mardi 28 septembre 2021

Alice au pays des Merveilles - Les fonctions prédicative et conjonctive

 


Il y a deux caractéristiques du récit d’Alice au pays des merveilles qu’il convient de garder en tête dans la lecture du conte:

  • Alice s’ennuie dans sa vie « réelle » et elle va passer d’une dimension où il ne se passe rien à une dimension où littéralement il se passe absolument tout. Les pays des merveilles n’est pas nécessairement idyllique mais ce qu’il a de « merveilleux » , c’est que « tout y arrive » et finalement Lewis Carroll va suivre ce leitmotiv jusqu’à son paroxysme stoïcien. D’Oxford où il vivait, Lewis Carroll disait: « Ici il n’arrive jamais rien. Jamais, il n’y eut un lieu pareil pour ne point faire se produire les choses. » Il est très plausible de se représenter les merveilles comme un lieu dans lequel au contraire le « rien est exclu », Un lieu où tout, absolument tout n’est qu’évènement pur. Etre à la hauteur des évènements (mot d’ordre stoïcien), c’est ce qu’Alice va avoir du mal à faire d’abord, notamment par rapport à son identité.
  • Ce qu’elle vit est un rêve, comme nous le saurons plus tard, et dans son journal, Lewis Carroll évoque le pays des merveilles « où le sommeil a son monde à lui qui est souvent aussi vrai que l’autre. » Comme le disait déjà Montaigne: « nous veillons dormant et nous dormons veillant. », c’est-à-dire que certains rêves nous permettent d’acquérir une authentique vigilance et compréhension de « ce qui est ». Quand nous sommes réveillés, nous demeurons parfois dans une espèce d’engourdissement qui ne nous rend pas vraiment attentifs à ce qui se passe réellement et inversement c’est quand nous dormons et rêvons que le changement de dimension nous permet d’acquérir une vraie sensibilité à telle ou telle réalité. Le pays des merveilles c’est du « dépaysement utile ».

C’est bien là la perspective la plus riche qui nous permettra de mieux saisir les subtilités de ces aventures: Que reste-t-il de vous quand ce qui vous arrive se succède à un rythme si effréné que vous n’avez plus le temps de vous y constituer une identité? La réponse est simple, vous vivez en direct l’insuffisance du nom propre, et l’on pourrait prendre ce terme d’insuffisance en deux sens:

  • Insuffisance parce que le nom n’est plus déterminant. Ce n’est pas en tant que vous êtes un tel ou un tel que vous vivez telle chose mais parce que vous vivez telle chose que vous existez…Sans nom donc, anonymement.
  • Privé du recours au nom propre, vous ne pouvez plus jouer de la suffisance, de l’arrogance d’être quelqu’un. Ce n’est pas vous qui décidez des évènements, ce sont les événements qui décident de vous et plus exactement qui vous « laminent » en tant que vous.

  


A peine entrée dans le terrier du lapin blanc, Alice chute. On ne peut pas se représenter d’action qui nous contraigne à plus grande passivité. Chutant, Alice ne peut rien faire d’autre que ça: tomber, de la même façon que tout enfant né commence à mourir. Nous savons d’ailleurs que le processus de destruction des cellules est déjà agissant dans l’embryon. Aucun foetus  ne se constitue autrement que par la mort (c’est ce que l’on appelle l’apoptose, le fin de vie programmée des cellules). En d’autres termes, nous faisons comme si nous décidions des choses, des actes de notre vie, mais à cette hauteur là, c’est toujours sur le fond irrévocable de notre mortalité que nous pouvons déployer une action. En d’autres termes, ce qui se passe dans ma vie d’abord c’est une certaine façon de gérer un infinitif incontournable: « mourir ». Nous conjuguons les différentes temporalités de notre existence à partir de cet  infinitif originel et fondamental.

Ensuite, Alice finalement se soumettra à des mots d’ordre qui lui sont adressés par des potions, des tartes, des éventails: Bois moi! Mange-moi! Etc. Des évènements incompréhensibles se succèdent alors à un rythme continu, sans pause!  Ici il est une information sur la vie de Lewis Carroll qu’il importe de connaître pour saisir le « sens » ou le non sens des aventures d’Alice. Carroll a passé toute sa vie à Oxford, haut lieu de l’empirisme anglais. Qu’est-ce que l’empirisme? Une théorie que l’on retrouve chez de nombreux philosophes anglais de Locke à David Hume, selon laquelle ce ne sont pas les idées qui guident nos perceptions mais au contraire nos sensations qui sont la cause de nos idées.  En d’autres termes, le fait déterminant de la connaissance et de la pensée des hommes n’est pas leur esprit mais leur capacité à être affecté par des sensations. Nos idées ne voient le jour qu’à partir de nos sensations, ce sont même des sensations en moins vivaces pour David Hume, auteur qui a profondément marqué de nombreux auteurs britanniques. Si nous pensons ceci ou cela, c’est donc d’abord parce que nous avons éprouvé telle ou telle sensation. Le ressenti de soi est absolument fondamental dans « Alice au pays des merveilles ». Nous assistons aux aventures d’une petite fille qui se sent perpétuellement soumise et même jetée dans des flux de sensations divers, multiples, indéfinissables.

Selon que l’on soit ou pas empiriste, notre rapport aux évènements et aux choses se transforme radicalement.  Le mouvement de pensée opposé à l’empirisme est l’innéisme (nos idées seraient innées) et l’on peut situer le conflit entre ces deux courants de la façon suivante. Si ce sont mes idées qui guident mes perceptions, cela veut dire que je suis un esprit capable d’énoncer des jugements: « le ciel est bleu ». C’est aussi ce que l’on appelle un prédicat: je peux dire ce que les choses sont, je peux les « prédiquer « , et cela grâce à mon entendement. Je peux donc utiliser la fonction prédicative du verbe être. Si l’on est empiriste, on considère qu’il y a d’abord des sensations: il y a l’impression du ciel Et il y a l’affect du  bleu, mais je ne prédique rien je fais une association, on utilise alors la fonction conjonctive du ET (conjonction de coordination)

On réalise parfaitement l’empirisme de Lewis Carroll quand on suit les aventures d’Alice qui finalement ne vit que des ET, voire des ET entre des infinités: chuter ET Rapetisser ET. grandir, Et….Broyée dans cette succession sans pause de ET, la pauvre Alice ne sait plus qui elle EST. « Alice au pays des merveilles » raconte de la façon la plus étrangement terre-à-terre possible ce qui arrive quand il ne fait qu’ « arriver des événements » , des ET et que la fonction prédicative; je suis, tu es, etc, se retrouve écrasée par la fonction conjonctive. Rien n’est finalement moins surnaturel que ces aventures là. Il se pourrait même qu’elles expriment avec une très grande rigueur la réalité la plus stricte de toutes nos expériences.

  


lundi 27 septembre 2021

Alice au pays des merveilles: une expérience stoïcienne?

 


Alice demande alors : « Mais, Reine Rouge, c'est étrange, nous courons vite et le paysage autour de nous ne change pas ? » Et la reine répondit : « Nous courons pour rester à la même place.». 

        



Alice a dix ans elle sait qui elle est et elle vit une existence tranquille avec ses parents, sa famille, mais elle poursuit fun lapin blanc et tombe dans le terrier. Elle tombe longtemps et pendant sa chute boit une potion qui la fait rapetisser et elle ne cessera d’ingérer des aliments et des potions qui la feront changer de taille tout au long de ses aventures.  On peut rapprocher cette histoire de l’une des plus terrifiantes citations du philosophe grec Héraclite d’Ephèse: « Aussitôt nés, les hommes veulent vivre et subir leur destin de mort ou plutôt trouver le repos, et ils laissent après eux des enfants, destins de mort à naître. » ce dont Alice  fait l’expérience dans le terrier, c’est finalement d’une forme de vérité pure et sans fioritures. Nous voyons la naissance comme un début, ce qui n’est pas faux sauf que c’est le début de la fin. Héraclite exprime exactement cette évidence existentielle: « naître, c’est commencer à mourir ». Nous « chutons » comme si nous tombions d’un avion et le temps qu’il nous reste à vivre est un destin de mort puisque notre fin est inéluctable durant lequel nous pouvons faire des figures. La vie c’est de la voltige en chute libre. Tout le monde connaît bien cette discipline sportive: les parachutistes s’élancent à partir d’un avion et doivent composer un certain nombre de figures avant d’atterrir. On pourrait dire que vivre est la même chose mais sans parachute. Il existe une forme de sagesse à réaliser qu’au-delà ou en-deçà de ce que nous considérons comme l’essentiel: notre métier, notre carrière, nos relations, créer une famille, une maison, un emploi, etc, il y a fondamentalement ça: une certaine façon de ne faire descendre. Ce qu’Alice vit, c’est ça, et elle le vit à un âge un peu avancé. Ce n’est pas tant la conscience d’être mortelle que celle de ne faire finalement qu’une seule expérience: devenir. 

