mardi 27 septembre 2022

terminales 3/5/7: Méthodologie de la dissertation (Sujets 1 et 2 de l'épreuve du baccalauréat)

 


Préambule

Il est toujours difficile de concevoir une méthodologie en Philosophie, notamment parce qu’aucune suite de conseils ne pourra jamais prétendre à elle seule assurer à celle ou celui qui la lit et l’applique aveuglément ou littéralement de « réussir »  au sens de « performer »  du point de vue de la notation. Quelque chose d’une dissertation échappe à une correction par barème ou fondée exclusivement sur des critères de correction « figés ». Je crois pouvoir dire que c’est heureux, en un sens, et qu’il ne s’agit pas du tout d’en déduire que toute correction d’un travail de philosophie serait aléatoire ou seulement fonction des préjugés des correcteurs. 

C’est davantage une question de « style d’écriture ». Toute l’attention des examinateurs sera finalement focalisée sur une seule chose: deviner le profil de la candidate ou du candidat anonyme qu’il corrige et « faire justice à son implication, à sa maîtrise, à l’attention investie toute l’année en philosophie. Toute la difficulté de l’épreuve consiste à condenser dans un seul travail tous ces acquis.  Il y a des « passages obligés » ou si l’on préfère des « mots de passe »  qu’il faut connaître (ce ne sont pas seulement des formules ce sont aussi des « protocoles », des moments, des phases très simples mais incontournables par lesquelles il FAUT passer.

Toutefois, dans cette maîtrise de la technique de la dissertation, il importe aussi de faire preuve de souplesse, de fluidité, d’adaptation au sujet, aux conditions de l’examen (4 heures) et surtout de « ténacité ». Par ce terme, il faut simplement entendre que la capacité à réfléchir quatre heures durant sur une question est à la fois un effort d’endurance mais aussi une garantie de résultat. Quiconque parvient à tenir cette durée, sans fatigue ni panique, ne peut pas ne pas « entrer » dans la complexité d’une question, sachant qu’en fait c’est bien là tout ce qui est demandé: entrer dans la difficulté, voire l’insolubilité d’une question en la structurant, en la clarifiant, en résistant à la tentation de « trancher » arbitrairement  même si des « inclinaisons » voire des éclairs de lucidité vont probablement nous faire quand même pencher vers des réponses possibles. MAIS le sujet, du simple fait qu’il est un sujet, n’est pas une question simple qui attend d’être immédiatement résolue. Comment voir clair dans la confusion en sachant que cette confusion (c’st-à-dire le fait que la réponse positive et négative peuvent  l’une et l’autre faire l’objet d’ une argumentation cohérente) est une étape rigoureusement nécessaire et incontournable. 




  1. Accueillir le sujet

Deux attitudes sont bienvenues dans la réception du sujet:

  1. Une forme de « naïveté », « de remise à zéro des compteurs », ou de « point reset » si l’on préfère. Etre une conscience sans culture, ni préjugé qui reçoit la question innocemment, presque de façon enfantine, de façon à embrasser de la façon la plus large et éventuellement la plus neuve possible un sujet qui appelle à la réflexion. Par exemple, il y a quelque chose d’enfantin dans la question de savoir « si nous avons le temps », parce que littéralement on réalise que cette expression que l’on utilise sans cesse implique un rapport de propriété à une dimension qui n’est pas un objet dont on pourrait faire l’acquisition. L’exercice de la philosophie implique un retour à l’enfance. Rien ne serait pire que d’accueillir un sujet de façon « blasée », même et surtout si par hasard vous auriez déjà traité ce sujet ou un sujet très proche.
  2. Un esprit de problématisation préalable. On ne vous pose pas une question pour que vous y répondiez. Il faut rompre d’emblée avec ce réflexe de la vie courante « question / réponse ». On vous pose une question pour que vous réalisiez qu’elle en est vraiment une et que le suspens du point d’interrogation est là pour durer, comme le son d’une cloche continue de résonner après le gong.  Il va falloir vous installer dans cette onde problématique là. Comme le dit Maurice Blanchot: « la réponse est le malheur de la question ». La dissertation va finalement commencer une fois que vous aurez définitivement renoncé à un traitement court, c’est-à-dire que fois que vous aurez compris et admis que le oui et le non (la plupart des sujets de bac sont libellés de telle sorte que ces deux réponses sont possibles) sont également justifiables, argumentables.




2)  Utiliser le brouillon

Le temps de l’innocence est terminé ou du moins il faut le rentabiliser, le matérialiser en thèses, en arguments, en références, en exemples. Dans cette phase de « récolte », tout est bon à prendre, quitte à « en laisser ». Il importe là de lâcher un peu la bride à votre esprit, mais aussi en fin de parcours de resserrer un peu le propos pour vous appliquer à privilégier des argumentations suivies. 

Toujours au brouillon, il est temps de rédiger un plan. Globalement il y en a deux:

  1. le plan dialectique comprend trois parties dont les deux premières doivent s’opposer frontalement: le oui se confronte au non. Il faudra nécessairement une 3e partie qui reviendra quand même soit au oui soit au non mais de façon plus « travaillée », plus approfondie. Qu’est-ce que ça veut dire et comment s’y prendre? Dans cette phase de libération de vos premières idées, thèses, références, etc, peut-être avez-vous progressé dans la réalisation problématique de la question. Cette question se pose vraiment, mais en fait cela dépend de ce que l’on entend pat « temps » (sachant qu’il y a plusieurs temps) ou bien par ce que l’on veut dire par « avoir », ou bien si l’on approfondit philosophiquement le sens du sujet, sans jamais le perdre mais avec le renfort de tel ou tel auteur grâce auquel vous devinez vers quel type de problème on souhaite vous faire progresser.  Dans cette réalisation du chemin problématique pointé par la question, peut-être vous apparaît-il qu’il y a une nuance vraiment plus profonde que les autres. cela peut être l’éternel retour, par exemple. Or l’éternel retour est un choix qu’on a tout le temps, même si on a pas le choix de choisir l’éternel retour (parce que pour Nietzsche l’éternel retour « est »). Si par « avoir » on entend avoir la disposition de….On n’a pas ce temps là, mais si on entend par avoir: jouir de….vivre, être en phase avec, alors on a toujours le temps de cet éternel retour qui revient toujours. Au final, on peut dire que la réponse est « oui » pour l’éternel retour à condition de…. Vous savez alors que votre réponse finale est quand même plutôt oui (même s’il faudra nuancer). Du coup, vous avez une amorce de plan. Il faudra commencer par défendre: 1) un « oui » , mais avec une argumentation simple, rigoureuse sans toutefois posséder la puissance de l’éternel retour. Puis 2) un  « non » capable de réfuter cette première argumentation positive. Il est vraiment CAPITAL de bien comprendre ici que cette opposition du oui en 1 et du non en 2 ne doit A AUCUN PRIX s’assimiler à un « tout dépend des points de vue ». Ce type de relativité Hanounesque, de débat démocratique du pauvre (du très, très pauvre! Je sais bien qu’Hanouna est sûrement très riche mais  si c’est pour compenser l'indigence  de ces débats, je ne vous dis pas à quel point il doit être riche)  est à proscrire ABSOLUMENT….ABSOLUMENT!
  2. Le plan thématique consiste à réaliser d’abord clairement les différents sens que peut revêtir le sujet au gré des variations sémantiques (sémantique: qui concerne le sens) de l’expression centrale ou éventuellement d’un autre élément dont vous savez qu’il est cruciale (dans certains sujets cela peut être l’adverbe: « nécessairement », par exemple. Vous avez constaté dans la phase de brouillon que ces différents significations étaient assez amples pour constituer des parties (cela peut aller de 2 à 4 ou 5, à la limite) et vous ne doutez pas que chacune de ces parties est bien DANS le sujet. Il ne reste qu’à les articuler entre elles en payant de la plus simple et en finissant par la plus subtile. Vous avez votre plan.



