mardi 23 juin 2020

HLP - Séance du 23/06/2020 - Programme de terminale


1er semestre: la recherche de soi (du romantisme (fin 18e) au 20e siècle)
 -  Education, transmission et émancipation
-   Les expressions la sensibilité
-   Les métamorphoses du moi

2e semestre: l’Humanité en question ( du 20e au 21e siècle)
-  Création, continuités et ruptures
-  Histoire et violence
-  l’Humain et ses limites

            

Qu’est-ce qui caractérise le héros romantique? Trois éléments:

- L’intimité, le rapport à soi (les confessions)
- La sensibilité
- Le lien à la nature et si possible de façon solitaire: Rousseau (Rêveries du promeneur solitaire)

        Le héros romantique a horreur de la foule, de la masse, de l’identification à un groupe indifférencié. On part à la recherche de soi comme on se met en quête du « saint graal » de la singularité, de l’unicité, de l’originalité d’être moi. On peut prendre le terme de recherche en plusieurs sens: avoir un moi recherché, ce n’est pas seulement être en quête d’une forme d’authenticité qui serait cachée, c’est aussi cultiver en soi des qualités plus étudiées, plus rares, faire droit au désir de n’être pas comme tout le monde.
    Cette recherche de soi sera envisagée par le biais de 3 questions:

a) la recherche de soi est-elle compatible avec l’éducation? Eduquer est-ce libérer ou contraindre?  Evidemment la réponse n’est pas aussi évidente qu’il peut sembler, car il n’est pas exclu que la contrainte puisse aider à libérer. Imposer un pouvoir ou libérer une puissance mais ne faut-il pas placer l’enfant devant la nécessité d’un passage à l’acte pour créer la libération? Le moi pourrait-il être constitué comme un tout dés la naissance? C’est douteux
 
b) La recherche de soi passe-t-elle par une expérience du sensible? Par la culture de la sensibilité esthétique susceptible de créer et de comprendre des oeuvres? Qu’est-ce qui se passe exactement entre une oeuvre et une attention, une présence? Qu’est-ce qu’être présent à une oeuvre d’art? Qu’est-ce que mon « moi » y gagne? Pourquoi se sent-il plus concerné par le requiem des morts que par la publication de telle ou telle loi?
c) La recherche de soi permet-elle vraiment de saisir le moi? Se pourrait-il qu’elle soit constituée par cette recherche comme une sorte d’enquête dont l’objet même serait en fait constitué par le fil de l’enquête, comme si cet auto-portrait n’avait en fait pas d’autre chair, pas d’autre substance que celle que dessine le mouvement même de sa visée. Se pourrait-il qu’être soi se fasse, se construise dans le mouvement même que l’on nourrit de se découvrir? Ricoeur: l’ipséïté, la mêmeté et l’identité narrative. Se pourrait-il que nous ne soyons que sensible?
             
   "L'être que j'appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers les 8 heures du matin, à Bruxelles, et naissait d'un Français appartenant à une vieille famille du nord, et d'une Belge dont les ascendants avaient été durant quelques siècles établis à Liège, puis s'étaient fixés dans le Hainaut. La maison où se passait cet événement, puisque toute naissance en est un pour le père et la mère et quelques personnes qui leur tiennent de près, se trouvait située au numéro 193 de l'avenue Louise, et a disparu il y a une quinzaine d'années, dévorée par un building.
        Ayant ainsi consigné ces quelques faits qui ne signifient rien par eux-mêmes, et qui, cependant, et pour chacun de nous, même plus loin que notre propre histoire et même que l'histoire tout court, je m'arrête, prise de vertige devant l'inextricable enchevêtrement d'incidents et de circonstances qui plus ou moins nous déterminent tous. Cet enfant du sexe féminin, déjà pris dans les coordonnées de l'ère chrétienne et de l'Europe du XXème siècle, ce bout de chair rose pleurant dans un berceau bleu, m'oblige à me poser une série de questions d'autant plus redoutables qu'elles paraissent banales, et qu'un littérateur qui sait son métier se garde bien de formuler. Que cet enfant soit moi, je n'en puis douter sans douter de tout. Néanmoins, pour triompher en partie du sentiment d'irréalité que me donne cette identification, je suis forcée, tout comme je le serais pour un personnage historique que j'aurais tenté de recréer, de m'accrocher à des bribes de souvenirs reçus de seconde ou de dixième main, à des informations tirées de bouts de lettre ou de feuillets de calepins qu'on a négligé de jeter au panier, et que notre avidité de savoir pressure au-delà de ce qu'ils peuvent donner, ou d'aller compulser dans les mairies ou chez des notaires des pièces authentiques dont le jargon administratif et légal élimine tout contenu humain. Je n'ignore pas que tout cela est faux ou vague comme tout ce qui a été réinterprété par la mémoire de trop d'individus différents, plat comme ce qu'on écrit sur la ligne pointillée d'une demande de passeport, niais comme les anecdotes qu'on se transmet en famille, rongé par ce qui entre temps s'est amassé en nous comme une pierre par le lichen ou du métal par la rouille. Ces bribes de faits crus connus sont cependant entre cet enfant et moi la seule passerelle viable ; ils sont aussi la seule bouée qui nous soutient tout deux sur la mer du temps."

Marguerite Yourcenar, Souvenirs pieux

 Durée de l’épreuve: 4h  - coefficient 16
Interprétation littéraire: peut-on dire, avec Marguerite Yourcenar, que la connaissance de soi s’apparente à une véritable enquête?
Essai philosophique:  Douter de soi, est-ce douter de tout?
   

