mardi 23 février 2016

L'astrophysicien Aurélien Barrau à Dole le 8 avril


Aurélien BARRAU, astrophysicien, est professeur à l’université Joseph Fourrier de Grenoble et chercheur au Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie du CNRS. Il est membre de l’Institut Universitaire de France et a été lauréat du prix Bogoliubov de physique théorique 2006 et du prix Thibaud de l’académie des Sciences de Lyon en 2012.
Il est l’auteur notamment de Des Univers multiples – à l’aube d’une nouvelle cosmologie et de Big Bang et au-delà – Les nouveaux horizons de l’univers aux éditions Dunod.
 Il donnera au Lycée Duhamel de Dole, le vendredi 8 avril, à 10h30, une conférence portant sur la cosmologie d’aujourd’hui, sur les concepts physiques qui l’animent, de la relativité générale à la théorie des cordes, et sur le statut du Cosmos lui-même. Vivons-nous dans « un » Univers ? Peut-on penser dans un « Multivers » ? La conférence sera suivie d’un temps de réponse aux questions des élèves.
Il sera également présent le même jour à 16H à la librairie « La Passerelle » de Dole, pour un échange avec le public sur cette hypothèse d’univers multiples. (ouvert à tous)
« Le concept même d’univers multiples est à la fois extrêmement révolutionnaire, puisqu’il redessine les contours du réel et invente un ailleurs radical, et relativement conservateur, puisqu’il n’est pour l’essentiel que la conséquence de théories dont certaines sont très bien établies et abondamment testées. »
                                                                                                Aurélien Barrau

 

lundi 22 février 2016

Le lien à l'objet / L'objet du Lien


Si nous remontons à l’Antiquité, nous trouvons cette définition du terme de symbole :
« 1. Signe, objet matériel ou formule, servant de marque de reconnaissance entre initiés. On ne peut mieux restituer à son origine le symbole (...) dont il convient de faire ici le rapprochement (...) avec ce qui désignait chez les Grecs les paroles auxquelles les initiés aux mystères de Cérès, de Cybèle, de Mithra se reconnaissaient (Lafon1963). À l'origine, en son étymologie (σ υ μ-β α ́ λ-λ ε ι ν), le symbole est un objet coupé en deux dont les parties réunies à la suite d'une quête permettent aux détenteurs de se reconnaître (Religions1984). »
Si nous déchirons un morceau de papier en deux parties et donnons le second morceau à une personne en qui nous avons toute confiance, nous créons un signe fiable de reconnaissance. Nous pouvons lui exprimer la certitude que nous accueillerons une tierce personne, l’ami de l’ami, en la créditant d’une loyauté à toute épreuve dés lors qu’elle se présentera à nous avec le deuxième morceau. Le symbôlon désigne donc, en premier lieu l’objet qui porte un lien et ce rapport de confiance absolue repose plastiquement sur l’irrégularité des dents de la déchirure première, ou sur les crénelures du tesson brisé. 

Cela signifie que le détenteur de ce fragment d’objet donne idée « par ce qu’il a » de « ce qu’il est » (un peu comme l’anneau de Tolkien qui ne peut pas être porté par tout le monde parce qu’il faut l’humilité fondamentale, naturelle du Hobbit, et plus encore celle de Frodon, pour résister à la tentation du pouvoir qu’il donne). Cela signifie qu’il est tout-à-fait concevable de concevoir des objets dont la forme, la fonction, l’histoire, « l’aura » parviennent à confondre ces deux notions philosophiquement si éloignées que sont l’avoir et l’être.
Il existe en effet, dans la philosophie et dans la spiritualité, le mouvement d’une défiance profonde, radicale à l’égard de « l’avoir » qui remonte à Diogène et que l’on retrouve finalement dans l’avertissement de Tyler Durden dans le film « Fight Club » : « ce que tu possèdes finit par te posséder ». Socrate, lui-même, dans de nombreux dialogues de Platon, avertit ses concitoyens contre les dangers de l’acquisition et les invite à « se soucier de ce qu’ils sont plutôt que de ce qu’ils ont. »
Mais il s’agit moins ici de chose que du rapport avide, aveugle aux choses, lesquelles sont globalement, ou symboliquement réduites au rang de « possessions ». Ne serait-il pas possible de concevoir un objet dont la modalité de présence serait suffisamment dense, puissante pour imposer de lui-même un type de relation qui revienne à l’origine du symbôlon, c’est-à-dire qui excède d’un rapport le réduisant à un « avoir » pour tisser l’authenticité d’un lien à « l’être ».

