lundi 30 janvier 2023

terminales 3/5/7: Méthodologie du sujet 3 (baccalauréat)

 


  1. Apprendre à lire un texte philosophique 

La difficulté de ce type de sujet, c’est qu’il est fondé sur la lecture d’un texte qui va servir de cadre à notre réflexion pendant 4h. Or nous ne sommes pas habitués à ce genre d’attention soutenue. Mais les textes que l’on nous propose dans le cadre de cet exercice ont été choisis pour cela. Cela doit vraiment resté gravé dans notre esprit au moment du choix du sujet. Plus encore que la seule question de la compréhension, il faut miser sur une considération assez simple en fait qui est celle de la stimulation. Le texte proposé m’intrigue-t-il suffisamment pour que je choisisse d’y passer autant de temps, pour que je ne me lasse pas de le faire, pour que je me sente vraiment impliqué dans la tentative de son élucidation?

En l’occurrence ce passage de l’oeuvre de Jean Baudrillard intitulée « la société de consommation » peut vraiment répondre à ce critère, ne serait-ce que parce que nous nous y reconnaîtrons nécessairement. En tant que consommateurs, quelle que soit notre « profil » d’acheteur et d’usager, nous sommes forcément concernés par ce qui est dit ici et qui d’ailleurs a de quoi nous inquiéter puisque la référence à l’hystérie n’est pas du tout comparative ou métaphorique. Elle est à prendre littéralement, c’est-à-dire à la fois psychanalytiquement et sociologiquement (Bon! Ça s’appelle aussi philosophie, du coup!).

Soyons clair: il est assez douteux qu’un texte aussi difficile fasse l’objet d’un sujet de baccalauréat. Si c’était le cas, il serait criblé de notes en bas de page. Nous nous proposons plutôt de proposer une explication d’ensemble dont on pourrait dire qu’elle revêt quasiment une intention de « traduction »  tant il est vrai que certains passages peuvent sembler difficiles. Plusieurs termes pourraient se révéler assez dissuasifs pour une bonne part des élèves de terminales. Le but est donc à la fois de les clarifier et d’éveiller l’intérêt de toute lectrice ou de tout  lecteur de bonne foi qui a simplement envie de comprendre ce rapport étrange entre nos habitudes de consommateurs et notre constitution physique d’être humain, voire de mammifère socialisé.

Le point crucial de toute lecture philosophique est de se donner le temps et de ne jamais douter de la cohérence de ce qu’on lit.

2) Rédiger une introduction

Une introduction pour une explication de texte type baccalauréat se compose de quatre étapes:

  1. Thème
  2. Thèse
  3. Problématique
  4. Enjeu

On ne peut pas commencer son introduction par « ce texte porte sur » ou « il est question dans ce texte.. » L’introduction consiste finalement à prouver qu’on a compris pourquoi l’auteur l’a écrit. Cela veut dire qu’il faut aller chercher « en amont » d’où vient que l’idée d’écrire ce texte puisse ainsi germer dans l’esprit d’une personne. Par conséquent, il n’y pas de texte, à ce moment là. Il faut amener HABILEMENT la référence à ce dont il est question. Du coup, on peut procéder par rapport aux deux premières étapes le thèse et la thèse « à l’envers », c’est-à-dir qu’au brouillon, on peut réfléchir d’abord à la formulation de la thèse et ensuite au thème.

Quelle est la thèse d’un texte? Son idée essentielle rédigée clairement, précisément de telle sorte que l’on puisse vraiment considérer que ce que l’auteur veut vraiment nous dire finalement c’est ça. On peut commencer par « ici », tout simplement parce qu’en fait dans l’introduction finale, la thèse apparaîtra après le thème et que le thème est plus « global », plus large. L’idée essentielle c’est exactement comme le rétrécissement de la focale d’un objectif pour un appareil photo. Le thème, c’est le plan large, la thèse c’est le plan resserré.

Nous avons suffisamment travaillé sur le texte pour pouvoir formuler l’idée essentielle:

« Ici, Jean Baudrillard explore très précisément le rapprochement entre l’hystérie et la consommation en expliquant le caractère versatile, fluctuant et fantasmatique de nos habitudes de consommation par cette même dimension symbolique qui conduit la personne hystérique à utiliser ses organes comme des signes arbitraires d’un trouble purement psychique. Il existe donc, selon lui, dans toute société de consommation une logique aussi absurde et suicidaire qui oeuvre au sein de nos réflexes d’acheteur que celle qui opère dans le trouble hystérique par lequel inconsciemment on travaille (où l’on est travaillé par l’action de) à faire dysfonctionner son propre corps. »

Faisons maintenant l’inverse du mouvement du photographe et élargissons la focale, pour pouvoir vraiment commencer notre introduction. Le thème de ce texte, c’est la consommation. 

Nous vivons toutes et tous dans ce qui est appelée « une société de consommation ».  Mais que signifie vraiment ce terme? Que l’économie des pays, aussi bien dans leurs frontières que dans leurs échanges avec les autres états est conditionnée à la consommation. C’est finalement ce même modèle économique qui s’est aujourd’hui élargi, après l’effondrement de l’union soviétique à la quasi totalité de la population mondiale. Il semble aller de soi que l’économie se définit par une gestion des biens et des ressources susceptibles de donner à la population des Etats les moyens de satisfaire ses besoins vitaux. Mais sommes-nous sûrs que notre rapport à la consommation soit effectivement celui qui relie la stimulation d’un besoin vital à sa réponse? 

Nous avons répondu (à l’envers mais il n’y a plus qu’à les remettre en ordre: Thème / Thèse) aux 1 et 2. Il s’agit maintenant de trouver la problématique de ce texte (3). Il faut encore gagner en précision, manifester une compréhension fine du passage à expliquer. Toute écriture philosophique est travaillée en profondeur par un problème.  

Un produit est bel un bien un objet doté d’une épaisseur physique, plastique. Les objets de consommation sont bien « là », déposés dans les rayons des grands magasins. Mais comment expliquer alors ce que l’on appelle les fluctuations du marché de l’offre et de la demande? Comment rendre compte de l’être en mutation incessante de l’économie si les choses étaient aussi simples que ça: nous achetons des objets physiquement là pour répondre à des besoins physiquement là ?  Tout le texte est travaillé par le souci de l’auteur d’aller jusqu’au bout de la déréalisation du produit de sa dimension fantasmatique, et ce, jusqu’à poser le diagnostic de l’hystérie sur toute société de consommation.



L’enjeu (4e étape) consiste à formuler ce qui se joue philosophiquement dans ce texte, ou en d’autres termes, l’impact, « l’onde de choc » quasi-révolutionnaire de ce texte. Il y a forcément une dimension révélatrice à la lumière de laquelle le texte crée un avant et un après. Peut-être êtes vous sceptique par rapport à cette dimension mais, si on prend suffisamment de distance à l’égard de tous les textes proposés on réalise que c’est bien le propre de la philosophie que de casser des opinions communes, partagées par l’écrasante majorité des hommes. La philosophie est une façon de penser qui met en question toutes les évidences du sens commun. Elle est donc constamment travaillée par cet enjeu qui consiste à réveiller le lecteur de son endormissement. Qu’est-ce qui se joue de la compréhension de ce texte? (Qu’est-ce qui fait qu’après l’avoir compris, on n’entrera plus jamais avec le même état d’esprit dans un supermarché?)

L’enjeu de la pensée de Jean Baudrillard dans ce passage consiste à nous faire réaliser la dynamique de motivation à l’oeuvre dans tous nos achats et ainsi de mesurer l’impasse à laquelle elle nous conduit puisque loin de nous satisfaire, c’est dans la reconduction incessante de produit à produit qu’elle nous enferme, rendant par là  même rigoureusement impossible le bonheur humain.

Nous venons de rédiger l’introduction. Dans un souci de clarté, nous pouvons donc reprendre et qualifier les quatre phases qui la constituent par rapport au texte de Baudrillard, mais ce qu’il faut faire, évidemment c’est rédiger intégralement l’introduction (de 15 à 40 l) 

  1. Thème: la société de consommation et l’économie mondialisée
  2. Thèse: le rapprochement entre la consommation et l’hystérie
  3. Problématique: Pourquoi la dynamique consommatrice est-elle fantasmatique?
  4. Enjeu: l’incompatibilité entre la société de consommation et le Bonheur 

3) La structure du texte

Après l’introduction, il faut décrire la structure du passage à expliquer. Par structure, il convient d’entendre « processus ». Il y a dans tout texte une unité, ce qui signifie que le texte vise à nous convaincre de la vérité d’une idée et d’une seule. Tout en lui, de la moindre virgule jusqu’à telle phrase essentielle, ne doit sa présence qu’à cet objectif. Toutefois, précisément, ce texte est une machine, ce qui signifie qu’il met en oeuvre des arrangements plus ou moins complexe pour que nous, lectrices, lecteurs, convenions avec l’auteur de la justesse de sa thèse. 

C’est à ce moment de votre copie, qu’il faut manifester une authentique aptitude à prendre assez de distance pour discerner ces arrangements. C’est un peu comme si vous lui disiez: « je vois ce que tu es en train d’essayer de faire ». Cela ne signifie pas forcément que vous soyez d’accord, mais simplement que vous relevez avec clarté les tactiques d’argumentation ou d’illustration mis en oeuvre pour gagner votre adhésion.

Dans le texte de Jean Baudrillard, ce qui saute d’emblée aux yeux est l’utilisation de champs lexicaux divers qui ne cessent de s’entrecroiser: le vocabulaire psychiatrique, psychanalytique, médical, linguistique et sociologique. Cette mixité de domaines de compétence est vraiment au coeur de l’esprit même de la démonstration de l’auteur. On comprend rapidement que la tactique de l’auteur consiste à situer l’opposition entre la médecine traditionnelle et les thérapeutiques psychosomatiques correspond exactement à l’opposition entre une conception de la consommation qui l’appuierait sur les besoins et une autre fondée sur le désir. Peut-être allons nous dans les magasins en nous disant que nous voulons satisfaire nos besoins mais la façon dont il est répondu à cette attente n’est pas du tout conforme à son esprit. Nous avons besoin de ne plus avoir faim, mais on répond à cette nécessité en l’ignorant parfaitement en tant que nécessité et se proposant non pas de répondre mais de reconduire inlassablement notre désir.