Distinction Individu / Personne / Sujet

2e semestre: l’humanité en question

L’humanité n’est que questionnée: c’est ce que les mythes les plus anciens ne cessent de révéler: du fruit défendu au mythe de prométhée, l’espèce humaine est atopique (étymologiquement: sans lieu). On pourrait parler de « condition » humaine dans tous les sens du terme: c’est à la fois une appellation, une appartenance et une hypothèse. L’Homme est toujours dans la tentative de définition, dans la supposition de ce qu’un être à à faire et à devenir pour être humain. On peut ici penser à Oedipe qui va tenter de se constituer une vie humaine dans le sillage d’une prédiction horrible, inhumaine, absolument excluante de toute normalité. L’ironie de la vie d’Oedipe résidant dans le fait que c’est toujours dans la tentative de reprise ou de maîtrise de sa vie humaine qu’il accomplit toujours sans le savoir l’inhumanité même: le meurtre du père et l’amour charnel de la mère. Œdipe est fondamentalement privé d’origine, de matrice identitaire et naturelle, légitimement en quête de savoir, il accomplira l’immonde, au sens étymologique, ce qui ressort du monde et n’est pas compatible avec lui.
    C’est un destin étrangement humain. « L’homme n’est ni ange ni bête et qui veut faire l’ange fait la bête » dit Pascal. De fait, cette partie du programme nous invite à prendre du recul sur l’aventure humaine. Jusqu’à quel point pouvons-nous nous représenter notre espèce avec des yeux de martiens ou d’étrangers fondamentaux pour nous voir, nous dire, nous présumer, nous suivre?
De fait, nous serons d’abord confrontés à des vitesses d’évolutions différentes, à des ruptures de rythmes dans un mouvement qui ne saurait en aucune façon se concevoir uniformément pas davantage d’un point de vue technologique que moral, économique,  politique ou artistique.
On peut ici penser à la description de l’Homme par le Choeur d’Antigone:
  
« Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme.
Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre, la Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.
Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend, tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets, l’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.

Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,
se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel ?
Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule, il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède.
 Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.
Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !
Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où il laisse le crime le contaminer par bravade.
Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte !
                                                         SOPHOCLE (549-406 av.JC) dans « ANTIGONE »(442)
  
Or nous savons bien qu’en effet il s’est laissé contaminer par le crime ou par l’hubris (la démesure et l’orgueil).
a) Cela nous invite d’abord à nous interroger sur ce rapport permanent de l’homme avec la tradition et la création. Il est très intéressant de penser ici à ce que Bernard Stiegler appelle le « double redoublement epokhal ». Chaque époque se constitue d’abord à partir d’innovations techniques qui sont finalement imprévisibles et à partir desquelles des structures sociales, économiques politiques se constitue. Par exemple, la cité grecque est inconcevable sans l’écriture.   Or selon Stiegler, ce que nous vivons aujourd’hui est une rupture, une disruption, à savoir que les innovations techniques nées d’une certaine utilisation du numérique ne permettent pas à des structures politiques, juridiques, collectives de s’instaurer, de faire époque et individuation.
  
b) L’histoire n’est-elle que bruit et fureur?  Comment la littérature et les arts peuvent-ils donner du sens à des évènements de pure violence défiant la notion même de sens? Beckett, Zoran Music, le nouveau Roman. On voit monter dans la littérature cette intuition d’un monde absurde auquel il faut donner sens par l’oeuvre.
c) Quels savoirs et quelles techniques permettent à l’humanité de s’affranchir de ses limites, à supposer qu’elle en ait? C’est la question de l’homme augmenté, du trans-humanisme. On peut opposer ces perspectives de l’homme augmenté par la science à la vision de l’homme comme passage selon Nietzsche.

Exemple de sujet du bac 4h - Coefficient 16
  

        Dans des phénomènes historiques comme la Révolution de 1789, la Commune, la Révolution de 1917, il y a toujours une part d’événement, irréductible aux déterminismes sociaux, aux séries causales. Les historiens n’aiment pas bien cet aspect : ils restaurent des causalités par-après. Mais l’événement lui-même est en décrochage ou en rupture avec les causalités : c’est une bifurcation, une déviation par rapport aux lois, un état instable qui ouvre un nouveau champ de possibles. Prigogine a parlé de ces états où, même en physique, les petites différences se propagent au lieu de s’annuler, et où des phénomènes tout à fait indépendants entrent en résonance, en conjonction. En ce sens, un événement peut être contrarié, réprimé, récupéré, trahi, il n’en comporte pas moins quelque chose d’indépassable. Ce sont les renégats qui disent : c’est dépassé. Mais l’événement lui-même a beau être ancien, il ne se laisse pas dépasser : il est ouverture de possible. Il passe à l’intérieur des individus autant que dans l’épaisseur d’une société.
    Et encore les phénomènes historiques que nous invoquons s’accompagnaient de déterminismes ou de causalités, même s’ils étaient d’une autre nature. Mai 68 est plutôt de l’ordre d’un événement pur, libre de toute causalité normale ou normative. Son histoire est une « succession d’instabilités et de fluctuations amplifiées ». Il y a eu beaucoup d’agitations, de gesticulations, de paroles, de bêtises, d’illusions en 68, mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est que ce fut un phénomène de voyance, comme si une société voyait tout d’un coup ce qu’elle contenait d’intolérable et voyait aussi la possibilité d’autre chose. C’est un phénomène collectif sous la forme : « Du possible, sinon j’étouffe ». Le possible ne préexiste pas, il est créé par l’événement. C’est une question de vie. L’événement crée une nouvelle existence, il produit une nouvelle subjectivité (nouveaux rapports avec le corps, le temps de la sexualité, le milieu, la culture, le travail…).
                                                                      Gilles Deleuze et Félix Guattari
 Essai littéraire: le rôle de la littérature est-il de fixer des moments d’enthousiasme historique
Question d’interprétation philosophique: peut on concevoir qu’un évènement contienne toujours une part d’imprévisible?
   