Le symbôlon désignait le signe de reconnaissance permettant de donner aux autres « initiés » l’assurance de son engagement, c’est-à-dire du fait que l’on était bien « l’un d’entre eux », comme « un mot de passe » que l’on ne pourrait connaître qu’en étant déjà intégré au milieu, au « complot », à la communauté, mais il s’agirait ici de dépasser du cadre limité de cette reconnaissance de soi aux yeux des autres : pouvons-nous imaginer la possibilité d’un objet dont le champ de proximité serait par lui-même expressif, révélateur, partie intégrante et surtout constructive de notre être ? En d’autres termes, il s’agit d’explorer la possibilité qu’un objet puisse libérer à l’égard de son détenteur la même capacité « fondatrice », constructive de notre personnalité que celle que l’on assigne habituellement à notre entourage « humain ». Nous ne nous faisons pas moins au milieu des choses qu’au milieu des autres, et nous ne pouvons pas exclure, au-delà des lieux communs exprimés sur la relation simplement affective aux objets, l’efficience d’une modalité de relation plus complexe et néanmoins plus directe, plus « brute » au fil de laquelle nous expérimentons l’impossibilité de « venir au monde » sans faire incessamment bouger les lignes de ce que c’est qu’ « être toujours chez soi dans le monde ».
Nous n’avons pas besoin de demeurer toujours à la même place pour nous sentir exister en tant que personne « Une , et nous avons tous déjà éprouvé la facilité avec laquelle nous pouvons nous installer dans différents lieux souvent, voire adopter un mode de vie nomade en emmenant avec nous quelques objets dont la mise en présence suffisait à décrire une sorte de territoire dans lequel quelque chose de nous « faisait le lien », récupérait son histoire, son style et suivait le fil d’un devenir propre.

Cette puissance des choses à créer des champs de résonance avec lesquels nous nous trouvons en affinité et à l’intérieur desquels nous libérons nos propres puissances de captation,  de création, d’intuition a été depuis toujours relevée, utilisée, travaillée dans des cadres différents. C’est ainsi que nous pouvons évoquer l’objet-totem, l’objet-témoin, l’objet liturgique, l’objet-fétiche, l’objet transitionnel (Winnicott). Il est possible d’aborder tous ces domaines par le biais d’une perspective transversale fondée sur quelques critères : l’universalité, le nomadisme, le caractère transgénérationnel, transculturel, transhistorique.
On sait par exemple que parmi les modalités de désignation du prochain Dalaï-lama figure toujours le test déterminant de la mise en présence de l’enfant avec les objets ayant appartenu à son prédécesseur, mais il entre dans cette procédure une part de divination posant de nombreux problèmes. Mais l’idée selon laquelle nous n’entrons jamais impunément, gratuitement, absurdement en relation avec les objets demeure et c’est bien sur elle qu’il convient de porter toute notre attention.


Dans un texte célèbre, le philosophe Alain sur l’antériorité décisive du rapport humain sur le rapport objectal : « Tout homme fut enveloppé d’abord dans le tissu humain, et aussitôt après dans les bras humains ; il n’a point d’expérience qui précède cette expérience de l’humain, tel est son premier monde, non pas monde de choses, mais monde humain, monde de signes, d’où sa frêle existence dépend. » C’est sur la base de cette pétition de principe qu’il fonde l’importance du signe, du langage, du sens. Mais précisément, il ne s’agit après tout que d’une pétition de principe. Car s’il ne fait aucun doute que tout enfant naît d’une femme, en effet, et qu’il est immédiatement accueilli par des personnes soucieuses de donner sens à chacune de ses manifestations physiques, il n’est pas davantage envisageable de remettre en cause dans la venue au monde du nourrisson l’existence brute et donnée du monde lui-même, et plus encore d’un monde moins englobant qu’extériorisant. Alain ne cesse pas de mettre l’accent sur les dynamiques d’inclusion, d’intégration de l’enfant dans des milieux humains, signifiants, linguistiques mais exister, c’est d’abord « survenir ». Avant d’être intégré à…, nous effectuons quelque chose, nous persévérons dans le fait d’exister. Cela signifie qu’être, c’est un dehors avant d’être intégré à un dedans (et finalement il y a de fortes chances pour que ce mouvement d’intégration à un dedans soit un conditionnement, un embrigadement, une dénaturation).
Il est hors de doute que notre être ne se constitue qu’au gré des relations qui se tissent entre notre corps et notre environnement, mais que cet environnement soit d’emblée et exclusivement humain, signifiant, cela, par contre est tout-à-fait contestable et c’est dans cette contestation même que doit se fonder tout travail d’exploration des relations que nous entretenons avec les objets. Il est même hautement probable qu’entre certains objets et nous s’instaurent des liens dont le sens n’est pas celui que véhicule le langage et c’est exactement la possibilité d’une intentionnalité non linguistique, d’un sens qui ne soit pas celui du « vouloir-dire » des hommes que doit « creuser » le designer qui s’intéresse à cette conception objectale du territoire.

Mais qu’est-ce que cela implique concrètement ? Que nous délaissions la relation psychanalytique ou psychologique de l’enfant à l’objet affectif ou transitionnel au profit de cette zone d’affects qui s’installe dans le périmètre de proximité à certains objets, c’est-à-dire que nous envisagions la possibilité d’un champs de voisinage, d’un no man’s land, d’une zone indistincte et frontalière entre les choses et les êtres au sein de laquelle la distance de l’un à l’autre deviendrait imprécise, fluctuante, proprement insituable. Si nous pouvons rationnellement et raisonnablement concevoir que nous naissons « chose dans un monde de choses », alors dans ce grand dehors que nous constituons avec elles, il semble évident que nous ne pouvons pas perdurer dans cette existence objectale, donnée, chosique sans entretenir avec d’autres choses des relations physiques, brutes, de couleur à couleur,  de densité à densité, de sonorité à sonorité, etc. et c’est dans l’efficience de ces affinités là que toutes les autres s’insinuent sur un mode finalement parasitaire, « ajouté ».
Autrement dit, on pourra toujours affirmer que l’enfant trouve dans son doudou un substitut au sein maternel (Mélanie Klein), ce sera vrai dans une certaine mesure mais dans une certaine mesure seulement parce que la vérité dernière de ce rapport se situe dans une relation brute de texture à texture, d’épiderme à tissu, de succion à fibres, de faculté de préhension à élasticité, etc. Ce qui s’offre dés lors au designer comme territoire infini d’explorations plastiques multiples, c’est le champ ouvert de tous les « devenir-matière » de l’être humain (Cf. le rapport de l’homme au silicium selon Gilles Deleuze). 