 


 L’ironie des circonstances fait donc que l’on qualifie de « conte pour enfant » la parole la plus dure et la plus dépouillée d’artifices qui puisse s’adresser à un âge que l’on a plutôt tendance (bien à tort) à vouloir préserver du réel pur. C’est cela Alice au pays des merveilles: du réel pur, ou l’affirmation d’un anonymat existentiel et structurel de la chute qui oeuvre dans toute expérience du vivant. Le petit chaperon rouge, les sept chevreaux etc, invente un méchant: le loup mais Alice n’invente rien. Il faut lire Alice comme un conte prétendument pour enfant qui n’invente rien et qui finalement ne dit qu’une chose à celles et ceux qui le lisent: Il existe une réalité en-deçà de votre nom propre et c’est réalité est plus réelle que ce que vous appelez « votre vie ». En d’autres termes: en deçà de « TA » vie, il y a LA vie et elle est indiscutablement plus réelle que tout ce que tu déclineras à partir de ton nom propre. 

« Alice au pays des merveilles, c’est du stoïcisme pur », dit, en substance, le philosophe français Gilles Deleuze. Certains enfants répètent inlassablement  leur nom comme pour en sonder la pertinence ou précisément le peu de pertinence. Il y a nécessairement toute une partie de notre vie qui s’effectue dans l’ignorance, voire dans la capacité à demeurer indétectable aux radars identitaires de l’organisation familiale, sociale, civilisationnelle. 

On ne peut pas « devenir » lecteur d’Alice au pays des merveilles par un claquement de doigts. Probablement faut-il d’abord se faire passer soi-même au crible de ce que l’on serait tenté d’appeler « une expérience de pensée »: que resterait-il de « moi », si l’on m’enlevait mon nom, mon prénom, mes qualités, mon métier, bref tous les signes distinctifs grâce auxquels je suis reconnaissable en société? 

    

Autant cette question revêt une dimension assez dramatique dés qu’on la pose historiquement, voire juridiquement, autant elle en revêt un autre si la pose métaphysiquement ou existentiellement. Reprenant la tradition romaine de l’homo Sacer, Le philosophe italien Giorgio Agamben crée le concept de vie nue pour qualifier l’homme qui, du fait d’un crime se retrouve exclu du Droit et de la religion. L’homo Sacer dans le droit romain désignait l’homme qu’on pouvait tuer sans être inculpé d’homicide et l’homme que l’on ne pouvait sacrifier. Tuable, l’homo Sacer est « insacrifiable ». Il ne fait que « vivre ». Il n’est pas reconnu en tant que personne et donc on peut le tuer mais il n’est pas reconnu non plus comme assez humain pour être sacrifié.  En fait l’homo Sacer n’est plus reconnu en tant que citoyen, ni en tant que membre d’une religion. Giorgio Agamben relie le statut ou l’absence de statut de l’homo Sacer au sort réservé aux déportés dans les camps nazis. De fait, ils faisaient l’expérience du dépouillement de tout ce qui les rendait reconnaissable à la persona mais aussi à la reconnaissance morale en tant que personne. Par rapport à notre sujet, l’Homo Sacer, ce n’est pas celui qui se trompe de personne mais c’est celui qui fait l’erreur ou plutôt la faute à partir de laquelle il n’a plus aucun rapport avec la notion même de personne. Il ne fait qu’être vivant dans une société où n’importe qui peut le tuer sans avoir de comptes à rendre.

Il n’est pas du tout question de ce sens là ici bien évidemment. Ce qu’Alice vit en fait c’est l’expérience de devenir ce qui lui arrive à partir de ce qui lui arrive sans y trouver jamais à aucun moment le temps de s’y construire un je. Elle passer par une succession d’infinitif: tomber, grandir, rapetisser, courir, se rabaisser, etc.   Que devient une vie quand les événements ne vous y laissent pas le temps d’y constituer un moi, une identité reconnaissable? C’est la vie pourrions-nous répondre et cette vie n’est constituée que de purs devenirs. C’est frauduleusement que nous conjuguons les verbes au fil de la première, deuxième, troisième personne car en réalité, nous ne vivons qu’au fil de l’infinitif d’une incessante multiplicité de verbes divers et c’est pour cela que la seule expérience effective que nous faisons est celle du devenir.

   

mardi 21 septembre 2021

Ecriture libre - La sincérité comme exercice de style (facultatif)

 Rédigez un récit dans lequel un personnage ou le narrateur lui-même se met en situation de piéger le mécanisme de la persona (Carl Jung) soit par l’adoption d’un style d’écriture authentique (ou qui aspire à l'être), soit par le jeu (cela peut être une sorte d’emboîtement d’un je écrivant sur un je écrivant sur un je écrivant…) soit encore en misant sur un style très recherché (cultiver l’art d’écrire sur soi c’est peut-être travailler, par l'écriture, une authenticité de soi en devenir) soit par un autre moyen (comme le titre même de l’exercice l’indique, vous êtes LIBRE).  L’important, c’est de ne pas faire comme Jean Jacques Rousseau et ses « confessions ». Si ça ne vous fait pas peur, lancez vous!  



mardi 14 septembre 2021

Terminales 2/4/5/6: Puis-je parler de moi-même sans faire erreur sur la personne? (Partie 2)

 




4) Construire un plan

Nous nous sommes fait une idée de la profondeur du sujet. Il importe maintenant de trouver l’angle à partir duquel il convient de structurer notre plan. Quel est dans le sujet l’expression dont la multiplicité de significations nous semble suffisamment déterminante pour faire varier le sens de l’énoncé dans son entier? A la lumière de tous les arguments envisagés, il semble que ce soit plutôt l’expression « faire erreur sur la personne » dans la mesure où elle peut signifier:

  1. Parler d’un autre que soi
  2. Parler d’un autre soi
  3. Être capable (ou pas) de se porter garant de soi, responsable, de répondre de soi-même en tant que personne, en tant que sujet moral.

On s’aperçoit que ce plan permet de reprendre la plupart des perspectives que notre travail de problématisation et d’analyse avait révélées. En effet, la première partie pose finalement le problème de l’identité de la personne et par conséquent de la question de savoir si parler de soi ne nous imposerait pas une dissociation radicale entre celui que l’on est et celui dont on dit qu’on l’est. La deuxième va plus loin puisque elle interroge la possibilité qu’il existe en nous un autre soi que la parole occulterait ou au contraire révèlerait. C’est bien ici la question de l’inconscient qui est soulevée. Enfin la troisième partie pointe la question morale: parler de soi favorise-t-elle l’assomption du sujet par lui-même, c’est-à-dire la capacité que nous aurions, malgré cette identité remise en cause voire impossible de revendiquer néanmoins une forme d’unité, moins réelle que nécessaire. 

Sans jamais cesser d’être lui-même, le sujet prend donc trois directions distinctes dont chacune approfondit la précédente. Il s’agit bien de mesurer les conséquences d’un discours portant sur soi et partant de soi mais les angles de vue et d’approche de cette parole varie: 




  1. Est-ce que parler de moi constitue un acte favorisant la connaissance de soi ou au contraire la construction imaginaire d’une autre personne que moi? (Question de l’identité)
  2. Est-ce que parler de soi rend possible une conscience authentique de soi ou au contraire une tentative d’exploration du fait qu’il y a en moi un autre moi, un inconscient? (Question de la conscience)
  3. Est-ce que parler de soi permet de s’assumer en tant que personne morale ou au contraire de se dérober à cette responsabilité? (Question de la morale)  
   


1) La parole sur soi favorise-t-elle la connaissance de soi (en tant que moi)?
  1. Auto-biographie et auto-fiction: la transparence et l’obstacle (Jean-Jacques Rousseau). 
  2. Contes et légendes du moi: Alice au pays des merveilles - Lewis Carroll
  3. Parler de soi, c’est se mettre en scène, jouer la comédie des autres (Carl Gustav Jung: la persona)


2) Le fait de libérer une parole sur soi favorise-t-il la prise de conscience de soi ou pointe-t-il, au contraire,  vers l’existence d’un soi inconscient? 

  1. Naissance de la conscience symbolique: l’enfant à la bobine (dire Je)
  2. « Le moi n’est pas maître dans sa propre maison » - L’inconscient
  3. "Là où le ça était, le Je doit advenir » Freud -  The talking cure


3)  La parole de soi sur soi décrit-elle le mouvement d’une assomption de soi, en tant que sujet moral?

  1. Confession et absolution: l’aveu et la formulation de la faute (les liaisons dangereuses)
  2. Mêmeté, ipséïté et identité narrative - "Tenir" sa parole: Paul Ricoeur
  3. "L'homme est un animal capable de tenir ses promesses" - Nietzsche + Foucault et la parhêsia

Nous devons bien garder en tête qu’un plan permet de donner un cadre à toutes nos pensées et références mais que cela peut changer en « cours de route ». Cette structure doit conserver une forme de souplesse et laisser à des idées nouvelles qui pourraient  surgir au fil de la plume dans le moment même de la rédaction, une place. Le point fort de ce plan est de couvrir plusieurs perspectives toutes concernées par la question. 





5) Rédiger l’introduction

Nous allons retrouver dans l’introduction tout le travail de problématisation et d’analyse de termes que nous avions mené au brouillon. On doit retrouver dans toute introduction 3 étapes:

-  Amener le sujet en partant de considérations simples, courantes.

-   Problématiser

-    Terminer par une formulation améliorée, percutante et précise du sujet 

Si tout le travail préalable s’est bien passé, nous savons bien « là où le sujet veut en venir », en l’occurrence ici, à la question de savoir si tout retour sur soi par la parole peut sérieusement prétendre à une « objectivité ». La parole est-elle vraiment un bon outil pour se connaître soi-même?