4) Expliquer un texte

a) Le plan

Une explication est linéaire. Cela signifie qu’il faut suivre le mouvement du texte en marquant néanmoins des étapes comme tout texte donné le jour du bac en comporte. Lorsque l’on a le sentiment que l’auteur pris dans sa démonstration passe à une nouvelle phase, nous disposons du critère de distinction d’une partie à l’autre de notre explication. Les paragraphes d’un texte jouent souvent ce rôle mais pas systématiquement. Il faut faire attention. 

Ici on voit assez facilement qu’il y a trois parties:

  1. Premier paragraphe, jusqu’à signification: La motivation de la consommation n’’est pas le besoin mais le désir et le prestige social
  2. Deuxième et troisième paragraphe: la « ballade » du symptôme et du produit de consommation
  3. Quatrième paragraphe: la fatalité malheureuse de la consommation

Nous disposons ainsi de trois parties qui suivent exactement la démarche de l’auteur. On mesure ainsi à quel point, contrairement à la dissertation, la construction du plan repose non sur un effort de réflexion et de références mais seulement d’analyse des parties successives du texte.

b) Style d’écriture et lignes directrices

Nous entrons maintenant dans l’explication proprement dite, ce qui constituera la partie la plus développée de la copie. Deux « extrêmes »  sont à éviter absolument :

  • La paraphrase: répéter le texte sans lui apporter ni éclairage ni profondeur. Toute explication suppose une part de risque (calculé). Nous avons lu le texte et nous l’avons choisi. Cela signifie que nous estimons pouvoir en déplie le sens avec « notre » réflexion, notre capacité d’analyse, bref notre aptitude à « penser un texte ».  Il n’est pas totalement absurde dés lors de se mettre dans la peau d’un enseignant s’efforçant de rendre à la fois plus simple et plus percutante une pensée qui s’exprime philosophiquement, c’est-à-dire en considérant acquis un mode de pensée et un certain usage de la langue qui ne sont pas ceux de l’opinion, de la doxa. Éviter la paraphrase, c’est bien garder en tête que l’idée dont il est question est celle de l’auteur tout en cherchant en soi, le plus simplement et clairement possible la meilleure manière de la restituer, de se tenir dans le cap de son « vouloir dire » et cela sans la lourdeur du style indirect (pas de l’auteur dit que, Baudrillard pense que…Il nous fait savoir que…etc.. Il va de soi que tout ce qui est écrit dans l’explication se situe dans cette démarche d’explication (donc reprend la pensée de l’auteur) sauf si l’on fait intervenir un autre philosophe, ou bien si l’on s’estime vraiment en droit de rajouter quelque chose qui vient de nous auquel cas on fera précéder la remarque d’une formule qui marquera clairement ce changement de cap, du style: « en marge de ce qui est défendu ici …..» ou une autre formulation signifiant la même chose. D’un pur point de vue stylistique ce point est capital: Imposez vous un mode d’expression écrite qui est d’emblée explicatif sans utiliser  le style indirect (pas de Jean Baudrillard soutient que….Il dit que…A son avis…). Marquez clairement et exclusivement les passages de votre copie dans lesquels vous ne vous exprimez plus en son nom par des formulations style: « la question se pose néanmoins de savoir si…en marge de ce que l’auteur défend…ou d’autres formulations identiques).
  • Le hors-texte: se laisser embarquer dans une référence ou dans le développement d’une notion qui se trouve dans le texte mais auquel on finit par accorder une place majeure dans sa copie de telle sorte que l’on n’est plus en train d’expliquer l’extrait en question. Il est vraiment indispensable de revenir à temps de ce type d’égarement, en s’interrogeant à la fin de chaque paragraphe sur la question de savoir quel est précisément le passage précis du texte auquel ce qui vient d’être exprimé se réfère, ce qu’il en éclaire. Il est toujours possible de se rattraper, de ramener dans le fil de l’explication quelques lignes dont on voit bien qu’elles s’en échappent mais c’est plus compliqué pour deux ou trois paragraphes. Aussi intéressant que puisse vous sembler l’approfondissement de telle ou telle notion, le texte est le fil rouge de votre explication et il ne faut à aucun prix le lâcher.


Dans le mouvement de votre explication, il est une certitude à laquelle il est toujours utile de se raccrocher, c’est l’unité du texte, c’est-à-dire la convergence de tout ce qui le compose, de la moindre virgule à l’utilisation des guillemets vers une seule direction qui est la défense de l’idée essentielle. Si un passage particulier représente une grosse difficulté, si nous ne parvenons par à en saisir le sens, il faut se dire « Intérieurement » qu’il prend forcément place dans cette démonstration peut-être ironiquement ou a contrario (c’est-à-dire que l’auteur fait semblant d’adhérer à une thèse contraire pour mieux la démonter) mais il est absolument IMPOSSIBLE que l’auteur se contredise, d’où l’importance de pas s’être trompé dans la formulation de l’idée essentielle. Si nous sommes sûrs de l’avoir formulé à bon escient, il faut lire et relire le passage délicat jusqu’à ce que l’on perçoive dans telle ou telle nuance, ce qui va dans le sens de cette idée essentielle. Mais en même temps répéter incessamment la même formulation, revenir toujours à l’idée dans votre écriture serait lassant et n’expliquerait rien du tout. De plus l’explication serait courte. Il convient de ne jamais tomber dans le résumé. Comprendre n’est pas expliquer. Cela suppose que l’on s’estime capable de relier le passage difficile en exprimant clairement ce que l’auteur y fait, en quoi consiste la démarche du passage dans celle, plus globale, du texte entier.

Ainsi dans le texte de Baudrillard, le passage difficile sur l’insaisissabilité du symptôme hystérique, sur la chaîne de signifiants qui se « ballade » n’est pas vraiment « explicable » si l’on ne saisit pas qu’il s’intègre dans une démarche d’assimilation de l’hystérie à la consommation. Cela ne veut pas dire qu’il faille le réduire à ça, bien au contraire. C’est comme une idée qui doit demeurer constamment et implicitement dans notre esprit avec insistance. 

Pourquoi est-il si difficile à un analyste de savoir ce qui pose problème à l’hystérique ? Parce que l’organe touché ne l’est pas physiquement, parce qu’il n’est que le symptôme visible choisi par l’inconscient à ce moment là pour faire signe du trauma. Le symptôme hystérique se ballade donc dans le corps en effectuant tel ou tel partie. Il y a bien un sens dans le choix de l’organe touché, mais en même temps, un autre aurait pu l’être et il le sera peut-être demain. De la même façon nous achetons tel ou tel produit comme si nous en vivons besoin mais la vérité est que n’importe quel autre peut faire l’affaire pour le but vraiment proposé qui est de projeter aux autres et à soi-même le fantasme d’une image sociale que l’on veut figurer, feindre. Si l’on veut comprendre la logique des achats des consommateur, le modèle d’intelligibilité à suivre est donc celui de l’hystérie et de ses symptômes. C’est ça le but poursuivi et c’est la raison pour laquelle Baudrillard parle autant de symptôme, d’organe, de médecine, etc. 

En fait, il est absolument impossible d’expliquer un texte à partir d’une autre base que celle de son idée essentielle. Rater cette idée est rédhibitoire, irrattrapable. En fait, nous disposons ici d’une «  donnée » VRAIMENT DECISIVE, d’une sorte de ligne de conduite assurée grâce à laquelle nous ne pouvons pas vraiment échouer: si durant tout le travail d‘explication qui suit la formulation de l’idée essentielle (et il convient donc de ne pas se précipiter dans cette étape de formulation - Elle peut s’effectuer au plus tard deux heures après la remise des sujets) on éprouve la capacité de ralliement de tous les détails du texte, de tous ces morceaux de phrase qui nous posaient préalablement des difficultés sous l’intitulé de l’idée essentielle un peu comme une armée dispersée se rallie derrière une bannière, alors nous sommes en tain de composer une bonne explication SANS AUCUN DOUTE POSSIBLE.

Evidemment, cela ne doit pas pour autant aboutir à la répétition incessante d’une seule et même idée, mais cela nous permet de traverser les phrases complexes de la perspective assurée de leur destination finale, d’un modèle d’intelligibilité des mots et tout doit se ranger derrière cette idée. Par rapport à ses phrases il faut vraiment garder en tête que notre correcteur ne nous pardonnera pas de les éviter, de les abstraire. 

Il est absolument autorisé voire attendu d’évoquer d’autres auteurs que celui du texte, y compris s’ils développent une perspective totalement opposée. L’important sera simplement de ne jamais perdre de vue dans cette opposition le texte lui-même qui reste le fil rouge. Il conviendra donc que cette contradiction soit éclairante POUR CE TEXTE.



5) La conclusion

Elle comporte deux étapes:

  • L’optimisation de l’idée essentielle - par « optimisation », ce qu’il faut comprendre, c’est qu’à la fin  de l’épreuve, vous devez discerner avec plus de subtilité et d’acuité, l’idée essentielle. Ici évidemment, on est récompensé(e) ou pénalisé(e) par l’authenticité et la rigueur que l’on est parvenu(e), ou pas, à tenir durant les quatre heures. L’expression d’une idée essentielle st évidemment perfectible et même si celle que l’on a donnée dans notre introduction doit être excellente, peut-être nous apparaît-elle maintenant susceptible d’être améliorée. Faisons-le! Revenons y une dernière fois. Si cette idée a été efficacement contredite prolongée voire dépassée par celle d’un autre auteur, il est nécessaire d’y revenir à ce moment conclusif.
  • La reprise de l’enjeu. Dans notre introduction, nous avons évoqué l’enjeu de ce texte. Les dernières lignes de notre copie doivent s’y référer pour exprimer maintenant de quelle façon très explicite l’explication transforme et renouvelle des modes de pensée, voire des habitudes de vie ou plus encore des options d’existence que l’on pesait pourtant ancrées dans l’opinion ,dans la doxa. Il semble difficile par rapport au texte de Jean Baudrillard de ne pas évoquer la question du rapport entre bonheur et consommation.

mardi 24 janvier 2023

Terminale 3/5/7: Au début était le verbe - Evangile selon Jean (cours sur le désir)

 


Ce que cet article se propose de réaliser, c’est de voir vraiment clair dans cette opposition entre deux conceptions du désir: a) celle qui, comme Alain le dit, fait de lui un « très petit personnage » parce que « les désirs ne font rien » et celle qui, au contraire, comme celle de Spinoza, fait de lui, en tant que « conatus », le « désir de persévérer dans son être » telle que sa puissance se libère en toute « chose » (même si le terme de « chose » est trompeur) en tout être, bref dans ce que l’on pourrait appeler le grand Tout (à savoir finalement de ce que c’est qu’être, autrement dit: Dieu). On pourrait évoquer ici (ici, c’est-à-dire au sujet du désir) l’une des oppositions les plus radicales de l’histoire de la philosophie qui distinguent d’un côté les philosophies du sujet (au sens où elles accordent une place décisive au libre arbitre d’un sujet « Je » - il s'agit notamment de Descartes, Kant, Sartre, Ricoeur, Lévinas) et de l’autre côté celles qui, avec des sens variables, insistent sur le déterminisme et sur l’absence de libre arbitre humain: Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche, Bergson, Deleuze).