Pouvons-nous concevoir un objet capable de libérer des intensités de présence, des ondes de choc suffisamment conséquentes pour provoquer dans la sensibilité de tout être humain la réalisation de cette dimension brute par le biais de laquelle, en  se saisissant enfin et seulement « chose vivant au milieu des choses » il devient accessible à tout un jeu de solidarités physiques dans lequel il peut distinguer quelque chose de son devenir existentiel propre (lequel dépasse largement de son statut de personne sociale ayant un nom, un sexe, une famille, un métier, etc.) ? La révélation des dimensions transgénérationnelle, transhistorique, transculturelle  de notre rapport à l’objet pourrait, à partir de cette base, cesser de valoir idéalement et se réaliser de façon concrète.

samedi 20 février 2016

Vivre en interaction un évènement musical (libérer le corps de nos affects)


L’un des questionnements les plus bouleversés par les progrès des technologies de la communication est celui de l’identité. Nous sommes tellement connectés les uns aux autres que la question de savoir ce qui constitue notre identité propre est plus que relancée par toutes les possibilités interactives qu’internet rend aujourd’hui effectives. Si ce que je perçois est identique à ce qu’un autre perçoit ailleurs mais en même temps, vivons-nous autre chose qu’une même séquence d’impressions ? Et si nous vivons les mêmes choses, ne finissons-nous pas nous-mêmes par composer une même chose, par devenir un même être ?
Nous avions, jusqu’ici,  l’habitude de nous définir par notre caractère, par notre histoire, par notre nom, voire par nos faits et gestes anciens plus ou moins glorieux (j’ai fait ceci, j’ai fait cela) mais nous comprenons bien que toutes ces réponses à la question « qui suis-je ? » sont nécessairement décalées (on se définit moins par ce que l’on est que par ce que l’on a été). En vérité, je ne suis que ce que je vis ici et maintenant. Cela signifie qu’exister revient en réalité à composer des blocs d’espace-temps avec tous les autres éléments qui participent à cette contraction évènementielle.

Quiconque a déjà vécu l’expérience « aboutie » d’un concert au sein duquel les effets sonores, visuels, affectifs parviennent à donner au public le sentiment de ne plus composer qu’un seul corps, c’est-à-dire de dépasser du cadre habituel et figé de son organisme personnel pour se rallier à « autre chose », à un ensemble saisit parfaitement à quel dépassement de l’identité nominative il est ici question.
Nous retrouvons ici, dans une situation totalement nouvelle et évidemment anachronique, l’une des interprétations possibles de l’affirmation de Spinoza selon laquelle « on ne sait pas ce que peut un corps ». L’idée de Spinoza consiste à poser qu’un corps se conçoit davantage dans les termes d’un flux d’intensités que dans celui d’un assemblage d’organes. Nous ne cessons de composer avec les éléments et les personnes environnantes des arrangements qui sont plus ou moins heureux. Ceux qui nous sont les plus bénéfiques nous permettent de libérer le plus généreusement la puissance dans laquelle nous consistons. Ce que nous sommes, c’est le flux d’intensité de vie que nous pouvons libérer. Nous nous sentons exister davantage dans un concert que dans une réunion de travail ennuyeuse et protocolaire parce que quelque chose des affects que nous éprouvons dans un concert nous permet d’y libérer davantage la juste énergie dans laquelle nous consistons authentiquement. Il va de soi que Spinoza ne pensait pas à des concerts de musique, encore moins à toutes les possibilités offertes par les connexions internet, mais sa conception philosophique de l’identité entre parfaitement en résonance avec ce que nous avons aujourd’hui la possibilité de vivre effectivement.


Dans le cinéma, Andy et Lana Wachovski sont probablement les réalisateurs qui sont allés le plus loin dans cette exploration des implications induites par cette nouvelle conception de l’identité, notamment dans la série « Sense 8 » (8 personnes qui ne se sont jamais rencontrées éprouvent dans des lieux spatialement très éloignés ce que les autres ressentent).
Il est question ici de concevoir une installation rendant effective cette composition interactive d’affects au gré de laquelle des personnes différentes, isolées spatialement les unes des autres, pourraient devenir, le temps d’un concert, un seul et même être, dans le ressenti commun d’un seul et même bloc d’espace-temps.


