiques (Héraclite, Thalès, Empédocle, etc.). Pour Nietzsche, Socrate et Platon ont détourné et perdu quelque chose de la philosophie première et c’est cette authenticité qu’il s’agit de retrouver, mais en quoi consiste cette authenticité? Dans l’unité de la pensée et de la vie. « La vie active la pensée et la pensée affirme la vie » - Gilles Deleuze. Pour bien comprendre cette thèse, il suffit de se rendre compte de cette évolution de la philosophie au gré de laquelle il semble impossible d’être un penseur et un « vrai vivant » (ne pas confondre avec un bon vivant), comme s’il fallait choisir entre vivre vraiment et penser durablement. Les penseurs de profession se mettent à part de la vie et réfléchissent dans une posture d’intellectuels qui dessèchent l’exercice de la pensée, qui l’anesthésient, la dévitalisent (Kant). Au contraire, chaque anecdote de la vie est une pensée qu’il nous reste à interpréter et inversement chaque pensée est une invitation  à l’incarner, au sens propre: à lui donner de la vie et de la chair.
       
Philosopher, c’est exercer une force vive, mais il est de la nature même des forces de ne jamais apparaître sans revêtir d’abord le masque de certaines forces préexistantes, comme celle de la religion, de la spiritualité. C’est pourquoi on évoque l’ascétisme du philosophe sans percevoir qu’il s’agit du masque que se donne une puissance physique, sensuelle du penseur. Le secret de la philosophie, à savoir qu’elle consiste dans l’affirmation par la pensée de la vie et l’activation par la vie de la pensée ne peut se produire que dans l’avenir puisqu’il a été d’emblée court-circuité. De fait nous n’avons fait qu’assister qu’à la « pente descendante » de cette efficience vitale de la pensée, à savoir à l’opposition de valeurs prétendument supérieures: le juste, le bien, le vrai, etc, contre la vie même. Alors qu’il appartiendrait au philosophe de casser ces valeurs et d’en créer sans cesse de nouvelles, il se range et se soumet à la pratique des valeurs normatives, c’est-à-dire qu’il porte, et supporte au lieu: « la philosophie n’est plus que le recensement de toutes les raisons que l’homme se donne pour obéir. » Gilles Deleuze -
        Il appartient à un nouveau type de philosophe de revenir à l’origine même de la philosophie telle qu’elle a été pratiquée par les présocratiques: « affirmer la vie ». Aussi différent qu’il soit, Socrate, Kant critique de fausses morales, des fausses attitudes mais c’est toujours pour réhabiliter les supposées « vraies »: la maïeutique, la morale kantienne, etc. Ils changent les valeurs, mais ils n’en créent pas de nouvelles et ils nous invitent toujours à assumer le Réel tel qu’il est sans se rendre compte que ce réel n’est lui-même  que ce qu’en ont fait ces valeurs prétendument supérieures. De Socrate à Hegel, la philosophie, selon Nietzsche n’a fait que se soumettre et inciter à se soumettre à des normes, à des idéaux. Notre histoire n’est donc que celle d’une lente et longue dégénérescence dans laquelle la pensée et la vie n’ont cessé de se contrarier alors que leur nature la plus profonde est de s’appuyer et de s’affirmer sans cesse l’une par l’autre.
       
Contre cette dégénérescence, il nous faut interpréter, c’est-à-dire saisir les forces qui sont à l’oeuvre dans un phénomène, sachant qu’il existe des forces actives (primaires, conquérantes, affirmatives) et des forces réactives (secondes, négatives, adaptatives). Il n’existe jamais, à aucun moment « une seule force ». La nature même de la force est plurielle et c’est ce rapport constant de la force avec la force que l’on appelle « volonté de puissance », on devrait peut-être dire finalement: « intensité de puissance ». Il y a ici un rapport entre l’intention et l’in-tension. La volonté de puissance ne désigne donc pas la volonté de prendre le pouvoir. Elle caractérise au contraire la libération, la dépense. Quand nous remontons à l’origine d’une volonté, d’un acte ou d’un phénomène, nous finirons toujours par trouver la dépense d’une énergie, c’est ça la volonté de  puissance. Elle n’est pas, comme le dit Gilles Deleuze, ce que la volonté veut, mais « ce qui » veut dans la volonté de puissance.  Sans cesse revient chez Nietzsche la distinction entre les forces actives et les forces réactives. Les premières affirment dans l’émergence même de sa différence à l’égard des autres forces. Mais elles ne s’affirment pas contre elles. A l’inverse les forces réactives sont d’emblée négatives et négatrices.
        Pour bien comprendre la pensée de Friedrich Nietzsche, il faut se détourner de tout dualisme, ou de tout monisme. Ce qu’« il y a » ce sont des forces et ce qu’il « faut faire » même si cette expression est VRAIMENT mal choisie pour qualifier Nietzsche, c’est  affirmer la vie, lui dire « OUI » et surtout lui faire dire « OUI », ni un retour en arrière ni une espérance folle vers l’avenir, une adéquation simple, forte, authentique avec ce que la vie est « purement », cela va de pair avec la réalisation d’une philosophie première, dans tous les sens du terme: affirmer la vie.
        Mais tout le problème vient de ceci que la vie elle-même est prise dans le renversement d’un mouvement réactif. Il est très intéressant de situer ici les thèses de Darwin, notamment parce qu’elles permettent de pointer un mouvement qui s’effectue dans la vie même, bien au-delà de la seule espèce humaine, mais aussi parce qu’elle permet de comprendre la définition des forces réactives: c’est le triomphe de l’adaptation, du second temps. Les espèces qui survivent sont celles qui sont réduites à des processus réactifs, et même si cette loi vaut pour toutes les espèces il est clair que l’homme est une espèce réactive par excellence, très douée pour l’adaptation. « Nous ne comprenons plus ce que signifie « agir » » - Gilles Deleuze. Tout est processus de régulation, d’adaptation, de vie secondaire. Réalisons à quel point cette visée de Nietzsche est juste notamment lorsque nous considérons comme intelligente toute espèce capable de s’adapter à de nouvelles conditions.
       
Rien ne serait plus suicidaire, plus ruineux et finalement plus contradictoire que de réagir contre les forces réactives (puisque c'est encore "réagir"). Les percer à jour est déjà très important, très productif, très sage. Par rapport à cette vie affirmative et première célébrée par les premiers philosophes et tragédiens grecs, les forts sont les artistes, les esthètes, les déchiffreurs de symptômes, les faibles sont les adaptés, les régulés, les bouffons, les modalités de vie médiocres, conformes, conformistes maquées par le signe du troupeau, celles et ceux qui ne créent rien. On voit bien dans quelle catégorie Nietzsche rangerait aujourd’hui celles et ceux qui exercent le pouvoir dans la plupart des Etats européens. Ce que nous vivons, c’est le triomphe des esclaves, de celles et ceux qui ne parlent que de gérer, de spéculer, d’accumuler des biens, de favoriser la croissance, de capitaliser pour sa retraite. Pour ces faibles qui sont aujourd’hui les gouvernants, la volonté de puissance est devenue autre chose, un désir de dominer les forts. Il s’agit simplement de ne pas perdre de vue la ou plutôt les perspectives de la volonté de puissance réellement efficiente, celles qui créent par et pour la vie: "on a toujours à défendre les forts contre les faibles. » Cette phrase a tellement été mal entendue, notamment par sa soeur, qu’il faut la rétablir dans son sens premier: la force est créatrice. Elle désigne la faculté de saisir les phénomènes dans leur irréductible nouveauté. Il ne faut pas s’y tromper, non seulement Nietzsche n’est pas un nihiliste, mais toute sa philosophie décrit l’effort pour vitaliser la pensée contre le nihilisme. S’il faut casser les anciennes valeurs, c’est justement parce qu’elles anesthésient la vie.
        Nietzsche énumère 5 étapes du nihilisme, cinq moments du triomphe de la faiblesse sur la force et la vie (il convient de les pointer sans les juger - C’est une donnée fondamentale de la lecture de Nietzsche: ne jamais se presser de situer les éléments qu’il soulignent comme « bons ou méchants », « avantageux ou nuisibles ». Nietzsche est un généalogiste qui voit à l’oeuvre des mouvements d’action et de réaction dans la vie même. Son propos est de lire ces processus, de les interpréter, de les hiérarchiser (quelle est leur valeur?). Mais il ne se laissera jamais prendre au piège de défendre une idéologie.
1) Le ressentiment: on fait honte à l’action. Le faible s’attribue le mérite de ne pas faire ce qu’accomplit le fort. La vie est accusée dans la dépense même de sa puissance vitale et vitaliste. On fait honte à la puissance de sa pleine santé.
2) La mauvaise conscience: c’est l’invention de la culpabilité, la force réactive qui intériorise et fait sienne la faute.
3) L’idéal ascétique: on s’impose à soi-même des privations, des mutilations, des modes de vie privés de joie et d’accomplissement, d’art. Il y a une inversion des valeurs: les forts deviennent faibles et les faibles forts. On « supporte ». On célèbre les valeurs de l’âne ou du chameau. Vivre, c’est porter sa croix. On pourrait ici l’anecdote dans laquelle Nietzsche perçoit le nihilisme de Socrate: condamné à mort, Socrate aurait demandé à ses amis de sacrifier pour lui un coq à Asclépios, pour l’avoir guéri de cette maladie qui s’appelle « la vie ».
4) La mort de Dieu. Le nihilisme poursuit sa voie en s’attaquant à Dieu lui-même. Ce n’est pas que Dieu, ou les religions soient pour Nietzsche des affirmations de la vie, c’est plutôt que le nihilisme suit sa route. Une figure pourrait parfaitement correspondre à ce moment du nihilisme, c’est le triomphe de la science contre la religion. On abat une idole pour lui en substituer une autre sans s’apercevoir de la supercherie. On pense que l’on est enfin en face du Réel sans se rendre compte que ce « réel » n’est qu’une représentation proposée par la science, laquelle devient à son tour une faiseuse d’idoles, de dogmes, de croyances, d’inquisition, etc.
5) Le dernier homme (ou l’homme qui veut mourir). Deleuze fait sur cette dernière étape une remarque fondamentale: « les concepts Nietzschéens sont des catégories de l’inconscient. » De tous les philosophes engagés dans une forme de dénonciation de la conscience (Spinoza, Freud, Marx, Lacan, etc.) Nietzsche est probablement celui qui est allé le plus loin dans ce que l’on pourrait appeler « la vision des profondeurs ». Le nihilisme finit par se nier lui-même, par vouloir sa propre destruction, ou plutôt par vouloir ne plus vouloir.
3) Le contexte de l’oeuvre
       