Introduction: Les conversations les plus courantes commencent généralement par la question « ça va ? » et nous savons tous que cette interrogation est, comme on dit: « une façon de parler » mais aucunement une interrogation vraie par le biais de laquelle notre interlocuteur se préoccuperait vraiment de notre santé ou de notre moral. Par conséquent nous renvoyons le plus souvent la question à celle ou à celui qui l’a posée: « oui et toi? » Sans nous impliquer avantage qu’elle ou lui. Par la suite, l’interrogateur nous parle de lui: « Moi ce WE, j’ai fait ceci ou cela etc… ». Parler de soi, après s’être faussement enquis des nouvelles de l’autre constitue donc la constante de nos dialogues quotidiens (c’est la fin de la première étape). De qui d’autre pourrions nous parler puisque de fait, c’est bien de notre vie à nous que nous sommes nécessairement informés?  Nous parlons de nous-même comme de la  personne la plus directement concernée, la plus en phase avec ce que nous décrivons comme "notre" vie, "notre" expérience, "notre" vécu. Mais si je témoigne à l’autre personne de ce que j’ai ressenti, je ne fais pas autre chose qu’élargir le cercle premier d’un témoignage de moi sur moi par le biais de ma conscience. Quand nous évoquons pour une autre personne tel épisode de notre vie, la question se pose de savoir si c'est bien le fil vivant de notre expérience  qui anime ce compte rendu ou bien si cela n'a pas toujours déjà été du "récit", éventuellement une fable, voire de la fabulation.  Si nos rapports avec autrui sont tous empreints de cette hypocrisie qui semble propre à tout contact premier en société, nous ne voyons pas nécessairement pourquoi il en irait autrement dans ce témoignage réflexif que je me rapporte à moi-même sur moi-même (fin du deuxième moment). Puis-je parler de moi-même sans que cette parole ne donne finalement naissance à « un autre », à une sorte de « portrait robot », de « persona », de masque constitué finalement de toutes les qualités nécessaires à être reconnu, admis voire apprécié par moi-même et par les autres ? La parole de soi sur soi-même peut-elle se concevoir et se pratiquer comme la garantie d’une parfaite authenticité dans la description de la personne que l’on est, ou faut-il envisager qu’elle raconte une « histoire » et que toute autobiographie serait en réalité une auto-fiction?




6) « Ecrire »


Nous pouvons commencer à développer les idées ébauchées dans notre plan. Il existe un style d’écriture proprement philosophique qui se caractérise par une forme universelle (on ne parle pas de soi), par une rigueur argumentative (rien n’est simplement affirmé, tout est justifié par un raisonnement ou par la compréhension d’une référence philosophique), et par une fluidité dans la succession des paragraphes (chaque paragraphe est rendu possible par le précédent). Ces trois conditions doivent s’articuler avec deux impératifs absolus:

  1. Traiter le sujet
  2. Progresser (partir du plus simple au plus complexe)

L’essentiel est donc de garder en tête deux questions au crible desquelles il convient de faire passer chaque paragraphe rédigé, une fois qu’il l’est: 1) Est-ce que ce paragraphe apporte quelque chose au traitement du sujet?  2) Est-ce que la thèse défendue est bien argumentée? 

Mais qu’est-ce qu’un paragraphe? C’est ce que l’on pourrait appeler un « bloc d’écriture » (de 10 à 30 lignes) entièrement consacrée à la défense et éventuellement à l’illustration d’une thèse permettant de prendre position sur le sujet. Changer de bloc d’écriture est une indication que vous envoyez à votre lectrice ou à votre lecteur pour lui signifier que vous passez maintenant à une autre idée, laquelle doit nécessairement être liée à la précédente.  Si toute votre dissertation se compose donc d’un seul bloc d’écriture, cela veut dire que vous n’avez développé qu’une thèse et c’est absolument impossible.

Il importe de ne pas hésiter à énoncer très clairement en fin de paragraphe l’élément ajouté à la réflexion et ce qu’il apporte concrètement au traitement du sujet, en prouvant que ce qui vient d’être démontré se situe dans telle ou telle perspective de réponse ou d’approfondissement. 

   

6) Rédiger le développement


Nous avons déjà rédigé notre introduction . Nous entrons maintenant dans le développement. Ici il s’agira aussi d’un cours (cours et dissertation). Le premier paragraphe du développement doit justifier le plan, ou du moins ses directions essentielles (il est important de prévoir un plan suffisamment souple pour que les idées qui surgiront dans le mouvement même de la rédaction ait droit de cité et de traitement).  Voilà ce que cela peut donner pour ce sujet. Nous reprenons donc le fil de notre dissertation juste après l’introduction:


« Faire erreur sur la personne » est une expression qui revêt plusieurs sens. Nous avons choisi d’en retenir plus spécifiquement trois: 

  • Se tromper purement et simplement de personne. Dans ce sujet, cela signifie que croyant parler de soi-même, on parle en réalité d’un autre que soi, à cause de l’impossible objectivité d’un regard sur soi, mais aussi à cause du dynamisme d’une réalité continuellement mouvante (le devenir), mais aussi à cause de l’image qu’il nous faut endosser comme une partition qu’il importe de jouer afin d’être socialement accepté.
  • Croire que nous sommes « une » personne alors que cette unité est remise en cause par l’existence d’un inconscient. Le jeu et la capacité symbolique marque le premier moment d’une dissociation fondamentale chez l’enfant annonciatrice des conflits entre sa conscience et son inconscient. Ce qui s’effectue alors c’est l’installation d’une ligne de partage entre ce qu’il maîtrise et ce qui lui échappe. En lui, se constitue ainsi un autre lui constitué par la totalité des pensées, désirs et pulsions refoulées. Le but avoué de la psychanalyse consiste précisément à donner à la personne la possibilité de reprendre la main sur cette part sombre de lui-même en s’acceptant, en se connaissant soi-même, en un sens très différent de celui de Platon.
  • Se porter garant d’une personne insolvable, indigne d’être crue. Le sujet prend ici une autre tournure: puis-je parler de moi-même sans devenir cette autre personne dont il ne m’est plus possible de me porter garant. Est-ce que le discours sur soi ne ruinerait pas jusqu’au sens moral de la notion de personne. Parler de soi, ce serait se trahir soi-même jusqu’à s’inventer un personnage dans lequel nous ne pourrions même pas avoir confiance. Se perdre de vue jusqu’à partir totalement en vrille et ne plus revendiquer quoi que ce soit de soi-même?

        



Nous commençons maintenant à développer les parties et sous parties du plan structuré:


1) Parler de soi: est-ce donner naissance à un autre que soi?

a)  Auto-biographie et auto-fiction: la transparence et l’obstacle (Jean-Jacques Rousseau)

  

Il ne se passe probablement pas de jour pour l’écrasante majorité des humains sans qu’ils ne parlent d’eux-mêmes, sans qu’ils ne décrivent leur situation, leurs états d’âme, leurs envies et leurs besoins. Aussi intéressés que nous puissions être à nos contemporains, à nos proches, nous ressentons comme une nécessité le besoin de leur dire ce que nous éprouvons, ce que nous pensons, ce que nous vivons. C’est la routine du « moi, je…. » qui finalement l’emporte aussi bien dans nos conversations réelles que virtuelles.  Il est d’ailleurs légitime de s’interroger sur cette continuité de l’un à l’autre: ne serait-ce pas parce que parler de soi suppose que l’on crée de toute pièce une doublure virtuelle de soi que finalement le contenu de nos discussions ne change pas de l’un à l’autre. Nous racontons notre vie et cela avec une constance, une application, un esprit de suite si soutenus que la question se pose de savoir si finalement la vivre ne serait pas pour nous une expérience que nous appréhendions d’abord dans ce seul et unique but: raconter. Ne serions nous pas des conteurs avant d’être des vivants? Qu’est-ce que ce récit autobiographique rajoute à cette vie vécue?

  


Dans son livre « Les Confessions », Jean-Jacques Rousseau répond: « une authenticité »:

« Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. 

Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. 

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : je fus meilleur que cet homme-là. »

Les Confessions - Jean-Jacques Rousseau 

   

Quiconque a lu un passage des confessions sait qu’à bien des titres Jean-Jacques Rousseau ne ment pas. Il décrit bel et bien dans ce livre des épisodes de sa vie intime et personnelle qui ne sont pas à son avantage. Cette déclaration d’intention par le biais de laquelle il atteste de sa sincérité est donc à bien des titres « tenue ». Et pourtant la lecture de ce préambule nous laisse « sceptiques », ne serait-ce que par l’utilisation continuelle d’une figure de style bien connue: l’hyperbole (l’exagération). « Qui n’eut jamais d’exemple », « Point d’imitateur » « comme aucun de ceux que j’ai vus ». Une telle entreprise ne pourrait pas être menée à bien si son auteur ne croyait dans la possibilité offerte par la langue de restituer la vérité de la personne que l’on est: « je veux montrer un homme dans toute la vérité de sa nature et cet homme ce sera moi. » « je me suis montré tel que je fus ». Pourquoi cette croyance en la transparence d’un discours sur soi aboutit-elle à ce qui ne peut pas manquer de nous apparaître comme de la vantardise, laquelle culmine dans l’ultime bravade: qu’un seul le dise s’il l’ose: « je fus meilleur que cet homme là. » ? C’est exactement comme si l’extrême humilité requise par cette démarche se transformait ostensiblement en « parade », en infatuation, en une extrême suffisance. Sous nos yeux Rousseau se transforme en boxeur de foire défiant la foule entière des humains de trouver « meilleur que lui ».