La base de cette installation est la notion d’affect. De quoi s’agit-il ? Un affect est la rencontre entre une sensibilité et une ou plusieurs forces comme la lumière, la chaleur, le son, la pesanteur, la densité, etc. Pour Spinoza, l’affect est une modification du milieu qui agit sur un corps en diminuant ou en augmentant sa puissance d’agir (toute la philosophie de Spinoza tend à nous permettre de tirer le meilleur parti de nos affects (augmenter notre puissance d’agir) en connaissant les rapports de causalité reliant les affects à notre esprit). On pourrait dire qu’un corps n’est plus caractérisé par cette image que nous voyons se dessiner devant nous quand nous nous trouvons devant un miroir. Nous ne sommes plus ce que limite la surface de notre épiderme, nous consistons dans la puissance d’agir que nous permettent de libérer les affects que nous éprouvons.
 La danse, la musique, la peinture, le cinéma, bref tous les arts doivent se concevoir dans la perspective de cette refonte de la notion d’identité dés lors que nous abandonnons la notion d’identité personnelle.  Vivre, c’est être pris dans une continuelle procédure de composition, de décomposition et de recomposition de « corps » qui, comme les nuages, ne cessent de composer de nouvelles configurations climatiques, de créer de nouveaux « cieux ». Ces compositions se constituent au gré des affects. La toile d’un peintre crée le bloc d’espace temps du corps composé de toutes les attentions touchées par les affects qu’elle libère (et cela n’a vraiment aucun rapport avec le fait d’aimer ou pas la toile. Il s’agit plutôt d’un phénomène de captation). Il en va donc de même, a fortiori, d’un évènement musical, d’un concert.


Ce que les technologies de la communication rendent aujourd’hui possible par rapport à ce jeu incessant et variable de composition de « publics », c’est-à-dire de corps, c’est de le faire advenir, via la transmission d’affects, par des phénomènes de proximité qui ne valent plus au sein d’un espace réel mais virtuel. Cela n’a plus rien à voir avec les réseaux sociaux au sein desquels toutes les rencontres s’effectuent sur la base du langage dont le moins que l’on puisse dire est qu’il constitue une interface trompeuse, falsificatrice et dangereuse. Ce qu’il s’agit de faire advenir ici c’est la trame commune d’une libération authentique et synchronisée d’affects au sein de laquelle la musique, les musiciens et le public font « corps » dans un seul et même événement dont le lieu est en sens proprement insituable (ou alors sur ce qu’il faut bien appeler « la toile ») :
-       « Le concert d’un tel ?
-       J’y étais !
-       Où ?
-       Chez moi »

Puisque un affect se définit par le choc produit par des forces sur des sensibilités, ce qu’il convient de déterminer, ce sont précisément les forces autour desquels le corps virtuel d’un public pourrait se composer interactivement, par le biais de la connexion, le temps d’un concert. Il est possible sommairement d’en relever, pour le moins trois :
-       Le son
-       La lumière
-    La compacité (ce que l’on pourrait appeler l’affect de masse ou de foule)

Autant les deux premiers sont relativement faciles à mettre en œuvre par les acquis respectifs de l’effet Surround (sonore) et du principe hologrammatique (visuel), autant le troisième est beaucoup moins évident. Mais qu’est-ce que « faire corps avec » ? Quels sont les affects susceptibles de nous donner l’impression de communier avec une foule, une masse, un ensemble de personnes animées par un désir, une jouissance partagée ? Aussi étrange que cela puisse sembler, c’est peut-être dans un certain registre « guerrier » des scènes filmées qu’il convient d’aller chercher la réponse. Quel est, en effet, le point commun des épisodes les plus célèbres de films aussi différents que « le retour du roi » de Peter Jackson, ou « Braveheart » de Mel Gibson, « Gladiator » de Ridley Scott, ou encore la charge héroïque de John Ford ? Indépendamment de l’effet que libère dans l’action précise de chacun de ces films respectifs le moment de « la charge des combattants », le corps du spectateur est touché par un affect de masse au gré duquel un flux important de soldats se déplace en mode accéléré vers le moment du choc entre les deux armées. Ce qui nous trouble n’est pas tant l’importance quantitative de la foule de soldats que leur aptitude à « tenir la ligne », c’est-à-dire à suivre une mesure commune. Ils ne foncent pas contre l’ennemi « n’importe comment » mais dans la justesse harmonique d’une même cadence, comme si l’unité de l’armée révélait enfin « là », dans l’imminence de la confrontation, la fibre la plus exacerbée et la plus effective de cette texture physique qui fait d’elle « un » corps, à savoir le rythme.



Cette possibilité de concevoir le rythme comme le principe de la régulation d’affects au sein du corps d’un public virtuel nous renvoie à la notion de pulsation. Pour faire naître l’affect de la compacité, il convient sans nul doute de travailler la possibilité d’un rythme suivi par tout le monde et donné par personne, rythme capable de se greffer aux flux des autres forces : lumière et son. Si l’on veut explorer cette dimension interactive jusqu’à ses implications les plus profondes, il n’est pas totalement absurde de s’interroger sur les significations que peut revêtir la notion de connexion. Mesurer la portée d’un événement, cela peut vouloir dire prendre le pouls de sa réalisation, de son incarnation physique dans la chair de l’espace et du temps, mais si l’on veut maintenir la dimension interactive de cette participation, alors peut-être faudrait-il envisager concrètement la possibilité d’un appareillage grâce auquel chaque internaute serait connecté à tous les autres acteurs de l’événement par le rythme physique de ses propres pulsations cardiaques.