3) Rédiger l’introduction


Une introduction se compose de trois parties:

  1. L’amorce -  Cette étape implique une forme de décontextualisation. Tout le monde sait que vous êtes candidat(e) du baccalauréat et dans l’épreuve de la philosophie. Mais là, pour cette étape, il faut que vous ne pariez pas du principe qu’on vous donne un sujet. En d’autres termes, vous ne pouvez pas commencer en disant « ce sujet nous interroge sur ». Vous devez d’emblée vous placer dans la perspective d’un être humain (et ça tombe bien parce que vous l’êtes aussi!). le sujet se pose pour tout un chacun, dans le réel de sa vie quotidienne. Il suffit donc de penser à une occasion rencontrée et vécue par tout être humain où le sujet dans tout ce qu’il va recéler de problématique se pose déjà mais très simplement (les gens n’y prêtent pas attention mais nous si!)  . On pourra donc évoquer cette occasion ou cette évidence dans un style assez impersonnel:  on entend souvent dire…On voit…On peut constater…il n’est pas rare..etc. Il est également possible de commencer par une citation courte si on s’en souvient mais il faut absolument que cette citation ne soit pas trop compliquée ni subtile.  Par exemple, éventuellement la première phrase du texte de Saint Augustin: « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. » Il faut que ce début ne soit pas encore trop philosophique puisque il doit porter la trace du sens commun. Saint Augustin se contente ici de relever une difficulté. Il va falloir l’orienter vers la question de « l’avoir ». Comment avoir un objet aussi insaisissable à la compréhension? L’essentiel est que ce soit simple mais qu’on relève le début de tension problématique justifiant que ce soit une question.
  2. La problématisation. Cette tension que l’amorce a seulement pointée, il faut maintenant la porter à son maximum de clarté philosophique par une formulation explicite de ce qui pose problème.   On vous donne un sujet qui contient un problème et il convient maintenant de formuler ce problème le plus efficacement possible, de telle sorte que vous puissiez faire la preuve que vous avez saisi le problème. Cette étape est fondamentale  parce qu’elle révèle si vous avez ou pas compris le sujet (comprendre un sujet c’est formuler le problème qu’il contient). Tout ce qui s’accomplit se fait nécessairement dans un temps que nous « avons » puisque nous vivons cet évènement dans son présent, sans quoi nous ne nous rendrions pas compte qu’il a lieu. Mais pourtant ce présent, pour être présent,  ne peut demeurer. A peine effectué il est déjà passé, passant fuyant, de telle sorte que nous n’avons jamais le sentiment d’en disposer. Avoir le temps, c’est finalement pouvoir voir venir, jouir d’un certain temps avant une échéance, un examen, une épreuve. Mais ce temps que nous pensons avoir file pourtant déjà sans que nous l’ayons jamais. Quel est donc ce temps dont il est clair que nous ne pouvons pas ne pas l’avoir puisque toute notre existence « est » dans ce temps et chacun de ses instants se passe dans son temps mais qu’il est tout aussi impossible que nous possédions puisque il n’est jamais en phase avec nous. Nous vivons dans un temps avec lequel nous n’avons jamais l’impression d’être synchrone. Mais alors comment trouver ce temps qu’on n’a jamais vraiment ? N’existerait-il pas une attitude, une modalité humaine de rapport au temps, un « style d’être au temps »  grâce auquel nous pourrions jouir d’un sentiment de convenance, d’adéquation,  de telle sorte que nous aurions le temps d’y être? Peut-être la prétention d’avoir le temps est-elle incongrue, inappropriée en ce sens qu’elle serait le meilleur moyen de se faire avoir par lui comme on dit d’une personne qui nous manipule. Avoir vraiment le temps, dés lors, pourrait signifier: « trouver le temps opportun d’y devenir celle ou celui qu’on est ».
  3. Il convient maintenant de formuler votre plan avec souplesse et fluidité: Nous partons en premier lieu de cette ambiguïté…..Dans un premier temps, il sera question de ….etc. Même si vous disposez déjà de vos sous parties, il n’est ici affaire que de donner les lignes principales du trajet de votre réflexion. Eventuellement il est possible de formuler en toute fin l’ENJEU du sujet, c’est-à-dire ce qui se joue de philosophique dans cette question (ici c’est la question de l’Ethique) mais c’est facultatif. 


Pour résumer donc,  trois parties dans une introduction:

  1. Amorce
  2. Problématisation
  3. Plan (et éventuellement enjeu)

4) Rédiger le développement à partir du plan

A) Rédiger à partir d’un plan détaillé

Revenons au plan. A la fin de l’introduction, nous nous sommes contentés de décrire le trois parties mais en réalité, nous avons suffisamment travaillé au brouillon pour disposer non seulement des parti mais aussi des sous-parties. Le chiffre 3 est un peu magique en Philosophie (trois parties, trois sous-parties) mais évidemment il n’est pas impératif (cela dit, un développement en 6 parties n’a pas grand sens). Il faut que le plan soit à la fois souple et détaillé, qu’il rende compte de toutes les idées qui nous sont venues, qu’il se construise comme un développement focalisé sur la question du sujet et seulement sur elle, qu’il aille du plus simple au plus complexe et qu’il puisse éventuellement s’adapter, accueillir des idées susceptibles de germer pendant l’écriture elle-même (ces idées là sont souvent les meilleures, il faut leur faire place)


  1. Quel est ce temps que l’on n’a pas?

a) le temps des machines (machina: ruse)

b) la mortalité

c) le rapport à l’évènement


  1. En trois temps (Chronos / Aiôn, Kaïros)

a) Reprise de la classification de Pascal Chabot (a) les machines: progrès et hyper-temps b) le délai et le destin c) le destin, le délai et l’occasion

b) Chronos, Aiôn et Kairos: Le temps qu’on trouve (Kairos) ouvre dans le temps qu’on n’a pas (chronos) le temps infini de devenir (Aiôn)

c) Temps et éthique: trouver le temps qu’on n’a pas pour y devenir quelqu’un est une question d’attitude. Les stoïciens et la quasi-causalité (Deleuze, Django Reinhardt et Nos Bousquet)


  1. L’Eternel retour - Nietzsche

a) La toile de Pénélope (Aiôn contre Chronos)

b) Temporiser (Pénélope ne temporise pas, elle trouve dans aiôn le temps qu’elle n’a pas dans chronos). Distinction entre temporiser (texte de Pascal) et agir (Pénélope): poiesis/praxis

c) l’innocence du devenir


Conclusion

Si par « avoir le temps », nous entendons cette attente à l’égard d’une échéance dont nous parle Pascal, nous réalisons bien, à la lumière de l’éternel retour, à quel point il convient précisément de ne pas l’avoir, de ne pas l’insérer stupidement, vainement, presque de façon masochiste entre l’instant et nous, mais si au contraire nous rapprochons cette expression du subterfuge de Pénélope, elle revêt alors un sens surhumain, juste, adéquat, car Pénélope a le temps qu’elle « trouve », qu’elle impose au sein d’une structure cyclique qui existe nécessairement déjà et qui est celle décrite par Nietzsche, celle d’un rapport pur avec l’action, non seulement pur parce que dégagé de toute reconnaissance ou récompense humaine (poiesis) mais aussi parce qu’elle coïncide avec la raison d’être infinie de tout acte fini à savoir lui-même éternellement.



B) Le style de la philosophie et la philosophie du style

Ce qui caractérise le plus systématiquement le style d’écriture de la philosophie c’est l’implication entre les phrases, entre les paragraphes entre les sous-parties, entre les parties. Il ne peut exister de passage détaché des autres. Tout lecteur d’une prose philosophique suit un lien, un fil rouge: celui que l’on tisse continuellement entre nos propositions. Ce que cela suppose au premier chef, c’est l’utilisation continuelle de connecteurs logiques: « mais, donc, par conséquent, néanmoins, or, cependant, pour autant, en effet, etc. » Cela réclame davantage un effort d’attention que de formulation proprement dit, parce qu’en réalité, notre pensée opère d’elle-même, le plus souvent, ce genre d’articulation, mais nous nous en rendons plus ou moins compte. « Pourquoi telle idée me vient-elle après telle autre? » Il y a une raison et cette raison se matérialise forcément par l’un de ses connecteurs. Ce qu’il convient donc d’activer, c’est un effort de concentration, d’attention à la succession de nos idées. L’argumentation suivra nécessairement.