mercredi 17 juin 2020

HLP - Séance du 18/06/2020

              
                  Nous en étions à l’idée d’Eternel retour mais il convient de revenir rapidement à certains éléments évoqués la semaine dernière. Mon propos est simplement d’insister sur le fait que la pratique de la philosophie nous invite à nous situer dans une perspective qui ne peut se réduire à concevoir toute chose comme devant revêtir une fonction ou un usage. Se demander « à quoi sert la philosophie? », c’est précisément adopter à l’égard de la philosophie une position que la pratique même de la philosophie consiste à remettre en cause. Que toute chose et tout être aient un usage c’est partir du principe que pour cette chose ou pour cet être, exister ne se suffirait pas à soi-même, qu’il lui faudrait trouver hors de soi des raisons, des justifications d’être soi. Or cette perspective est discutable. Ne peut-on pas envisager de faire quelque chose qui se justifierait de soi? Ne peut-on pas envisager qu’exister soit un fait, un don qui nous a été fait sans que nous ayons à le rentabiliser, à le faire fructifier par une fonction qui s’efforcerait de normaliser cette efficience étrange.
        En fait, il est impossible de faire de la philosophie sans s’étonner devant le fait d’exister, et en même temps il convient d’accorder à cette existence une attention vraie, authentique, suffisamment humble pour ne pas soumettre cette efficience pure, réelle à des raisons, à des impératifs fonctionnels. Il importe finalement de s’étonner devant cette efficience qui nous a été donnée sans qu’elle nous soit due. C’est pour les mêmes raisons qu’aucune existence ne saurait être réduite à un usage et que la pratique de la philosophie ne peut se pratiquer sérieusement si l’on attend d’elle qu’elle nous soit utile à autre chose qu’elle-même.
        
   Exister, c’est un fait qui dépasse toutes les raisons, dont il est impossible de rendre raison, mais cela ne veut pas dire que nous qui existons « méritons » cette existence. Chacune et chacun de nous recèle en lui cette part de lui qui est incompréhensible, irrationnelle, avec laquelle nous ne cessons de composer. C’est à partir de cette « zone », de cette existence qui nous touche, qui nous détermine sans que nous comprenions en quoi elle consiste, ni à quoi elle est destinée que philosopher se peut. C’est la raison pour laquelle philosopher suppose que l’on se méfie de toute conviction affichée, revendiquée, arbitrairement affirmée. Il est une part de soi qu’il nous faut accepter sans la comprendre (tout comme le fait d’aimer quelqu’un ou d’avoir à mourir), ni en rendre raison ni la soumettre à des impératifs de rentabilité qui lui serait extérieure:  « Chacun de nous dit Pascal, est sur terre sans savoir d’où ni pourquoi et mourra sans en avoir appris davantage sur son séjour dans le monde. » ou de façon plus optimiste et gratifiante comme Montaigne: « je n’ai rien fait aujourd’hui. N’avez vous pas vécu, c’est la plus fondamentale et la plus illustre de toutes nos occupations. » « Vivre à propos est notre plus glorieux chef d’oeuvre ».

        C’est tout le paradoxe de la créature humaine que de s’épuiser à rendre raison de ce qui ne peut pas l’être, à quantifier l’inquantifiable, à faire rentrer dans des logiques de calculabilité ce qui, de par sa nature même, est incalculable. Fondamentalement, quelque chose de l’existence incite à une forme de déférence, de reconnaissance pure, gratuite, sans exigence de retour. C’est finalement ce qui prête à toute attitude de réflexion, de simple attention une dimension suspensive, une forme d’« Epoche », une forme de recueillement, « cueillir à nouveau ». La philosophie n’est pas la religion mais elle n’est pas non plus la science. Il s’agit finalement d’installer a priori une distance réflexive à l’égard de ces évidences premières auxquelles nous accordons habituellement d’autant moins d’attention qu’elles constituent de fond d’efficience radical à partir duquel notre présence au monde se réalise. Cela signifie que la philosophie se situe donc entre deux postures radicalement opposées: la foi radicale qui accepte ce qui est sans questionnement et le scientisme qui aspire à une transparence rationnelle du réel.
        C’est la démesure de l’homme (ubris) que celle qui aspire à faire rentrer dans des critères d’utilité purement humains des phénomènes qui relèvent du vivant, du cosmos, et c’est précisément dans cette perspective distancée et « désintéressée » qu’il convient de se situer pour faire de la philosophie.
         