Qu’il y ait du désir en l’homme, cela peut en effet être abordé de deux façons: soit c’est ce qui explique que l’homme fantasme autant sa vie, l’imagine, et finalement ait autant de mal à voir la réalité en face, soit c’est ce qui explique que toute prétention de l’homme à dire « je »… je fais ceci… Je pense donc je suis.…je suis libre, etc…est complètement illusoire au regard de cette puissance qui heureusement (mais là on exclue Schopenhauer) se libère en l’homme comme en tout être, en toute parcelle de nature et de vie. Si l’on se situe dans le premier camp, le désir est une puissance déformatrice et fantasmante et il est urgent de « ramener ses désirs à l’ordre du monde » comme dit Descartes. Mais si l’on se situe dans le deuxième, alors au contraire, ce qui importe c’est de se mettre en phase avec cette libération de puissance au gré de laquelle le monde est constamment animé du désir d’être monde. On réalise alors que le désir est l’émergence d’une puissance infinie qui n’a pas de sujet ou qui est à elle-même son propre sujet. Cela signifie que l’on comprend ce qu’est le désir quand on annule les catégories de sujet et d’objet.

On comprend  la raison pour laquelle dés que l’on approfondit un peu la notion de désir, on tombe logiquement sur la question de Dieu, puisque Dieu, c’est finalement l’idée d’un « super sujet », c’est le concept dans lequel se cristallise le devoir d’être un sujet avec tout ce que cela implique de responsabilité, de devoir, de rapport à la loi, d’obéissance, de résignation, de limitation. Si l’on conduit jusqu’à leur origine logique chacune de ses doctrines opposées, on arrive finalement à cette question fondamentale: est-ce parce qu’il y a un sujet qu’il y a une action (un verbe) ou parce qu’il y a une action en train de se faire par elle-même qu’il y a des sujets?  Nous pourrions même interpréter différemment au fil de cette opposition la fameuse phrase par laquelle commence l’évangile selon Jean: « Au début était le verbe. Et le verbe était Dieu » en la "retoilettant" un petit peu. 


            Faut-il poser que rien de rien ne peut se faire autrement que par l’intention d’un sujet (Dieu ou moi et finalement ça revient un peu au même) ou bien qu’il y a une instantanéité pure de l’action et du monde, de la réalité, c’est-à-dire que c’est d’un même mouvement que la nature est naturante et naturée, qu’il y a le monde (naturé) et que le monde s’effectue dans un «  il y a » pur (naturant), que finalement le principe même d’effectuation de ce qui est ne fait qu’un avec le fait entériné que cela soit. Cela signifierait que nous ne faisons qu’être pris à chaque instant dans le miracle d’un monde naissant, se donnant vie à lui-même. On pourrait bien dire dans cette perspective qui est celle de Spinoza qu’en effet au début était le verbe: être ou plutôt « exister », à plusieurs conditions cependant:

  1. Il faudrait supprimer l’imparfait: au début est le verbe être et ce début revient toujours. Nous ne vivons que des « débuts de monde ». Ce n’est pas une proposition diachronique mais synchronique (ce changement là est très exigeant: il revient un peu à ramener la Bible à un éternel recommencement alors qu'elle décrit dans la genèse le commencement du temps considéré comme un vecteur linéaire qui par d'un début pour progresser vers une fin)
  2. La notion de verbe est un peu trop grammaticale: ce qui « est », c’est Etre, le fait d’être dans toute sa puissance et son exhaustivité. C’est bien ce qu’exprime un verbe mais justement avant d’être restitué par un « mot ». L’acte d’exister « explose » littéralement dans tout instant et c’est cela qui fait l’instant, au sens étymologique « in sto », se tenir dedans. C’est "de soi", de son propre mouvement que l’existence se fait être et c’est cela qu’exprime chez Spinoza le terme de substance. Il n’y a qu’une seule substance et c’est Dieu et tout ce qui existe (donc l’homme aussi mais seulement en tant que partie de cette effectuation instante) n’est qu’une façon pour la substance, c’est-à-dire dieu, c’est-à-dire la nature de se faire exister par soi, de soi-même, spontanément (sponte sua en latin). Il faudrait quasiment dire: il n’y a que le verbe, c’est-à-dire que l’infinitif et plus encore que cette explosion de réalité se réalisant ou de nature naturante qu’essaie de restituer la notion grammaticale d’infinitif. Ce à quoi nous assistons c’est à cela même qui devrait fournir la matière d’une incroyable réécriture de cet Evangile, lequel a quand même le mérite d’avoir fait précéder la référence à Dieu par celle du verbe. Ce n’est qu’après que l’on dit et le verbe était Dieu. Cela, c’est finalement très Spinoziste.
  3. Il y quelque chose d’autre qui est gênant dans le terme de verbe (qui signifie aussi « parole », sens très important) c’est qu’un verbe syntaxiquement se conjugue ou se décline en personnes: je tu il, etc. Il faudrait ici envisager un verbe qui ne se conjugue pas en personnes, mais qui conjugue une infinité de données, celles là même que Jean Scot Erigène et Gilles Deleuze le reprenant, appelle des héccéïtés. Exister maintenant c’est être pris dans le mouvement de conjugaison de toutes les heccéités par lequel la nature ou dieu se fait exister par soi. A bien des titres, c’est encore plus miraculeux que l’idée d’une création du monde par un dieu transcendant, sauf que justement, c’est un miracle instant. Il ne s’agit pas d’y croire puisque de toute façon c’est ça qui est.


Evidemment si l’on ne se situe pas dans ce camp là, « au début était le verbe » sera interprété autrement: Dieu et le verbe ne font qu’un mais c’est quand même le sujet Dieu qui fait que le verbe être est. C’est d’ailleurs finalement le sens que va prendre l’Evangile: « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Tout par lui a été fait, et sans lui n'a été fait rien de ce qui existe. » Pourquoi ce ne serait pas l’idée de Dieu qui serait plutôt comme pliée dans la réalité de l’infinitif du verbe?

Est-il pensable pour l’entendement d’un être humain qu’une puissance puisse se libérer en elle-même sans sujet, sans « je » , sans intention préalable?  C’est bien la question de l’intentionnalité qui s’impose ici.  Peut-on penser, quand on est un humain que la vie ou l’être ou  encore « ce que c’est qu’être » s’effectue SANS INTENTION, dans une sorte de « il y a » un peu dément, gratuit, miraculeux? C’est exactement la réalisation de cette pensée que traduit au plus profond l’expression « innocence du devenir » de Nietzsche ou encore la fameuse phrase d’Héraclite: « le temps est comme un enfant qui joue au tric trac ».

Quel rapport avec le désir? Avec la consommation? Avec le Bonheur?  Le fond de cette affaire, c’est finalement de savoir quel sens on peut donner au terme de verbe dans l’expression « au début était le verbe ». Est-ce que cela veut dire: « Au début il y a un verbe, c’est-à-dire un mot, et, quoi qu’il advienne il faut bien que nous passions par des mots si nous voulons réaliser ce qui se passe, ce que nous sommes, bref comprendre. Au contraire, peut-on aborder cette affirmation par le biais de ce sens là: « au début il y a la puissance infinie d’une réalisation de soi par soi que l’on traduit par la « notion » d’infinitif de la « notion » de verbe (oui le mot « notion » répété essaie de traduire ici la difficulté à traduire par des mots ce qui de toute façon ne le sera jamais littéralement). 


Finalement toute réflexion philosophique nous place rapidement devant un choix qui, en gros revient à Descartes ou Spinoza. Si l’on choisit Descartes, on se trouve immédiatement  réquisitionné, embarqué dans une philosophie du « je pense donc je suis » par quoi je suis d’abord un sujet et auquel il incombera de travailler ses désirs pour les ramener à l’ordre du monde, « étant entendu que la réalité du monde n’a aucun rapport avec ses désirs. » Si l‘on choisit Spinoza, on est embarqué dans autre chose qui passe d’abord par la reconnaissance et la réalisation que je ne suis pas du tout un sujet, que je n’ai pas de libre arbitre. C’est ça le fantasme: c’est de croire qu’il y a des sujets qui se donne des objets, des objectifs, des projets, dans une démarche volontaire (il suffit de penser à la résolution de douter dans le « je pense donc je suis »).

Mais alors, à chaque fois que nous, humains, nous sentons pris par le désir d’accroître notre puissance, de libérer notre puissance d’agir, il ne faut pas du tout nous méfier mais au contraire donner tout notre consentement possible à ce mouvement par lequel on est pris parce que ce débordement du sujet par une puissance qui le dépasse n’est rien moins que la puissance d’effectuation de la nature par elle-même, et il n‘est rien que l’on puisse davantage souhaiter à bon droit que cela. Il n’est pas du tout question de ramener nos désirs à l’ordre du monde mais de se laisser prendre par la réalité de ce désir d’auto-réalisation du monde par le monde, et c’est ça la joie, c’est ça l’infini traduit par l’infinitif du verbe qui était au début mais plutôt qui ne cesse jamais aussi d’être à la fin, bref qui est tout le temps parce qu’il est l’action même du devenir du temps (celui là même qui joue au tric-trac. « Dieu ne joue pas aux dés » dit Einstein, mais, en fait, peut-être que Si!).