Mais deux impératifs doivent alors être respectés:

  • Toutes les thèses argumentées qui seront rédigées s’inscrivent dans un champ de réflexion aimanté, stimulé par le sujet, et seulement par lui.
  • Il faut embarquer le lecteur (qui se trouve être aussi et surtout votre examinateur) dans « l’esprit de suite » de votre pensée. Ne nous laissons tenter par l’idée selon laquelle l’expression écrite d’idées suffirait. Il n’y a pas votre logique et celle de votre correcteur, il n’y a qu’une seule logique. On ne peut écrire que ce l’on se sent autorisé à déduire de la phrase ou éventuellement de la citation qui précède. Cet esprit de déduction continuel et clair est absolument primordial, fondamental pour la notation. 


Peut-être faut-il un peu « s’imposer »  dans les premiers travaux philosophiques entrepris l’usage des connecteurs, notamment en tout début de paragraphe, mais entre les phrases aussi. L’essentiel est qu’à aucun moment de la lecture de votre dissertation on puisse ressentir l’impression qu’une affirmation soit simplement « dite » comme si l’on pensait qu’elle se justifie par elle-même. La raison d’être d’une phrase se situe dans celle qui la précède et ainsi de suite de telle sorte que tout se « tient ». La fermeté de ce « maillage » est cruciale.

Or, il importe que cette continuité soit néanmoins clairement et graphiquement organisée en paragraphes de 10 à 30 lignes. Cela aussi est impératif.  Etes vous capable de réaliser à quel moment vous passez d’une idée à une autre, sans que cette tenue, cette unité de la  réflexion soit rompue?

Dans un paragraphe, on déploie l’argumentation d’une thèse, d’une affirmation, on peut l’illustrer par un exemple, l’appuyer sur une citation, éventuellement. Cette thèse est souvent (pour ne pas dire tout le temps) celle d’un auteur. Lorsque vous vous rendez compte que le paragraphe commence à dépasser les quinze lignes, il faut vous interroger sur le fond de la thèse augmentée: est-elle toujours la même? Ne seriez vous pas en train d’explorer l’un de ses nuances? Tout ce que vous écrivez se situe dans le flux dynamique d’une réflexion aimanté par un problème. C’est donc un mouvement. Il ne tient jamais en place. Si tout se passe bien; cela veut dire que telle thèse est déjà alimentée par une autre qui la travaillait de l’intérieur avant et que vous amenez progressivement à la peine lumière de votre expression. Mais du coup, il faut passer à un autre paragraphe. 

En fait, si votre plan est bon vous savez déjà vers quoi vous allez, c’est-à-dire que vous n’ignorez pas que telle idée préparait telle autre et vous suivez ce fil qui guide la succession de vos paragraphes, de vos sous-parties, de vos parties.

Ceci étant dit, il n’est pas rare que de nouvelles idées surviennent dans le cours de la rédaction, des idées auxquelles vous n’avez pas pensé quand vous en étiez à la phase « brouillon ». Ces idées là sont probablement très justes et il faut leur faire place, ce qui suppose que vous puissiez les situer dans un fil rouge qui était déjà amorcé dans le plan. Ce n’est pas facile mais c’est nécessaire.

Une heure, une heure et demie avant la fin de l’épreuve, une phase de récapitulation s’impose: où en suis-je? N’y-a-t- il pas des idées ou des références cruciales que je n’ai pas encore évoquées. Si une refonte du plan semble s’imposer à la lumière de cette urgence, il faut « agir » quitte à transformer le plan initial. 

L’un des pires défauts dans lequel on puisse tomber est le hors sujet.  Le moyen de l’éviter consiste à toujours sentir et alimenter la dynamique de la stimulation problématique. Pourquoi écrivez-vous? Pourquoi dites-vous ceci et cela? Quel est le mouvement qui tient vote écriture, qui la guide?  Quel est le versant su sujet qui est traité dans tel paragraphe?  Ce questionnement doit être renouvelé à la fin de chaque sous-partie.

5) Rédiger la conclusion 


Elle se compose de trois parties:

  1. Récapitulation rapide du « trajet » parcouru par votre réflexion: « Nous sommes partis du constat selon lequel….ce qui implique…Etc. En fait nous reprenons le fil en marquant bien les trois phases de progression marquées par chacune des parties.
  2. La formulation la plus précise de ce qui peut apparaître comme une réponse très nuancée. Nous avons progressé grâce à des distinctions conceptuelles qui nous on permis de sérier le problème, de voir plus clairement pourquoi il est si complexe, mais au fil de cette démarche des idées ont pris de l’ampleur, de la puissance (ici c’est l’éternel retour). Il faut donc explicitement formuler la réponse à la lumière de cette pensée là.
  3. Nous avons évoqué l’enjeu dans l’introduction et nous pouvons maintenant, si cela n’est pas déjà spécifié dans le b, formuler tout ce qui a été mis à jour de crucial par rapport à lui. Ici, c’est le fait que que la réflexion physique sur le temps rejoint complètement la question éthique de l’attitude de l’homme. Comment devenir soi-même dans le temps sans s’excuser, sans déni, sans réserve: c’est exactement ce qui se décide et ce qui se détermine dans notre façon de nous comporter dans le temps mais aussi face à lui (Eternel Retour)


lundi 26 septembre 2022

Terminales 4/5/7: Avons nous le temps? (4 et fin)



            Mais en quoi consiste vraiment cette « intuition » ou cette réalisation si cruciale pour Nietzsche (et pour notre sujet)?  Il importe de bien saisir que dans l’esprit de Nietzsche, ce n’est pas une certaine façon de faire semblant. Il ne s’agit pas de faire « comme si » les instants revenaient toujours. De fait, quelque chose de tout évènement qui arrive dans une existence s’effectue « éternellement ». Mais quoi? 

Le fait pur de cette émergence, non pas « ce qu’il est » mais le fait qu’il survienne. On peut illustrer cette notion d’émergence pure des évènements par le livre récent de Philippe Lançon « le lambeau ». Journaliste à Charlie Hebdo, Philippe Lançon fait partie de ces journalistes qui état mitraillés par les deux terroristes, mais il n’a été que blessé. Dans son livre il évoque notamment le « réveil » si l’on peut dire. Touché par deux balles, au bras et au visage, Philippe lançant décrit le processus plutôt lent par le biais duquel il va reprendre pied, se connecter à nouveau avec une réalité dont il avait perdu conscience à cause de la soudaineté de l’attaque et de la blessure. Philippe Lançon a l’extrême intelligence et sensibilité  de décrire quelque chose de la nature purement factuelle d’un évènement, parce que d’habitude la charge émotive et l’impact physique de ce qui nous arrive n’excède pas le cadre de notre conscience. Nous l’intégrons donc à une routine, à un flux qui suit son cours dans Chronos.

Mais il se trouve que cet évènement là par sa violence extrême met à nu les ressorts à l’oeuvre dans tout évènement sans que nous en prenions conscience. L’un des aspects les plus sidérants et le plus intéressants décrit par Phillipe Lançon est « la reprise de son corps ».  Tout évènement, même heureux, « surgit », advient dans une fulgurance indicible, incompréhensible, sidérante, un peu comme un éclair. C’est le mode de fulguration par quoi tout ce qui est « est ». Par conséquent, cette fulgurance revient toujours. C’est la loi même de l’univers: tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »

Pour bien comprendre cette citation, il faut précisément distinguer dans tout évènement son essence et son existence, ou si l’on préfère, son contenu et sa factualité (le fait qu’il surgisse: ce que Philippe Lançon perçoit enfin dans toute sa pureté, dans sa violence, mais cette violence est toujours opérationnelle même dans les moments heureux et paisibles: il y a un fond de violence absolue dans le surgissement même de tout instant présent). Quelque chose s’effectue de la même façon dans tout évènement, indépendamment de son contenu, c’est justement le fait qu’il « s’effectue », qu’il « arrive ». Et cette effectuation revient tout le temps.