   


                
Jean-Jacques Rousseau nous raconte effectivement tous les épisodes de sa vie avec une authenticité rarement égalée. C’est vrai, et pourtant, dés le préambule, nous percevons à quel point paradoxalement cette authenticité se transforme en son exact contraire, comme si dans la description des aventures les moins gratifiantes, quelque chose d’une auto-congratulation, d’une auto-complaisance, voire d’une auto-satisfaction s’effectuait, tordait le sens même de l’aveu pour se convertir en une fanfaronnade. 

C’est exactement cette étrange dénaturation par le biais de laquelle la pureté d’une intention humble se transforme en une indiscutable « hâblerie » qu’il convient de réaliser, de définir, de comprendre. Quoi de plus justifié que de parler de soi puisqu’on est soi? Nous pourrions d’emblée répondre: 

- "Et bien justement « l’être » et se contenter de l’être, sans éprouver le besoin de le souligner par la parole."

   


C’est bien la question de « l’expression » qui se trouve ainsi soulignée. Nous avons toutes et tous déjà éprouvé cette envie irrépressible de dire, de hurler quelque chose, de libérer, au sens le plus fort de ce terme, une parole dont la justesse ou l’intensité ne nous semblait pouvoir être contenue dans notre intérieur. C’était trop vrai ou trop puissant pouvoir être « gardé », maintenu dans le silence de la seule impression ou de la seule pensée. Cela peut être par exemple l’amour ou la haine que nous ressentons à l’égard de quelqu’un. Il FAUT le dire, qu’il ou elle en soit informée (Il y aurait déjà beaucoup de choses à dire sur la question de savoir si un amour doit être exprimé pour être vécu).  Mais y-a-t-il quoi que ce soit du fait de notre existence qui peut ainsi s’accomplir, se réaliser, s’effectuer « mieux » par l’auto-diction? De l’existence même de Jean-Jacques Rousseau qu’est-ce qui s’en dit au travers de ce qu’il en dit, lui? Forcément une suite « d’expressions ». Toute expression est une extériorisation d’une intériorité, d’un être à soi. Quoi qu’on dise de soi, on l’exprime en le formulant, le faisant par là-même sortir de ce qu’il était avant. Mais qu’était-il avant? « Imprimé » sur ce support même qu’est la sensibilité, ce que l’on pourrait appeler, de façon imagée, la « cire » sur le fond de laquelle les sensations, les pensées, les sentiments «  s’impriment ».

A compter de quand peut-on dire d’un sentiment qu’il est vrai? Quand il est ressenti imprimé ou quand il est qualifié, exprimé? S’il va de soi que la formulation me permet d’acquérir la connaissance de ce que j’éprouve, il n’est pas moins évident que cette expression ne sera pas parfaitement conforme au ressenti, ne serait-ce que parce que le caractère commun du mot, déjà formaté par cette finalité qu’est la communication, ne restituera pas sa vivacité et son unicité évènementielle, brute, physique, factuelle. Le mot, c’est déjà du partage, le sentiment, c’est de l’affect, de la stimulation nerveuse, du brut.

Rousseau se heurte ainsi à un obstacle: celui-là même de la transparence d’un discours qui ratera d’autant plus systématiquement et immanquablement son but, son  objectif: se décrire, qu’il mettra tout en oeuvre pour l’accomplir car ce n’est pas tant ce but qui pose problème que la forme utilisée pour l’effectuer, forme expressive et donc inapte par nature à se tenir à la hauteur de ce qui n’est que « vécu ». Parler de soi-même est un acte impossible, contradictoire dans les termes puisque parler désigne un mouvement d’extériorisation et que soi-même fait signe d’une intériorité. Toute intériorité «  dite » devient par là même une intériorité trahie. On ne peut pas parler de soi sans donner naissance à un autre que soi et c’est ainsi qu’un homme aussi authentiquement humble  et sincère que Rousseau devient sous l’effet de la littérature, de l’écriture et de l’auto-diction un véritable hâbleur de foire.

   

Mais il faut s’interroger sur la nature même de la nécessité qui animé Jean-Jacques Rousseau dans l’intention et la rédaction de ce livre. Qu’est-ce qui peut faire croire à un homme qu’il faut tout dire de soi, qu’il faut montrer un humain « dans toute la vérité de sa nature » , et que personne ne serait mieux placé que nous pour mener à bien ce défi.


b) Contes et légendes du moi: Alice au pays des merveilles - Lewis Carroll

Cela semble indiquer que le fait d’exister s’impose à un homme comme une révélation « d’envergure », comme une réalité suffisamment imposante et détonante pour que l’on entreprenne, en effet, d’en rendre compte par un acte d’expression. « J’existe et je veux qu’on en parle »: c’est finalement un peu ça que sous-tend toute expression de soi, toute mise en oeuvre par la parole ou l’écriture de notre vécu. Exister est une expérience trop forte pour qu’on la garde pour soi, à l’état larvaire, encore faut-il qu’on lui donne tout son rayonnement, toute sa puissance, toute sa dimension en la prolongeant par des mots. Le problème est donc le suivant: exister est une expérience que nous vivons d’abord comme une affaire privée, mais elle excède en elle-même cette limitation, de telle sorte que nous éprouvons par la parole ou par l’écriture la nécessité de l’exprimer, de la faire porter dans le domaine public, de la « publier » même si ce terme n’est pas à prendre su sens éditorial du terme.  « Que je sois », c’est là une nouvelle digne d’être communiquée. 

De ce point de vue, il n’est pas de naissance humaine qui ne soit finalement un « il était une fois », le début d’un conte: une légende (ce qui est digne d’être lu). Quelqu’un naît dans le monde,  la légende commence et toute la finalité de cette légende sera de faire sortir ce « Un » du « quelque ». Personne ne naît comme « un » parmi tant d’autres (quelques):

« Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. »

  


Cette affirmation de Jean-Jacques Rousseau ne peut manquer de nous laisser perplexes, car c’est à la fois une évidence et une exagération; une hyperbole, une auto-complaisance, une auto-congratulation. Il n’y a que moi qui puisse sentir mon coeur et « je connais les hommes », dit Rousseau, c’est-à-dire « j’ai bien vu que je n’étais pas comme eux ». Nous nous sentons exister comme personne d’autre mais étrangement c’est aussi cela qui fait de nous « une personne comme les autres », puisque en fait, tout homme pourrait exactement dire la même chose que Jean-Jacques Rousseau. Nous cultivons ensemble l’art d’être différent. Qu’il n’y ait que moi qui puisse sentir « mon coeur »: est-ce la raison déterminante justifiant que je parle de moi, ou au contraire celle qui motive mon extrême réticence à en faire un récit, une légende, tout simplement parce que le franchissement de ce seuil qu’est l’expression s’identifie aussi à la frontière qui sépare la réalité de la fiction? Que je sois « moi », n’est-ce pas ce qui, dés lors que je le dis, que je l’affirme, cesse d’être un fait pour devenir une histoire, c’est-à-dire un mensonge?

Qu’il existe en nous une capacité à se porter témoignage de soi par soi-même, de telle sorte que nous vivions chaque expérience comme « nôtre », cela semble indiscutable et s’appelle finalement une « conscience », ou pour le moins une aptitude à l’auto-affection. Nous rapportons à un soi-même ce qui nous touche, mais nous avons vu avec Rousseau cette auto-affection se transformer en « auto-affectation », nous lisons dans « ses confessions » le récit parfaitement impudique d’un écrivain revendiquant son extrême pudeur et la désavouant sans cesse au fil de son écriture. S’il est donc impossible de parler du moi sans qu’une dimension légendaire, imaginaire, fictive ne s’approprie cet objet jusqu’à en faire une pure fable, ne serait-ce pas dans la fable elle-même, dans le conte pour enfant que nous découvrirons en fait les révélations les plus pertinentes sur le moi?

  


                
Il a souvent été dit que les deux livres de Lewis Carroll: « Alice au pays des merveilles » et « De l’autre côté du miroir » étaient en réalité des récits décrivant l’adolescence tout simplement parce que cet âge est exactement celui des métamorphoses dont Alice fait immédiatement l’expérience en tombant dans le terrier du lapin blanc. Dans cette interprétation, Alice serait finalement l’illustration de toute adolescente et adolescent pris dans les affres psychologiques du « devenir adulte ». Aussi pertinente soit-elle, cette perspective réduit nécessairement la portée de cette oeuvre qui vise probablement un peu plus loin que ça.