On ne peut pas éprouver du désir sans réaliser qu’il est infini et qu’il se manifeste à moi comme une puissance telle qu’elle est à même de me faire agir au-delà de mes intérêts « personnels ». Mais si c’est justement cette notion de personne ou de moi, ou de sujet qui est finalement fantasmatique, alors rien ne saurait être plus vrai plus « nécessaire » en un sens profondément juste, que de lui céder, parce qu’en fait « je » ne cède rien, j’accompagne l’effectuation d’une situation dont on peut dire à la fois qu’elle m’a « cueillie », au sens où je suis pris dedans sans l’avoir décidé, ni voulu, mais en même temps, que je ne peux pas m’y soustraire parce que de toute façon il n’y a aucune autre place où être et être tel que je suis vraiment que cette situation même. En d’autres termes, cette situation, avec toutes les variables qui la composent, « est », que je le veuille ou pas. Mais je peux la comprendre, c’est-à-dire abonder dans le sens du désir qui l’a fait naître ou au contraire choisir de me retrancher derrière les frontières fantasmatiques de ce préjugé selon lequel je suis un sujet. La vérité c’est que je ne suis pas un sujet mais une variable parmi tant d’autres. Mais en même tant chacune de ces variables est une singularité, une héccéïté, c’est-à-dire la perfection même de ce qu’il m’est donné d’incarner, d’effectuer ici ou maintenant. Il est en ma puissance de me rendre heureux ou pas à cette occasion en y adhérant (c’est-à-dire en la comprenant) ou au contraire en étant récalcitrant. 


                C’est toute la difficulté de ce que Gilles Deleuze appelle un "plan d’immanence" qu’il s’agit de comprendre ici. Nous ne vivons que des situations avec une infinité de variables. Nous y sommes comme "cueillis à froid". Nous ne choisissons pas la situation mais nous y construisons nos agencements et c’est en cela que le désir joue. Qu’est-ce que cela veut dire construire nos agencements? Quelque chose qui a un peu rapport avec la tique ou l’araignée, c’est-à-dire le tissage d’un milieu  mais en prenant en compte qu’il s’agit vraiment là d’une démarche stylisée, propre, qui a à voir avec l’unicité de mon style d’existence, de ma façon « d’aimer » la situation et de me réjouir de la vivre et d'y être exactement ce que je suis. Dans cet amas pur et "en vrac"  de variables, je vais faire un arrangement entre telle visage de femme, telle lumière du jour, telle nouvelle de l’actualité qui tombe en même temps, tel son qu’on entend, telle goût ou telle saveur de tel fruit que j’aurai mangé en même temps, etc. Toutes les variables sont données mais la singularité dans laquelle je consiste qui ne peut exister que dans telle situation va se sensibiliser (on pourrait dire tout aussi bien "se polariser"  comme des aimants)  à telle ou telle proximité plutôt que telle autre  et c’est ça qu’on appelle « l’amour », l’attachement à des circonstances pures, données avec une certaine violence brute (parce que je les choisis pas) mais en même temps où le désir propre dans lequel je consiste va construire son agencement, lequel est finalement qu’une certaine façon de composer avec une situation, c’est-à-dire d’y moduler des accords qui vont aller dans le sens de ma puissance, ou si l’on préfère de ma façon d’abonder dans le sens immanent de la puissance de dieu à se donner naissance dans « le feu de l’action », c’est-à-dire dans cette situation-là et pas une autre, ce que signifie bien le terme d’héccéïté. 

Réalise-t-on maintenant vraiment pourquoi le dignitaire chinois part avant la 100e nuit? Le désir charnel de la courtisane chinoise n’est qu’un pur prétexte, non pas l’occasion donnée de fantasmer un rapport avec une personne mais le temps donné de réaliser tous les rapports au sein de l’agencement de la situation donnée. Vivre la 100e nuit aurait été abandonner l’insoupçonnable joie de vivre en phase avec l’effectuation de la nature naturante pour un petit plaisir personnel qui n’aurait rien fait d’autre que rompre le charme de la seule véritable action, celle du verbe dont parle l’Evangile selon Jean.  Dés que l’on exhibe ainsi les avantages fallacieux d’un objet ou d’un projet ou d’un idéal (ce point est important idéologiquement), on attire les êtres humains vers des actions fausses, trompeuses. Toute mise en valeur d’un objet, d’une personne ou d’une idée dans une vitrine ou dans un rayon ou dans une perspective d’avenir est une tentative de détournement du seul bonheur concevable qui est celui d’être en phase avec le miracle d’une réalité se faisant exister par elle-même en cet instant. Que l’on appelle cette réalisation Dieu, nature naturante, ou éternel retour est finalement accessoire puisque c’est le même acte qui sous ces différents termes s’effectue.



            L'enjeu de cette opposition qui traverse finalement l’histoire de la philosophie entre les défenseurs de la transcendance (un Dieu qui crée intentionnellement le monde) et ceux de l’immanence (un « Dieu-monde » incessamment travaillé par le désir d’être) est d’une telle importance que la clarté ici est une absolue nécessité. Or, on peut rapprocher tout ce qui vient d’être ici exposé sous l’angle du langage, et d’ailleurs c’est exactement la raison on ne peut être qu’interpelle par le début de l’évangile selon Jean, tout simplement parce qu’il fait tout commencer par une référence au verbe divin, à un mot et toute la question se pose de savoir s’il y a un monde parce qu’il y a les mots pour le dire, pour le classer, pour le catégoriser en tant que monde, ou bien si l’on peut prendre le terme de verbe quasiment au pied de la lettre: un verbe à l’infinitif, auquel cas c’est à l’action infinitive qu’il fait référence et une interprétation spinoziste est possible (même si honnêtement la suite de l’Evangile montre bien que l’on se situe dans une perspective transcendante et pas du tout immanente). 

Mais quel rapport plus philosophique et plus clair peut-on faire avec le langage pour rendre compte de cette opposition entre ces deux camps philosophiques qui nous proposent deux versions différentes du désir?

Nous avons déjà insisté sur la question fondamentale du réel et du fantasme. Se pourrait-il que ce soit quand nous voulons que nous fantasmons et quand nous désirons que nous réalisons, que nous « REALISONS » en un sens vraiment insoupçonnable et quasi inespéré?  Évidemment tout dépend de ce que nous entendons par « réalité ». Ce qui caractérise la volonté par opposition au désir, c’est sa clarté, ou en d’autres termes, le fait que vouloir nous apparaît comme immédiatement lié, corrélé à la chose ou au projet que nous voulons. On ne peut pas vouloir sans savoir ce qu’on veut alors que l’on désire sans autre finalité que désirer sans cesse. Si l’on part du principe que le mouvement d’être «  embarqué vers…. un dessein, une personne, un objet » implique la claire détermination de ce dessein, de cette personne ou de cet objet, il est évident que le désir est voué à l’échec et au fantasme, mais si, au contraire on perçoit qu’il y a dans ce désir de désirer, non pas le circuit fermé d’une boucle absurde et infernale mais au contraire l’affirmation pure et sans intention d’une puissance n’aspirant à rien d’autre qu’à persévérer dans ce qu’elle est en train d’être, alors évidemment tout s’inverse et ce n’est pas le désir qui apparaît stérile et délirant mais au contraire la volonté parce qu’elle s’obstine à cibler des objets, des projets, des buts généraux, des idéaux, là où il n‘y en a pas, c’est-à-dire là où finalement rien n’est dissociable de quoi que ce soit d’« autre », là où tout est intriqué dans la trame continue d’un seul et même plan d’immanence, là où tout se donne « en vrac » dans une instantanéité absolue et sans termes (ce dont il est question ici, c’est bien de ce qui a déjà été évoqué: ce « tout à trac » d’un instant « là » dans l’immédiateté duquel il est parfaitement impossible de dire de quoi l’on est tombé amoureux, mais c’est bien de « tomber » dont il est question (parce qu’on ne décide rien, on « tombe », on subit)  et de « charme », en ce sens que tout est tellement « là » ensemble qu’aucune frontière n’est plus discernable. On est tombé sous le charme d’un agencement de données ou de variables dans lequel on se sent bizarrement tellement et complètement en résonance que l’on y prend corps soi-même, à titre de « variable » et que cette détermination dont on pourrait penser qu’elle impose une restriction de mon être (le fait de n’être que la variable d’une situation donnée) est, tout au contraire, la perfection même de tout ce que je peux être.


Le fantasme n’existe pas en réalité dans cette dernière perspective. C’est vraiment tout le contraire, il est question de se situer tellement « au ras des pâquerettes » de ce « tout à trac » dont on ne voit pas bien comment nous pourrions nier l’émergence instante, à moins que vous qui lisez ces lignes croyez possible de dire que vous ne le lisez pas (et ici, que vous les lisiez vraiment ou que vous rêviez que vous les lisez n’a vraiment plus aucune importance puisque de toute façon, « c’est comme ça» et qu’en ce moment « lire ces lignes » s’effectue comme un infinitif, comme partie prenante d’une infinité d’autres données qui sont en même temps). Par contre, il est tout à fait possible d’affirmer que la perception pure de cette multiplicité de variables est irréalisable et que sans effort de classification rien ne peut vraiment en être perçu, touché ressenti. 

C’est bien sur cette question là que tout se joue. D’où vient que nous percevions des objets, c’est-à-dire d’où vient que notre capacité à percevoir est quasiment d’emblée investie par cette évidence que l’on ne peut faire l’expérience que de réalités préalablement classées, rangées par un système de sélection de genres: personnes, animaux, couleurs, volumes, minéraux végétaux, humains, etc. La réponse est simple: de notre langue maternelle. 

Tout être humain qui vient au monde dans une communauté socialisée est accueilli et finalement conditionné par une langue, laquelle n’est pas qu’une institution, mais aussi une sorte de présupposé de signifiance par l’arbitraire duquel tel ou tel affect, telle émotion, tel ressenti sera appréhendé non pas comme l’intensité variable d’un flux continu mais comme une entité à part entière, distincte génériquement d’une autre et hiérarchiquement situé sur une échelle de valeur humaine et même plus que cela culturelle (avec tout ce que cela impose de différence entre les cultures).