Mais maintenant, ce qu’il faut comprendre, c’est que cette répétition ne peut pas seulement se comprendre dans l’ordre d’une succession d’évènements différents: il arrive ceci puis ensuite cela et ensuite autre chose encore mais plutôt et finalement SURTOUT dans l’émergence de ce présent là qui ne peut pas être là sans l’être éternellement. L’évènement ne s’impose que de lui-même. Il ne saurait exister à partir d’un autre schéma d’existence que celui d’une concordance de lui-même à lui-même. Il se donne raison en existant. C’est un peu comme une machinerie cachée qui oeuvre dans l’émergence de tout instant. 


                    Ce n’est pas une seule dynamique circulaire qui relie les instants les uns aux autres et les entraine dans un mouvement de rotation, de telle sorte que ce qui s’est passé reviendra quand la roue aura effectué « un tour ». C’est plutôt que le principe à partir duquel ce qui est " est " ou ce qui survient « survient », manifeste une puissance si absolue dans sa puissance d’impact  qu’il est impossible qu’elle soit finie ou limitée ou même linéaire. Elle ne peut être autre chose que cyclique, que revenir à elle-même comme quand on dit que cela revient au même mais en un sens autrement plus profond philosophiquement.  Ce qui arrive arrive avec une telle violence qu’elle ne saurait être autrement qu’inéluctable mais cette inéluctabilité là ne vient d’aucune autre origine que celle de l’évènement lui-même. L’inéluctable nous fait tellement peur que nous le plaçons dans le passé: c’était inéluctable (ben oui….évidemment!) Ou nous disons: «  si ça doit arriver, ça arrivera! »  (Sans rigoler!) Mais en faisant cela nous essayons de noyer le poisson: l’inéluctable, c’est ce qui est là maintenant. Nous ne vivons que de l’inéluctable. Ne s’écrivent que des destins dans notre présent, dans toutes ces infimes choses qui font notre présent et que nous jugeons si secondaires, si anecdotiques, si contingentes. Tel saignement de nez, tel raclement de gorge, tel sourire, telle démangeaison: autant de sensations infimes et accessoires par le biais desquelles la machine à ne créer que des destins au présent nous écrase littéralement.

L’Éternel retour est l’intuition de l’immanence la plus radicale qui soit. Par « immanence » il faut entendre « qui ne s’effectue que de l’intérieur de soi ». C’est l’affirmation la plus pure du rejet de toute autorité transcendante, ici d’un Dieu supérieur et surnaturel. Comment modéliser l’effectuation des instants de telle sorte que l’on puisse faire l’économie de toute intervention surnaturelle ou supérieure? Réponse: par « l’Éternel retour », lequel finalement consiste dans un argument dont le scepticisme est indépassable. Il est bien des choses que l’on peut mettre en cause mais pas que cet instant soit, ni qu’il passe et devienne un autre instant, ou du moins que son contenu évènementiel change. Mais sa structure d’effectuation est bien à l’oeuvre ici et là et là encore. 

Or cette structure d’effectuation ne peut être autre que cyclique, parce que ce qui advient advient avec une telle puissance, avec une telle irrévocabilité, avec un aplomb si  vertical, si radicalement indiscutable, si nécessaire et, en un sens si « divin » (mais il ne s’agit évidemment pas d’un dieu personnalisé) qu’il ne peut venir que d’une éternelle adéquation à soi.

Il existe une logique propre aux évènements, aux instants et cette logique est cyclique. C’est finalement ça: l’éternel retour. Mais cela a des implications existentielles, psychologiques, philosophiques (et tout et tout) considérables, énormes, presque irreprésentables (mais c’est quand même bien d’essayer). La plus fondamentale réside dans ce que Nietzsche a appelé « l’innocence du devenir » et cela signifie qu’il faut vivre les instants comme s’ils ne menaient qu’à eux-mêmes encore et encore à l’infini sans se laisser aller à croire à un avenir meilleur, à un paradis, à une demeure éternelle des âmes ou à une damnation éternelle dans un enfer, à un progrès, à une finalité. Nous ne vivons que des instants fugitifs et en même temps éternels qui n’accomplissent qu’eux-mêmes incessamment et à l’infini. Tout ce qui advient devient toujours et par ce « toujours », il faut entendre non pas seulement qu’il est en train de changer mais aussi qu’il ne devient que lui-même.


                Il n’y a pas de sens de l’histoire, de réalisation de la raison, ou d’une humanité plus élevée, plus heureuse, promise à un meilleur futur. Mais il n’y a pas non plus de décadence ou de catastrophe, ou d’apocalypse, ou de dégénérescence.  L’innocence du devenir (Unschuld des Werdens) signifie la réfutation de toute « téléologie », c’est-à-dire de tout affirmation d’une finalité, d’un but suprême à l’existence, au cosmos, à la civilisation. L’éternel retour a ce pouvoir de dégrisement et de ce point de vue, selon Nietzsche, ne peuvent le réaliser que des esprits et des corps forts, puissants.

Comment pourrais-je exister dans une dimension qui n’est vraiment que ce qu’elle est et qui ne fait que consister dans ce retour à soi de tout instant, par le biais duquel justement c'est comme ça maintenant ? Philippe Lançon, ici encore nous offre un bel exemple de cette puissance d’acceptation, car il parvient à décrire l’évènement dans toute sa fugacité et sa fulgurance irrévocable. Son livre ne contient pas une ligne de reproche ou de regret ou d’apitoiement.  L’innocence du devenir de l’éternel retour des instants nous débarrasse de toute culpabilité mais aussi nous installe dans un rapport au monde, à la nature et à « la vie » qui exclue toute idée de dette. La vie ne nous doit rien. Ce qui se produit ne fait que se produire mais il ne se produit absolument rien d’autre hors de cette loi de la « toute production ».

Évidemment il s’en déduit facilement une éthique qui consiste précisément à tout vivre de cette « toute production », à lui dire « OUI », non pas malgré tous les moments atroces que nous avons vécus mais à cause d’eux: « Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine! Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Je n’ai été que cela dans telle occasion: cet humain geignard écrasé par ce qu’il a vécu comme un coup du sort mais dans ce « que cela! » se donne également à vivre, à incarner la totalité de cela et ce n’est pas « négociable » ou plutôt cela ne l’est que dans le termes d’un ethos: dire « non » ou « oui ». Dire non revient à la dénégation des petites gens qui ne font que nier l’évidence. Dire oui revient à devenir le surhomme Nietzschéen celle ou celui qui dit « Oui » à l’éternel retour des instants. « Comme il faudrait que tu t’aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême confirmation! » 


Philippe Lançon a traversé l’une des pires épreuves qui soit, mais en même temps dans cette extrême violence de l’évènement s’est donnée à voir et à vivre la structure pure des évènements, la loi de l’éternel retour, la dépossession la plus totale d’un homme de « sa » vie. L’évènement broyeur de vie par excellence, et pourtant dans le processus même de cette destruction, de cette déflagration pure, c’est « la » vie pure, la loi évènementielle telle qu’elle emporte les humains au même titre que tous les autres éléments qui s’est donné à percevoir, qu’il a perçue et qu’il a acceptée.