Cela induit une certaine capacité d’attention à tout ce qui est, indépendamment de ce à quoi ça peut servir. En fait la pratique de la philosophie présuppose que nous puissions détacher de notre implication dans la vie une capacité de regard ou d’attention qui ne soit pas exclusivement portée vers la subsistance mais plutôt par un désir d’exister, de célébrer, de s’affirmer, d’exprimer un certain style d’existence qui serait comme une trace, comme l’inscription d’une singularité dans le monde. Or ce désir d’existence se porte intuitivement vers chaque instant tel qu’il est vécu, en lui-même. Il s’agit de porter vers le fait d’exister une attention aussi neutre que désintéressée. C’est comme si nous manifestions que nous sommes capables pendant un temps donné de nous mettre à part de toute dimension exclusivement sociétale ou économique de notre vie pour la considérer en elle-même comme un pur phénomène. Cela signifie que toute considération d’un moment présent ou d’une période de temps que nous n’aborderions qu’en tant qu’elle servirait à autre chose que lui-même ou elle-même    raterait quelque chose de cet état d’esprit neutre. Il existe en l’homme des préoccupations utilitaires qui le conduisent à poser chaque instant comme le tremplin d’un autre, à instaurer dans le temps une relation de moyens à fins entre le présent et le futur. Pourtant nous savons bien qu’en soi, aucun instant ne saurait être le moyen d’un autre. L’utilité d’un moment par rapport à un autre est le fait d’une occupation, du recouvrement de la temporalité pure par une tâche humaine, rationnelle, intéressée.
        Or il existe des tâches, des occupations qui tout en étant humaines ne servent à rien d’autre qu’elles-mêmes et s’insinuent dans le temps en s’adaptant parfaitement à cette temporalité pure, à cette assomption d’un présent vécu comme présent. L’éternel retour de Nietzsche permet précisément de distinguer non seulement ces occupations des autres mais aussi de différencier les hommes qui peuvent les exercer, les comprendre des autres qui, selon lui resteront toujours des esclaves, des hommes-ressources comme dans Matrix. On peut toujours se dire que je fais ceci pour pouvoir après faire cela, viendra nécessairement dans nos vies un moment où nous réaliserons qu’il n’est pas un instant de nos existences qui ne vaillent en soi, par lui-même, en lui-même. Mais chaque instant est finalement de cette nature, chaque instant doit être appréhendé comme la boucle d’un retour éternel et une vie vraiment réussie est une vie dont chaque instant a été acceptée comme « positif », digne d’avoir été vécu en soi. Ce que je fais, je le fais pour ne pas en sortir. Tel est l’un des sens principaux de l’éternel retour de Nietzsche:
         
 
"Le poids le plus lourd. - Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait: « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine!
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
                                                                   Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir
       
  Il faut vraiment prêter une grande attention aux dernières phrases de cet extrait. On peut toujours, comme le font finalement la plupart des hommes, adopter la stratégie de l’évitement: je fais telle chose mais ce n’est pas pour elle-même que je la fais, je l’accomplis en vue d’autre chose. Mais on dit alors clairement non à l’éternel retour, on remet à plus tard le moment d’exister en se contentant de survivre, de gagner sa croûte, comme on dit. Pour dire oui à l’Eternel retour, il faut passionnément aimer la vie et s’aimer soi-même. Vient toujours le moment de vivre le présent comme l’éternel moment, ou, en d’autres termes vient toujours l’instant de lucidité où l’on se rend compte que ni le passé, ni le futur n’existe, ce qu’il y a c’est du présent toujours. Ce qui se fait ne se fait qu’au présent, et c’est ça la leçon de l’éternel retour.
          En un tout autre sens, nous retrouvons cette distinction entre ces deux façons de vivre l’instant présent dans la différence que faisait Aristote entre deux types de travaux:
La poieisis désigne l’action de fabriquer un produit fini, grâce à un savoir-faire qui est utilisé pour produire autre chose que lui-même. On fait quelque chose mais en vue d’autre chose. Aujourd’hui, nous dirions que le travail à la chaîne est de la poiesis. Ce que l’on fait ne se suffit pas en soi-même, c’est en vue d’autre chose qu’on le fait.
La praxis caractérise au contraire l’activité qui est à en elle-même, en elle-même sa propre fin. Si on fait ce que l’on fait, c’est pour être en train de la faire. On n’en sort pas, finalement. Par exemple la politique au sens grec du terme « politeia » (polis: cité) se fait par soi, pour soi. On s’y accomplit en l’accomplissant.
          

Dans l’Odyssée, nous pouvons lire un excellent exemple de transformation de poiesis en praxis avec le subterfuge de Pénélope qui, pour échapper aux prétendants, tisse une toile mais défait la nuit ce qu’elle a fait le jour, comme si l’on pouvait simplement tisser pour tisser, agir pour agir. Dans la mise en oeuvre de cette suspension, c’est tout le temps héroïque de l’épopée qui est mis en échec: qu’il faille aller très loin pour se couvrir de gloire par des actions guerrières, c’est ce qu’une femme va interrompre en appliquant l’état d’esprit de la Praxis à une action que l’on placerait plutôt du côté de la poiesis.
           En fin de compte, ce travail de distinction qu’opère l’éternel retour entre les esclaves et les surhommes pour reprendre une terminologie Nietzschéenne qui a fait l’objet de nombreux malentendus rejoint très exactement une différenciation conceptuelle fondamentale dont nous ne sommes pas du tout sortis. Il est certain que la pratique de la philosophie est absolument  vaine, caduque pour toute personne qui, sur terre, ne s’efforce que de subsister, de répondre simplement aux besoins vitaux, aux impératifs de confort qui se situe sur ce même plan, que de vivre ou de survivre mais quiconque s’applique moins à vivre qu'à exister, c’est-à-dire à s’affirmer, à signer son mode d’être, à le revendiquer en tant que style d’existence ne peut que trouver dans la philosophie le prolongement idéal, évident de son choix Il est finalement question de faire de son existence une œuvre plutôt que de faire de sa vie la programmation d’une fonction.
    


lundi 15 juin 2020

Séance du 17/06/2020 CALM (Cours A La Maison) 1ere 3: 1h (bien tassée)


Bonjour à toutes et à tous,

Nous voici arrivés au dernier cours de l’année. 