jeudi 18 février 2016

Esthétique du délabrement et principe d'entropie

"La marche inexorable  vers une inertie toujours plus grande qui sera un jour définitive" (Lévi-Strauss via Hubert Reeves, "L'heure de s'enivrer" Seuil, 1986)
"On peut voir dans l'entropie une mesure du « désordre » ou, plus exactement, de l’absence d’organisation à l’intérieur d’un système. Plus une structure est organisée, plus son entropie est faible, et inversement. L’entropie atteint sa valeur maximale quand le système atteint son état de désordre total, c’est-à-dire le chaos"...Hubert Reeves, "L'heure de s'enivrer - l'univers a-t-il un sens"
Dans son livre « une brève histoire du temps », Stephen Hawking nous donne un exemple du principe d’entropie et surtout de son irréversibilité en comparant une tasse posée sur une table dont la structure est ordonnée à la même tasse tombée au sol dont la structure est désordonnée. Si nous pouvons concevoir le passage de la première à la seconde, il nous est impossible d’envisager le mouvement de la deuxième à la première. La tasse brisée ne se recomposera jamais à l’identique de ce qu’elle était avant sa chute. Ce qui s’accroît au sein d’un système isolé, c’est forcément le désordre, d’où la question fondamentale qui consiste à se demander si notre univers est un système isolé, ou pas (plurivers). Si tel était bien le cas, nous ne pourrions nous diriger vers autre chose qu’un pur chaos. Le vers d’Apollinaire, en un sens, convient particulièrement à l’entropie : « Comme un guetteur mélancolique, j’observe la nuit et la mort. »

Lorsque Zoran Music est déporté à Dachau et qu’il voit ces montagnes de cadavres, il est confronté à ce même principe d’entropie tel qu’il s’exerce sur l’organisme humain : des corps amoncelés, offerts à la seule efficience du déclin et du pourrissement. Il les peindra une trentaine d’années plus tard, puisant dans ses souvenirs, soulignant discrètement la beauté sobre qui, « même là » travaille encore la plasticité pure de ce que nous pourrions appeler « la matière humaine »: « Il restitue à ces corps qui ont souffert la qualité d'humanité dont l'énormité de l'horreur semblait les avoir dépouillés. C'est ainsi que le cri cède la place au silence, et l'horreur à la beauté. Le silence seul est adéquat à la dignité de la victime, et la beauté, en pénétrant au plus profond de l'horreur, la traverse sans être entachée ni obscurcie, pour éclairer ces chairs ravagées et les ramener dans nos consciences et dans le sein de la communauté des hommes. » - Michael Gibson

En-deçà des discours de protestation et des indignations faciles, Music explore le no man’s land d’une improbable marge de manœuvre : l’observation dépouillée d’artifices des propriétés esthétiques d’un corps humain laissé à lui-même et ce regard est tout sauf clinique, comme si une forme de puissance animait encore ces cadavres en-deçà de leur existence personnelle, identifiable, puissance suffisant à elle-seule à mettre en échec le pouvoir de destruction nazi. L’Art donne au peintre la capacité de générer encore quelque chose, même là, surtout là, de telle sorte qu’être réduit à observer la puissance chaotique du délabrement des chairs, c’est prolonger l’humanité, lui donner la grâce d’une invulnérable justesse.  Il y a quelque chose de ses mains de cadavres bleuis par la mort et le froid qui étrangement rappellent la délicatesse de pattes d’oiseau dans la neige.
La peinture de Zoran Music nous permet ainsi de réaliser les trois dimensions dans lesquelles s’effectuent nos existences : 1) l’Histoire des hommes  2)  ce fond dynamique de forces au sein duquel s’exercent entre autres l’entropie 3) l’Art qui capte cette réalité pure, stylisée, ultime et qui nous permet ainsi de comprendre à quel point l’idéologie, la politique ne constituent qu’une couche très superficielle de la vie.

Mais où situer le design dans ces trois dimensions ? Faut-il nécessairement placer l’œuvre d’un designer de produits dans l’une ou l’autre de ces cases, ou bien au croisement des trois ? Il va de soi qu’aucune existence humaine ne peut se déployer ailleurs que dans ce jeu de variations au gré duquel chacun de nous passe incessamment d’une perspective à l’autre. Nous vivons avec nos contemporains dans une époque qui se définit autour de certains repères historiques. Pour le dire autrement, nous « vivons avec notre temps ». Les produits sacrifient donc à la mode et aux mentalités « d’aujourd’hui » mais il serait pour le moins absurde de ne pas faire droit à tous les affects générés par cette esthétique du délabrement dont Music a révélé l’incroyable puissance. Il n’est finalement rien de ce que l’homme croit faire qu’il produise effectivement, authentiquement, pas même la destruction. Délabrer, conquérir, dévaster, polluer, c’est seulement accélérer l’efficience d’un processus naturel. Il y a donc quelque chose d’une crudité, d’une nudité, d’une dimension ultime (la troisième, celle exprimée par l’œuvre de Zoran Music) qu’il s’agirait de révéler (éventuellement par un scénario d’utilisation).