Il convient de situer la rédaction de ce livre dans la carrière de Nietzsche, tout à la fois en tant que professeur et qu’écrivain. C’est en 1869 qu’il est nommé professeur de philologie à l’université de Bâle. Il n’a que 26 ans ce qui est exceptionnel pour un tel poste. Il publie son premier livre: « Naissance de la Tragédie » en 1871 et reçoit, à cette occasion, un flot d’hostilités et de mauvaises critiques, notamment de la part de ses collègues universitaires.
        Nietzsche ne publiera jamais « vérité et mensonge au sens extra-moral », ce qui prouve qu’il avait bien conscience de l’effet désastreux qu’un livre aussi radical aurait  occasionné pour ses ambitions qui vont très vite se réduire à peu de chagrin mais qui à l’époque, et malgré la déception de sa première oeuvre, étaient probablement actives. Il avait, en effet, sollicité en 1872, la chaire de philosophie de l’université de Bâle et se l’était vu refusée. Parmi tous les essais publiés à titre posthume, certains étaient quasiment illisibles ou très fragmentés, mais ce n’est pas du tout le cas de celui-ci, et il est un peu paradoxal que Nietzsche n’ait jamais songé à le publier plus tard alors que d’une part, il est la reprise d’un travail écrit qu’il offrit à Cosima Wagner à Noël 1872 (nous savons que cette femme compta énormément pour lui et qu’il conçut pour elle une véritable « affection », avant que sa rupture avec Wagner ne fût consommée) et d’autre part qu’il contient en germe la quasi-totalité des intuitions et des thèses qu’il développera ultérieurement à l’exception de « l’éternel retour ».
        Les philosophes François Warin et Philippe Cardinali insistent en effet sur la densité philosophique de cette oeuvre, sur la puissance de ces quelques pages qui finalement sont tout à la fois l’annonce et l’articulation de toutes les thèses que Nietzsche développera ultérieurement. Nous y trouvons, en effet, selon eux:
- Le refus de l’humanisme et de l’intellectualisme
- La critique de l’anthropomorphisme de toute connaissance
- L’analyse du rôle que joue le langage dans les présupposés de toutes les philosophies du sujet (celle de Descartes en premier lieu)
- L’analyse et la destitution des valeurs comme expression inconsciente des besoins vitaux
- Une généalogie de « l’instinct de vérité », c’est-à-dire une approche historique et linéaire de ce « besoin de vérité » ou plus exactement de ce qui se cache derrière la toute puissance théorique de cette notion.
       
Ce petit opuscule achevé, prêt à imprimer, ne fut donc jamais publié du vivant de son auteur alors même qu’il contient l’essence même de l’oeuvre à venir. Comment expliquer ce que les deux commentateurs appellent la réticence de Nietzsche à franchir le pas de l’impression? Deux réponses semblent envisageables:
Peut-être cette oeuvre a-t-elle été perçue par Nietzsche comme une sorte de choc dont les écrits à venir seraient finalement les « ondes » mieux déployées, d’autant plus amples et souples dans leurs mouvements qu’elles se donneraient à lire et à interpréter en tant que telles, indépendamment de cet écrit de jeunesse que l’on pourrait qualifier de « principiel » mais indésirable comme une fusée soucieuse de dissimuler sa propre rampe de lancement.
Le style de Nietzsche dans cet opuscule est certes précis, enlevé, parfois lyrique et imagé mais reste assez loin de la « puissance de frappe » philosophique et littéraire des oeuvres ultérieures. En un sens, c’est précisément ce qui peut retenir notre attention par rapport aux oeuvres postérieures certes empreintes d’un style et d’une maturité philosophiques certaines mais, de ce fait, souvent difficiles à appréhender. « Vérité et mensonge au sens extra-moral » n’est pas une oeuvre « facile » mais, compte tenu de la difficulté extrême de l’oeuvre de Nietzsche, elle constitue une approche pertinente et beaucoup plus abordable que des écrits plus personnels et plus poétiques. En bref, c’est justement parce que le style de l’auteur n’est pas encore maîtrisé dans cette oeuvre qu’elle jouit sans conteste d’un gain de clarté et nous donne l’opportunité de rentrer dans une pensée dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est d’une complexité aussi précieuse qu’exigeante.
        C’est un siècle plus tard que ce petit opuscule fut traduit et publié en France où il connut un succès foudroyant. C’était l’époque du structuralisme et la découverte de cette analyse du langage ne pouvait pas mieux tomber. Elle faisait en effet plus qu’écho à ce mouvement (Lacan, Lévi-Strauss, Barthes, Foucault) définissant à la fois le langage comme « le fait culturel par excellence » et l’homme comme « pris dans la chaîne du signifiant » - Jacques Lacan.

jeudi 23 janvier 2020

Questions sur le texte de Maurice Merleau-Ponty

 
« La pensée n’est rien d’«intérieur», elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément.
                                                                                            Maurice Merleau-Ponty
1) Définissez a) le thème de ce texte b) sa thèse c) son enjeu d) son plan
2 )Que veut dire Merleau-Ponty lorsqu’il écrit a) « ce silence prétendu est bruissant de paroles » b) « Les significations disponibles s’entrelacent selon une loi inconnue » c) « un nouvel être culturel a commencé d’exister. »
3) Selon vous, pouvons nous penser une impression sans nous l’exprimer à nous-mêmes par du langage? Justifiez
4) Le langage nous permet-il de nous connaître nous-même?


1)Thème: il est souvent difficile d’exprimer notre pensée telle qu’elle nous vient et le sentiment demeure d’un déficit entre la pensée « pure », instantanée, et la formulation postérieure, progressive, tâtonnante de celle-ci. Nous adhérons alors à l’idée de cette dualité entre une intériorité riche, profonde, ineffable et son expression linguistique certes pratique mais approximative et seconde, voire secondaire par rapport à l’authenticité d’une présence indicible en notre « for intérieur ». Thèse: Tout le propos de Maurice Merleau-Ponty ici est de rejeter cette représentation illusoire d’une forme de trahison de notre vie intérieure et authentique par les mots, en assignant l’origine du sentiment de cette antériorité d’une présence ineffable par rapport à son expression au travail silencieux de nos mots usant de significations premières, « efficientes en sous-main ». Toute pensée qui vient à l’esprit est déjà une donnée linguistique, mais cette primauté est paradoxalement ancienne parce que toute langue se présuppose constamment elle-même à la fois par ses signifiants et par les opérations syntaxiques qui les relient les uns aux autres. C’est toujours à partir de structures et de termes déjà là que nous concevons une pensée nouvelle et c’est cette construction d’un sens encore inconnu à partir d’éléments et d’opérateurs déjà bien connus qui crée le sentiment illusoire d’un « avant les mots », d’une vie intérieure. L’enjeu: il est donc question pour Merleau-Ponty de se positionner clairement sur cette question philosophique de l’ineffable en le réfutant radicalement: il n’y a pas de pensée sans langage. Plan: Dans un premier temps, Merleau-Ponty explique en quoi consiste l’illusion de la vie intérieure. Il lui oppose ensuite directement la thèse contraire à laquelle il adhère avant de développer dans un troisième temps cet effet d’antériorité de la langue par le biais duquel elle se présuppose constamment elle-même, mais ce troisième moment est beaucoup plus argumentatif que les deux précédents parce que l’auteur s’attaque à l’objection fondamentale de la thèse qu’il défend: comment se fait-il que nous puissions concevoir des pensées nouvelles avec des significations toujours anciennes? Il évoque alors la notion de « loi inconnue », expression censée rendre compte de la capacité du langage à créer des énoncés toujours dotés d’un sens nouveau sur le fond d’une systématique totalitaire et présupposée.