 Sniff!

  
Mon intention première depuis trois séances était d’insister sur les points importants de votre programme et de les relier entre eux afin de donner du sens à toutes les perspectives que nous avons croisées. Loin de nous ralentir, la pandémie doit être abordée et vécue comme l’occasion qui nous est donnée de revisiter, de refonder des notions dont il est urgent de décliner la signification dans une visée incroyablement plus effective, vive, actuelle, voire urgente: de toute première nécessité. Le propos de tout enseignant de philosophie, aujourd’hui, ne me semble pas pouvoir se situer hors de ce qui nous arrive. Il importe de penser ce qui nous arrive « de façon à en être dignes ». Ce terme de dignité peut sembler obsolète, suranné.  Il reprend, en réalité, des passages d’oeuvres de Gilles Deleuze commentant les Stoïciens. Etre dignes de ce qui nous arrive, c’est finalement ce à quoi nous invitaient les stoïciens.
        On retrouve ainsi sous la plume de Gilles Deleuze le concept de « quasi-causalité » qui décrit l’attitude capable de devenir la quasi cause de ce qui lui arrive, surtout lorsque « ce qui arrive » est accidentel, dommageable, tragique, voire catastrophique.
        Nous pouvons citer deux exemples de quasi-causalité très clairs:
  
- Django Reinhardt est un guitariste qui à la suite d’un accident (l’incendie de sa roulotte) a eu deux doigts brûlés. C’est grâce à ce handicap qu’il a créé un style de musique que l’on appellera plus tard le jazz manouche. Il n’a pas voulu l’incendie de sa roulotte mais il a si bien assumé l’accident qu’il en a fait un style, une nouvelle façon de jouer de la guitare. C’est une manière efficace géniale et exemplaire de devenir la cause d’un évènement qui pourtant avait tout pour être plutôt le drame d’une vie.
- Joe Bousquet est un poète qui a été blessé à la guerre de 14-18. Il finira toute sa vie sans plus pouvoir marcher. Dans l’un de ses poèmes il écrira: « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner. » Il nous faut vraiment réfléchir et comprendre le sens de cette formule. Elle continent  probablement l’interprétation la plus riche, la plus porteuse et la plus fructueuse du Stoïcisme. Aucun de nous n’existe hors des évènements qui se font dans nos vies, tout simplement parce que nos vies ne sont rien d’autres que ces évènements. Joe Bousquet nous invite à une inversion radicale du rapport que nous avons l’habitude de constituer avec les évènements. Nous partons du principe que nous sommes déjà nous-mêmes et que c’est seulement de l’extérieur que les évènements nous frappent comme si les situations que nous vivons étaient des boules de billards qui certes ont un impact sur la boule que nous sommes mais ne changeait rien sur le fait que nous sommes fondamentalement une boule de billard déjà constituée, par elle-même, en elle-même. La réalité c’est que nous consistons dans les chocs entre les boules de billard sans en être une.  Nulle part n’existe de dimension idéale par rapport à laquelle nous serions en droit de dire que tel évènement n’aurait pas « dû » m’arriver. Je consiste exactement dans les chocs de ce qui m’arrive, je suis exclusivement la zone d’impacts qui se dessine dans le fil des évènements.
           
  Il n’échappera à personne que ces deux personnes sont des artistes et qu’ils ont l’un et l’autre transformé en oeuvre, en création, en style, des événements dramatiques qui leur sont arrivés et qu’ils ont intériorisé, fait « leurs » sans se soustraire en aucun façon au couperet des faits. Il s’agit d’être digne de ce qui, en se faisant, nous fait, de ce qui, en advenant, nous réalise et de trouver dans cette effectuation de quoi se réaliser, de quoi s’individuer, sans en rester au « je n’ai pas voulu ce qu’il m’arrive donc je n’assume pas. »
        Si nous devions décrire la quasi-causalité en termes géométriques, en suivant l’opposition entre les axes horizontal et vertical (non: il n’y a pas de fautes d’accord ici), nous pourrions dire qu’elle consiste à abandonner la vision horizontale d’une vie qui serait linéaire pour décrire plutôt une existence faite de surplombs verticaux, de fulgurances azimutées qui, en se faisant, nous fait. Vivre ce n’est pas faire son chemin au milieu des embûches, c’est consister dans les ondes de choc de ces embûches, c’est être cette efficience réceptive, cette puissance d’assomption grâce à laquelle Joe Bousquet revendique finalement la blessure qui l’empêchera à vie de marcher.
        Mais qu’est-ce que cela peut signifier être digne de ce qui nous arrive, à nous aujourd’hui? Cela signifie réussir à être la quasi causalité de l’anthropocène. Mais précisément un problème surgit immédiatement à toute conscience attentive, ici: nous sommes, nous les humains, la causalité pure et stricte de l’anthropocène. C’est d’ailleurs exactement ce que signifie le terme même: il désigne le fait  que l’homme est la causalité de la transformation climatique qui crée depuis plus d’un siècle maintenant une nouvelle « ère ». Comment devenir la quasi-causalité d’un évènement qui nous arrive mais dont nous sommes la causalité, la cause effective?
        il n’existe qu’une seule réponse à cette question: en en ayant honte, d’une honte qui n’est pas personnelle mais qui est propre à l’Homme. C’est le propre de l’Humain que d’avoir honte de l’évolution toxique des pharmaka, et c’est le sens profond du mythe de Prométhée qui décrit à la fois l’exosomatisation de l’être humain et la nécessité pour Zeus de compenser le vol de Prométhée par le sens de la justice de la vergogne (je ne reviens pas là-dessus, ça a été décrit plusieurs fois dans les séances récentes). L’homme est de fait une espèce exosomative, ce qui impose l’usage de pharmaka, lesquelles peuvent être aussi bien toxiques que curatives. Disons que le pharmakon, c’est l’idée d’un devenir prothétique qui ne peut que se situer dans un équilibre instable entre ce qu’il soigne et ce qu’il empoisonne.
        Cette honte et cette justice, il ne fait aucun doute que Protagoras, dans le dialogue de Platon, les considère comme cela même qui va créer la politique, c’est-à-dire la cité. Les hommes sauront reconnaître une attitude juste à l’égard du concitoyen et une attitude honteuse s’ils se comportent injustement.
       