Mais alors qui fantasme quoi? Et qu’est-ce qui est « réel »? Quoi de plus réel que de percevoir en cet instant ce ciel, cette table, cette nuit, cette personne? Mais en même temps quoi de plus arbitraire que de poser par exemple, entre cette personne et cette nuit le critère d’’une absolue distinction de choses si, de fait, l’état d’âme de cette personne est en réalité  indissociable de cette nuit, et vraiment de cette nuit là?  Il est indiscutablement vrai que grâce aux mots je distingue (dans tous les sens du terme) cette personne et cette nuit, et qu’en réalité effectivement, cette personne n’est pas la même « chose » que cette nuit, mais il est aussi indiscutablement vrai que cette personne n’est cette personne là que dans l’instant présent de cette nuit et qu’il sont liés l’un à l’autre pour composer l’agencement personne/nuit (dont d’ailleurs éventuellement je suis tombé amoureux). Pourquoi « le principe de découpe » de la langue maternelle serait-il le seul vrai, n’est-il pas au contraire fantasmatique au regard d’un autre critère de découpe qui ne serait plus celui des « choses » mais des instantanéités? 


Que peut recouvrir ce terme de coupe ou de découpe selon le critère de l’instantanéité?  Que dans ce moment présent, un TOUT est donné et que cette instantanéité impose une égalité de statuts entre toutes les variables qui le composent y compris les humains, les animaux, les couleurs, les saveurs, tout est donné en même temps et rien ne justifierait que j’instaure immédiatement une grille hiérarchique par le crible de laquelle je ne prêterai attention qu’aux humains. Pourquoi est ce que rien ne le justifie? 1) parce que de fait il n’y a pas que des humains dans cet instant 2) parce que si j’en reste là, je me réduirai vraiment à une vision très appauvrie: ces humains eux-mêmes sont pris dans des états d’âme causés par toutes les autres variables toutes aussi dignes d’attention que les Humains 3) parce que l’esprit même de cette hiérarchisation est en contradiction avec l’instantanéité de cette effectuation, instantanéité dont on pourrait dire que le curseur est quand même de tous les critères que l’on pourrait concevoir le plus irrévocable parce que de fait c’est bien ça qui se produit.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Que l’on suspend, autant qu’on le peut, le principe de distinction par genre et donc que tout ce qui est « là » est en tant que « là » une seule et même « chose ». Il n’y a pas plus de différences extensives entre des êtres séparés les uns des autres par des limites extensives ou génériques: toi tu es un homme toi tu es une femme, toi tu es un chien, toit tu es une couleur, etc. Tout cela est annulé. Pour autant peut-on affirmer que, dans ce tout, aucune variable n’est plus observable? Non bien sûr, mais elle ne sont pas de la même nature, ce ne sont plus des différences entre choses ou entre corps mais des variables intensives dans une seule et même instantanéité d’être là, ce qui veut dire que finalement on se rend dés lors sensible à ce niveau de perception au regard duquel ce ne sont plus des choses, des êtres, des forces ou des éléments qui se différencient  mais des intensités de présence qui varient dans la continuité indivisible d’une seule et même instantanéité. 

C’est toujours le même axe d’opposition que nous suivons entre celles et ceux qui croient aux objets et celles et ceux qui se rallient au désir mais nous ne cessons de traverser des strates de perception au fil desquelles la question du fantasme et du réel est sans cesse plus vive, plus effective et aussi plus subtile car ici encore qu’est-ce qui est réel? Notre appartenance à des genres, à des espèces, à des règnes distincts comme autant d’étiquettes, de tiroirs dans lesquels on est rangé(e) selon les caractéristiques physiques de notre corps, de notre façon d’être et de se séparer dans l’espace? Ou bien les intensités de présence libérées dans ces ensembles que sont les instantanéités au sein desquels rien n’est isolable qualitativement. C’est finalement exactement comme si l’on remplaçait la question « qui êtes vous ? » par celle de savoir « de combien êtes vous? De quels degrés d’intensité de présence êtes vous capable de gratifier cette instantanéité? C’est comme si, dans un groupe de personnes, on se conditionnait soi-même pour ne plus y être attentif aux noms des personnes présentes mais, de façon plus subtile, à la puissance susceptible d’être émise par cette assemblée exactement comme un appareil électrique, une enceinte acoustique dont on dit familièrement qu’elle « donne » son maximum sans vraiment savoir ce qu’elle donne d’ailleurs. 

La métaphore physique avec l’électricité et les phénomènes d’attraction magnétique n’est pas du tout métaphorique en réalité car c’est bien d’énergie, de puissance presque de voltage dont il est question ici. Désirer c’est réaliser que l’on est pris dans un champs d’attraction au sein duquel des pics et des baisses d’énergie ne cessent de se succéder au fil d’une multiplicité quantitative de variations et c’est vraiment la texture même de chaque instant qui fait advenir ce champs, de telle sorte que rien, mais vraiment ne peut finalement s’y décliner, s’y comprendre autrement que dans les termes du désir qui est la réalité la plus profonde et la plus adéquate de l’être.  Croire aux objets, aux sujets comme notre langue maternelle nous conditionnent à le faire revient nécessairement à se soustraire à cette compréhension qui d’ailleurs va de pair avec une libération (celle de la joie chez Spinoza). Mais en même temps, on ne voit pas bien comment nous pourrions nous libérer des catégories de pensée de la langue qui d’ailleurs, poussées à un certain degré sont très utiles et subtiles. Il est possible de faire un bon usage de la langue dés lors que l’on n’est plus dupe de son pouvoir fantasmatique qui consiste à poser des distinctions là où finalement il n’y pas lieu d’en faire.  Cela suppose notamment que l’on prête attention à certaines distinctions que font les linguistes eux-mêmes au premier rang desquelles on peut citer l’opposition entre le sémiotique et le sémantique chez Emile Benveniste. Mais cela fera l’objet du prochain cours sur le langage.




lundi 23 janvier 2023

Terminales 3/5/7 3e sujet du bac - Explication du texte de Jean Baudrillard (3): Désir, amour bonheur et consommation



 a 4) Récapitulation et application au texte de Jean Baudrillard - « la clé du bonheur »

Il s’agit maintenant de reprendre clairement la substance de tout ce qui vient d’être révélé et de l’appliquer au texte. Finalement tout ce qui vient d’être développé s’efforce de rendre compte du terme de « logique du désir » utilisé par l’auteur (ligne 6). A partir du moment où il est clair que ce n’est pas le besoin qui anime le mouvement de la consommation, il va de soi que c’est le désir avec tout ce que cette notion revêt de complexité et de paradoxe.

Nous n’achetons pas des produits parce que nous en avons besoin mais parce que nous éprouvons à leur égard du « désir ». Mais qu’est-ce que cela signifie? Qu’ils ne sont pour nous que l’occasion de les fantasmer, de rêver, de se faire des films, en l’occurrence des films où nous pouvons jouir d’une certaine représentation plutôt gratifiante de soi socialement. Aucun désir ne se satisfait. On pourrait dire qu’il n’est pas « là » pour ça. 

Mais alors pour quoi l’est-il ? Pour désirer. Le désir désire désirer. Il n’aspire qu’à se perpétuer contrairement à la volonté et au besoin qui ont tous deux un objectif. Le désir est l’exercice en nous d’une puissance sans finalité, ni but, ni mission, ni objet. Nous entendons parfois dire que l’être humain tend vers l’infini. En réalité, l’infini n’est pas ce vers quoi nous nous orientons (comme un idéal qui serait à l’’extérieur de nous) mais ce par quoi nous sommes, EN nous-mêmes poussés, animés et cette effectuation en nous d’une puissance infinie est ce que l’on appelle le désir.  C’est là du moins le coeur de l’opposition radicale entre la philosophie de Descartes et celle de Spinoza.  Autant pour le premier l’Infini est l’idée de Dieu qu’elle s’impose, en tant qu’idée à la pensée humaine mais de l’extérieur à cette pensée, autant l’infini est, pour Spinoza, ce désir de persévérer dans son être qui se manifeste EN l’homme comme DANS tout ce qui constitue l’univers. On ne peut pas mieux illustrer l’opposition entre une philosophie de la transcendance pour laquelle Dieu est une puissance infinie qui vient de l’extérieur, et plus encore "du dessus"  et une philosophie de l’immanence pour laquelle Dieu vient d’en bas et n’est finalement que l’autre nom de la capacité qu’a le monde, c’est-à-dire  la nature, la vie, l’Être de se susciter par soi-même ( de l’intérieur de soi). Ce que nous réalisons maintenant, c’est que la notion de désir est probablement l’une de celle qui agit le plus radicalement comme critère de distinction entre deux camps philosophiques (et aussi religieux d’ailleurs mais ici évidemment ce qui nous intéresse c’est la philosophie):  celui de l’immanence avec les Stoïciens, les Epicuriens, Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche et celui de la transcendance avec Platon, Descartes, Kant. 


            Que le désir soit infini peut, en effet, s’interpréter de deux façons opposées: il est a) ce qui nous empêche de finir quoi que ce soit, c’est-à-dire de « réaliser » quoi que ce soit, b) ou bien, au contraire, cela même par quoi nous participons de l’effectuation de cette réalité par elle-même, étant entendu qu cette réalité est la Substance. La notion de « Désir » nous fait en quelque sorte « descendre » vers les profondeurs des questions métaphysiques les plus ardues et les plus prégnantes: pourquoi y-a-t-il de l’être? Si l’on est du côté des philosophies transcendantes, on répond: «   parce qu’UN être l’a voulu (ce qui veut dire que l’UN est plus que l’être, la vie, le réel) ». Si l’on est du côté des philosophies immanentes, on répond: « parce qu’être est une force qui se désire elle-même (ce qui veut dire que l’être est plus que l’UN) ». On pourrait dire cela autrement: quiconque se pose VRAIMENT la question du désir en arrive nécessairement à celle de DIEU.



                    Il y a donc quelque chose que personne ne remet en cause (et que l’on peut considérer comme une vérité), c’est que le désir est infini. Et dés lors, deux visions de ce que c’est que: « la » vie s’opposent selon que l’on prête attention à tout ce que cette infinité revêt de gênant, de handicapant, de non-satisfaction fondamentale, d’obstacle à l’exercice de MON pouvoir, ou bien à l’inverse, de source vraie, brute, inextinguible (qui ne peut se tarir), pure, à la libération d’une puissance dans laquelle incidemment je consiste (ce que veut dire le « incidemment », ici, est fondamental, cela veut dire qu’exister c’est être l’une des infinies expressions de la puissance de Dieu, ou si l’on préfère de ce que c’est qu’être).