2)« Ce silence prétendu est bruissant de paroles »: Qu’est-ce que penser? Nous sommes tentés de répondre par un temps plus que par la description d’une action. Nous pensons avant d’agir, avant de parler, et quand nous ne le faisons pas, nous courons le risque de l’erreur, de la précipitation. Penser nous est souvent présenté comme le préalable incontournable à toute action humaine, ou du moins comme ce qui devrait l’être. Penser est cet « avant » par lequel l’homme se singularise, se distingue de l’animal exactement comme Karl Marx le fait remarquer à l’égard du travail (distinction entre l’abeille et l’architecte). De cela seul qu’une action soit effectuée par des hommes découle qu’elle se soit détachée d’une sorte de fond d’écran pensif et toujours déjà efficient. "Nous pensons avant de penser donc nous sommes »: telle pourrait être une autre version du Cogito de Descartes. Aussi loin que l’on puisse remonter afin de fonder notre existence, ce que nous trouvons et sur quoi nous pouvons nous fonder avec certitude, c’est cette capacité de l’homme de toujours se présupposer suffisamment et indéfectiblement en tant que pensée pour que nous soyons dans le pli pensif de cette présupposition là. Mais quelle est la nature de cette efficience, de cette rumeur constante et indubitable? Nous induisons un peu vite la profondeur et l’intimité de la nature première de cette rumeur, comme s’il fallait que ce fond soit silencieux, obscur et intime pour que nous puissions y fonder l’existence de notre personnalité. En réalité, selon Merleau-Ponty, il n’est rien dans la pensée qui soit intérieur. Penser n’est qu’un « effet de surface », mais ce n’est pas pour autant que c’est superficiel. Peut-être faut-il même aller jusqu’à considérer l’être humain comme un effet de surface de cette efficience linguistique de ce que c’est que penser. Réfléchir ne veut pas dire parler à voix haute. Dans notre intérieur, une pensée se forme et arrive à la maturité de sa formulation. Aucune pensée ne surgit « toute faite ». Elle n’est pas un « ready made », elle consiste dans un processus. De ce travail de maturation qui est toujours déjà celui de la langue, nous nous faisons l’image fausse d’un fond obscur et sans mot qui viendrait petit à petit à la surface de la langue, sans réaliser que ce qui est toujours déjà là, c’est la langue elle-même. Toute pensée nouvelle est en réalité un énoncé pourvu d’un sens nouveau qui se constitue par la nouvelle distribution d’éléments et d’opérateurs anciens. Finalement l’effet de présupposition constant de la pensée par elle-même ne peut s’expliquer que si nous l’assimilons exactement à cette capacité qu’a la langue de se présupposer constamment comme un tout. Il n’y pas à chercher plus loin l’origine même de cette présence toujours antérieure et quasi miraculeuse de la pensée humaine. L’image du bruissement est aussi habile que poétique. Il en existe peu qui puisse aussi bien que celle-là illustrer ce fond de rumeur continu, intarissable, systématique sur la base duquel une pensée se détache. Le bruissement de la pensée, c’est celui de ces mots toujours déjà opérationnels, toujours disponibles et anciens qui se cherchent pour accoucher d’un sens inédit.  « Les significations disponibles s’entrelacent selon une loi inconnue »: Comment comprendre l’utilisation de ce terme vague flou: loi inconnue? Par la double articulation telle que André
Martinet la décrit: Les significations sont déjà dans les mots et les mots sont là, disponibles, communs, prêts à l’usage, mais je peux les combiner dans un énoncé pourvu d’un nouveau sens. Nous concevons une pensée qui ne nous était jamais venue en tête avant et nous en déduisons hâtivement qu’un élément étranger, obscur, « brut », un peu comme un météorite, « calme bloc d’ici bas chu d’un désastre obscur » Mallarmé, a fait irruption dans notre pensée, en enfonçant la porte. Mais en vérité, pour que cette idée nous vienne, pour que l’évidence fulgurante d’un sens nouveau nous sidère dans l’être à soi de notre conscience, il faut bien qu’il illumine un ciel déjà connu de moi, qu’il soit comme la mise en relation nouvelle d’éléments anciens, de la même façon que la foudre consiste dans la différence de potentiel électrostatique entre deux nuages. C’est ça le sens et les nuages ce sont ces significations anciennes dont nous parle l’auteur. « un nouvel être culturel a commencé d’exister. » les deux dernières lignes du textes sont toutes entières traversées du registre lexical de la nouveauté, de l’instantanéité: « inconnue - nouvel - commencé - Simultanément »: il s’agit de rendre parfaitement compte de la fécondité de la pensée humaine, de sa faculté de création. Rien ne peut commencer sans s’appuyer sur ce qui a toujours déjà commencé, sur le commencement même. Dans cette pensée qui jaillit, qui surgit dans notre esprit toute en mots dans une dimension déjà structurée par les mots, c’est finalement le mode de production le plus humain, le plus culturel, le plus « libre » qui s’effectue. On pourrait dire que c’’est cela: la naissance de l’humain, de la dimension humaine de la civilisation, de la trace humaine. Chaque pensée nouvelle est un nouveau départ pour la culture et cela ne saurait se concevoir autrement que linguistiquement.

3) Pouvons nous penser une impression sans nous l’exprimer à nous-mêmes par du langage? Justifiez.  La différence entre l’intérieur et l’extérieur est une délimitation dans l’espace. Or Merleau-Ponty ne cesse de ramener cette délimitation trompeuse selon lui entre une intériorité sans mots et une extériorité expressive à la distinction temporelle entre l’avant et l’après. Nous sommes tellement aveuglés par la nouveauté de l’idée, par son sens qui surgit que nous ne percevons pas qu’elle a toujours été déjà là, à l’état larvaire, embryonnaire, engoncée dans la multiplicité infime de toutes les combinaisons possibles de monèmes dans la première articulation. C’est parce que rien n’est vraiment nouveau qu’une idée paradoxalement peut être nouvelle, mais elle ne saurait pas « être » sans signes articulés. Qu’est-ce que vouloir dire? Recourir à des actes d’expression déjà effectués mais combinés différemment, c’est-à-dire de telle sorte qu’ils vont mettre en présence de façon inédite par le biais d’opérateurs anciens des éléments anciens. L’intention, qui effectivement, est en elle-même brute, instantanée, hébétée, fulgurante, est un mouvement naturel dont il n’y a rien à dire tout simplement par ce qu’il n’est même pas repérable par la conscience qui l’émet, mais il se recouvre immédiatement d’un sens par le biais duquel il va se retrouver. A l’instantanéité pure et indicible de ce voeu s’oppose la simultanéité de l’expression et de la pensée. En d’autres termes, pou Merleau-Ponty penser commence dans ce revêtement du voeu pur, brut, indécelable par l’intention du sens, laquelle déjà est de l’expression et du langage. Par conséquent une impression ne saurait être pensée par nous appréhendée par le sujet sans être déjà exprimée, donc expression linguistique.
4) Voir le cours: 2 c) "La pensée est incommensurable avec le langage" - Bergson 


mardi 21 janvier 2020

Les représentations du monde - HLP 2nd semestre

Introduction
            Pouvons-nous nous représenter le monde sans proposer une interprétation? Passer de la mythologie au discours scientifique nous apparaît de prime abord comme une transition brusque de l’imaginaire à la réalité, de l’interprétation magique, inventée, imaginaire à l’explication rationnelle, crédible, certaine. Nous sommes persuadés que nos représentations du monde sont plus justes que celles de nos ancêtres, mais est-ce vraiment le cas? Répondre oui précipitamment supposerait que nous adhérons à l’existence d’une sorte d’échelle graduée au gré de laquelle nous progresserions du moins au plus vrai, comme si nous pensions qu’il sera possible un jour de se faire une représentation exacte du monde.
           