  Le premier écrivain  à avoir évoqué le sentiment d’une perte de cette Honte d’être homme est Primo Lévi décrivant ainsi cette culture systématique d’un mépris de race par les nazis.
        Le philosophe Axel Honneth reprend cette analyse et la poursuit dans le regard qu'il porte sur la société qui prévaut aujourd’hui dans laquelle, selon lui, sévit une forme de non-attention fondamentale, structurelle et quotidienne au sort d’Autrui. Il faut bien noter que vergogne vient du latin verecundia, dérivé de « vereri » qui lui-même vient de swer, en indo-européen qui signifie « faire attention à ».
        Il est absolument fondamental pour devenir aujourd’hui la quasi-causalité de ce qui nous arrive, et ce qui nous arrive c’est notamment le covid-19, que nous entretenions en nous cette honte d’être Humains, c’est-à-dire cette honte d’être l’origine de cela même qui vient de causer une crise majeure pour l’espèce humaine tant du point de vue de la sociabilité (confinement) que du point de vue de l’économie (les effets se font déjà sentir) que du point de vue de la destruction de la bio-diversité (déforestation).
         
Le point sur lequel j’ai envie d’insister dans ce dernier cours est le suivant: nous comprenons bien qu’une cause est ici à défendre et qu’en un sens, cette cause est très ancienne: elle consiste à acter le lien fait par le mythe de Prométhée entre une technologie qui est une succession de pharmaka et la vergogne: « aidos », considérée finalement comme sens de la sociabilité, comme pudeur à l’égard du concitoyen mais l’anthropocène nous embarquant tous dans la même galère, c’est bien de « cosmopolitique » (au sens Kantien du terme) dont il est question . Pour être plus clair, disons que la vergogne anticipe en un sens sur ce que Gilbert Simondon appellera bien après Platon « l’individuation », c’est-à-dire la formation à la fois biologique, psychologique et sociale de l’individu. Chacune et chacun de nous ne peut se constituer comme « je » (psychologiquement) qu’au sein d’un « nous » (sociale) maintenu, prolongé, pérennisé par des supports mnémotechniques (qui inscrivent l’individu dans une histoire, dans une tradition, dans une langue, bref dans une culture commune). S’il n’y a plus de vergogne, il n’y a plus d’individuation, parce que c’est l’attention portée à l’autre qui me fait acquérir une consistance éthique authentique. L’individuation, c’est le contraire de l’individualisme: j’ai besoin de constituer un nous grâce à l’attention que je porte à l’autre au sein d’une communauté, donc grâce à ce sens de la justice et de la pudeur qui me maintient dans les limites du soin portée à la personne de l’autre. Je constitue mon « milieu » propre individuel dans le même lieu que les autres qui eux-mêmes y créent également leur milieu spécifique, particulier (c'est ça l'individuation)
           
Or, nous entrons dans une phase de l’anthropocène d’autant plus critique qu’un certain mode d’"être à autrui" se banalise qui n’inclue plus du tout la vergogne, mais favorise le mépris, ce qu’Axel Honneth appelle en allemand « misachtung ». Les motifs pour mépriser Donald Trump sont extrêmement nombreux et indiscutablement justifiés, mais précisément ce n’est pas le propos, ni la chose adéquate à faire. Il serait plus opportun de ressentir à sa place et à son endroit la honte d’être un Homme, honte qu’il ne semble pas éprouver ou qu’il feint de ne pas éprouver. Lorsque Gilles Deleuze donne des exemples de la honte d’être un Homme, il évoque des propos de ministres ou de présidents, des comportements de « bons vivants », des attitudes veules et lâches qui finalement composent peu ou prou un spectacle quasi-quotidien.
       
  Lorsque par exemple Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, déclara qu’il vendait des temps de conscience à Coca-Cola, il adopta une attitude sans vergogne qui peut engendrer le mépris ou la honte. Ce qui choque dans cette déclaration ce n’est pas vraiment son contenu qui est la vérité même mais l’absence de vergogne de celui qui la tient et qui parle dans un climat dont il estime qu’il peut recevoir cette impudeur sans qu’elle lui fasse tort.
       
  En d’autres termes, qu’une telle déclaration puisse avoir lieu sans déclencher tant de réactions que ça manifeste quelque chose de l’ordre de la captation de l’attention par des biais qui ne sont plus du tout ceux de la vergogne. Les modalités d’attention au prochain tels qu’ils sont structurés dans et par les réseaux sociaux ne favorisent pas la pudeur dans les rapports de personne à personne, tout simplement parce que les échanges qui s’effectuent par le biais de ces plates formes ne permettent aucunement aux participants d’y trouver la base d’une individuation possible.
         