   


                
Selon le philosophe Gilles Deleuze, l’expérience décrite par Alice est celle d’un « devenir pur », ce qui va bien au-delà de la seule période de l’adolescence.  Alice ingère plusieurs aliments ou potions qui la font grandir et rapetisser. Nous reprenons ici en substance les premières lignes du livre de Gilles Deleuze: « logique du sens ». Quand Alice grandit, elle devient plus grande que celle qu’elle était mais elle devient aussi plus petite que ce qu’elle sera. Dans les deux cas, c’est bien le terme de « devenir » qui convient et il s’adapte exactement à la même action, sauf que dans un cas c’est un devenir plus grand et dans l’autre un devenir plus petit. Les deux sont vrais alors même que nous sommes convaincus que « devenir grand » désigne le contraire de « devenir petit ». Alice devient en même temps plus grande ET plus petite. Le devenir qui la rend plus grande la pousse également vers « un devenir plus petite que ce qu’elle sera après ».  C’est d’un seul et même mouvement que l’on devient plus petit et plus grand. Tout dépend du « sens » dont on parle: avant ou après. 

Hors du terrier, Alice a des horloges ou des calendriers qui lui permettent de fêter ses anniversaires et de dire: « Moi, Alice, j’ai 12 ans » mais dans le terrier, elle vit l’expérience pure de cette mutation au regard de laquelle on n’est toujours en train d’être autre à ce que l’on pensait que l’on était ou à ce que l’on pense que l’on sera. Bref je deviens sans cesse mais je ne saurai pas dire quoi, parce que tout dépend du sens dans lequel on choisit de lire ce devenir. Je suis en train de devenir plus jeune que ce vieillard que je deviendrai encore plus tard, alors même que ce mouvement là est aussi est train de me faire devenir plus vieux que ce que j’étais. On réalise ainsi qu’on est bien en train de vivre la réalité d’une mutation, et que cette mutation est sûrement « Une » mais que les mots ne peuvent autrement rendre la vérité vécue de cette mutation qu’en la baptisant de termes relatifs, c’est-à-dire littéralement de relation. Pour le coup, rien ne saurait mieux rendre compte de cela que l’expression courante: « tout dépend du point de vue auquel on se place. » Dans la réalité, cette expérience du devenir est absolue, mais je ne peux pas autrement en rendre compte que par des mots qui la décrivent d’un certain point de vue, c’est-à-dire relativement à…

  


Face à la chenille qui la questionne sur son identité, Alice est toujours prise dans la difficulté d’avoir à situer avec des mots une expérience qu’elle a vécue comme un absolu.  Elle est donc désappointée:

« Qui êtes-vous ? » dit la Chenille. Ce n’était pas là une manière encourageante d’entamer la conversation. Alice répondit, un peu confuse : « Je — je le sais à peine moi-même quant à présent. Je sais bien ce que j’étais en me levant ce matin, mais je crois avoir changé plusieurs fois depuis. »

« Qu’entendez-vous par là ? » dit la Chenille d’un ton sévère. « Expliquez-vous. »

« Je crains bien de ne pouvoir pas m’expliquer, » dit Alice, « car, voyez-vous, je ne suis plus moi-même. »

« Je ne vois pas du tout, » répondit la Chenille.

La chenille ne voit pas du tout parce qu’elle fait partie de tous ces animaux qui mettront sans cesse Alice sur la piste de l’incompatibilité structurelle entre vivre  une expérience et la dire.  Grandir et rapetisser, c’est ce que nous faisons constamment à chaque instant et surtout exactement « en même temps ». Rien de plus juste, dans cette perspective que la question la plus courante: « qu’est-ce que tu deviens? » Avec cette nuance toutefois qu’il nous faudrait répondre, en plain accord avec la chenille:

- Ben rien justement  ou alors juste ça :« je deviens » 

Finalement, au-delà de l’aspect purement protocolaire de cette interpellation, elle devrait signifier: «  comment ça se passe pour « toi » cette expérience de devenir? » Etre soi, c’est finalement, pour chacun de nous, l’aventure de cette compatibilité là avec un devenir absolu, indicible, perpétuel. Etre soi-même c’est faire l’expérience d’une compatibilité plus ou moins acceptée avec une réalité factuelle: n’être jamais rien mais devenir toujours.

 


Alice croit ainsi faussement pouvoir l’emporter dans la discussion en imposant au devenir de la chenille des repères identitaires fixes: Chenille/ Chrysalide/ Papillon. C’est exactement comme si Alice disait à la chenille, vous allez forcément faire l’expérience de demeurer la même en passant de la phase chenille à la phase Chrysalide et à la phase papillon et c’est pour cela que vous allez vous « sentir un peu drôle ». Mais La chenille lui répond qu’être soi, c’est justement faire l’expérience de ce qui rend ces déterminations fausses: c’est justement sans cesser d’être chenille que la chrysalide va devenir papillon, ou pour le dire autrement, c’est d’un même mouvement que la chrysalide devenant de plus en plus papillon et devient de moins en moins chenille. Cela n’empêche pas qu’un devenir chenille est à l’œuvre dans le devenir papillon, même si c’est dans un sens inverse. Ce que l’homme appelle « Chrysalide », c’est cette confusion d’un devenir qui n’est vrai qu’à la condition de le saisir tel qu’il est, en proie à l’inversion des sens, des interprétations, des mots. Pas de réalité qui ne donne prise à la confusion des noms:

   

« J’ai bien peur de ne pouvoir pas dire les choses plus clairement, » répliqua Alice fort poliment ; « car d’abord je n’y comprends rien moi-même. Grandir et rapetisser si souvent en un seul jour, cela embrouille un peu les idées. »

« Pas du tout, » dit la Chenille.

« Peut-être ne vous en êtes-vous pas encore aperçue, » dit Alice. « Mais quand vous deviendrez chrysalide, car c’est ce qui vous arrivera, sachez-le bien, et ensuite papillon, je crois bien que vous vous sentirez un peu drôle, qu’en dites-vous ? »

« Pas du tout, » dit la Chenille.

« Vos sensations sont peut-être différentes des miennes, » dit Alice. « Tout ce que je sais, c’est que cela me semblerait bien drôle à moi. »

« À vous ! » dit la Chenille d’un ton de mépris. « Qui êtes-vous ? »

Cette question les ramena au commencement de la conversation.

Qu’est-ce qui caractérise la créature humaine dans cette manifestation d’un devenir absolu? Son incapacité radicale à la vivre autrement qu’en la falsifiant avec des termes relatifs, c’est-à-dire avec des mots. Le problème d’Alice, c’est qu’elle essaie toujours de savoir qui elle est tout en étant prise dans l’expérience même qui rend impossible ou du moins approximative cette connaissance là, cette détermination là. Finalement de deux choses l’une, pris que nous sommes dans l’expérience d’un devenir pur, sans termes, ni sens, ni relation, soit nous nous épuisons à nous demander qui nous sommes et alors, comme Alice, nous serons ramenés à perpétuité à notre point de départ:

« - A vous  Qui êtes-vous? »

La deuxième possibilité est de lâcher prise et de réaliser que tout ce qui effectivement s’effectue dans une vie humaine s’accomplit en marge de notre nom propre, dans le renoncement à notre identité personnelle et notre adhésion à l’identité infinie d’un pur devenir:

« Tous ces renversements tels qu’ils apparaissent dans l’identité infinie ont une même conséquence : la contestation de l’identité personnelle d’Alice, la perte du nom propre. La perte du nom propre est l’aventure qui se répète à travers toutes les aventures d’Alice. »

Gilles Deleuze - Logique du sens

  


                
Il serait vraiment cocasse et peut-être pas si absurde que cela de se représenter la réaction de la chenille échangeant non plus avec Alice mais avec Jean-Jacques Rousseau commençant la lecture de « ses confessions ». Nul doute qu’elle répondrait avec son flegme et son impertinence notables qu’il n’est absolument rien de toutes ces pages qui contiennent quoi que ce soit de nature à poser le moi de Jean-Jacques Rousseau, ni à nous renseigner sur ce point. Rousseau croit fermement à son identité et il y croit suffisamment pour penser que c’est avec ce livre qu’il pourra se présenter à Dieu, à l’heure du jugement dernier. Mais la chenille de Lewis Carroll dévoile un autre scénario, autrement plus modeste: parler de soi, c’est nécessairement perdre de vue et finalement de « vie » l’expérience pure du devenir à laquelle pourtant n’échappe aucun instant de notre existence. Parler de soi est aussi absurde que dé-finir l’infini, c’est donc plus encore que faire erreur sur la personne, c’est faire erreur sur la notion même de personne. 



c) Parler de soi, c’est se mettre en scène, jouer la comédie des autres (Carl Gustav Jung: la persona - Bergman / Matrix de Lana et Lily Wachovski)

Finalement, tous ces dialogues étranges et toutes ces aventures «  hors norme » qui se succèdent dans « Alice au pays des merveilles » et dans « De l’autre côté du miroir » prennent une importance et une portée inattendues quand on réalise  qu’il s’agit pour Lewis Carroll de ramener simplement les expériences que nous vivons à leur dimension première originelle: avant d’avoir un nom, avant d’avoir une famille, avant d’avoir un sexe, bref avant d’avoir quelque détermination reconnaissable et analysable par une société d’hommes,  nous existons, mais en tant que quoi existons nous? 