            Il existe pourtant d’emblée un obstacle de taille à lever: comment pourrions nous être objectif à l’égard d’une réalité dont la nature même suppose que nous y sommes inclus. Comment nous qui sommes nés et existons nécessairement dans le monde, pouvons nous nous exclure suffisamment de lui, nous mettre à distance de lui pour nous en faire une représentation exacte? Il est impossible de poser une réalité en tant que cible d’une étude sans en faire un objet, c’est-à-dire étymologiquement sans que cette réalité soit ob / jetée, jetée devant nous (ob jactum en latin) et comment ob-jeter le monde sans faire partie intégrante de cela même que l’on est censé étudier? Ne serait-il pas plus juste d’affirmer que chaque époque, au fil de ces innovations et de ces découvertes propose une représentation du monde qui en dit finalement davantage sur elle que sur lui. Plus qu’une représentation objective du monde, il faudrait alors affirmer que chaque représentation du monde est le mode de subjectivation d’une époque, ce qui lui permet de se donner l’épaisseur d’un « âge » ou d’une « ère ». Ce qui se jouerait dés lors dans les représentations du monde ce serait la présentation de l’époque qui la constitue.
            Mais que signifie exactement « représentation »? Etymologiquement le mot vient du latin re-presentatio qui désigne l’action de replacer devant les yeux de quelqu’un. Il est question de rendre sensible un concept en utilisant une image une figure ou un signe. C’est bien le sens du « re » dans représenter. Il ne s’agit pas tant de présenter que de rendre présent, de faire pensée à…, de faire signe de….La notion même de re-présentation suppose donc que le représentant n’est que le substitut utilisé pour simplement indiquer le représenté mais sans l’être, simplement pour en faire signe. La balance représente la justice mais n’est pas la justice. Nous nous représentons le monde par des cartes, en sachant pertinemment que la carte n’est pas le monde.
            Le mot « représentation » est utilisé dans de nombreux domaines en revêtant à chaque fois un sens différent. Nous pouvons en citer au moins trois:
- En philosophie, la représentation pose le problème de notre rapport au réel. Nous percevons des objets, mais est-ce réellement l’objet que je perçois? Non, il est impossible, par exemple de toucher, de voir, d’entendre une réalité sous tous ces angles en même temps. Il y a ce que nous voyons ici et maintenant et qui n’est qu’un angle de vision de l’objet, mais nous en déduisons la présence totale de l’objet et aucun de nous ne va affirmer qu’il voit un fragment de chaise, ce qui pourtant est la stricte vérité. « La » chaise est pourtant un objet que nous ne percevons jamais, mais que nous « déduisons ». Nous nous représentons l’objet dans sa totalité sans que jamais cet objet total nous ait été présenté. Certaines toiles cubistes, que nous avons l’audace de juger irréalistes ou imaginaires nous donne à voir la réalité stricte d’un objet perçu, à savoir des angles diffractés. Chaque perception est une représentation dans laquelle nous supposons, nous pressentons l’existence d’objets complets que nous ne voyons pourtant jamais comme tels.
- En Art, nous assistons à des représentations théâtrales, à savoir que cette actrice pourtant présente à cet instant en chair et en os n’est pas exactement « là » comme l’est votre voisin dans la salle. L’espace de la scène décrit une zone de fiction dans laquelle tout ce qui se déroule est « représenté », c’est-à-dire extrait du temps et de l’espace ambiant, habituel, continu. La scène est soustraite de notre quotidienneté. Tout spectateur accepte de considérer que cette femme est un personnage, que l’action est fictive. Personne ne va interpeller l’actrice en criant son prénom tout simplement parce que sur scène, elle est ce qu’elle incarne. Le sens du préfixe « re » est ici vraiment intéressant parce qu’il désigne bien le fait de rendre présent une action écrite par un auteur, c’est-à-dire l’acte de cristalliser, de rendre concrète une histoire, une fiction, mais aussi de présenter mieux ou plus, comme le fait aisément re-marquer Aristote et la fonction cathartique du théâtre. Débarrassé des compromissions et de l’esprit de suite de notre quotidien qui nous englue dans le quotidien de nos vies, la représentation nous jette à la figure des moments de vie condensés, essentialisés, raffinés, purs.
- En politique, nous sommes dans une démocratie représentative, c’est-à-dire que les députés que nous avons élus siègent à l’assemblée et « représentent » les électeurs.  Jean-Jacques Rousseau a toujours critiqué la démocratie représentative et affirmé qu’elle n’était pas envisageable sans provoquer des crises continuelles. Notre époque présente ne saurait le démentir de ce point de vue. Toute démocratie dans laquelle des personnes sont investis du pouvoir d’en représenter d’autres seront tôt ou tard en conflit avec ces personnes. Représenter, c’est valoir pour….mais ne pas être ce que l’on représente. Ce déplacement qui fait sans conteste la force du théâtre, en lui donnant la possibilité d’être plus vraie que la réalité fait la faiblesse de l’acception politique de la représentation.
           
                 Le « re » de la représentation est donc tout sauf clair. Dans les trois domaines cités: la perception, l’art, la politique, le re-présentant rend « présent » le re-présenté, mais pas de le même façon et pas à la même faculté:
                  

- Avec Emmanuel Kant, nous réalisons que nous nous re-présentons la réalité par le filtre de notre conscience, et c’est grâce à elle que nous unifions la diversité des perceptions pures, brutes qui s’effectuent dans le présent. Je perçois tel angle de la chaise à telle instant et tel autre angle dans l’instant qui suit. Où se trouve la certitude que cet angle présent, que ce fragment visuel, est l’autre angle de vue du même objet que celui que je voyais « juste à l’instant »? Dans l’esprit de l’observateur, lequel grâce à sa conscience, pose l’identité d’un objet que le temps a plutôt morcelé, divisé. Ma conscience (« conscience signifie mémoire » dit Henri Bergson) fait le lien entre les instants, et c’est cela qui me permet de voir « une » chaise là où, à parler strictement, je ne l’aperçois jamais entièrement.    « Sans la conscience que ce que nous pensons est la même chose que ce que nous pensions un instant auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine. De fait, il y aurait, dans l’état présent, une nouvelle représentation qui n’appartiendrait nullement à l’acte par lequel elle a dû être produite peu à peu, et le divers de cette représentation ne constituerait jamais un tout parce qu’il manquerait de l’unité que seule la conscience peut lui procurer. Si tant que je compte, j’oubliais que les unités qui sont maintenant sous mes yeux ont été peu à peu ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrais pas la production du nombre par cette addition successive de l’unité à l’unité, ni non plus par conséquent le nombre ; car ce concept ne trouve sa consistance que dans la conscience de cette unité de la synthèse. Le terme de concept pourrait déjà par lui-même nous induire à faire cette remarque. En effet, c’est bien cette conscience une qui réunit en une représentation le divers intuitionné peu à peu et ensuite reproduit. […] Sans cette conscience, les concepts et, avec eux, la connaissance des objets sont totalement impossible. » Je me « représente » une chaise là même où ce qui m’est présenté, c’est « le divers de l’intuition », quelque chose comme une toile cubiste: diffracté, chaotique, multiple, flou, éclaté. Nous ne pourrions pas vivre dans le monde « présenté ». C’est seulement parce que nous nous le représentons qu’il est habitable, remplis d’objets, et non d’angles fragmentés, de vues partielles, de perceptions chaotiques. Ce que propose Emmanuel Kant comme il l’a écrit lui-même est révolutionnaire: jusque là, nous partions du principe qu’il y avait des objets et que nous devions adapter notre connaissance à ces objets tels qu’ils étaient dans la « réalité brute », Kant nous invite à inverser le rapport, c’est aux objets de se régler sur notre connaissance, tout simplement parce que c’est notre conscience qui, en unifiant le divers de la perception brute rend possible qu’il y ait des objets. Il ne peut y avait qu’une re-présentation du monde parce que ce qui nous est « présents », ce n’est pas un monde, mais un flux chaotique d’intuitions diverses et éparses. Le re de la représentation est donc non seulement ce qui remplace ce qui est représenté, mais ce qui l’ordonne, le synthétise et le rend compréhensible.
 

- L’actrice incarne bien et « rend présent » le personnage qu’elle joue ici et maintenant devant les spectateurs, mais il ne s’agit pas seulement de rendre sensible et effectif un texte, une pensée, une fiction, il serait plutôt question de « l’être ». La re-présentation ne se contente donc pas de donner à voir une pièce qui tiendrait sa vérité d’avoir été écrite avant, elle la fait exister parce qu’elle n’a été écrite que pour être jouée.Le représentation peut ici être interprétée comme un surcroît d’existence, comme une création, comme une façon de faire advenir ce qui « avant » n’était pas, ou du moins pas exactement comme cela. Ici la re-présentation ne se contente pas de rendre présent, elle fait advenir un présent qui, avant n’était pas.
C’est dans le domaine de la politique que le « re » de la représentation est sans discussion, le plus polémique, le plus contestable et le plus contesté, car le rôle du député ne se limite pas à « valoir pour » la population de la circonscription dont il est l’élu mais à exercer un certain pouvoir sur elle, puisque il va voter les lois qui seront décrétées dans le pays.
        Chacun des domaines envisagés fait donc surgir un nouveau visage de la représentation: a) dans la perception, le représentation unifie ce qui dans le présent est éclaté, divers b) dans l’art, la représentation modifie le représenté sans le trahir puisque la pièce écrite ne l’a été que pour être jouée c) dans la politique le représentant exerce un pouvoir sur celles et ceux qu’il représente: "valoir pour" semble aussi vouloir dire « valoir mieux ».
        La question qui nous est posée est donc elle de savoir ce qui se joue dans cet espace séparant le signe du monde désigné. Aucune représentation du monde n’est la réalité du monde représenté. Mais alors à quoi bon? En quoi consiste cette valeur ajoutée du « re » par rapport à ce qui est présent ou présenté? Quel critère de justification sommes nous en droit de faire valoir dans notre appréciation des représentations du monde? Que faut-il que soit une représentation pour que nous lui prêtions notre attention, pour que nous lui donnions du sens? 
 Qu’attendons nous réellement d’une représentation du monde une fois bien intégrée la distance entre ce qui désigne et ce qui est désigné? Ne s'agirait-il pas finalement par la représentation de donner du SENS à ce qui, simplement "présent", n'en aurait aucun? (on a envie de dire oui pour la perception et pour l'Art, mais pas nécessairement pour la représentation en politique)

1) Mythos / Logos - Cosmogonie / Cosmologie
            Les premières représentations du monde sont proposées par la pensée mythologique, laquelle constitue la première forme de pensée humaine. Le discours rationnel (logos) est finalement assez tardif dans l’histoire de l’humanité et ne se déploie lui-même qu’à partir d’un mode de pensée mythologique. L’effort que produit la pensée humaine pour se représenter le monde dans lequel il existe se manifeste d’abord à lui par l’invocation de forces ou de personnages surnaturels.
           