Finalement ce qui se produit à très, très grande échelle n’est ni plus ni moins qu’un gigantesque détournement de l’attention humaine qui ne s’applique plus au monde, à l’univers, à l’existence, ni vraiment à soi-même  mais à « communiquer », à « s’entregloser », comme dirait Montaigne, à s’insérer dans des réseaux de personnes autorisées. Cette diffusion à l’échelle mondiale de techniques de détournement d’attention, c’est ce que Bernard Stiegler appelle « psychopouvoir ». Le pouvoir ne s’exerce  plus du tout de l’extérieur comme lorsque par exemple l’armée prend le pouvoir et installe une dictature. La manipulation s’insinue au coeur même de notre attention et la disperse, l’oriente mais de telle sorte qu’elle n’existe plus, en fait. Nous sommes privés inconsciemment des moyens de faire notre milieu, de nous individuer. C’est un peu de notre propre mouvement que se voit annihilée, réduite à néant toute initiative d’un mouvement propre, d’une attention efficiente, spontanée.
         
Il faut ici nous arrêter et insister sur le fait que ces considérations sont au coeur du programme de première HLP comme elles le seront aussi pour le programme de Terminale, car le monde n’est plus l’objet de la représentation. C’est plutôt un certain type d’homme qui se voir promu, reflété, idéalisé au gré de différents médias de représentation.  En d’autres termes on passe d’un narcissisme premier et fondateur à un narcissisme téléguidé, impulsé, « profane » au très mauvais sens du terme (à savoir que plus rien n’est considéré comme sacré, comme digne de susciter la vergogne, la pudeur, pas même soi). On surfe un peu sur tout de telle sorte qu’on ne peut plus s’attacher à rien pas même à soi. L’individuation, au sens donné à ce terme par Georges Simondon, est devenue impossible. Un certain mode de représentation de soi s’est ainsi glissée entre nous et nous-mêmes favorisant peu à peu le mouvement insidieux d’une absence de vergogne, d’une totale absence de discernement par rapport à ce pharmakon qu’est le Net. Mettre en place une pensée pharmacologique (au sens de pharmakon) capable de penser et de panser, c’est-à-dire de guérir par le pharmakon ce que le pharmakon empoisonne implique une certaine vigilance à l’égard de ce que Gilles Deleuze appelaient les sociétés de contrôle et ce qu’Antoinette Rouvroy aujourd’hui désigne du terme de « gouvernementalité algorithmique ».
          
Contre ce psychopouvoir, il faut réhabiliter la notion de puissance, au sens spinoziste du terme. Il faut que le net soit l’instrument susceptible de créer de nouveaux savoirs, qu’il puisse donner à chacune et à chacun de nous l’opportunité de libérer sa puissance individuellement, singulièrement. Le net est à la fois l’instrument grâce auquel on peut créer des plates formes de savoir contributif comme Wikipédia et des purs moyens de manipulations marchandes comme Amazon. C’est bien cela le pharmakon et cela nous fait bien comprendre que l’enjeu de ce combat n’est pas pour ou contre le numérique. Il faut être « pour » évidemment mais lutter pour que sa diffusion n’oeuvre pas en vue d’éradiquer la vergogne et la honte d’être un Humain, sentiment nécessaire, toujours « ouvrable », « toujours là », toujours à disposition d’un animal exosomatique comme l’Homme.
         
Lutter contre cette gouvernementalité algorithmique dans tout ce qu’elle  peut susciter en terme de risque, de danger contre l’individuation, de misachtung pour répondre le terme d’Axel Honneth peut apparaître comme une lutte perdue d’avance mais il importe bien ici de se rappeler de ce qui a été dit au départ. Peut-être est-il impossible de gagner contre ces processus de manipulation à l’oeuvre dans le numérique qui finalement aggravent les dommages de l’anthropocène mais lutter pour la vergogne, pour la pudeur, pour le « comment osez-vous? » de Greta Thunberg, c’est à la portée de tout le monde. C’est un sentiment que nous avons tous, même Donald Trump. On peut ici parler de dénégation (nier ce qui est pourtant évident).
           
               Il peut apparaître qu’il existe en fait deux dimensions de la lutte, l’une perdue parce que l’opposant est trop puissant, parce que l’opinion semble déjà conquise et manipulée par  ce psychopouvoir et puis une deuxième plus intime, plus philosophique peut-être, qui est celle de la vergogne, de travailler suffisamment sur soi pour être dignes de ce qui nous arrive. Mais en réalité ces deux dimensions ne sont absolument pas distinctes l’une de l’autre comme nous le fait comprendre le concept de quasi-causalité. Devenir la quasi-causalité de l’anthropocène, en se rendant digne de cet évènement, c’est sortir de l’anthropocène ou du moins lutter contre lui efficacement puisque la cause de l’anthropocène est l’homme lui-même et que s’il existe toujours en l’Homme la possibilité d’avoir honte d’être Homme, alors il est impossible que cette quasi causalité n’agisse pas contre la causalité puisque cette causalité, c’est l’homme.
          