Il n’est pas du tout étonnant que le film des soeurs Wachovski, Matrix, joue constamment de la référence à Alice, parce qu’il s’agit également, mais de toute autre manière, d’interroger notre rapport à l’existence, si une puissance étrangère et mal intentionnée  (l’intelligence artificielle) se révélait capable de brouiller suffisamment notre rapport de nous-mêmes à nous-mêmes pour nous illusionner sur toutes nos sensations et toutes nos représentations de notre naissance à notre mort. C’est à cette hauteur qu’il faut situer la perspective de ce film et le suivre, c’est-à-dire partir du doute de Néo, celui sur lequel insiste Morpheus et finalement celui que la plupart d’entre nous avons déjà ressenti et éprouvons encore:

 Morpheus: Je vais te dire pourquoi tu es là. Tu es là parce que tu as un savoir. Un savoir que tu ne t'expliques pas mais qui t'habite. Un savoir que tu as ressenti toute ta vie. Tu sais que le monde ne tourne pas rond sans comprendre pourquoi mais tu le sais. Comme un implant dans ton esprit. De quoi te rendre malade. C'est ce sentiment qui t'a amené jusqu'à moi. Sais-tu exactement de quoi je parle?

 Néo - De la matrice. »




On peut bien sûr se contenter de regarder ce film comme un bon film de SF voire de Kung-Fu mais ce serait vraiment passer à côté de l’essentiel, car il n’est pas nécessaire de penser à la situation tragique de l’humanité telle qu’elle est posée dés le début du synopsis de ce film pour en saisir la justesse philosophique, laquelle repose à bien des titres sur la notion de « persona ». 

Ce concept inventé par Carl Gustav Jung  et hérité de l’étymologie même de  personne (persona: masque de théâtre) désigne « ce que quelqu’un n’est pas en réalité mais ce que les autres et lui-même pensent de lui-même. ». On pourrait parler ici de la construction d’un personnage que l’on choisit de jouer aux yeux des autres parce que son profil correspond à ce qui est attendu de tel ou tel milieu social, professionnel ou familial, voire personnel. Nous faisons semblant d’être ce que nous ne sommes pas vraiment mais ce qu’il convient de prétendre être pour ne pas se faire marginaliser ou rejeter. 

Or la matrice ne fonctionnerait pas si bien si l’être humain n’était pas déjà voué à se dissimuler derrière une ou plusieurs persona.  Les machines utilisent la chaleur de l’homme comme la seule et unique source d’énergie susceptible de les faire fonctionner et pour que cette exploitation s’active à plein, elles envoient à tous les humains des stimulations neuronales correspondant à une vie « normalisée ». Nous nous « représentons » à nous-mêmes notre propre vie et cette représentation suppose nécessairement que nous soyons à nous-mêmes comme nous apparaissons dans les représentations des autres. 

Lorsque Cypher décrit à l’agent Smith ce qu’il veut en échange de sa traîtrise, il ne fait rien d‘autre que développer le profil de sa persona: un acteur riche et adulé, la réussite professionnelle et sociale, la « reconnaissance », moins ce qu’on est « vraiment » que ce que l’on apparaît aux yeux des autres. La matrice ne peut fonctionner qu’à partir du désir inconscient des humains de se confondre intégralement avec le rôle qu’on leur fait jouer, et ce « rôle » repose sur cette prédisposition à la « représentation » dont nous éprouvons la réalité dans tous ces rapports superficiels et parfaitement réglés que nous entretenons les uns avec les autres dés lors que nous ne nous écartons jamais d’un pouce de la partition de notre « persona ».

    



Pour parfaitement comprendre l’efficience de cette partition, il suffit de comparer la vie d’une personne conforme en tous points à ces différents persona avec celle d’Alice au pays des merveilles dans le terrier du lapin blanc: elle va de surprise en surprise, rien n’est « programmable », rien n’est « normal », tout est inédit, surprenant, rugueux (la plupart des animaux ne sont pas très gentils avec elle). Toute vie qui se déroule dans la fluidité lisse de nos personas est par là même une vie fausse, une vie jouée, une vie qui a renoncé au « rêve impossible d’exister » (La psychiatre dans Persona d'Ingmar Bergman). Quand tout est réglé, lisse, défini, formaté, normal, alors quelque chose ne va pas et cela éveille la suspicion de celles et ceux qui, tout comme Elisabeth, n’ont pas complètement renoncé à « exister ». C’est cela qui a conduit Néo à rencontrer Morpheus, mais c’est aussi ce qui nous anime parfois lorsque le sentiment d’une vie « anormalement normale" ou "outrageusement banale et attendue » nous donne envie de hurler, ou de nous taire au contraire, mais en tout cas, de suspendre un moment le cours ronronnant cette comédie. 

Nous mesurons ici l’extrême légèreté pour ne pas dire plus (stupidité?) de certains conseils extraits d’ouvrages simplificateurs de développement personnel: « sois simplement toi-même! » est une injonction qu’il est difficile d’entendre sans pointer le non sens absolu de l’adverbe « simplement ». Etre soi-même est peut-être une impossibilité, une sorte d’horizon idéal vers lequel on peut s’engager, mais certainement pas quelque chose de simple, cela s’apparente davantage à un effort, pour ne pas dire un « travail », un ouvrage, et pourquoi pas « une oeuvre »?

Aussi étrange que cela puisse paraître (car il n’est vraiment rien qui semble rapprocher ces deux films extraits de deux conceptions du cinéma très, très distinctes) Matrix explore à sa manière le même « déni d’existence » qui constitue le thème essentiel de « Persona » de Bergman.  Cela se perçoit particulièrement bien dans cette réplique de Morpheus à Néo:

"La matrice est un système Neo, et ce système est notre ennemi. Quand on est à l'intérieur, qu'est-ce qu'on voit partout ? Des hommes d'affaires, des enseignants, des avocats, des architectes. C'est avec leur esprit qu'on communique pour essayer de les sauver, mais en attendant, tous ces gens font quand même parti du système. Ce qui fait d'eux nos ennemis. Ce qu'il faut que tu comprennes, c'est que pour la plupart ils ne sont pas prêts à se laisser débrancher. Bon nombre d'entre eux sont tellement inconscients et désespérément dépendants du système, qu'ils vont jusqu'à se battre pour le protéger ».

  


Dans le synopsis du film, les hommes sont, dés leur naissance, connectés, câblés, branchés à un programme de simulation qui envoie à leur cortex des signaux émettant des informations fausses ou plutôt illusoires, irréelles. Après tout, comme le dit Morpheus, toute impression de vivre une situation se résout à des sensations, c’est-à-dire à des signaux captés par nos nerfs et envoyés à notre cerveau. 

            Si on falsifie ces signaux, on falsifie les représentations que nous nous faisons de nous-mêmes et que nous croyons réelles.  On peut envoyer à un homme réellement gros des signaux correspondant aux sensations d’un homme mince et inversement. Notre existence est un travail incessant de décryptage de données (et cela devrait d’ailleurs nous amener à nous interroger vraiment sur la présence de l’informatique et des données, voire des Big Data dans nos vies aujourd’hui). Q’une puissance prenne le contrôle de cette transmission là et nous serons plongés dans un monde faux au sein duquel on pourra nous faire croire n’importe quoi.

   


C’est bien ce qui se passe dans Matrix  et cela nous interroge finalement sur la possibilité existentielle de « rebelles »: Morpheus, Trinity, Néo.  Comment serait-il possible de détecter un système de manipulation, de falsification aussi parfaitement orchestré.  La réponse est claire mais pas du tout évidente et elle présente de nombreux points communs avec la philosophie (notamment Descartes). On peut tromper un homme sur ce qu’il est ou plutôt ce qu’il croit être, mais il est impossible de le tromper sur le fait pur, brut, donné de son existence, le « fait qu’il existe », autrement dire savoir qui je suis et savoir que je suis sont deux choses différentes: autant on peut falsifier le rapport à soi impliqué dans la première, autant il est impossible de s’immiscer dans la seconde).

Si nous reprenons la tirade de Morpheus,  nous comprenons ainsi mieux la référence qu’il fait à leur refus de se laisser débrancher. Que voit-on dans la matrice? Des persona (architectes, enseignants, avocats, etc.), mais, à tout prendre, ces persona sont finalement préférables à la perception brute et stricte de la réalité parce que celle-ci se confond exactement avec cette expérience pure et inquiétante du devenir dans laquelle Alice est plongée dans le terrier du lapin blanc. Nous sommes toutes et tous en train de chuter dans le noir en faisant l’expérience continuelle du changement et aussi fallacieuse qu’elle soit, notre persona nous permet de croire à la possibilité d’un progrès, d’une reconnaissance, d’un avenir personnel, d’une famille, etc.  C’est la raison même pour laquelle il est possible de contester l’utilisation du terme « inconscients ». Morpheus a tort. Il ne va pas assez loin. Si en effet, tous les humains branchés sur la matrice n’ont aucune envie de se déconnecter et sont les ennemis des rebelles, c’est parce qu’ils ne veulent pas exister, parce qu’ils ont fait une fois pour toutes leur deuil du « rêve impossible d’exister » et qu’ils préfèrent survivre en donnant désespérément tout leur crédit au mythe de leur persona, qu’elle soit gratifiante ou pas. Ils font volontairement erreur sur leur personne, parce qu’ils préfèrent s’illusionner sciemment en croyant qu’ils sont « quelqu’un » (même si ce quelqu’un n’est pas eux) plutôt que de regarder en face notre situation, à savoir que l’identité est une fiction.