Conclusion

Avons nous le temps? Nous avons d’abord évoqué l’extrême difficulté à saisir cette dimension grâce à saint Augustin. De fait, notre époque actuelle ne cesse de multiplier les confusions, de confondre le temps que l’on a avec le temps à l’intérieur duquel nous sommes sommés de devenir. L’impression si constante de manquer le temps nous est alors apparue comme causée par une certitude fausse: celle que le temps était une dimension dont nous pouvons revendiquer à quelque titre une forme de propriété.  Il est au contraire cela même qui pointe l’absurdité de ce sentiment pourtant si ancrée et si matérialisé dans notre mentalité et dans nos institutions (DDH). La tripartition grecque nous a placé sur la piste d’un autre temps: Aiôn, temps effectif, indiscutable mais aussi cyclique, infini et quasi imperceptible pour des sensibilités nées et nourries dans le giron pourtant inquiétant de Chronos. C’est en suivant ce fil très stoïcien que nous avons croisé l’intuition de l’éternel retour, intuition qui répond on ne peut plus clairement à la question posée: il ne dépend pas de nous que les instants sans fin reviennent imperturbablement à eux-mêmes et qu’ils en naissent tout aussi bien, c’est là le fond de vérité le plus insondable et le plus irréfutable qui puisse se faire jour à un esprit sceptique soucieux de ne se faire d’illusion sur rien, mais il dépend de nous d’abonder au « sens » impliqué  par cette heureuse nouvelle, d’y consentir, non pas malgré le caractère vain et caduque d’une structure cyclique des instants mais à cause d’elle, car si l’idée même d’un sens de l’histoire ou de la vie humaine sombre avec cette intuition, la possibilité d’en forger un au fil de cette machinerie infernale et cyclique, elle demeure  infiniment ouverte intacte et innocente. C’est bel et bien là l’origine d’un Ethos humain parfaitement viable comme Albert camus l’avait bien perçu dans le mythe de Sisyphe. 




dimanche 25 septembre 2022

Terminales 3/5/7: réponses à deux questions sur la tripartition Aiôn / Chronos / Kaïros

 


Lors des derniers cours, deux questions m’ont été posées (en terminale 5, par Héloïse et par Leelou) auxquelles je n’ai répondu que partiellement voire imparfaitement. Les développements qui suivent essaient de corriger ce manquement. Elles concernent la tripartition grecque du Kairos, de l’Aiôn et de Chronos. 

  1. N’y aurait-il pas quelque chose de l’Aiôn qui s’« effectue », se réalise de toute façon chez tout être humain même celle ou celui qui ne se perçoit et ne perçoit sa vie que dans Chronos? Et si oui, quoi?


C’est une excellente question, comme toutes celles auxquelles il n’est pas facile de répondre. Nous comprenons bien, dés lors que nous réalisons en quoi consiste l’Aiôn qu’il s’effectue « tout le temps » et c’est même plus que cela, il est ce qui s’effectue « de tout temps ». L’Aiôn est ce temps qui n’a début ni fin et qui ne connaît aucune rupture, aucune discontinuité. Toute personne qui, aussi occupée soit-elle à voir s’écouler le temps de Chronos, temps discontinu et partageable, au contraire, est à son insu nécessairement traversée de ce flux de temporalité de l’Aiôn, ne serait-ce que parce que rien ne lui échappe de l’univers, et qu’en un sens, cette temporalité là est peut-être encore plus à même de s’assimiler à la vérité ultime de la vie, de l’être et de la matière que la représentation cosmique et spatiale d’un Tout, d’un « univers ». Le temps social est un filtre déformé et déformant de l’Aiôn qui ne peut en aucune manière être stoppé ou remplacé par Chronos (il peut être impacté dans son essence mais pas dans son existence comme le prouve le réchauffement climatique).

Nous réalisons ainsi qu’il y a non seulement l’émergence physique de ces deux temps mais aussi qu’à ces deux temps correspondent des « consciences » qui se télescopent , c’est-à-dire que je peux développer une conscience chronologique dans Aiôn  (finalement c’est l’histoire, les religions créationnistes (Judaïsme, christianisme et Islam) et c’est aussi la croyance au progrès de votre civilisation)  mais aussi une conscience de l’aiôn dans Chronos. Or, s’il y a conscience, il y a aussi inconscient. Très en marge, très décalée de toutes les perspectives freudiennes (intéressantes et très pertinentes en elles-mêmes, mais centrée un peu exclusivement sur la sexualité), ne serait-il pas envisageable d’interpréter  nos rêves, nos lapsus, nos soi-disant moments d’égarement ou de distraction ou encore d’absorption dans certaines rêveries comme étant non pas des absences d’attention en général, mais des décrochages du temps de chronos au bénéfice du temps de l’Aiôn? Jusqu’à quel point les intuitions, les fulgurances, les errances souvent moquées des artistes, des rêveurs, des lunatiques, voire des hystériques ou des mystiques ne pointeraient-elles pas vers une vérité pure, vers l’affleurement absolument incontournable à bien des égards de l’Aiôn dans Chronos? Evidemment cette possibilité contrarie grandement notre esprit cartésien et rationnel mais il est aussi de nature à expliquer ce paradoxe fondamental et sidérant qu’est l’accord de notre sensibilité de réceptrices ou de récepteurs à des oeuvres d’art pourtant inimaginables, irreprésentables, imprévisibles avant d’être.  Pourquoi quelque chose de nous dit-il « oui » clandestinement au cubisme de Picasso, à l’impressionnisme de Monet, à Cézanne alors même que nulle part en aucun temps personne n’avait seulement envisagé qu’une telle peinture soit possible?




Il est absolument impossible à quiconque de s‘extraire de l’Aiôn, tout simplement parce que rien de tout ce qui advient, qui s’effectue dans le monde ne semble suivre un autre courant, mais il nous est tout aussi impossible de nous représenter, nous humains, quoi que ce soit sans le situer sur l’échelle de cet autre temps qui est Chronos. Ce qu’est une vie humaine dans Aiôn est dérisoire, alors que Chronos nous fournit des points de repère et d’organisation de notre vie sûrs, stables, reconnaissables, sociaux. Faire droit à Aiôn dans Chronos est tout à la fois évident (parce que de toute façon Aiôn embrasse une réalité plus vaste que Chronos, plus « écrasante ») et très complexe, très audacieux, peut-être un peu dément parce que quelque chose de cette intuition fait advenir à la surface de notre existence un temps dont on peut vraiment dire qu’il n’est pas humain, pas divisible, pas mesurable, incommensurable avec les évènements de notre petite vie. Comment moi, qui ai tel âge, telle espérance de vie nécessairement limitée puis-je faire droit dans « mon » existence à une temporalité sans début ni fin, cyclique, imperceptible, continue, cosmique? Et, en même temps, comment éviter de le faire puisque, de fait, Aiôn « est » ou plutôt « devient », et la loi même de cet incessant devenir cyclique? On comprend que la plupart des hommes ne comprennent pas ce temps mais on comprend aussi que c’est lui qui finalement les comprend eux, au sens de contenir, effectuer. Les hommes se réalisent dans un temps qu’ils ne réalisent pas ou plutôt qu’ils sont assez rares à réaliser. Et d’ailleurs  cette réalisation est-elle possible? La réponse de Nietzsche est « oui » et cette réalisation porte le nom de l’Eternel retour comme nous le verrons. 


Cela signifie donc que la plupart des humains pensent mener leur vie exclusivement dans chronos, c’est-à-dire dans une dimension au sein de laquelle le présent n’est qu’un moyen en vue de cette fin qu’est le futur. Dans chronos, le temps est divisé en parcelles qui se succèdent et au sein de laquelle aucun présent n’est jamais vécu « pleinement ». C’est exactement le temps décrit par Pascal: « Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » On vit « pour avoir les moyens » au sein d’une dimension où rien ne compte davantage que de « pouvoir voir venir » sans le moins du monde s’occuper de « se sentir devenir », ou encore de « devenir ce que l’on est. » Par conséquent ce qu’Aiôn insinue dans ces vies humaines qui ne s‘appréhendent elles-mêmes qu’au fin de Chronos, c’est la contradiction, la discorde: « Eris », le cours contrariant d’une existence qui cent fois sur le métier de la transformation et du cycle remet l’ouvrage de la représentation de soi (persona) et de la linéarité. L’humain, c’est l’animal malade du refus de devenir soi-même dans l’aiôn.


  1. Devant les conséquences ruineuses de cette « maladie », c’est-à-dire les dommages engendrés par une créature qui ne pense qu’au progrès, à la croissance, à l’exploitation exponentielle des ressources sur le fond d’une efficience temporelle qui est celle du cycle de la nature, la révolte ne serait-elle pas la seule solution envisageable? 

Aiôn est un temps dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas facile à percevoir, à ressentir. Notre « conscience » est plus à l’aise avec Chronos. Aiôn implique un effort d’attention considérable qui n’est pas à la portée d’une personne ayant tout investi dans le temps social des humains. Comment se révolte dans une dimension qui finalement ne vit que des « révolutions ». Si la structure même de la temporalité est un cycle, alors chaque instant de ce cycle est un cycle. Il ne fait aucun doute qu’une attention exclusivement portée et investie dans Chronos est une catastrophe, aussi bien sur un plan écologique, qu’économique, que politique, social et humain. Mais où situer alors le terrain de la lutte? 