Finalement nous pourrions considérer que ces trois dimensions correspondent à des niveaux de réalité et la question qui se pose est alors celle de savoir dans quelle mesure un événement que nous pensons « réel » dans telle dimension, celle de l’histoire, l’est effectivement du second point de vue, celui des forces physiques. Nous savons très bien ce que signifie « se souvenir » au sein de la première perspective, c’est commémorer, mais de quoi s’agit-il de souvenir (et comment ?) dés lors que nous nous intéressons plutôt au second « mode » de réalité, et, mieux encore, au troisième ? Ce qui s’impose à nos esprits de façon assez évidente, c’est que rien ne saurait être plus marquant, et peut-être plus difficile que de donner idée de la façon dont un évènement ou une époque historique s’inscrivent sur le support de la seconde perspective. Comment rendre compte de l’évolution de l’histoire des hommes, de ce qu’ils appellent le progrès technologique, ou plus modestement des épisodes de nos vies personnelles sur un support qui ne soit plus celui de l’esprit de commémoration, de jugement, de dépréciation ou d’optimisation morale ? Il y a le sens de l’histoire, si l’on y croit, et l’accroissement entropique des puissances du désordre, auquel on ne peut pas ne pas croire. En captant l’efficience du second au cœur même du premier, l’artiste révèle une réalité plus authentique que celle à laquelle la conscience de nos semblables parvient majoritairement. Toute la question est donc de savoir si le designer peut suivre la voie tracée par Zoran Music et trouver dans cette problématique le support d’une nouvelle mémoire, d’une autre façon de se souvenir. Peut-on concevoir le scénario d’utilisation d’un produit dont la destruction plus ou moins lente serait à même de mettre à nu la puissance d’érosion du principe d’entropie et de situer ainsi l’existence de l’usager dans une autre dimension que celle de la contemporanéité, de sa vie personnelle de consommateur du 21e siècle ?


lundi 1 février 2016

EMC - Rencontre avec l'équipe mobile des soins palliatifs du CH Pasteur: les directives anticipées et l'identité narrative (Paul Ricoeur)