Cela nous fait comprendre la sidérante justesse du discours de Greta Thunberg à l’ONU: « Comment osez-vous? », « où allez vous cherchez cette perversité de la dénégation qui vous fait agir sans vergogne à l’encontre de toute politique efficiente, de toute  vigilance à l’égard du pharmakon, de l’esprit même de logique du vivant? » Pour tenir ferme ce cap de la vergogne et de la pudeur, il importe au plus haut point de ne pas tomber dans le piège du mépris qui supprime toute honte à la racine, et nous fait perdre toute possibilité de nous rendre dignes de ce qui arrive, principalement quand ce qui arrive est le pire, car, pour reprendre les mots célèbres de Holderlin: « dans le péril croît aussi ce qui sauve! »
   
   
ET POUR L'ANNEE
AUSSI!


mercredi 10 juin 2020

Programme HLP Première et Terminale

HLP - Programme première ( de l’Antiquité aux Lumières)
  

Semestre 1: les pouvoirs de la parole
A) L’art de la parole
B) L’autorité de la parole
C) La séduction de la parole
Semestre 2: Les représentations du monde
A) La découverte du monde et la pluralité des cultures
B) Décrire, figurer, imaginer
C) L’homme et l’animal

HLP - Programme terminale (du romantisme au 21e siècle)



Semestre 1: La recherche de soi
Semestre 2: L’humanité en question





Cours de présentation HLP pour les secondes

 
Pour Jeudi prochain, choisissez l’un des sujets suivants et préparez une prestation orale de 5 à 10 minutes environ en vous efforçant de jouer de tous les registres de l’éloquence (de l’humour à l’argumentation la plus rigoureuse) pour défendre clairement soit le oui, soit le non, mais pas les deux. Dans la mesure du possible, il faudrait vous entraîner à ne pas lire votre réponse d’un ton monocorde, voire à ne pas la lire du tout, si vous vous en sentez capable.

Le selfie est-il un crime contre l’humanité?
Faut-il toujours chercher midi à quatorze heures?
« Je dis ça, je dis rien »: est-ce que ça veut dire quelque chose?
Faut-il fêter la Saint Valentin?
Faut-il toujours dire la vérité
Existe-t-il de bonnes raisons de tuer quelqu’un?
Peut-on être intelligent(e) sans être cultivé(e)?
L’âge est-il un gage de sagesse?
Faut-il croire en l’être humain?
 Les mots doivent-ils être gardés à vue?
 « S’être fait tout seul »: est-ce un gage de réussite?
 Les réseaux sociaux sont-il le moteur d’un progrès social?
 La fin justifie-t-elle les moyens?
 La politique est-elle une activité noble?
 L’amour suppose-t-il du sacrifice?
 Peut-on s’enrichir davantage de ce que l’on donne que de ce que l’on gagne?
 Faut-il légaliser l’assistance sexuelle pour les handicapés physiques?
 Nos parents sont-ils des « gens comme tout le monde »?
 Vaut-il mieux fuir la tentation que la combattre?
 Pour vivre heureux, faut-il vivre caché?
 Faut-il poser des limites à la liberté d’expression?
 Tout silence a-t-il un sens?
  Faut-il prendre les sens interdits?
 Comprendre, est-ce excuser?
 La famille est-elle haïssable?
 L’écologie peut-elle être servie par une logique d’ego?
 

Dieu joue-t-il aux dés?
 La politesse resserre-t-elle les liens entre les hommes?
 Faut-il tout prendre « au pied de la lettre »?
 La formule: « c’est pas pour dire mais…. » est-elle absurde?
 La science constitue-t-elle un progrès humain?
 Peut-on « perdre son temps »?
 Le suicide peut-il être une solution?
 Sommes-nous des machines à vivre?
 A l’impossible sommes-nous tenus?
 Avez-vous quelque chose à déclarer?
 La question « ça va? » suppose-t-elle une réponse?
 Peut-on suffisamment penser qu’on est mortel?
 Faut-il accueillir les migrants?
 Est-il juste d’imposer l’égalité?
 Peut-on vivre sans passion?
 Peut-on être aimé(e) pour soi-même?
 Le meilleur est-il à venir?
 L’obéissance est-elle un obstacle à la barbarie?
 Faut-il se le tenir pour « dit »?
 L’histoire des hommes a-t-elle un sens?
 Le scandale a-t-il bonne presse?
 Si « la bêtise consiste à vouloir conclure », est-ce vraiment la peine de commencer?
 Faut-il s’imaginer sisyphe heureux?
 Peut-on censurer une oeuvre d’art?
 L’artiste est-il un bon à rien?
 Tout a-t-il un prix?
 Sait-on ce que l’on fait quand on fait un enfant?
 Peut-on se fier à ses parents?
 Peut-on faire le mal pour le mal?
 Une oeuvre d’art veut-elle dire quelque chose?
 Faut-il croire au Père Noël?
 Peut-on tout donner?
 Une vie sédentaire est-elle absurde?
 Le diable est-il communiste?
 Peut-on faire de nécessité vertu?
 Faut-il penser à sa retraite?
 Mérite-t-on d’exister?
 Faut-il s’indigner?
 Tout malheur est-il injuste?
 Y-a-t-il de l’inacceptable?
 Peut-on faire de sa vie une oeuvre d’Art?
 Est-ce l’oeuf qui fait  la poule?
 La démocratie est-elle le moins pire de tous les régimes politiques?
 Le genre n’est-il qu’une question de culture?
 A-t-on raison de chercher l’âme-soeur?
 Faut-il attendre le prince charmant?
 Toutes les civilisations se valent-elles?
 Peut-on rire de tout?
 Peut-on tout dire?
 Peut-on être payé à ne rien faire (revenu minimum universel)?
 Peut-on donner du sens à une vie oisive?
 Faut-il « passer son bac d’abord »?
 Faut-il avoir le sens des priorités?
 Peut-on être responsable sans être coupable?
 Y-a-t-il toujours un plan B?
 Les princes épousent-ils les bergères?
  La vie est-elle un combat?
  Avons-nous besoin d’un maître?
 Peut-on vivre sans se poser de questions?
 Peut-on tout pardonner?