Le point le plus crucial se situe ici, dans ce qui va suivre et qui finalement n’est qu’une autre façon d’exprimer ce qui était dit avant: le sens de ce qu’exister veut dire réside-t-il dans le fait de mener SA vie, ou d’expérimenter dans le cours de SA vie, ce qu’est l’EXISTENCE en soi ? N’existons nous que pour conjuguer à la première personne de l’indicatif le verbe exister  (et dire, comme Descartes « j’existe! ») ou bien au contraire parce qu’exister, de fait existe? Si nous vivons pour mener NOTRE vie, atteindre NOS objectifs, bref réussir SA vie, alors évidemment le désir est tout sauf un gage de réussite puisque de fait il est en nous cette puissance qui ne s’alimente elle-même que d’être elle-même et de persévère dans cette existence d’elle-même, sans aucun souci de satisfaction personnelle du sujet qui vit. Si nous n’entendons par le terme BONHEUR que notre bien-être personnel, alors le désir est la source de notre inaptitude profonde, radicale au bonheur. Mais si, au contraire, en nous rapprochant de l’étymologie du terme de bonheur comme « bonne occurrence » « incidence adéquate », « ce qui tombe bien », Kaïros, nous interprétons le terme de Bonheur comme « le bon angle par lequel l’existence, en elle-même, se vit », alors le désir est la condition « sine qua non » (sans laquelle, non) du bonheur. Le désir est en nous l’exercice d’une puissance à laquelle il convient plus que toute autre, de faire droit, parce que c’est par elle et en elle, en désirant, que nous coïncidons le plus adéquatement avec la vérité inhérente à toute existence, à ce que c’est que c’est qu’être, à Dieu, à la nature, et aussi à nous-mêmes (car dés lors nous comprenons qui nous sommes en l’étant: c’est l’intuition la plus pure et la plus juste de ce que nous avons appelé dans le cours précédent « vérité de l’être »).


Ce qui se joue ici est crucial pas seulement pour la question de savoir lequel des deux camps a raison, mais aussi pour chacune et chacun parce que c’est de la question du bonheur dont il est question. Mais justement la réponse au premier enjeu (a) nous donnera la solution du second (b) (raison pour laquelle, ce qui suit encore est important):

  1. Il y a quand même un obstacle philosophique majeur à toute philosophie considérant qu’exister c’est être un « je » qui existe (rappelons nous que c’est forcément à de telles conceptions que la nature infinie du désir le discrédit, en tant que désir), c’est que l’on ne voit pas bien comment un sujet humain qui dit je, c’est-à-dire qui se pense doté de libre arbitre tout en étant mortel et limité dans son corps  pourrait être l’auteur de l’existence, (même de la sienne en fait). Aucune personne ne peut se concevoir ni se définir comme la cause efficiente de ceci qui fait que l’existence « est ». Qu’une autre « autorité » en soit cause implique quoi qu’on en dise une croyance, c’est-à-dire ni une intuition ni un savoir. Finalement, cela tient un peu à la même chose qu’à l’évidence géniale de Darwin qui réalise qu’en fait il n’y a pas vraiment à chercher ailleurs que dans l’évolution de la vie telle qu’elle est l’explication de la vie telle qu’elle se développe et inclue l’humain dans ce développement. Si l’on applique le critère de l’élégance et du dépouillement (rasoir d’Ockham) à cette opposition, il ne fait aucun doute qu’il est plus simple, plus convaincant et plus rationnel d’adhérer à cette thèse selon laquelle il n’est rien d’autre qui fasse exister l’existence que l’existence elle-même (Spinoza:1/ Descartes:0)
  2. Concernant l’enjeu plus personnel: il est une question simple à laquelle chacune et chacun devrait individuellement se soumettre un jour: est ce que l’acquisition d’un objet, d’un produit quelconque, fût-ce une voiture, une maison, ou un bien immobilier a jamais, en tant que telle, c’est-à-dire en tant que pure jouissance d’un bien matériel provoqué le bonheur du propriétaire? Le bonheur peut-il s’obtenir comme «  achat »? Est-ce une affaire de propriété? Est-ce une question d’ « avoir »? La réponse est « non ». Le bonheur concerne l’être pas l’avoir. Quiconque réfléchit vraiment à cette question ne peut pas arriver à une autre réponse et dés lors, nos agissements revêtent alors un «  trouble » parce que TOUT ce que nous faisons est contraire à cette réflexion. Nos actions ne sont pas conformes à l’évidence de droit de cette pensée là (nous vivons comme si la propreté était la clé du bonheur alors que nous savons bien que c’est faux). Le bonheur n’est pas une question d’objet, tout simplement parce qu’on ne peut pas  être heureux de faire semblant d’être heureux et que tout objet quel qu’il soit est finalement comme un prolongement de cette erreur qui consiste à croire que c’est en tant que sujet qu’on vit. Le désir est le point d’ancrage de l’infinité de la nature dans tous ses « modes », c’est-à-dire dans tous les êtres individuels qui existent, mais parmi ces êtres les humains sont ceux dans lesquelles s’est malheureusement entretenue le plus durablement et le plus fallacieusement l’idée fausse qu’il était possible à un individu d’exister « personnellement ». (Spinoza 2 / Descartes: 0)

Récapitulons: le bonheur est une question d’être, pas d’avoir, ce qui veut dire que le bonheur n’est pas affaire d’objets, parce que rien n’est plus authentique que cet élan par lequel un être est stimulé par le bonheur. Cette stimulation est authentique et ne peut pas se satisfaire d’artifices, de semblants. Or tout objet est en soi artificiel, faux, inexistant, et cela ne vise pas seulement ces « temples » (un peu comme ces lieux faussement sacrés dans lesquelles des gourous trompent leurs adeptes) que sont les lieux d’hyper-consommation, mais aussi plus fondamentalement notre rapport au monde, à une nature dans laquelle aucun objet n’existe.

Ce que la nature « est », c’est la composition effective d’une multitude de forces qui conspirent toutes ensemble à faire en sorte qu’une minute de monde « soit », et quiconque peut ramener sa perception de la quête fallacieuse de biens ou de profits à la simplicité brute de cette donnée pure et instante (celle d’une minute de monde qui « est ») est par là même « heureux » parce que sa perception « tombe bien » dans un monde qui « tombe bien ».

Pour illustrer parfaitement cette opposition selon laquelle le désir est un malheur pour tout sujet qui cherche un objet et l’autre au regard de laquelle il est la clé du bonheur parce qu’il n’existe réellement pas davantage de sujet que d’objet, nous pouvons la situer par rapport à l’exemple du dignitaire chinois, ce qui nous permettra également de situer le plaisir dans cette opposition. 

Le dignitaire est attiré par la courtisane, laquelle lui adresse une forme d’épreuve, de concours dont elle serait la récompense, donc « l’objet ». Se faisant, c’est elle-même qui se définit comme objet du désir d’un sujet (le dignitaire), objet dont l’acquisition est évidemment censé procurer un plaisir, sexuel, en l’occurrence. Mais voilà que ce moment de l’acquisition de l’objet et du plaisir qui lui est attaché est refusé, exclu du « jeu » par le dignitaire. Mais alors pourquoi est-il resté 99 nuits si c’est pour partir à la 100e supposée être celle de l’accomplissement et du plaisir?

Evidemment on peut répondre hâtivement parce que ce plaisir ne sera pas à la hauteur de ce qu’il s’est imaginé pendant ces nuits d’attente, mais ce n’est pas la bonne explication, tout simplement parce qu’il ne s‘est rien imaginé du tout, mais qu’il s’est au contraire tenu au plus prés possible de ce qu’un homme est susceptible de saisir de la réalité, à savoir qu’elle se fait exister par elle-même. La courtisane s’est totalement trompée: le dignitaire ne la désire pas « elle ». Elle n’est pas l’objet de son désir. En fait elle a simplement été l’une des composantes d’un instant de grâce au cours duquel le dignitaire a perçu la réalité telle qu’elle est à savoir comme ce que Gilles Deleuze appelle un flux d’héccéïtés, c’est-à-dire un agencement unique de poussières d’évènements, de tonalités infimes, bref de variables lumineuses, thermiques, gustatives, atmosphériques, gravitationnelles, tout ce qui a conspiré, convergé vers le fait que tel instant à ce moment a vu le jour, finalement il ne s’agit de rien de moins que de tout ce qui fait qu’une réalité prend corps maintenant (et jamais, JAMAIS de la même façon). 

Sous cet angle le défi lancé est une aubaine c’est vrai mais tout simplement parce que cela prolonge le charme de la perception réelle d’un instant vrai. Le dignitaire est bien sous le charme mais sous celui de la révélation de quelque chose d’assez miraculeux et d’insoupçonnable, soit la manifestation de ce travail sous-jacent par lequel la nature est naturante, ou en d’autres termes par lequel Dieu, c’est-à-dire « ce que c’est qu’être » se fait être. Il n’est vraiment rien de tout ce que la courtisane aurait pu lui donner comme plaisir qui puisse être à la hauteur de celui-cI. Mais pourquoi? Parce que finalement, il s’agit moins d’un plaisir que de ce que Spinoza appelle la joie, ou parfois la béatitude, c’est-à-dire du sentiment de gagner en puissance, de vivre « en direct » l’accouchement de la nature naturée (de la fille) par la nature naturante (la mère), c’est-à-dire d’être dans le kaïros de la venue à l’existence de ce que c’est qu’exister.


Ce n’est pas du tout que le dignitaire ait renoncé à tout plaisir, bien au contraire, mais deux conceptions de l’ « extase » s’opposent ici. Il a renoncé à l’extase du plaisir physique au bénéfice de l’extase d’une réalisation présente d’une toute autre ampleur, extase que l’on pourrait concevoir comme Kaïros, comme attention miraculeuse et soudaine que l’on porte à l’oeuvre d’effectuation de l’instant. Ici encore l’étymologie donner raison à cette interprétation en opposant l’extase (ex/sto: se tenir hors de…) d’une jouissance qui sort de soi en se tournant vers un objet « illusoire)  à l’instance d’une joie qui ne regarde que dans l’en soi de la vie (in/sto: se tenir dedans, à l’intérieur de…). C’est cette instance là que l’on peut appeler joie ou bonheur ou intuition  de l’être « sub specie aeternitatis » (sous l’espèce de l’éternité, éternité instantanée).