       Aussi irrationnels et empreints de références aux Dieux ou à des êtres primordiaux, les récits mythologiques ont toujours ce point commun et cette finalité de rendre compte du monde. La représentation du monde tel qu’il se révèle à nos sens est donc toujours prise en compte par la mythologie. Pour les grecs, il n’y a pas de création du monde. Il y a en premier lieu le Chaos, puis Gaïa, la terre, enfin Eros, soit une poussée d’amour primordial que l‘on pourrait définir comme l’acte même de l’engendrement. Gaïa conçoit de son propre sein Ouranos, le ciel et Pontos, le flot marin. Ouranos poussé par Eros ne cesse d’enfanter dans le sein de Gaïa la toute première lignée de Titans, mais comme il ne se retire pas de son flanc, les « enfants » restent enfermés dans la matrice de leur mère. L’univers n’a donc pas d’extérieur et Gaïa, violée par son fils, écrasée par lui, étouffe entre la pesée du ciel au-dessus d’elle et les mouvements des Dieux qui se bousculent dans son ventre sans pouvoir être en être expulsés puisqu’il n’existe pas de « dehors ».
Elle décide donc de mettre au point un plan de révolte des enfants contre leur père. Fabriquant à partir d’elle-même une serpe, elle demande à ses enfants de l’utiliser contre leur Père. Seul le dernier né, Chronos aux pensées fourbes accepte et saisissant le sexe de son père de l’intérieur de la matrice sectionne le membre viril d’Ouranos qu’il jette, par dessus son épaule dans Pontos. C’est du mélange entre l’écume de la mer et la substance du sexe paternel que naîtra Aphrodite, déesse de la beauté née de la castration d’Ouranos.
   
On peut évidemment considérer cette histoire comme rocambolesque, empreinte de violence, de dramaturgie et d’irrationalité. Comme telle, elle ne serait en aucune manière recevable, et encore moins susceptible de nous fournir une représentation crédible du monde. Pourtant elle manifeste bel et bien un « souci ». Il est possible d’imaginer une histoire dont finalement le déroulement aussi peu crédible soit-il rend compte de l’existence de l’espace. Avant que Chronos n’use de sa faucille, tout n’était que vie intra-utérine. Il n’y a avait pas de « dehors ». Cela signifie qu’Hésiode ou les premiers conteurs d’Histoire grecs perçoivent l’existence de l’espace, comme un évènement à partir duquel on peut concevoir un récit avec une trame, des personnages, des ressorts dramatiques. Que ce souci ne soit pas tant explicatif qu’interprétatif, imaginaire, fictif, empreint de surnaturel ne change rien à ce soupçon fondamental: quelque chose de cette présence de l’espace, de la terre et du ciel peut être prétexte au récit, et cela traduit bien un souci de rendre compte de cette présence laquelle ne s’impose comme un tout irrécusable, comme un « c’est comme ça ». L’existence de ce monde est décomposable, analysable, racontable et c’est bien à partir de là que commence la succession des représentations du monde. C’est le « re » de la représentation qui se fait jour dans la mythologie. Que l’homme soit présent au monde n’induit pas qu’il ne puisse se représenter des récits parfaitement irrationnels et fictifs sur sa nature.

               Le fait que ces récits n’aient aucune aspiration à dire la vérité sur l’existence de ce monde devrait-il nous conduire à les rejeter? Il existe, pour le moins deux arguments pour répondre négativement à cette question:
 - Aussi impropre que soit par exemple l’épisode de la castration d’Ouranos à nous faire comprendre la naissance de l’espace, il illustre avec brio la réalité psychologique du conflit entre les pères et les fils. L’utilisation psychanalytique des mythes est de ce point de vue suffisamment éclairante. Si les mythes ne peuvent prétendre à aucun droit de cité d’un point de vue purement scientifique, ils ne sauraient être négligés du point de vue de la psychologie.Les mythes nous fascinent parce qu’ils nous font rentrer dans les fantasmes d’un inconscient collectif ancestral et sombre.
-  Mais faut-il effectivement nous résigner à l’absurdité scientifique d’une telle histoire? C’est en 1922 que Georges Friedmann présenta un modèle d’univers en expansion posant cette hypothèse suivant laquelle l’espace ne cessait pas de se distendre, hypothèse depuis confirmée et admise, notamment grâce à Einstein. Nous vivons bel et bien, en un sens dans le mouvement de rétractation d’Ouranos castré par la faucille de son fils. Nos ancêtres, aussi débridés et terrifiants que puissent être leurs récits n’ont pas vécu l’existence de l’espace comme une donnée figée, éternelle, immobile, inracontable. Il l’ont, au contraire, figuré comme l’épisode contingent d’une histoire inventée, et cette contingence est scientifiquement valide, même si le récit ne l’est pas. Cela suppose un être au monde doté d’une curiosité dynamique et féconde, laquelle inspirera des représentations plus scientifiques du monde. 



               Pour autant, les récits cosmogoniques suscitent en nous un intérêt empreint de curiosité et d’émerveillement, comme celui que l’on peut ressentir devant le seigneur des anneaux, mais nous ne leur accordons aucune crédibilité. Quelque chose d’un inconscient collectif ou d’un réservoir d’images et de liens ancestraux, fondamentaux, humains, s’y expriment indiscutablement mais nous demeurons convaincus du fait que le passage du mythe à la science,  du mythos au logos, nous permet de progresser vers une représentation plus fiable, plus adéquate de ce que l’univers « est », et c’est cette certitude qu’il faut questionner, voire relativiser pour deux raisons premières:
- Il est exact que l’esprit du logos, l’éveil de la rationalité qui s’est développé à partir du 5e siècle avant JC a rompu avec celui du mythos, mais en même temps il n’aurait jamais vu le jour sans lui car aussi délirants, aussi irrationnels et surnaturels que soient ces récits, il atteste de l’étonnement des hommes de la Grèce Archaïque qui ont bien structurés des fables, des aventures, des épisodes (plutôt violents) pour « rendre compte » de l’existence des éléments et es forces actives dans l’univers. La première forme de pensée humaine religieuse et mythologique ne vit pas l’existence du monde comme une donnée évidente et normale. Il importe de lui donner du sens. Du mythe à la science, on semble passer de l’interprétation à l’explication, mais cela suppose que la science nous rapproche d’une « vérité objective de l’univers » et c’est cette affirmation là qu’il convient de questionner: ne serait-elle pas qu’une croyance, en fin de compte? Se pourrait-il que la science elle-même soit une interprétation?
       

- La deuxième raison concerne spécifiquement la cosmologie. Étymologiquement l’étude du cosmos, étant entendu que le « cosmos » désigne l’univers ordonné par des lois. L’homme peut-il faire de l’univers dans lequel il vit l’objet d’une étude objective c’est-à-dire désintéressée, distante, et distincte de son objet? Que l’univers soit observable comme un phénomène suppose que l’on puisse en fixer les limites. Un mouvement ne devient mesurable qu’à partir du moment où il est possible de l’évaluer à partir d’un repère lui-même privé de ce mouvement  mais comment mesurer le phénomène « monde » à partir d’un point qui ne soit pas le monde? Toute étude visant l’univers part d’un principe certes nécessaire mais en lui-même arbitraire et contestable: celui de l’existence d’UN monde. L’unité que nous pensons constater dans l’univers ne serait-elle pas celle qu’il nous est impossible de ne pas lui supposer si nous voulons en faire un objet d’étude. C’est finalement comme la perception de cet objet dont Kant nous montré que l’unité constituait d’abord la pétition de principe de la conscience qui en synthétise toutes les représentations. Que je vois là une chaise est d’abord induit de ceci que j’ai une conscience: « le « Je pense » doit pouvoir accompagner toutes mes représentations »- Emmanuel Kant. En d’autres termes, il n’est pas complètement absurde de concevoir la cosmologie comme une forme de cosmogonie rationnelle.
   