La raison essentielle pour laquelle cette lutte serait une erreur, ou du moins contre-productive, c’est que l’aiôn, des trois termes grecs, est finalement celui qui est le plus « là ». C’est même bien plus que cela, il est le processus même par le biais duquel est bien « là » ce qui est « là ». Il existe donc une sorte de justesse, d’effet d’évidence, de réalisation pure, fluide et continue dans toute affirmation de ce temps, dans tout appel à la prise de conscience de ce temps. Ce n’est pas là une position qu’il conviendrait de revendiquer défensivement, comme si elle n’allait pas de soi puisque finalement rien ne saurait dans l’univers aller davantage de soi que cette temporalité là.  Comme dans toute argumentation assumée et pensée , il convient de s’installer dans la pleine positivité de sa raison et de parler à partir d’elle. Que nous ayons à lutter pour faire entendre une évidence plus que toute autre « première », c’est là l’anomalie et rien ne saurait être plus ruineux que de prendre acte de cette anomalie, de l’accepter en utilisant un registre de parole agressif et victimaire.  


La ligne de cohérence de la prise en considération de cette temporalité cyclique, imperceptible, et surtout desanthropocentrée est la plus profonde, la plus ferme, la plus assurée. C’est à partir d’elle qu’il faut parler. Ainsi par exemple, dans le discours de Greta Thunberg à l’Onu du 23/09/2019, discours qu’elle adresse aux dirigeants politiques les plus influents de la planète, la formule « comment osez-vous? » est juste, exacte, bien pensée et surtout bien sentie. Où allez vous chercher un droit qu’il est absolument impossible que vous ayez acquis autrement que frauduleusement? Cela doit faire drôle à des chefs d’état ou de gouvernement d’entendre une adolescente les resituer à une échelle purement « planétaire » et leur dire, alors qu’ils sont nécessairement entourés de personnes qui n’osent jamais élever le ton en leur compagnie, voire même les contrarier. 

C’est la même prise de parole qu’Antigone devant Créon dans la pièce de Sophocle. Or ce style de prise de parole porte un nom, c’est la parhésia, terme qu l’on peut traduire par franc parler ou mieux encore « dire vrai ». La parhésia désigne un type de discours qui dit la vérité non pas à partir d’un raisonnement, d’une démonstration, mais plutôt d’une puissance « pure », d’une éthique relevant d’une telle adéquation à soi qu’il est impossible de douter de l’implication de la personne. Evidement on peut répondre que l’implication dans un discours ne prouve rien mais il ne s’agit pas ici d’un discours fanatique. La parhésia, c’est au contraire une parole qui a vraiment raison, sauf que cette raison vient d’une cohésion, d’une justesse, d’une droiture qui trouve ses racines dans une évidence suffisamment ancrée, suffisamment juste qu’elle relève alors d’une pleine positivité que rien ne peut remettre en cause.  Quand Thunberg dit à Trump « comment osez-vous? », tout le monde sait qu’elle a raison mais évidemment les fans de Trump ou les climato-sceptiques choisissent consciemment ou pas de faire semblant de ne pas saisir cette origine parhésiastique. La parhésia c’est l’affirmation selon laquelle il existe un très haut degré de sincérité qui atteint le niveau d’une vérité objective. C’est exactement le terme à partir duquel quand nous entendons un homme politique dire une énormité, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser qu’il faut quand même une certaine dose de « mépris de soi » pour oser sortir quelque chose d’aussi faux, d’aussi malhonnête. Evidemment Trump, une fois encore, est l’archétype de la mauvaise boussole. Si l’on croit à la parhésia, alors on cesse de trouver des excuses à Trump et à ses électeurs: ils savent très précisément ce qu’ils font le premier en soutenant des thèses complotistes, les seconds en votant pour lui. La parhésia est un type de discours qui s'ancre dans l'estime de soi, dans l'intuition juste et profonde selon laquelle aussi loin que l'on puisse aller dans les concessions de notre persona au regard des autres demeure en nous, avant toute autre perspective, une "assise", une adéquation nécessaire de soi-même à soi-même. La parhésia est un type de discours qui dit vrai parce que la légitimité évidente de la cause défendue va de pair avec une certitude non jouée, non simulée par quoi l'orateur ou l'oratrice s'éprouve elle-même justifiée à exister dans l'émergence  d'une prise de parole spontanée au sens étymologique: allant de soi, valant par soi. Etre soi, par conséquent,  c'est ce qui s'accomplit dans la libération d'une parole allant de soi.

Beaucoup considèrent Thunberg ou même Antigone comme des héroïnes révoltées (on peut discuter de ce rapprochement mais il a été fait par le philosophe Bernard Stiegler et l’écrivain JMG Le Clézio). Mais en fait dans ces deux cas de figure, il existe une réalité à partir de laquelle ce qu’elles affirment s’impose avec évidence. Ce qu’elles défendent n’est « révoltant » qu’au regard d’un ordre qui a fini par s’installer durablement mais qui contrarie une tradition plus ancienne (l’inhumation des corps humains pour Antigone) ou une évidence plus première et surtout plus large (la planète pour Greta Thunberg). Elles ne sont pas tant révoltées que traditionalistes à bien des égards, voire « conservatrices » si l’on donne à ce terme un sens tout autre que politique (la démence, en l'occurrence, serait plutôt du côté de Margareth Thatcher). Qu’il existe une parhésia dans l’acte de faire affleurer l’Aiôn par la parole dans une société dominée par Chronos, cela ne saurait faire le moindre doute. 




mardi 20 septembre 2022

Terminales 3/5/7: la distinction entre le temps des horloges et la durée de Henri Bergson

 C'est justement cette continuité indivisible de changement qui constitue la durée vraie. Je ne puis entrer ici dans l'examen approfondi d'une question que j'ai traitée ailleurs. Je me bornerai donc à dire, pour répondre à ceux qui voient dans cette durée "réelle" je ne sais quoi d'ineffable et de mystérieux, qu'elle est la chose la plus claire du monde : la durée réelle est ce que l'on a toujours appelé le temps, mais le temps perçu comme indivisible. Que le temps implique la succession, je n'en disconviens pas. Mais que la succession se présente d'abord à notre conscience comme la distinction d'un "avant" et d'un "après" juxtaposés, c'est ce que je ne saurais accorder. Quand nous écoutons une mélodie, nous avons la plus pure impression de succession que nous puissions avoir - une impression aussi éloignée que possible de celle de la simultanéité - et pourtant c'est la continuité même de la mélodie et l'impossibilité de la décomposer qui font sur nous cette impression.

     Si nous la découpons en notes distinctes, en autant d'"avant", et d'"après" qu'il nous plaît, c'est que nous y mêlons des images spatiales et que nous imprégnons la succession de simultanéité : dans l'espace, et dans l'espace seulement, il y a distinction nette de parties extérieures les unes aux autres. Je reconnais d'ailleurs que c'est dans le temps spatialisé que nous nous plaçons d'ordinaire. Nous n'avons aucun intérêt à écouter le bourdonnement ininterrompu de la vie profonde. Et pourtant la durée réelle est là. C'est grâce à elle que prennent place dans un seul et même temps les changements plus ou moins longs auxquels nous assistons en nous et dans le monde extérieur. Ainsi, qu'il s'agisse du dedans ou du dehors de nous ou des choses, la réalité est la mobilité même. C'est ce que j'exprimais en disant qu'il y a du changement, mais qu'il n'y a pas de choses qui changent.

Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d’entre nous seront pris de vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage. Il leur faut des points “fixes” auxquels attacher la pensée et l’existence. Ils estiment que si tout passe, rien n’existe ; et que si la réalité est mobilité, elle n’est déjà plus au moment où on la pense, elle échappe à la pensée. Le monde matériel, disent-ils va se dissoudre, et l’esprit se noyer dans le flux torrentueux des choses — Qu’ils se rassurent! Le changement, s’ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra bien vite comme ce qu’il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus durable. Sa solidité est infiniment supérieure à celle d’une fixité qui n’est qu’un arrangement éphémère entre des mobilités.