Nous pouvons maintenant nous faire une idée complète de l’opposition essentielle qui s‘articule autour de cette vérité suivant laquelle le désir est infini.  Elle ne peut être interprétée que comme une catastrophe si l’on croit à la propriété (qui évidemment est un concept social, économique humain), c’est-à-dire si l’on croit à l’objet, si l’on pense que le bonheur réside dans l’acquisition ou l’accumulation des biens, tout simplement parce que le désir c’est ce qui rend impossible cette acquisition, ou ce qui la maintient en haleine, en suspension, en utilisant les objets comme des relais qui relancent incessamment le mirage de la jouissance par de petites jouissances, mais de fait jamais aucun objet n’a épuisé un désir ce qui signifie qu’il n’est au pouvoir d ‘aucun objet de satisfaire un désir.

Par contre, l’infini du désir est vraiment une grâce, une bénédiction (le mot n’est pas trop fort) aux yeux de celles et ceux qui situent leur existence à la hauteur littérale de ce qu’exister est (et non à celle, personnelle, de leur vie désignée, de leur vécu en tant que tel ou tel), tout simplement parce que dans le cycle infini du désir qui ne désire que lui-même ils perçoivent l’éternel retour de l’existence, sa capacité à s’auto-produire dans ce travail de fourmis qu’est la composition d‘héccéïtés instantes, de tous ces petits riens par quoi finalement ne cesse de s’auto créer à la chaîne « des grands tout ». Par ce terme de « grand Tout », c’est la réalité instante de ce moment présent qu’il s’agit d’entendre, c’est l’intuition la plus pure de l’immanence, des théories immanentes du réel. Si Dieu n’est pas ce superviseur qui du haut du ciel ferait advenir la réalité, alors il faut bien que la réalité se secrète, s’auto-génère et c’est ce qu’elle fait dans cet agencement inédit, incroyable, infini de « Et »:  tel sourire que je vois à telle heure, sur le visage de telle femme dans le voisinage de tel bâtiment au contact de tel ami, etc. Cela donne un sourire ET une heure ET une lumière ET une température ET tel nuage qui passe ET tel visage ET tel ami ET ainsi de suite. C'est cette incroyable mixité de ET, ce mélange, cette confusion qui fait que la vie EST. 




Parvenu à ce degré de lucidité, le désir devient amour. Il suffit que chacune et chacun s’interroge un petit peu et nous réaliserons que nous aimons toujours des personnes qui nous touchent ce que nous appelons des petits riens, telle façon singulière de faire ou de ne pas faire ceci, telle expression fugace mais récurrente du regard, telle « manière », telle façon, bref des variables. Nous n’aimons que des variables, des styles, mais il faut maintenant aller plus loin encore et oser envisager la possibilité qu’en fait ce que nous aimons n’est pas vraiment cette collection de petits riens à quoi telle personne se reconnaît mais bel et bien cette collection de petits riens au regard desquels finalement elle n’est personne, c’est-à-dire sur le fond desquels certes elle se détache mais moins qu’elle ne s’y noie. Nous n’aimons pas davantage quelqu’un que nous ne désirons quelque chose ou quelqu’un. Nous désirons désirer et nous aimons l’amour, ce qui signifie clairement que cette attention aux petits riens ou, en termes plus philosophiques, à ces flux d’héccéïtés qui relient entre elles ces infinies variables au travers desquelles se tisse la matière même des instants est l’effectuation la plus pure et la plus vraie de l’amour, zone fragile, ténue d’où tout amour naît et à laquelle il retourne, terre toute à la fois promise et natale. Nous ne sommes jamais aimés pour nous-même, mais seulement en tant que nous sommes pris dans tel ou tel flux d’héccéïtés dans la libération duquel c’est la nature elle-même, ou Dieu qui se fait naître. La conscience de cette auto-naissance est l’amour (qui donc est finalement toujours l’amour de l’être) et la jouissance de cette conscience désigne la joie, au sens spinoziste, ou le bonheur. L’attention que nous portons à ces petits riens est fondamentalement et génialement amoureuse parce que c’est dans ces petits riens que se forge le grand Tout. Plutôt que de tendre désespérément nos regards vers un lointain, vers un idéal, ou vers une transcendance quelconque, aiguisons les toujours pour scruter le très proche.


Quelque chose de la nature même du désir, de sa vérité s’exprime dans la philosophie de Spinoza, et c’est grâce à elle que nous mesurons vraiment, dans son aveuglante absence de sens, la consommation, puisque elle se caractérise comme le délire hyperbolique auquel peut conduire la croyance erronée dans « l’objet ». Il n’y est finalement question que d’exploiter autant qu’on le peut le caractère infini du désir tout en tirant le plus grand bénéfice comptable de l’illusion du produit, c’est-à-dire de cette illusion selon laquelle l’acquisition d’un produit, c’est-à-dire d’un objet, autrement dit d’un « fantasme » pourrait procurer une satisfaction aux clients. 

Le fond structurel de cette escroquerie qu’est la consommation  est le manque, ou plutôt la croyance que nous sommes en état de manque de « produits » et tout le propos de Jean Baudrillard est finalement de mettre sur le même plan cette vérité selon laquelle le désir n’est manque de rien avec la vérité de l’hystérique qui est qu’elle ne souffre de rien. Ne subissant en réalité aucune pathologie réelle elle peut fantasmer sur le fait qu’elle les a toutes et ainsi se rendre aveugle, paralysée, boulimique, etc. De la même façon, nous investissons les zones commerciales en nous inventant tous les fantasmes de représentation imaginables. Mais cela se fera au détriment de la vérité pure du désir, de l’amour et du bonheur. 

L’enjeu de cette question est tellement crucial qu’il n’est pas inutile ici d’enfoncer le clou. Le pouvoir terrible et dommageable de la société de consommation repose finalement sur une seule erreur: celle qui consiste à croire que les « produits » sont concrets, réels. Évidemment ils sont bien là: rangés le long de ces travées entre lesquelles nous circulons pour remplir nos chariots. Au regard de cette matérialité exhibée, de cette accumulation de produits qui semble trait pour trait conforme à nos désirs de consommation, on ne voit pas trop comment l’incitation à la sobriété, à une forme de retenue, de pudeur, de réserve pourrait triompher. Les produits sont « là », à portée de mains et nos désirs sont là aussi qui nous poussent vers eux, vers l’achat, vers l’échange d’abord (passer à la caisse)  la propriété ensuite (c’est à moi, je l’emmène chez moi) et la jouissance  enfin (le « nirvana »). Comment et où trouver les arguments imparables susceptibles de prouver que celui qui rêve, ou qui fantasme, qui délire est celui qui achète et pas du tout celui qui se retient d’acheter, ou qui se méfie de cette notion de l’achat? 

Dans l’artificialité de l’idée de propriété. Le fantasme n’est pas dans le désir d’absolu, mais dans l’idée que l’on puisse avoir, posséder quelque chose ou quelqu’un. Ce n’est pas que ce soit mal, c’est plutôt que ça n’existe pas, en tout cas pas comme ça, comme une chose ou comme un objet. Tout ce qui existe est, si l’on peut dire, « donné en vrac », ou plus rigoureusement libéré dans la continuité de flux, de courants, de variables. L’idée que l’on puisse connaître, puis séparer puis recombiner pour transformer ces variables de forces en produits dont on peut jouir en se les appropriant est une idée humaine reposant sur le présupposé arbitraire  et anthropocentrique selon lequel nous serions légitimés à le faire parce que nous serions différents de la nature, laquelle dés lors se verrait réduite à la fonction de distributrice de « ressources ». 


Il semble difficile ici de ne pas faire le rapprochement avec ce passage du discours de la méthode de Descartes dans lequel s’exprime précisément quelque chose d’un rapport à la nature dont notre société de consommation actuelle apparaît à plus d’un titre comme l’aboutissement logique:

« Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »

Pourtant il n‘est question dans ce passage que d’aider les hommes, que de leur fournir, grâce aux avancées de la science, ce bien-être dont nous aurions à nous faire une loi de le leur donner autant que nous le puissions. Mais en même temps ce rôle de ressource allouée, imposée à la nature est néanmoins prégnant et « menaçant ». Il est vrai que l’homme peut connaître (en les distinguant) les actions de toutes les forces et de tous les corps qui l’environne, mais ces connaissances sont immédiatement orientées vers une finalité qui, bien que formulée dans les termes d’une comparaison (comme maîtres et possesseurs) évoque un fantasme, celui d’une acquisition, d’une propriété, d’une mise à la disposition de la nature en tant que jouissance de ce qui est perçu comme un bien. On mesure assez calmement tout ce que le terme de nature peut revêtir de différent selon qu’on le trouve écrit sous la plume de Descartes ou sous celle de Spinoza.

Dans l’horizon fantasmatique de cette comparaison se profile ni plus ni moins qu’un hypermarché ouvert à la consommation de masse. Le terme le plus important de ce texte est probablement celui de « distinctement »: aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans. Une fois admis, en effet, que c’est le menuisier qui a la connaissance de l’arbre, ou l’ingénieur en hydro-électricité qui a la connaissance de l’eau, où le foreur de puits qui a la connaissance du pétrole il semble assez clair que ni l’eau, ni l’arbre, ni le vent, ni le charbon, ni le gaz, ni le pétrole, ne soient abordables autrement que dans les termes d’une exploitation et qu’ils soient dés lors réduits à une existence de ressources ou de produits offerts à la consommation des humains. 

Mais que ces forces et ces éléments soient distincts des flux naturels dans la pure émergence desquels ils sont « donnés », efficients au sein même de la nature, cela n’est pas du tout fondé. Le « comme »  de Descartes entoure d’un halo fantasmatique ce monde dont, sans le savoir, il se fait le promoteur tout autant que le visionnaire, le prophète. Et c’est bien là l’une des causes essentielles de cette dommageable croyance à l’objet, au produit, aux ressources, au progrès dont nous vivons aujourd’hui avec les hypermarchés et le transhumanisme les conséquences les plus catastrophiques.



Il est une autre notion dont l’auteur de ce texte considère que la connaissance est acquise par le le lecteur, c’est la notion de signe et de langue. Elle fera donc , au même titre que le désir, l’objet d’un développement conséquent (d’un cours). 


b) Le langage


b1) Langage, langue, parole (Ferdinand de Saussure)


"En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.