         Une découverte scientifique récente semble toutefois valider scientifiquement l’unité du monde, c’est celle d’un fond diffus cosmologique, c’est-à-dire d’un rayonnement électromagnétique très homogène remontant à 380 000 années après le big bang, soit à une époque où l’univers observable était beaucoup plus petit, chaud et densifié. Cette découverte constitue un argument décisif a) pour la thèse selon laquelle il y a bien eu une origine, un commencement de l’univers b) en faveur de la constitution de l’univers en tant qu’objet d’étude: ce fond diffus cosmologique présente des variations de température extrêmement faibles, ce qui constitue bel et bien une « constante », l’idée d’un mouvement régulier, isotrope (manifestant les mêmes propriétés dans toutes les directions). En d’autres termes, la thèse selon laquelle l’univers serait une réalité homogène se voit confortée par cette découverte.
De plus cette découverte conforte également le principe anthropique tel qu’il fut défini par l’ astrophysicien Brandon Carter, en 1974:
Le principe anthropique faible affirme que l’univers possède nécessairement des propriétés qui rendent nécessaire l’existence de l’être humain puisque de fait son observation est possible. Si nous sommes aujourd’hui capable d’observer le fond diffus cosmologique, c’est bien que ce fond et tout ce qu’il implique (big bang) contenait déjà en germe la nécessité d’être observé.
       

Le principe anthropique fort affirme que les paramètres à l’oeuvre dans l’existence de l’univers impliquent également la présence de l’homme. L’univers ne saurait être sans être explicable et dans l’étude de cette nécessité à l’oeuvre dans l’émergence factuelle de l’univers l’homme s’impose comme une donnée tout aussi nécessaire que l’univers dont il fait partie. Que la vie soit dans cette petite région de l’univers que nous habitons et que de fait nous y existions également ne se déterminent qu’au sein d’une fourchette de possibilités et de variables très étroite qui ne saurait donc être imputée au hasard. Notre présence est précisément trop improbable pour que nous puissions en rendre compte comme un heureux hasard. C’est une nécessité qui est à l’oeuvre dans l’émergence de la vie et de l’homme au sein même de cette vie.
Pour prendre un autre exemple, l’existence d’étoiles aussi vielles que l’univers dont la combustion a généré suffisamment de carbone pour que la vie soit effective prouverait que la vie est un dessein, qu’elle ne pouvait pas ne pas avoir lieu, et dans la vie, la naissance de l’homme. On voit une nécessité logique là où finalement ne s’est déroulée qu’une succession d’évènements dont chacun peut être parfaitement aléatoire et contingent. On fait de la réalité du cours hasardeux des choses une loi sans se rendre compte que l’on part du principe totalement erroné selon lequel le fait que telle réalité existe justifie qu’elle devait exister. On voit du destin là où ne s’est effectué que « le cours des choses ». C’est une tautologie. Que le fond diffus cosmologique soit observable est un fait, mais on ne voit pas du tout comment nous pourrions en déduire que l’homme était donc « prévu » comme faisant partie intégrante de ce phénomène (le big bang s’est produit il y a 13,8 milliards d’années), surtout que ce fond diffus cosmologique ne vient pas exactement du « début » de l’univers, puisque durant les 380 000 « premières » années, la matière et le rayonnement ne laisse pas passer la lumière et sont donc inobservables. Le big bang n’est pas observable.
       

Ce principe anthropique est intéressant précisément parce qu’il est contestable voire finalement indéfendable mais il pointe précisément vers cette impossibilité dans laquelle certains chercheurs semblent se situer de pouvoir étudier des données de l’univers sans en déduire que l’univers est exactement tel que ces données le définissent comme si la science nous présentait le monde. Aussi assuré que soit le Big Bang et aussi observé que soit le fond diffus cosmologique, il n’en demeure pas moins des phénomènes observés, donc perçus au travers du filtre d’instruments, de mesures, de catégories de pensée qui nous sont propres à nous les hommes. Ce n’est pas du fait que nous observons tel phénomène que nous pouvons en déduire que notre existence a toujours été nécessaire, c’est plutôt de cette observation même, de ses conditions propres, culturelles et précisément anthropiques que nous devons simplement en conclure que notre représentation du monde construit aujourd’hui ce modèle à partir de ces observations d’hier. Le big bang, c’est ce que l’être humain peut scientifiquement poser de la naissance de l’univers. Quant à savoir avec certitude que l’univers est effectivement né de cette façon, cela n’est pas du tout évident.
      

Finalement si nous résumons le fond d’argumentation du principe anthropique, nous réalisons qu’il consiste:
- pour sa version faible, à dire que l’univers ne saurait être ce qu’il est, à savoir observable, sans induire l’existence de l’homme, à savoir l’observateur. Carter déduit la nécessité absolue d’un sujet (l’homme) de l’observation d’un objet (le monde), mais ce n’est pas parce qu’un objet et un sujet sont qu’un rapport d’observation s’effectue, c’est préalablement à partir d’une observation, d’un acte que l’on peut ensuite en inférer l’existence d’un rapport sujet objet. Ce qu’il y a d’abord c’est une mise en présence, un type de rapport d’observation particulier dont on peut ensuite inférer l’existence d’un être particulier observant d’une façon déterminée une réalité qui lui apparaît d’une façon particulière. Ce qu’il y a d’abord c’est une interprétation? Ce n’est pas parce que l’univers est ce qu’il est que l’homme est ce qu’il est, c’est parce que l’univers apparaît de telle façon à l’homme que finalement nous ignorons ce qu’il est en lui-même. Utilisons une comparaison et représentons nous une colonie de termites qui se demandent pourquoi le monde est constitué de bois. Ce serait à peu prés la même chose que le principe anthropique. La réalité consiste plutôt à comprendre que ce n'est pas parce qu'il a d'abord du bois qu'il y a des termites mais parce que le termites voient l'univers comme constitué de bois qu'elles se posent la question. de la même façon, Brandon Carter dit que l'univers ne saurait être observable sans supposer nécessairement son observateur mais que l'univers soit observé telle qu'il est observé c'est finalement cela et seulement cela qui fait l'observateur: c'est l'observation d'un monde comme bois qui situe et définit la termite, de même c'est l'observation d'un monde comme Big Bang qui définit l'homme scientifique.Le monde n'est nulle part observable hors du moment et surtout de la façon dont il est observé.
- Dans sa version forte, le vice de procédure est encore plus patent. Ce n’est pas « pour » que l’homme soit que l’univers « est », c’est dans l’existence de l’univers telle qu’elle se fait et se poursuit que l’homme s’intercale comme une donnée collatérale qui suit son cours au fil de ce même devenir, de cette même transformation, laquelle n’inclut d’ailleurs pas en son sein l’humain comme un élément nécessaire et indispensable.
         

Notre présence au monde ne nous rend pas pour autant capable de la saisir au fil d’une « présentation ». L’être humain est une créature « décalée » qui se re-présente l’univers, ce qui suppose qu’ils se le rend présent « une seconde fois », au fil d’une image ou d’une conceptualisation nécessairement différée, de telle sorte que a) cette représentation n’est jamais exactement conforme ni adéquate à son objet, et b) elle n’est jamais simultanée avec la présence vivante, directe, efficiente d’un monde présent. L’homme se représente le monde au fil de modèles changeants, perfectibles, différents parce qu’il est fondamentalement une créature de médiation qui vit moins la réalité en direct qu’il ne la reconstitue au gré de catégories et de critères qui lui sont propres (quantité, qualité, relation, modalité). Il est donc clair à la fois que Cosmogonie et Cosmologie ne sont pas la même chose et que la cosmologie nous donne des représentations plus rationnelles, plus rigoureuses que les récits cosmogoniques mais il serait très discutable d’en conclure pour autant que les représentations de la science serait nécessaires plus fiables ou plus objectives que celles de la mythologie, car elles se définissent finalement toutes les deux par leur commune impossibilité à nous donner du monde le visage « pur », exact, authentique.
Au principe anthropique de Brandon Carter, il serait justifié d’opposer la fable apocalyptique de Friedrich Nietzsche dans « Vérité et mensonge au sens extra-moral »:
               

« Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l'univers répandu en d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de « l'histoire universelle ». Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre, quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'intellect humain au sein de la nature. Des éternités durant il n'a pas existé ; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie. Il n'est qu'humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s'il renfermait le pivot du monde. Or, si nous pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu'elle aussi nage à travers l'air avec ce pathos et ressent en soi le centre volant de ce monde. Il n'y a rien de si abject et de si minuscule dans la nature qu'une légère bouffée de cette force du connaître ne puisse aussitôt gonfler comme une outre ; et de même que tout portefaix aspire à son admirateur, de même l'homme le plus fier, le philosophe, croit-il avoir de tous côtés les yeux de l'univers braqués comme des télescopes sur son action et sa pensée. »