                          La démarche des directives anticipées est une procédure légale qui nous permet, si nous ne sommes plus en état d’exprimer nos vœux concernant les limites de l’intervention médicale lors de nos derniers moments, de les transmettre par voie écrite à l’équipe de soignants. Nous pouvons ainsi demander la limitation ou la fin des traitements en cours, de ne pas être transféré en réanimation, de ne plus être placé sous respiration artificielle, de ne pas subir une intervention chirurgicale, d’être soulagé de nos souffrances, même si cela favorise notre décès. Voici la formulation décrivant ces directives dans La loi Leonetti et le Code de la santé publique (2005) : «Toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté. Ces directives anticipées indiquent les souhaits de la personne relatifs à sa fin de vie concernant les conditions de limitation ou d’arrêt de traitement. Elles sont révocables à tout moment.»
Jusqu’ici l’équipe médicale n’était pas tenue de respecter ces directives mais la loi adoptée le 27 janvier 2016  a fait changer cette donne en les investissant d’une dimension « contraignante et non opposable ». Le recours à une sédation profonde et continue est donc accordé au patient en fin de vie qui en fait la demande légale via ces directives. La distinction entre faire mourir (euthanasie) et laisser mourir (sédation continue) est ici fondamentale. A partir du moment où l’état de santé du patient ne laisse plus espérer d’amélioration, il est placé dans un état d’inconscience au gré duquel les forces du patient vont décliner jusqu’à sa mort.
Avant d’être un document légal, les directives anticipées constituent  un certain type d’écriture que l’on pourrait qualifier de « testimoniale », c’est-à-dire ayant valeur de témoignage, d’attestation, de la même façon qu’un testament prolonge au-delà de la limite de notre mort physique nos volontés concernant notamment les biens que nous souhaitons céder aux membres de notre famille. Parce qu’il est doté de la faculté de langage, l’être humain peut se dédoubler en sujet de l’énonciation (le « je » qui écrit les directives) et « je » de l’énoncé (le « Je » dont il est question dans ces directives et auxquels seront appliquées les consignes exprimées). Lorsque Descartes affirme : « je pense, donc je suis », cette distinction prend tout son sens. Il se peut bien qu’un malin génie s’amuse à me tromper en me faisant croire que je suis tel ou tel alors que je suis autre, il ne pourra pas me tromper sur le fait que j’existe : « Il ne saurait faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. » Nous sommes ici en présence d’une efficience pensive existentiale première, irrécusable selon Descartes. Mais la distinction entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation impose un nouvel emboîtement dans ce qui devient un jeu de perspectives puisque Descartes fait moins acte de pensée que de déclaration de pensée. Il dit qu’il pense, donc il est. Il y a bel et bien le sujet de l’énonciation qui dit qu’il pense donc qu’il est et le sujet de l’énoncé dont il nous dit qu’en pensant il existe nécessairement. L’insinuation de cette dimension énonciative dans le cogito en change évidemment profondément la nature puisque ce n’est plus à proprement parler en tant que sujet pensant que je suis mais en tant que sujet disant qu’il pense.
Nietzsche s’engouffre d’ailleurs dans cette brèche pour s’interroger dés lors sur la pertinence du « Je pense ». Quand je dis que je pense, je fais avec la grammaire de ma langue qui m’impose de considérer qu’un sujet fait l’action, mais nous savons bien qu’en réalité c’est la pensée qui vient au sujet plus que le sujet qui suscite la pensée. Si nous appliquons le même raisonnement aux directives anticipées, surgit dés lors le problème de savoir dans quelle mesure l’écriture se soumettant aux règles grammaticales de la langue pourrait exprimer autre chose qu’une volonté superficielle, responsable, transparente, « kantienne ». C’est comme si ce travail de sape, de falsification à l’œuvre dans la langue sous l’influence duquel nous nous prenons pour les maîtres de nos actes se prolongeait jusqu’à ces instants ultimes pendant lesquels nous aspirons à demeurer ce que finalement nous n’avons jamais été : maître de soi. Il y a notre corps qui fait ce qu’il peut (mais il peut beaucoup) et cette volonté consciente qui, à cause de la langue, pense qu’elle est le moteur de nos actes, de notre pensée, de notre vie mais, en réalité, ne dispose d’aucun pouvoir. Loin de résoudre le problème de l’absence de conscience du patient, les directives anticipées ne consisteraient alors qu’à prolonger « la farce », qu’à s’épuiser à maintenir la mythologie d’un « je » maître de soi et de ses décisions.
Le psychanalyste Jacques Lacan, plus récemment, insinuera lui aussi dans cette brèche l’affirmation d’un sujet fondamentalement divisé, fendu. De façon paradoxale, c’est l’intégralité d’un inconscient linguistique que Lacan situe dans son analyse du Cogito (inutile de préciser que cette analyse faisant du sujet du Cogito le sujet de l’inconscient par excellence ne peut que choquer, voire révolter les défenseurs de Descartes). Mais cette conception est plus que pertinente. Si nous prêtons attention à certaines figures de notre utilisation de la langue, nous constatons à quel point le vrai sujet s’y dérobe en permanence. « Ce n’est pas pour être désagréable….Mais vous êtes vraiment la pire des ordures. » Nous disons que nous évitons une finalité : « être désagréable » pour la réaliser avec une force redoublée par la dénégation. C’est justement parce que je dis que je ne suis pas désagréable que je le suis d’autant plus que le langage s’est trahi, s’est montré tel qu’il est dans ma parole, à savoir menteur, truqueur. Je dis que je ne fais pas ce que je fais parce que c’est ça le langage, c’est truquer, mentir, trahir, duper fondamentalement. Nous retrouvons le même processus dans certaines formulations négatives : « je ne vous dirai pas que…. », et, en réalité, on le dit. Certains journalistes sont passés maîtres dans la duplicité de cette capacité propre au langage de faire mention d’une information fausse mais suspecte dés lors que le principal intéressé est mis en situation d’avoir à démentir :
-       « On dit que vous avez suivi une cure de Botox
-       Mais c’est faux
-       Alors je peux écrire que vous niez ? »
Ce que Lacan soutient, c’est que l’inconscient consiste dans cette division par le biais de laquelle aucun sujet de langage ne peut coïncider avec lui-même. Quoi que je dise, quoi que je pense, s’ouvre ce gouffre entre celui qui pense (sujet de l’énonciation) et celui auquel je pense quand je pense « je » (sujet de l’énoncé). Nous ne cessons de consister dans ces procédures de renvois incessants d’un signifiant à un autre. Le drame de l’humain se situe exactement là : nous ne pouvons exister autrement qu’en disant « je », mais dire « je », c’est n’avoir pas davantage de poids que celui de ces échos que se renvoient les forêts de symboles de Baudelaire. Nous ne maîtrisons pas nos mots, nous sommes joués par eux. Gérard Miller explique ainsi la position du sujet chez Jacques Lacan : « La distinction entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation ruine l’idée d’un sujet substantiel et identique à lui-même dans tous ses énoncés. Il n’en est que plus évanouissant. Ponctuel, illocalisable, le sujet se dérobe à tout épinglage par un signifiant dernier qui permettrait de dire : « le sujet, c’est celui-là. » C’est sa division même qui le définit. En ce sens le sujet n’est jamais présence immédiate, il est au contraire représenté (…) Le sujet qui ne précède pas le discours, mais qui ne peut en quelque sorte que se déduire de celui-ci est toujours un sujet supposé. »