 La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que par l'activité de classement dont il sera question plus loin.

 La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons.

 Récapitulons les caractères de la langue :

 1° Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne se l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend.

 2° La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.   

 3° Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.

 4° La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires, extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme tangible de ces images."

 

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale (1906-1911), Payot, 1969, p. 30-32.




Dans l’analyse de ce texte, il faut garder en tête que Ferdinand De Saussure est le fondateur de la linguistique. Son but est de fonder une science dont l’objet est la langue. On peut d’emblée affirmer que ce projet fut vraiment décisif dans l’histoire même de la pensée tout simplement parce qu’à partir des travaux de Saussure, plusieurs savants et philosophes se sont aperçus que la structure même de la langue se retrouve dans d’autres domaines comme l’ethnologie, la psychologie, la psychanalyse, l’Histoire mais finalement il serait vraiment possible de dire qu’absolument toutes manifestations de pensée humaine quelle qu’elle soit sont structurées par la langue, ce que Claude Lévi-Strauss a clairement formulé de la façon suivante: « On peut aussi traiter le langage comme condition de la culture, et à un double titre : diachronique (du point de vue de l’évolution dans le temps)  puisque c'est surtout au moyen du langage que l'individu acquiert la culture de son groupe ; on instruit, on éduque l'enfant par la parole ; on le gronde, on le flatte avec des mots. En se plaçant à un point de vue plus théorique, le langage apparaît aussi comme condition de la culture, dans la mesure où cette dernière possède une architecture similaire à celle du langage. Une et l'autre s'édifient au moyen d'oppositions et de corrélations, autrement dit, de relations logiques. Si bien qu'on peut considérer le langage comme une fondation, destinée à recevoir les structures plus complexes parfois, mais du même type que les siennes, qui correspondent à la culture envisagée sous différents aspects. »

Le langage est le fait culturel par excellence: il est ce par quoi une présence humaine se particularise et se signe. On mesure ainsi l’importance du travail de Saussure. Avant d’expliquer le texte qui ne réside que dans un travail très éclairant de distinction, on peut rappeler que Saussure caractérise le langage comme une faculté, la langue comme un outil et la parole comme un acte

La langue s’applique à une communauté, elle est donc sociale alors que la parole est un acte réalisé par une personne qui peut ou pas parler. La parole est donc contingente, accessoire alors que la langue est absolument nécessaire: il n’est pas possible de se soustraire à la langue de son pays natal. On peut décider de parler une autre langue mais la langue maternelle s’impose au sujet qui dont est passif et ne décide rien à son égard.

Dans la parole, il faut distinguer les structures d’association de signes qui permettent de communiquer (et qui sont donc toujours « déjà là ») et ce que l’on appelle la phonation, c’est-à-dire la capacité physique à produire du son articulé avec sa voix.

La récapitulation que fait Saussure par la suite franchit un seuil dans l’utilisation d‘un vocabulaire propre à la linguistique. Il y a une multiplicité de langages (langage des couleurs, du corps, des expressions du visage, etc. On parle de langage dés qu’il y a du symbole, c’est-à-dire dés que l’on fait signifier à une chose autre chose que ce qu’elle est. La fumée est signe du feu, le lion symbole de courage, etc.  La langue est donc dans ce grand ensemble du langage une partie précise qui se définit par l’association d’un concept, c’est-à-dire d’un genre, d’une catégorie (comme chien ou fleur): c’est ce que Saussure appelle "le signifié » avec une image auditive, c’est-à-dire une trace ou un son qu’il appelle le signifiant, par exemple ch/at ou F/l/eu/r.  La loi qui régit ces associations entre le signifié et le signifiant est absolument arbitraire et autoritaire. On peut toujours se dire que le signifiant chaise aurait pu signifier l’idée de chat, c’est vrai sauf que NON, c’est pas comme ça. Ce rapport n’est imposé par rien d’autre que la convention d’une communauté linguistique. Ce n’est pas la nature qui relie l’idée de chat à la syllabe « cha », mais c’est comme ça.



                 Dans « Roméo et Juliette », Shakespeare place dans la bouche de Juliette une interrogation qui exprime exactement cet étonnement tout à la fois enfantin et pertinent quand à l’association des noms et de choses: « Qu’y-a-t-il dans un nom, demande-t-elle, ce qu’on appelle rose sentirait tout aussi bon sous un autre nom. » 

Juliette réalise qu’il y a quelque chose des noms qui n’a aucun rapport avec la réalité et cela provoque en elle de l’étonnement comme chez tous les enfants parce que paradoxalement sans le nom, nous n’avons pas vraiment accès à la chose en un sens. Le nom donne la possibilité d’évoquer la chose même quand elle n’est pas là. Elle vaut pour….Elle en est le substitut et cette fonction est incroyablement précieuse, porteuse (imaginez avec quel gros sac il faudrait que nous nous déplacions s’il nous fallait « porter » tout ce dont on parle). La puissance communautaire du mot est hallucinante: nous disposons du pouvoir d’évoquer tout ce que nous voulons en n’importe quel point du globe: je peux parler de la neige en plein Sahara et des cactus en Alaska) mais elle n’est que communautaire. L’action des choses, des éléments naturels, le fait de sentir bon pour une rose s’effectue indépendamment du nom. 


Cette contradiction est d’une très grande importance. Nous nous ouvrons vers chaque chose une voie d’accès et, à bien des titres, cette voie est fondamentale, décisive. C’est même la clé de notre présence au monde de pouvoir ainsi y distinguer des éléments au fil d’un crible, d’un modèle de découpe qui est celui de nos langues, mais en même temps, ce rapport n’a aucun lien naturel avec ce qu’il nomme. C’est comme si l’homme construisait de toutes pièces un système de relations et de découpe sur le fond d’une réalité confuse et radicalement Autre. Nous faisons notre « milieu » culturel sur le dos d’une réalité naturelle brute qui n’est pas vraiment concernée ni touchée ni exprimée par ce milieu. L’action de sentir bon s’effectuerait tout aussi bien sous un autre nom mais aucun anglais ne pourrait en restituer l’odeur avec d’autres termes. Ce que l’énoncé « the rose smells good » fait avant même de faire signe de la bonne odeur d’une fleur c’est la cohésion de la communauté britannique, et ce point est vraiment central. En échangeant des mots, les humains se structurent en groupes, en nations avant de se dire quoi que ce soit du monde tel qu’il est.

« la langue est la partie sociale du langage »: cela signifie que parmi toutes les possibilités que les humains ont de faire signe de quelque chose, la langue représente vraiment celle qui n’est en aucune façon naturelle, innée, instinctive. On peut empêcher une personne d’utiliser la parole mais il est impossible de lui interdire de penser dans sa langue. C’est là aussi un point central. Nous ne décidons rien de la langue que nous parlons puisque elle nous est imposée par notre naissance, par la communauté dans laquelle nous venons au monde mais en même temps, cet apprentissage nous permet de jouir d’une faculté qui semble faire partie intégrante de notre pensée. La réforme de la langue telle qu’elle est décrite dans 1984 de Georges Orwell illustre précisément la tentative de manipuler les individus à la racine même du pensable (on ne peut pas se révolter si l’on n’a pas les mots pour penser qu’on le peut).

De ce fait la langue est un tout, un ensemble  parfaitement distinct de la parole, et l’on peut étudier la structure d’une langue qui n’est plus parlée depuis plusieurs siècles. Saussure insiste énormément sur ce point tout simplement parce qu’il est le fondateur de la linguistique. Même quand celle-ci étudie une langue parlée, ce n’est pas en tant qu’elle est parlée qu’il l’étudie, autrement dit, langue et parole sont à ce point étrangers l’un à l’autre que l’on peut mener l’étude de la première indépendamment de la seconde. Il n’est pas du tout évident que l’on puisse construire une science de la parole, précisément parce qu’elle est un acte, susceptible de s’échapper de tout ce qui voudrait la systématiser.

  3e point: la langue désigne un ensemble, un paradigme. Il y a unité de ce qui la constitue en tant que langue alors que la terminologie de « langage » peut être assignée à à peu prés n’importe quoi. Il n’est pas vraiment nécessaire qu’un langage fasse système, et d’ailleurs s’il le fait, ça devient une langue. Quand on parle de langage des couleurs, on signifie seulement que quelque chose d’un vouloir dire s’insinue peu à peu dans une gamme chromatique. Une langue est tout à fait autre chose, elle est un système unissant entre eux des éléments selon des rapports déterminés. Rien n’est laissé au hasard dans une langue. Il n’y a pas de fluctuations ni de vide ni de flou. 

4) Dans le dernier point, s’exprime très nettement le souci de Saussure de focaliser l’attention de son lecteur sur la langue au détriment de la parole. Mais il lui faut alors argumenter contre une évidence qui est la nature concrète de la parole par opposition à la langue qui est intellectuelle, abstraite, du côté de la pensée plus que de celui du son, de l’action physique. C’est la auront pour laquelle il va s’aider du concept d’écriture. Mais dans un premier temps, il décrit à très juste raison la neurobiologie. La langue dans laquelle nous avons été baignée depuis notre enfance crée évidemment dans notre cerveau, lequel est déjà en tant que tel un organe de connections des combinaisons entre des sons ou des traces et des idées. Ces combinaisons conditionnent notre façon de percevoir et de penser. Quiconque veut « voir » la représentation la plus concrète d’une langue peut observer les zones sollicitées dans notre cerveau par rapport à un stimuli. C’est de la langue en temps réel et en acte.


D’autre part la phonation qui est à l’oeuvre dans la parole est beaucoup plus difficile à fixer, à relever, notamment dans la complexité de toutes les composantes physiques qui sont mobilisés (larynx, cordes vocales, palais, etc.) que le caractère écrit utilisé par et dans la langue. L’écriture rend compte des nuances phoniques d’une parole mieux que cette parole elle-même. Ainsi la distinction des phonèmes (plus petites unités de son) est par écrit la plus à même de faire comprendre comment un mot se prononce: ch/e/v/a/l (5 phonèmes) p/o/mme (3)/. Il est donc clair une fois encore que la langue est beaucoup plus et mieux que la parole susceptible de faire l’objet d’une science.