2) Le cours du monde et les crises de sa représentation
            Du mythe à la science, de Nietzsche à Brandon Carter, nous mesurons la différence, la difficile et peut-être impossible conciliation. Le monde suit son cours mais les hommes construisent des modèles de compréhension de sa nature, de ses cycles dans lesquelles quelque chose se dit davantage d’eux et de leurs évolutions sociales que du monde dont il parle. Comment pouvons nous expliquer ces moments de rupture, de crise durant lesquelles la science va passer brutalement d’un modèle d’intelligibilité du réel à un autre?
            Galilée se fait le promoteur d’une science dite moderne pour laquelle l’expérience prime sur l’autorité de la parole de Dieu ou sur les conceptions d’Aristote. Chacun peut vérifier, en effet, qu’un poids ne tombe pas plus vite parce qu’il est plus lourd. Pourtant cette « croyance » qui vient d’Aristote et qui agit encore dans l’esprit de la plupart de nos semblables a prévalu dans la science même du 5e siècle avant JC au 17e siècle. Dans ce texte, Francis Bacon, défenseur de l’esprit de la science moderne essaie d’expliquer les facteurs de ralentissement du progrès de la science. Pour reprendre un terme d’Alexandre Koyré (1892 - 1964), philosophe et historien des Sciences, comment l’évidence de l’autorité a-t-elle pu s’opposer aussi longtemps à l’autorité de l’évidence, c’est-à-dire de l’expérience? Comment, par exemple, les hommes ont-ils pu se laisser aveugler aussi longtemps de l’autorité d’Aristote pour ne pas voir avec évidence que la vitesse de la chute d’un corps n’est pas proportionnelle à son poids?

     "Ce qui a empêché les hommes de progresser dans les sciences et les a retenus comme sous l'effet d'un charme, c'est encore le respect de l'antiquité, l'autorité de ceux qui ont été regardés comme des maîtres en philosophie, et enfin le consentement général. Du consentement, nous avons parlé plus haut.
  Quant à l'antiquité, l'opinion que les hommes s'en forment est tout à fait superficielle et ne s'accorde guère avec le mot lui-même. C'est en effet la vieillesse et le grand âge du monde qui doivent être tenus pour la véritable antiquité ; et il faut les attribuer à notre époque, non à l'âge plus jeune du monde, qui fut celui des anciens. Car cet âge qui par rapport à nous est le plus ancien et le plus avancé, fut par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce. Et, en vérité, de même que nous attendons une plus grande connaissance dans les choses humaines et un jugement plus mûr d'un vieillard, plutôt que d'un jeune homme , à cause de son expérience, de la variété et du nombre des choses qu'il a vues, entendues et pensées ; de même, il convient d'attendre de notre époque (si elle connaissait ses forces et voulait les éprouver et les étendre) de bien plus grandes choses que des premiers temps ; pour autant qu'elle est un âge plus avancé du monde, augmenté et enrichi d'une infinité d'expériences et d'observations.
  Et, ne l'oublions pas, par les voyages et les navigations lointaines (qui se sont multipliées de nos temps) de nombreuses choses dans la nature ont été révélées et découvertes, qui peuvent répandre une lumière nouvelle pour la philosophie. Bien plus, ce serait une honte pour les hommes que les régions du globe matériel, c'est-à-dire de la terre, de la mer, des astres, aient à notre époque été largement découvertes et explorées, et que les limites du globe intellectuel restent renfermées dans le cercle étroit des inventions des anciens.
  Quant aux auteurs, il faut beaucoup de pusillanimité pour leur accorder infiniment et dénier ses droits à l'auteur des auteurs, à l'auteur de toute autorité, je veux dire le Temps. C'est à juste titre qu'on dit la Vérité fille du Temps et non de l'Autorité. On ne s'étonnera donc pas que ces sortilèges de l'antiquité, des auteurs et du consentement, aient paralysé le génie des hommes, au point que, comme par un mauvais sort, ils n'ont pu se familiariser avec les choses elles-mêmes."
Francis Bacon, Novum Organum, 1620, Livre I, § 84, tr. fr. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, PUF


        Il existe trois raisons responsables de cet aveuglement:
- Le respect de l’antiquité
- L’autorité des maîtres
- Le consentement général
        Par consentement, il convient d’entendre ce que l’on appellerait aujourd’hui le conformisme, la difficulté pour les hommes d’envisager qu’ils puissent avoir raison individuellement contre tous. Cet « effet de groupe » dont la dynamique n’est pas moins vivace aujourd’hui qu’hier est un facteur qui semble dépasser les époques et valoir comme une constante sociétale du comportement humain (l’expérience de Asch)
        Francis Bacon ne traitera donc ici que des deux premières. Nous commettons un contre-sens dommageable en considérant les penseurs de l’antiquité comme des « anciens » puisque, de fait, ils sont plutôt les « premiers nés » de la connaissance humaine. Aristote, Platon, et plus encore Pythagore ou Thalès caractérisent les tout débuts de la pensée scientifique, si d’ailleurs ce terme peut réellement leur être assigné. « On ne connaît pas la vérité si l’on ne connaît pas la cause. » a dit Aristote, et il a distingué quatre formes de causalité:
- La cause matérielle (prenons l’exemple d’une statue: sa cause matérielle est le marbre dans lequel elle a été sculptée)
- La cause formelle  (sa nature: de quoi est-elle statue: elle représente un corps humain, le corps est donc la cause formelle de la statue)
- La cause efficiente (ce qui la crée, la fait être: ici le sculpteur)
- La cause finale (en vue de quoi a-t-elle été faite? Pour sa beauté ou sa vertu pédagogique)
       
La science, selon Aristote n’a pour finalité que de comprendre les phénomènes, alors qu’avec Galilée ce qui apparaît c’est la possibilité, voire la nécessité de les provoquer, de tenter des expériences à partir d’hypothèses qui naissent dans l’esprit du savant. La nature reste, pour les philosophes et les chercheurs de l’antiquité un ensemble inviolable dont il convient d’observer et de relier entre eux les interactions pour saisir les lois à mêmes d’expliquer des phénomènes , mais il n’est rien de la nature que l’homme puisse se mettre en tête de transformer ou de questionner expérimentalement. Il s’agit donc de chercher les causes mais certainement pas de provoquer, de causer, d’anticiper. On pourrait dire qu’avec Aristote, la science s’affirme comme un idéal déductif mais n’aspire aucunement à l’idéal prescriptif  (prescrire à la nature, ordonner) et encore moins prédictif (anticiper sur ce qui va se produire). Kant exprimera parfaitement la naissance de l’esprit de la science moderne en posant que la science ne répond que quand on l’interroge. Elle n’a rien à nous dire. Il faut la sommer, de façon autoritaire, à répondre à des hypothèses. Ce n’est donc pas à la connaissance de se régler sur la nature, mais au contraire à la nature d’obéir aux hypothèses envisagées, conçues par l’esprit des chercheurs. Or une telle conception presque infantilisante de la nature, n’étant pas envisageable dans l’antiquité grecque.
        La science était donc, en un sens, « balbutiante » et de ce fait, ceux que nous appelons « les grands anciens » en leur reconnaissant une grande sagesse sont en réalité des nourrissons de la science. Nous, les modernes, sommes les vieillards de l’humanité. Nous nous laissons trop influencer par notre existence d’individus sans nous situer par rapport à ce modèle que serait l’homme de l’humanité. De cet homme là, nous serions le dernier âge: Et, en vérité, de même que nous attendons une plus grande connaissance dans les choses humaines et un jugement plus mûr d'un vieillard, plutôt que d'un jeune homme , à cause de son expérience, de la variété et du nombre des choses qu'il a vues, entendues et pensées ; « de même, il convient d'attendre de notre époque (si elle connaissait ses forces et voulait les éprouver et les étendre) de bien plus grandes choses que des premiers temps ; pour autant qu'elle est un âge plus avancé du monde, augmenté et enrichi d'une infinité d'expériences et d’observations. »
       
Quiconque naît aujourd’hui naît dans un monde infiniment plus vieux que nos ancêtres et plus encore dans une société qui a beaucoup plus vécu, traversé d’épreuves. La parenthèse est ici fondamentale: « si elle connaissait ses forces ». Le 17e siècle ne se connaît pas lui-même. Il sait mais ne sait pas qu’il sait. C’est donc moins à un acte de connaissance que Bacon appelle son siècle qu’à une prise de conscience de ce qu’elle est du point de vue de la connaissance. S’il est bien un domaine où le respect des anciens ne devrait pas jouer, c’est bien celui de la connaissance. Ce n’est pas parce que nous sommes ce que nous sommes grâce à celles et ceux qui ont débuté l’aventure humaine que pour autant nous ne serions pas mieux informés qu’eux. De fait, les paroles dite de sagesse ou les enseignements, voire les sermons des personnes âgées reposent nécessairement sur un « crois-en ma longue expérience » qui repose entièrement sur ce préjugé selon lequel vivre serait une réalité donnée, identique selon les époques. Or ce présupposé est faux jusqu’à ses constantes les plus supposées immuables. Des historiens ont fait objet d’histoire des réalités humaines que l’on pourrait concevoir comme inéchangeables, la mort ou la sexualité. De fait pourtant on ne meurt pas et on ne fait pas l’amour de la même façon au 21e siècle et à l’antiquité.   
                       