2)   Est-ce que le fait de libérer une parole sur soi favorise la prise de conscience de soi ou au contraire pointe vers l’existence d’un soi inconscient? 


Parler de soi-même est donc une action assez « trouble » d’abord parce que cet effet de transparence visé par un discours dont nous serions à la fois le sujet et l’objet se transforme en obstacle comme les confessions de Jean-Jacques Rousseau l’ont largement prouvé. Dans une perspective encore plus profonde, la question de l’identité de soi à soi nous est apparue dans toute sa difficulté grâce à Alice faisant l’expérience pure du devenir. Il ne semble pas qu’il puisse exister de mots, ni d’utilisation des mots de quelque langue que ce soit qui puisse se tenir à la hauteur de cette expérience là. Ce n’est pas que le fait d’exister nous condamne à « être autre » à chaque instant qui passe, c’est surtout que cet autre que nous ne sommes pas encore est déjà en nous en devenir. Enfin, la notion de « persona » telle qu’elle est décrite par Carl Gustav Jung pointe précisément le désir pour ne pas dire la nécessité de nous masquer, c’e’st-à-dire d’éviter d’exister simplement, totalement. Comme les humains connectés à la matrice, nous adhérons consciemment ou pas à toute représentation stéréotypée, voire imposée de nous-mêmes.  Cela nous évite d’avoir à nous confronter à cette tâche aussi obscure que primitive: exister.  Comme l’exemple de Cypher illustre à la perfection, nous préférons jouir d’un confort superficiel et finalement faux en tant que Persona plutôt que souffrir d’une existence pénible mais au moins « réelle ». Nous faisons dés lors délibérément erreur sur la personne en parlant de nous pour ne pas subir cette existence de plein fouet, pour en atténuer le choc en le faisant porter sur cette persona qui n’est pas nous.

Mais si le fait de parler de soi crée par le pouvoir d’évocation de la langue un clone, une image, une fonction, un substitut de soi, ne serait-ce pas, à l’inverse, par l’erreur ou la confusion, le trouble de la parole que quelque chose d’un vrai soi-même pourrait émerger à la surface de notre comportement voire même de ces mots qui sortiraient miraculeusement de notre bouche ? Ne serait-ce pas justement quand nos mots se trompent qu’ils disent la vérité? 

  


Tout lapsus en effet est ce que Freud appelle « un acte manqué » en ce sens qu’il y a dans ce type d’erreur un « ratage » par rapport au projet initial, conscient mais Jacques Lacan affirme dans le prolongement exact des thèses freudiennes que « tout acte manqué est un discours réussi » puisqu’il se manifeste comme une expression directe, brute d’un inconscient qui est parvenu enfin à court-circuiter le contrôle de notre conscient sur nos prises de parole.  Mais comment la parole et la langue ont-elles pu prendre une telle importance dans le rapport que nous avons avec nous-même ? Comment expliquer en d’autres termes que la tentative d’Elisabeth soit vouée à l’échec?  Pour ne pas faire erreur sur la personne, faut-il vraiment laisser parler en soi cet autre soi au fil de nos rêves, de nos lapsus, de nos troubles?

a) Naissance de la conscience symbolique: l’enfant à la bobine

Nous partons du principe que nous parlons de nous en disant «  je », mais cette utilisation de la première personne n’est pas du tout première ni spontanée puisque tout enfant à 3 ans parle de lui à la troisième personne. Ce n’est que vers 4/5 ans qu’il maîtrise parfaitement le « je ». Cela signifie qu’il existe probablement un ressenti de soi qui pourtant ne se vit pas du point de vue de l’enfant comme faisant de lui un sujet. L’apprentissage de la langue pointe cette distance, comme si l’enfant fondamentalement évoquait sa propre vie comme celle d’une tierce personne. Paul veut ceci. L’enfant sait bien que Paul, c’est lui mais il n’a pas encore cette maîtrise de la langue qui lui permettrait d’accéder à la personne « première ». Dire « je », c’est revendiquer un pouvoir ne serait que grammaticalement. Entre dire « je veux » et dire « Paul veut », il y a un différence fondamentale. Autant dans la seconde la langue lui sert à décrire une situation dont il se trouve qu’elle a rapport à lui, autant dans la première les langue est directement un instrument de demande, voire d’ordre, en tous les cas de « pouvoir ». La langue finit ainsi par s’imposer à lui comme l’outil qui lui permet d’agir directement sur les choses. Il n’est plus simplement observateur des situations, il devient acteur et change le réel par la maîtrise de sa parole.

Mais comment naît cette réalisation progressive?  Sigmund Freud a rédigé un texte dont on pourrait presque dire qu’il se situe un peu à la marge de toute son oeuvre de psychanalyste puisqu’elle ne retranscrit pas du tout les échanges qu’il a pu entretenir avec ses patients.  Mais paradoxalement c’est l’une de ses plus belles analyses, précisément parce que consciemment ou pas, le médecin autrichien pointe ici chez cet enfant qui est son petit fils Ernst, un jeu qui décrit non seulement l’un des processus fondamentaux par le biais duquel un enfant acquiert la maîtrise de la langue mais aussi celui qui lui permet de s’éprouver lui-même comme un acteur, comme un décideur susceptible de faire advenir une situation, de la symboliser d’abord pour éventuellement la transformer ensuite.

« J’ai profité d’une occasion qui s’était offerte à moi pour étudier les démarches d’un garçon âgé de 18 mois, au cours de son premier jeu, qui était de sa propre invention (…) Cet enfant avait l’habitude d’envoyer tous les petits objets qui lui tombaient sous la main dans le coin d’une pièce, sous un lit, etc. En jetant loin de lui ses objets, il prononçait avec un intérêt et de satisfaction le son prolongé o-o-o-o qui, selon les jugements concordants de la mère et de l’observateur, n’était nullement une interjection mais signifiait le mot « Fort » (loin). Je me suis aperçu que c’était là un jeu et que l’enfant n’utilisait ses jouets que pour les jeter au loin. Un jour je fis une observation qui confirma ma manière de voir. L’enfant avait une bobine de bois, entourée d’une ficelle. Pas une seule fois l’idée ne lui était venue de trainer cette bobine derrière lui, c’est-à-dire de jouer avec elle à la voiture, mais tout en maintenant le fil il lançait la bobine avec beaucoup d’adresse par-dessus le bord de son lit entouré d’un rideau où elle disparaissait. Il prononçait alors son invariable o-o-o-o, retirait la bobine du lit et la saluait cette fois par un joyeux « da ! » (voilà). Tel était le jeu complet, comportant une disparition et une réapparition, mais dont on ne voyait généralement que le premier acte, lequel était répété inlassablement, bien qu’il fut évident que c’est le deuxième acte qui procurait à l’enfant le plus de plaisir.

L’interprétation du jeu fut alors facile. Le grand effort que l’enfant s’imposait avait la signification d’un renoncement à un penchant et lui permettait de supporter sans protestation le départ et l’absence de la mère. L’enfant se dédommageait pour ainsi dire de ce départ et de cette absence, en reproduisant avec les objets qu’il avait sous la main, la scène de la disparition et de la réapparition (…) Une observation exempte de parti pris laisse l’impression que l’enfant a fait de l’événement qui nous intéresse l’objet d’un jeu, c’est pour la raison suivante : il se trouvait devant cet événement dans une habitude passive, le subissait pour ainsi dire : et voilà qu’il assume un rôle actif, en le reproduisant sous la forme d’un jeu, malgré son caractère désagréable. »

        

L’enfant n’a qu’un an et demi et il a l’habitude d’envoyer ses jouets loin de lui. Mais parmi ces objets il trouve une bobine reliée par un fil. Il la jette en criant Oooooh! En la faisant ainsi disparaître à ses yeux, puis il tire sur la ficelle en criant Da! lorsque la bobine devient à nouveau visible. C’est tout! Un pur jeu de disparition et d’apparition accompagné d’une opposition de consonances: OOOh et Da! On retrouve le OoooH dans le mot allemand qui signifie loin: fort et da veut dire Voici!  Ce que l’enfant commence ainsi à saisir c’est que les oppositions de sonorités entre des vocables rendent compte des oppositions entre des situations contraires. 

Mais l’analyse de Freud ne s’arrête pas là. Cet enfant avait l’habitude d’entrer dans des crises de larmes sévères lorsque sa mère le quittait ce qu’elle était obligée de faire assez souvent à cause de son travail. Freud a remarqué à quel point ce petit jeu semblait produire un effet calmant sur l’enfant. Ne pouvant pas changer une situation dont il faisait les frais, il lui en substitue une autre similaire dans le jeu d’apparition et de disparition qu’il mettait en scène mais dont il était cette fois ci le seul décideur. C’est ainsi que l’enfant apprend à se faire une place dans le monde et cela signifie que c’est par les symboles et plus tard par les mots que les humains deviennent des individus capables non seulement de dire: « je » mais aussi de faire en sorte que ce « je » produise un effet physique sur le monde.  