H. Bergson, La Perception du changement (1911), repris dans La Pensée et le Mouvant (1934), PUF, 1959, p. 166.





lundi 19 septembre 2022

Terminales 3/5/7 - Travail facultatif: Ecriture libre

 


Ecrivez un récit court, une nouvelle, un poème, une chanson ou concevez une vidéo ou créez un dessin, une toile illustrant la situation suivante: une personne soumise à une urgence (cela peut-être n’importe quel type d’urgence) parvient à transformer sa panique en temps de l’accomplissement, de la réalisation de soi. N’ayant plus de temps, elle va prendre le temps et découvrir ainsi une dimension "autre"  qu’elle ne soupçonnait pas. Dans les termes de la classification de Pascal Chabot, on peut dire qu’il ou elle va trouver "l’occasion" dans le "délai".




Terminales 3/5/7: Avons nous le temps? (3)

 3) Le temps trouvé ( Kairos)


Mais alors, dans cette typologie des différentes sortes de temps, quels sont ceux que « nous avons », c’est-à-dire ceux à l’égard desquels nous pourrions prétendre à une forme de « maîtrise » quelconque ?

A) Certainement pas la première (le destin ou finalement l’Aiôn) qui représente finalement le temps en tant qu’écoulement continu et irréversible. Il n’est rien de ce temps là que nous puissions transformer ni sur lequel nous pourrions agir. Nous ne pouvons que l’accepter. Nous ne l’avons pas mais il nous est impossible d’être ailleurs ou autrement qu’en lui, par lui. Il est cela même par quoi être signifie « devenir ». Quoi qu’il advienne, c’est forcément dans le cours de ce flux là qu’il advient. On peut même affirmer que l’association du destin (A)  avec l’occasion (E) définit finalement l’attitude stoïcienne. S’accorder avec ce qu’il est absolument impossible d’éviter dans la conscience pleine et assumée d’une réalisation, c’est ça le Kaïros. Nous n’avons pas le temps mais nous pouvons nous satisfaire de l’être, c’est-à-dire de ne pas pouvoir être autrement que dans le flux de ce devenir.

B) Le progrès décrit un temps humain divisé, impulsé, organisé par des humains.  Nous percevons bien qu’il y a là une tentative d’appropriation de l’Aiôn par l’être humain. Comment faire en sorte que ce temps qui file, qui semble suivre un cours cyclique soit mesurable et a fortiori que de cette organisation en jour, en heures, en minutes, il en résulte du bien-être humain dans une sorte de dynamique au gré de laquelle il n’y aurait que du meilleur à venir (évidemment cette conception du temps est gravement affectée aujourd’hui par D en fait)? Avons nous ce temps là? En temps qu’espèce, la réponse est évidemment oui, en tant qu’individu c’est non (aucun individu humain ne peut avoir la prétention de maîtriser ce temps là. Il semble suivre le fil d’une inexorabilité qui n’est pas identique à celle de l’Aiôn puisque elle s’appuie finalement sur le désir de l’être humain de tendre vers une forme de perfection jamais atteinte mais toujours en perspective. On pourrait ici parler de ligne asymptotique (de plus en plus proche de l’axe des abscisses mais jamais confondu). C’est donc par excellence le temps que l’on n’aura jamais, mais dont on aspirera toujours à s’en rapprocher. 

C) Avons nous le temps de l’hyper-temps?  Non et c’est là aussi paradoxal car l’hyper temps est finalement celui au sein duquel la chose à faire la tâche à accomplir parasite et finalement étouffe totalement la perception d’un temps « pur ». L’hyper temps est l’épreuve que nous faisons qu’aucune unité, portion de temps n’est suffisante pour que nous accomplissions tous nos projets. C’est un temps que nous n’avons pas mais en même temps, nous réalisons que c’est faute d’attention de notre part. Nous n’y prêtons pas attention à l’Aiôn.  Nous nous faisons abuser par la croyance que la technologie nous permettrait d’atteindre une sorte de "démultiplication" proche du don d’ubiquité.


D) De toutes les déclinaisons du temps proposés par Pascal Chabot, celle-ci est sans conteste la plus claire pour la question posée puisque finalement la notion même de délai désigne cette portion de temps avant qu’on n’en ait plus.  C’est sur le fond de la conscience qu’on n’y peut rien (au temps qui passe) que l’on essaie de pouvoir un petit peu. Etant entendu que la fin est annoncée, incontournable, que puis je faire ou être de ce temps qui file vers un catastrophe annoncée?

E) L’occasion est, par contre, non pas le temps que l’homme « aurait », mais celui dans l’instantanéité duquel il lui est donné de se satisfaire de ne pas l’avoir. C’est le Kaïros le temps venu de se satisfaire d’être et d’agir, temps où étrangement nous pouvons nous réjouir de l’impression confirmée selon laquelle « tout est accompli », rien n’est à rajouter (c’est le contraire même de l’hyper temps). Le temps d’effectuation des événements est bienvenu quelle que soit la nature des évènements. 

        Pour bien comprendre cette dimension qui est sans conteste la plus féconde philosophiquement, on peut songer à l’expression: « c’est l’occasion ou jamais » que nous utilisons quand nous avons la certitude que telle action que nous préméditions peut s’effectuer à cet instant là parce que la configuration est favorable, parce que "les étoiles sont alignées", comme on dit, bref parce que tout conspire vers cette effectuation: cela peut-être la décision d’une offensive sur tel front dans une bataille, la sortie d’un livre dans l’effervescence d’un évènement de l’actualité, une déclaration d’amour dans un contexte affectif, etc.  Cela ne peut se réaliser que dans cet instant. Il n’est pas question ici d’avoir le temps mais de trouver le bon moment, sachant qu’il y en a un. Mais nous pouvons ici, dans l’esprit des Stoïciens, rajouter une considération essentielle: la formulation suivant laquelle « c’est l’occasion ou jamais » peut être appliquée, en fait à tout instant qui « arrive ». Cette expression ne nous décrit pas une sorte de conseil de vie, d’attitude ou de leitmotiv de la motivation personnelle à agir mais le mode de fonctionnement de la plus stricte effectuation objective du temps.  C’est cela même qui exprime le sentiment de fatalité que de nombreux penseurs relient au Stoïcisme: il  n’y a pas de meilleur moment pour ce moment d’être ce moment parce que de fait il « est ».

Il faut relier le temps de l’occasion avec celui de l’inexcusabilité (sechercher continuellement des excuses). Nous évoluons dans un rapport au temps et aux actions que nous déclenchons qui est souvent celui du conditionnel et de l’excuse, du report, de la procrastination mais nous savons bien que nous sommes à côté de la plaque. Tel amoureux transi peut se répandre en excuse en adjurant la personne aimée qu’il aurait pu être plus prévenant qu’il aurait pu lui offrir de fleurs, etc. Et la personne en question peut (et même doit finalement) lui dire que le problème n’est pas celui de ce qu’il avait l’intention de faire mais de ce qu’il a fait ou pas fait.  « Tu ne l’as pas fait », c’est justement ça le problème. Tu n'est pas autre chose que tes actes et tes "non-actes". Tout est dans cette ligne de frontière très tenue, très fine mais en même temps très juste et parfaitement « pure », intransigeante. Il n’y a pas de meilleure occasion pour un évènement, concerté ou non, d’être, que celui dans lequel il « est ». Nous n’avons finalement au regard de l’occasion, ou finalement du Kairos, pas d’autre temps que celui-là. Rien finalement n’advient jamais autrement que dans ce régime où le temps lui-même se trouve :« c’est l’occasion ou jamais » parce que de fait, c’est maintenant.