Cela signifie que cette adéquation du sujet entre l’activation de sa pensée (comme doute) et la certitude d’exister, c’est précisément ce que le langage rend impossible en insinuant en lui ce vide, cet écart entre le « je » qui pense et le « je » qui est pensé. A peine suis-je en train de penser : « Je… » (sujet de l’énoncé) que déjà le « je » qui pense s’éloigne, se met à distance, comme une sorte de point de fuite institué par la langue, il disparaît. Là où Descartes souhaitait la transparence à soi d’un sujet conscient et sûr d’exister se dresse l’opacité, le « dispars » de cette distance, le trouble de cette tension entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. S’il y a bien une chose certaine quand je dis ou que je pense : « je… », c’est que ce n’est pas « moi ».
Là où Descartes pointait vers un sujet auto-fondateur qui revenait triomphant de la terrible épreuve du doute, Lacan situe le sujet évanescent, structurellement « raté » au sens de « se ratant »,  se définissant dans l’acte même de la plus fondamentale « non-coïncidence ». « Je pense où je ne suis pas, je suis où je ne pense pas ». Je ne peux pas dire que je pense sans que s’effectue immédiatement une déperdition d’être de mon être. Etre un sujet c’est forcément être un sujet pris dans la langue et cela impose que je ne sois pas « là où je pense » et que je ne pense pas « là où je suis ».
Appliquées aux directives anticipées, les thèses de Lacan posent de graves problèmes, dans la mesure où précisément ces consignes de fin de vie se donnent pour but de permettre au patient d’exprimer ce qu’il veut le plus intimement, le plus définitivement, le plus fermement. Ce qu’on pense lui donner la possibilité de libérer par l’écriture, c’est ce lieu protégé des influences extérieures à l’intérieur duquel il pourrait enfin laisser parler un « je » qui ne serait plus grevé par les pressions familiales, sociales, alors qu’en réalité ce lieu est celui-là même où s’exerce l’aliénation première, incontournable, fondatrice d’un mode d’être typiquement « humain » consistant à s’éviter, à se dérober, à se fuir.  Il est possible de rendre compte de cette difficulté en utilisant la notion d’identité, car c’est bien elle finalement que les directives anticipées s’efforcent de circonscrire et c’est bien l’origine du malentendu. Le patient n’est plus conscient. Comment savoir ce qu’il veut ? En lui demandant de rédiger avant ses dernières volontés, mais l’instrument (ou supposé instrument) dont on se sert pour lui permettre d’exprimer ses voeux conscients est en réalité celui-là même par l’entremise duquel s’effectue cet échappement par lequel il se manque. C’est en voulant remédier à ce défaut qu’est l’inconscience du patient qu’on met en œuvre une procédure au sein de laquelle rien ne se libèrera davantage que l’inconscient, l’opacité à soi générée par la distinction du sujet de l’énoncé et du sujet de l’énonciation. Ce qu’il convient toutefois de réaliser, c’est que le sujet ne se rate pas davantage dans  les directives anticipées que partout ailleurs : nous ne coïncidons jamais avec nous-mêmes, c’est cela qui fait que nous sommes humains, pour Jacques Lacan. L’être humain, en tant qu’il parle, pratique ce sport fascinant et étrange qu’est « l’existence désynchronisée ». Le « malaise » vient de ceci qu’à cet instant ultime, nous avons vraiment besoin d’envisager des « retrouvailles », une récupération, un recueillement au sein duquel enfin quelque chose de nous pointerait à la surface d’une expression "véridique".
Le philosophe Paul Ricoeur a développé une conception de l’identité qui peut se révéler d’une grande importance par rapport à cette impasse dans laquelle nous nous trouvons. Puisque il est, en effet impossible d’adhérer à la notion d’identité stricte, substantielle d’un sujet qui serait identique à lui-même (idem) on peut concevoir un autre modèle d’identité (soi-même : ipse), identité qui prendrait en compte la division en sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. L’identité dont il est alors question n’est plus formelle ; il ne s’agit plus d’être même que soi mais, au contraire, de rapporter à soi-même les histoires dont on serait le « héros » (au sens de sujet, pas au sens de super-héros) :
"Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste […] Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative. […] À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie. Le sujet apparaît alors constitué à la fois comme lecteur et comme scripteur de sa propre vie selon le vœu de Proust. Comme l’analyse littéraire de l’autobiographie le vérifie, l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées. […] L’identité narrative n’est pas une identité stable et sans faille ; de même qu’il est possible de composer plusieurs intrigues au sujet des mêmes incidents […] de même il est toujours possible de tramer sur sa propre vie des intrigues différentes, voire opposées. […] En ce sens, l’identité narrative ne cesse de se faire et de se défaire."
Ce qui est fondamental dans cette perspective de l’identité narrative, c’est précisément que l’on n’y parte pas du présupposé d’un sujet « un », identique à lui-même en chacune de ses actions (comme Ulysse capable de lancer une flèche dans douze anneaux de haches fichées dans le mur qu’il ait 20, 40 ou 70 ans), mais que l’identité s’y constitue par le sens que l’on donne à des épisodes de notre vie au sein d’un récit. Il ne s’agit pas d’être « un » dans sa vie, mais plutôt d’interpréter éventuellement différemment les évènements de nos vies afin de les subsumer dans l’assomption d’un « sens ». Ce qui importe vraiment, ici comme ailleurs, c’est de conjurer l’horreur de l’assimilation de nos vies à un chaos absurde (c’est là le dernier mot du Colonel Kurtz dans « apocalypse Now » de Francis Ford Coppola : « L’horreur » - On assiste à la fin d’un homme plus détruit que Job parce qu’incapable de donner du sens à ce qu’il a été contraint de voir et de faire dans la guerre). On voit bien comment Job confronté à l’épreuve d’une existence désertée par Dieu tisse dans les échos de sa plainte un nouveau sens. Il est donc envisageable de considérer les directives anticipées comme l’occasion légale offerte au patient d’exprimer les vœux de cette identité narrative dans laquelle il consiste plus et mieux que toute autre dans la mesure où elle active, dans l’efficience même de cette plasticité souple, ductile et « littéraire », la quête heureuse d’un sens. Il ne fait aucun doute que notre plus grande terreur, identique à celle qui a terrassé le colonel Kurtz, c’est d’être la victime de protocoles absurdes, déshumanisés, systématiques au sein desquels ne s’exprimerait que l’application bête et méchante des « consignes ». Une médecine qui ne serait pratiquée que par des « techniciens de la guérison » n’aurait aucun sens, et, plus grave encore, se révèlerait fondamentalement inapte à donner à ses patients le droit et la liberté de composer et de recomposer à chaque instant le sens nouveau de leur histoire.