On trouve chez Montaigne, dans un autre contexte, une remise en cause tout aussi puissante de l’antiquité et de la supposée vertu exemplaire de la vie des anciens:
        « Je m'étudie plus qu'autre sujet. C'est ma métaphysique, c'est ma physique... De l'expérience que j'ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage, si j'étais bon écolier. Qui remet en sa mémoire l'excès de sa colère passée et jusques où cette fièvre l'emporta, voit la laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. Qui se souvient des maux qu'il a courus, de ceux qui l'ont menacé, des légères occasions qui l'ont remué d'un état à l'autre, se prépare par là aux mutations futures et à la reconnaissance de sa condition. La vie de César n'a pas plus d'exemples pour nous que la nôtre. »
        « De l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage ». La remarque de Montaigne va en un sens encore plus loin que celle de Francis Bacon, laquelle est à saisir par rapport à la représentation du monde. Montaigne parle, lui, de la connaissance de soi. N’est-il pas absurde, moi qui vis, d’aller chercher chez des morts des consignes et des conseils de bonne conduite quant à ce que vivre est, puisque c’est précisément ce que je vis?
        De la même façon, que Galilée osa remettre en cause les enseignements d’Aristote en faisant chuter des corps, il « transgressa «  le géo-centrisme en faisant un acte très simple: utiliser une lunette astronomique et la diriger vers un ciel qui ne serait plus divisé en supra lunaire et en sublunaire. Ici encore, on est sidéré devant cette évidence de l’autorité et cette pesanteur d’un état d’esprit allant jusqu’à rendre improbable la simple évocation d’un geste faussement réputé inutile ou sans objet. C’est sur une terre qui tourne que Galilée est condamnée à se rétracter pour dire qu’elle tourne. La véracité d’un phénomène n’est plus dans sa cause mais dans son émergence et plus encore dans une émergence qui apparaît comme le couronnement ou l’aboutissement d’un raisonnement hypothético-déductif. Que tel phénomène soit, se produise, en effet, est la preuve que le raisonnement conjecturé est valide. 
         On ne voit pas comment, dés lors, nous pourrions décaler aussi absurdement la connaissance du monde et des phénomènes qui s’effectuent en ce moment de notre représentation? C’est ici l’un des passages cruciaux concernant la notion de représentation entre le présent vécu (17e) et la représentation conçue (antiquité) , ce sont prés de 22 siècles qui se déploient et imposent absurdement une distension proprement hallucinante. Les capteurs sensitifs de notre perception sont parasités, obscurcies par des conceptions vielles de 2200 ans. Nous qui vivons aujourd’hui, dit finalement Bacon, faudrait-il que nous pensions avec les catégories du monde d’hier, voire d’avant hier?
       
Comment rendre compte de la situation de la modernité du 17e siècle? Ce siècle ne ressemble pas du tout à un jeune homme qui regarderait le monde avec les yeux d’un vieillard mais plutôt à un vieillard qui ne se rendrait pas compte qu’il est plus vieux que les supposés sages dont il suit aveuglément les conseils. Naître aujourd’hui, c’est naître vieux, à savoir naître dans une humanité qui a déjà beaucoup vécu. Pour illustrer le sens de la thèse de Bacon, nous pourrions évoquer aujourd’hui l’incompréhension radicale avec laquelle certains hommes d’âge mûr ne saisissent pas le message de Greta Thunberg, précisément parce qu’il existe une perspective à la lumière de laquelle cette adolescente est plus âgée qu’eux. Tous les arguments invoqués contre sa personne et son discours sont personnels (et parfois indélicats à l’égard de sa personne) parce qu’ils font semblant de ne pas réaliser que c’est exactement de son jeune âge que lui vient sa sagesse. Il est d’ailleurs tout à fait troublant de remarquer que certains des intellectuels qui la conspuent ont participé à mai 68. En 50 ans, de 68 à aujourd’hui, être jeune a changé de sens: autant cela pourrait signifier: « vouloir changer le monde » en 68, autant aujourd’hui, cela signifie aujourd’hui « retarder la fin du monde », étant entendu que nous avons passé assez vite malheureusement l’espoir de le garder intact.
       
L’auteur évoque, au 3e paragraphe, l’argument touchant au plus prés cette notion de « re-présentation ». Faudrait-il nier par exemple, l’existence de l’Amérique sous prétexte qu’elle n’était pas mentionnée sur les cartes? Comment penser aujourd’hui sans prendre en compte les éléments nouveaux qui dessinent l’autoportrait du monde d’aujourd’hui? Penser au présent le monde du présent n’est pourtant pas aussi simple que veut bien le laisser entendre Francis Bacon, et cela pour au moins deux raisons:
- La première est d’ordre strictement perceptif: nous ne pouvons pas prendre conscience d’un fait sans que ce fait ne devienne du passé. Et cela a probablement à voir avec le lien structurel entre la conscience et le langage.Nous nous racontons à nous-mêmes ce que nous vivons de telle sorte que ce que je vis n’est jamais exactement ce que je me dis que je vis. Mon inconscient est toujours en avance sur ma conscience qui n’oeuvre jamais qu’à construite le récit du passé immédiat (mais passé quand même). Rien de plus intéressant à ce titre que le travail de réminiscence inconsciente du narrateur de la recherche qui essaie de laisser le souvenir revenir de lui-même du fond de sa mémoire gustative parce que la conscience troublerait ce jeu et retarderait l’émergence du sous-venir (ce qui vient du dessous.
- La deuxième pointe ce que l’on pourrait appeler la boîte de Pandore que Francis Bacon ouvre sans peut-être s’en rendre vraiment compte, à savoir que la question de savoir « où nous sommes? » est très probablement sans limite. Quoi de plus légitime, en apparence, que d’attendre de l’humanité qu’elle réajuste ses représentations du monde aux découvertes révélant ce monde lui-même? Mais si nous élargissons un peu le cadre de cette remarque au système solaire, nous réalisons que l’homme n’a pas cessé de subir des blessures narcissiques: du géo-centrisme à l’hélio-centrisme, puis de l’hélio-centrisme au galacto-centrisme  (nous sommes en réalité « à la banlieue » de l’univers, des péri-urbains de l’univers-monde) puis du galacto-centrisme au « mondo-centrisme » pour peut-être convenir un jour prochain que nous n’existons même pas dans UN UNIvers.
        Nous comprenons bien que « la honte » dont parle Francis Bacon concerne le globe terrestre et probablement la découverte des Amériques (1492) dont toutes les implications n’ont pas été nécessairement formulées par les contemporains de l’auteur (mais il y aurait beaucoup de choses à dire sur la façon dont elle a été découverte et exploitée: la controverse de Valladolid). Il n’est pas inutile ici de rappeler dans son intégralité la maxime figurant au temple de Delphes reprise par Socrate: « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux ». C’est un peu comme si cette adresse du dieu Apollon traversait les siècles pour nous avertir que la connaissance de ce qui nous entoure restera toujours comme indexée à la connaissance de soi. Peut-on savoir « où nous sommes » sans savoir « qui nous sommes », c’est-à-dire, en un ses ce que nous « pouvons » discerner de ce qui est autour de nous à partir des capacités qui sont les nôtres? Les européens découvrant les Amériques les ont découvertes comme des européens en y appliquant des catégories d’européens. La découverte d’un autre monde n’a été que l’occasion de lui imposer violemment les cadres de pensée du notre et Christophe Colomb est moins un découvreur qu’un conquérant, au très mauvais sens du terme.
       
Enfin, l’auteur centre son propos autour d’une citation célèbre: « la vérité est fille du temps » d’Aulu-Gelle (123 - 180 après JC). Le terme d’auteur vient du latin auctor dans lequel on reconnaît le verbe « augere » qui signifie « faire croître ». Cette étymologie est extrêmement éclairante ici. Ce qui fait croître est le temps, précisément en tant que celui-ci recèle une certaine puissance de fécondation de maturation. Le temps optimise, fait devenir, permet à des processus lent de parvenir à leur maturation puis à leur perte mais au moins aura-t-il nécessairement connu son moment d’accomplissement. Nous percevons bien que la notion d’auteur, qui, au sens propre, signifie moins créateur que garant, garant de la puissance d’accomplissement du temps est donc trompeuse si on la réduit à son pouvoir. Dans le malentendu que souligne François Bacon se profile toute la finesse de la distinction entre la puissance et le pouvoir. Obéir et suivre aveuglément ce que disent les auteurs, c’est se laisser abuser par l’illusion d’un pouvoir des personnes dans un domaine où ne prévaut en dernière instance que la puissance de fécondité et de maturation du temps. Aucun auteur ne peut légitimement se mesurer à ce qui lui donne le pouvoir d’écrire à savoir la puissance de devenir, et cette puissance décrit un flux temporel qui s’active non pas à hauteur d’hommes ou de personnes mais à l’échelle du devenir et du mouvement des mondes.