Il est assez troublant de réaliser que Freud lui-même ne mesure probablement pas la richesse quasi anthropologique de son observation, laquelle peut se résumer à trois thèses:

  1. L’enfant apprend la langue en plaquant des dissonances de sons sur des oppositions de situations: le OOOOh et le Da sont quasiment déjà les mots Fort et Da et ils accompagnent l’action de faire disparaître et réapparaître la bobine.
  2. Ce qui revêt toutes les apparences d’un simple jeu exprime en réalité la capacité de l’enfant humain à s’insinuer dans les lignes de causalité mondaines et d’y dire « je ». Le jeu lui permet d’imiter un processus et déjà par la représentation symbolique (la bobine symbolise la mère) de revendiquer une forme de pouvoir sur les choses. L’enfant rend compte d’une situation par l’apparition /disparition de la bobine, mais ce jeu est accompagné de la dissonance entre le oh et le da, lesquels sont quasiment déjà des paroles dont la maîtrise lui donnera un vrai pouvoir sur la mère. L’acquisition de la langue est liée à l’expression d’un pouvoir: celui de dire je.
  3. Enfin tout ceci s’articule à l’épreuve d’un manque, celui de la mère, mais peut-être pouvons nous dépasser ici le cadre exclusivement psychanalytique de l’analyse pour pointer le désir humain de peser sur le monde, d’y insinuer des actions voulues, décidées, orchestrées par un homme capable de parler et de dire je.

  

Il faut voir se profiler à l’horizon de ce jeu le pouvoir des mots et la capacité que l’enfant déjà y expérimente de dire un jour à sa mère de ne plus partir, d’exprimer son désir.  Par la représentation et le jeu de substitution symbolique, l’enfant commence à creuser sa place, il insinue une marge de manoeuvre possible entre la situation qu’il subit complètement et lui-même en tant que récepteur sensible sur qui la situation s’inscrit, s’imprime. Cette marge de manœuvre, nous pouvons la baptiser « action » ou « décision » ou mieux encore: « je ». 

Toutefois il est fondamental de bien saisir que cette marge d’action, ce je est aussi une sorte d’interface, de « vitre », d’espace, dont la fonction d’intermédiation est évidemment à saisir dans toute sa dualité. Si cette intermédiation manifeste un pouvoir sur la situation (celui qui aboutira à la prise de parole, à l’expression d’un désir et au changement physique de la situation, elle implique aussi une distanciation, une division, une fente dans le sujet lui-même, c’est-à-dire dans l’enfant. Il choisit la langue plus que le monde précisément parce que l’expression par le symbole et plus tard par la langue lui donne un certain pouvoir sur le monde, mais dés lors il choisit aussi inconsciemment d’être en représentation. Il choisit de s’insérer dans le jeu d’une logique symbolique et plus tard linguistique dont il ne maîtrisera pas les déplacements de sens. C’est finalement déjà ce qui se produit avec les deux syllabes Oh et da! Ces syllabes ne lui sont pas venues par hasard. Elles prouvent qu’il a déjà assimilé des jeux d’oppositions qui opéraient dans la langue allemande. Cette opposition entre le fort et le da, ce n’est pas lui qui l’a décidé mais la langue allemande, laquelle, comme toute langue est un système. Cela signifie que pour ne plus être l’otage passif des choses, il a choisi de devenir celui de la langue.  Il n’est donc finalement pas exact d’affirmer que c’est sa liberté qui se réalise dans ce jeu, mais c’est plutôt la passation de pouvoir (dans tous les sens du terme) entre le monde et la langue.

Le psychanalyste Jacques Lacan exprime parfaitement cette dépendance de l’humain à l’égard du langage par cette phrase: « Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. »  Toute langue se compose de signe et tout signe a deux faces: le signifié, c’est-à-dire ce que le signe signifie (le concept de chien si je dis le mot chien) et le signifiant (le mot c/h/i/e/n tel qu’il s’écrit ou qu’il se dit, nous pourrions parler de la trace vocale ou graphique du mot chien). Dans une langue les signifiants se distinguent les uns des autres et c’est comme cela qu’une langue fonctionne par des différences de traces graphiques et sonores qui font sens). Or pouvoir manipuler ces différences et signifier grâce à elle une situation voire un désir ou une décision dans une situation physique, réelle, c’est forcément avoir à se soumettre à la logique qui opère dans le système même de la langue.  Par exemple, l’enfant est bien libre d’exprimer l’absence et la présence de la mère par le jeu et aussi par le Fort et le Da mais cette opposition même ne vient pas de lui, elle prouve qu’il était déjà comme immergé dans un système d’opposition de consonances allemandes au sein d’une langue allemande. On ne choisit pas sa langue, on naît dedans. 

Nous touchons ici du doigt le fond même du problème posé par le rapport de l’homme au langage. Le linguiste hongrois Lothar Kelkel a dit: « si la métaphore de langue maternelle a un sens, ce ne peut être qu’en signifiant que nous sommes nés du langage ».

  

            C’est à cette naissance que Freud assiste, sans s’en rendre vraiment compte.  L’enfant confronté à l’absence de la mère réelle se place sous l’influence de cette mère « seconde » (mais est-elle vraiment « seconde »?) qu’est la langue maternelle, précisément pour pouvoir dépasser le manque effectif de la mère. La langue permet de retisser un cordon ombilical mais cette fois-ci indirect, tricoté dans la texture linguistique des signifiants pour combler la rupture du cordon ombilical physique. L’enfant jouant avec la bobine est déjà quasiment en train de se doter des moyens symboliques d’exprimer à sa mère le manque dont il souffre et ainsi de changer les choses (pouvoir) mais en même temps, il le fait au travers d’une mise en scène, d’une symbolisation qui fait aussi de lui un "autre" lui, un sujet manipulé par la logique des signifiants entre eux dans la systématique d’une langue (dépendance). Parler, c’est exactement et pour les mêmes raisons « pouvoir , agir »  ET « ne plus pouvoir, dépendre ».

 

Pour bien saisir cette dépendance il faut comprendre le sens de l’affirmation lacanienne: « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant qui ne le représente pas. » Le philosophe slovène Slavoj Zizek utilise cette image pour clarifier cette affirmation de Lacan. Quand nous sommes hospitalisés, le personnel accroche très rapidement une fiche de soin au pied de notre lit consignant tous les renseignements nécessaires sur notre cas, les courbes de température, etc. Les infirmiers, infirmières et aides-soignants nous considèrent évidemment comme une personne mais d’un point de vue strictement médical, nous apparaissons à leurs yeux au travers de cette fiche. C’est un peu comme si le système hospitalier « codait » notre présence effective en la rendant dés lors opérationnelle au sein d’une logique de soins. En tant que patient.e nous sommes d’abord cette fiche de soins, laquelle évidemment rebaptise et requalifie notre être dans une langue et dans un système de représentations que seuls les spécialistes de la santé comprennent.

De la même façon, l’enfant est en train de se livrer, pieds et poings liés à l’efficience d’une logique, d’une systématique dont il sera le jouet et non le maître: jouant il est joué, agissant, il est agi, prenant conscience de son pouvoir, il se livre en pâture à un inconscient linguistique au travers duquel disant « je »,  il est dit en tant que « je ». L’enfant se dote du pouvoir de dire: « je » suis abandonné par ma mère, mais ce je est le je de l’énoncé, distinct du je de l’énonciation. Cette distinction fait de lui à vie un sujet « fendu », on pourrait même dire un sujet « feint » condamné désormais à faire semblant d’être lui-même (la persona de Jung). 

Il est assez difficile de répondre plus efficacement à la question: parler de soi-même, c’est nécessairement faire erreur sur la personne si par ce terme on entend une personne « Une », un moi substantiel et reconnaissable, identifiable. Par contre, c’est bien dans tout ce qui de la parole pointe vers l’antériorité d’un langage qu’il faut chercher ce rapport à la personne comme projection, représentation de soi, dédoublement et scission, fente ou feinte de la personne. 

  

                        Il faut vraiment réfléchir à cette expression étrange: "moi, je dis ça je dis rien" que nous entendons parfois dans la conversation car elle pointe en profondeur  la division du sujet humain parlant. Dans cette acception commune elle signifie la chose suivante: "tu sais moi, pour ce que j'en dis..." je te dis ça mais tu en fais ce que tu veux, ça m'est égal..." Pourquoi le dire alors?  Le locuteur dit qu'il dit quelque chose mais, en même temps, exprime son peu d'attachement à ce que cette chose soit reçue, prise en considération par son interlocuteur. c'est faux bien évidemment, toute personne exprimant une idée, une opinion, attend et espère qu'elle sera reconnue et éventuellement adoptée par le destinataire du message. Il est donc absolument impossible de saisir la nuance profonde d'un tel énoncé sans faire la distinction entre le je de l'énoncé et le je de l'énonciation, chez Lacan.
                    Le je de l'énoncé dit quoi? Il dit "ça". il est bel et bien celui qui dit quelque chose. Le je de l'énonciation, par contre, dit qu'il ne dit "rien". il contredit le je de l'énoncé en affirmant que le ça prononcé par le je de l'énoncé n'est rien. Dire ça est une certaine façon de ne rien dire.  Il existe une incroyable quantité d'énoncés dont on ne peut saisir la subtilité qu'à partir du jeu de cette dissociation là comme par exemple: "c'est pas pour dire mais quand même....!" "Pour ce que j'en dis..." "Sans être désagréable, tu es quand même une belle ordure!", etc.