Cette considération est peut-être l’une des plus profondes que l’on puisse concevoir sur ce sujet: le fait que tel ou tel instant  soit comme ceci ou comme cela tient à rien. Il aurait parfaitement pu être « autre », mais de fait, il a été « celui-ci » et pas un autre et commencer à arguer sans fin sur ce qu’il aurait pu être n’est pas seulement vain, caduque, mais surtout complètement « faux » il est exactement tel qu’il devait être, et ce depuis toute Eternité.  Ce n’est pas du tout qu’il est ce qu’il est à cause d’un destin qui était déjà écrit quelque part, c’est plutôt « qu’être tel qu’il est »  est un destin, crée le destin.  Chaque instant qui est dans sa pure et simple manifestation est « le » destin.  Il est tout à la fois exact d’affirmer qu’il n’arrive que des moments qui auraient pu être autre ET que tout ce qui arrive dés lors que ça arrive (et pas avant) est un destin. Ce terme ne désigne pas l’acte par lequel des Dieux ou un Dieu éternel écrase votre présent, mais plutôt le mode d’effectuation même de tout présent. C’est le présent qui se fait par lui-même éternel. dans son mode d'effectuation: ce qui arrive est tel u'il arrive. Et c'est tout. Il faut que dans un temps que nous appréhendons, nous humains, en tant que Chronos, nous percevions la fatalité cyclique de l'aiôn, et cela grâce à l'acquisition de la sagesse du Kaïros: tout, absolument tout de ce sujet se résout probablement dans cette phrase


4) L’Eternel retour (Nietzsche)

L’éternité ou l’inéluctabilité, c’est le mode d’effectuation de tout présent. Nous avons tellement l’habitude de définir le destin comme cette dimension pour laquelle tout et écrit d’avance que nous ne réalisons pas que cette loi selon laquelle nous ne pouvons pas éviter que cela soit comme il est (c’est le destin!) C’est cela même qui inscrit dans nos vies « le présent », c’est la machine même à faire du réel: c’est ça le destin.

Mais cette proposition dans laquelle s’exprime toute la sagesse Stoïcienne semble entrer en contradiction avec le passage des Confessions de Saint Augustin. Si le présent demeurait, dit-il, il n’est pas présent mais éternel, dont pour être présent, il faut qu’il passe et disparaisse, fuit. Comment comprendre l’invitation des stoïciens à vivre le présent comme une forme d ‘éternité vouée à être, de tout temps, et la proposition de Saint Augustin?

Il faut vraiment bien saisir le fond de l’argument stoïcien: que cet instant soit, c’est du hasard, il aurait pu être autrement. Seulement voilà, il « est » et à compter de cet instant, du simple fait qu’il soit, plus rien n’est du hasard tout est fatalité.  Le temps est une succession de présents qui, en tant que présents, une fois effectués sont des éternités. Mais cela ne signifie pas que le présent demeure, comme disait Saint Augustin qui finalement n’évoque qu’une sorte d’ « arrêt sur image » d’un instant qui dure sans changer, sans se transformer. Les Stoïciens sont au contraire des penseurs du devenir: les instants ne cessent de se succéder mais comme autant de moments d’éternité. Ce n’est pas un seul et même présent qui revient toujours comme une incessante répétition du même, c’est le présent qui évolue sans cesse mais en se succédant éternellement et différemment. L’éternel retour ce n’est pas la répétition du même mais au contraire la loi infrangible de la succession d’un instant éternel à un autre instant éternel, comme une spirale et non comme un cercle.


Avoir le temps, cela pourrait signifier dans cette acception qui, sans conteste, la plus profonde, parcourir cette spirale pour plutôt réaliser et accomplir personnellement le détour métaphysique de cette « usine à instant donné » qu’est l’existence.  La plupart d’entre nous nous contentons d’accueillir l’instant, de nous en réjouir ou de nous en lamenter en restant complètement étranger au processus singulier et clandestin de sa « fabrique » qui est l’infini.

Dans cette intuition que Nietzsche  développera en 1881 et qui reprend de façon plus intacte et plus existentielle une idée des Stoïciens, nous nous rapprochons de la possibilité de résoudre tous les paradoxes du temps: sa possession et sa fuite, son intériorité et son extériorité radicale, son accessibilité et son échappement. Mais cela réclame une certaine lenteur car c’est le type même d’idée que l’on gagne à ne jamais croire acquise. Autrement dit nous n’en finirons jamais de réaliser sa pertinence et en un sens c’est justement cela qu’elle nous dit: « que nous n’en finirons jamais. »

"Le poids le plus lourd. - Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait: « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine!
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !"
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1881-1887), g 341, trad. A. Vialatte, Éd. Gallimard, colt Idées, 1968, pp. 281-282.


                    Cette intuition de Nietzsche qu’il faut vraiment prendre au sérieux (nous savons  notamment par Lou-Andréas Salomé, que Nietzsche croyait vraiment à l’éternel Retour: « il n’évoquait cette idée qu’à voix basse » confiera-t-elle) apparaît comme une solution à tous les paradoxes sur lesquels nous butons dés qu’il est question du temps mais principalement par rapport à cette contradiction selon laquelle le temps est la dimension de notre impuissance radicale et pourtant qu’il est possible de régler une certaine attitude à partir même de cette impossibilité. L’idée selon laquelle il existe toujours une marge de manœuvre ou plutôt une certaine ligne d’attitude possible, une éthique, à l’égard même de ce qui peut sembler inéluctable se modélise et finalement se résout entièrement dans cette intuition qui pourtant nous semble évidemment si peu réaliste. Nous n’avons pas le sentiment de faire se succéder autant de cycles infinis que d’instants (parce qu’en fait c’est ça l’idée: chaque instant vécu l’est pour l’éternité, se répète à l’infini). Bien au contraire: nous voyons se succéder les instants à vitesse grand V ou pas (selon le temps affectif) mais nous n’avons jamais l’impression de rentrer dans une éternité de cours quand « là », nous sommes en cours ou de lecture quand nous lisons maintenant ou de conversation quand ici nous discutons.

Comme il importe vraiment de bien situer la nature fondamentale de cette idée et son grand retentissement dans la philosophie de Nietzsche et la philosophie en général, nous pourrions utiliser le moyen d’exemples bien connus de vous pour la comprendre. 

Nous avons toutes et tous déjà vu ces fictions dans lesquelles le héros ou l’héroïne doit désamorcer un mécanisme ou une bombe avant qu’elle explose. Le réalisateur fait exprès de montrer le cadran de l’arme et les secondes défiler jusqu’à ce que le processus soit désamorcé une microseconde avant l’explosion. Pour reprendre la terminologie de Pascal Chabot ,vous sommes alors dans « le délai » (d), et d’ailleurs certaines personnes aujourd‘hui utilisent finalement cette image pour nous sensibiliser au changement climatique et aux catastrophes à venir. Quel temps « avoir » ou « trouver » dans une telle situation?


Cela semble impossible, à moins de distinguer radicalement le temps de vivre et le temps d’être. Toute la pression émotive que nous éprouvons devant ces films repose sur la peur de mourir, sur l’imminence d’une cessation brutale de la vie, de ce que c’est que vivre. Toute la sagesse des stoïciens, de Montaigne, de Marc-Aurèle, etc, repose au contraire sur être et exister. Autant il semble impossible de bien finir de vivre, autant l’activation d’une sagesse, d’une attitude devient praticable dés que l’on pense à être. En même temps, il est impossible d’exister sans vivre même si justement ces sagesses nous incitent à ne jamais vivre sans exister.  Face aux éventuelles dernières secondes de ma vie, la question à se poser est-elle de les prolonger à tout prix ou des les « habiter »?  Est-il possible de ne m’impliquer que dans cet ouvrage qui consiste à « être »  tout au long de ma vie?


Nous pouvons ici penser à un épisode très célèbre de l’Odyssée: Pénélope est « assiégée », sommée de se prononcer en faveur de l’un des prétendants dont elle fera le roi d’Ithaque puisque Ulysse ne revient pas de Troie. Elle décide de faire un ouvrage tissé, le linceul de son beau-père Laërte  et promet de choisir une fois la toile terminée. Mais elle défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, se vouant ainsi à une sorte de répétition à l’infini d’un même acte. Cela pourrait ressembler aux châtiments éternels des héros de la mythologie si précisément, ce n’était pas par elle-même qu’elle se l’impose et à bien es égards elle ne se l’impose pas du tout. Quelque chose d’incroyablement puissant, profond, inattendu se révèle ici dans une épopée grecque, quelque chose de quasi féministe avant l’heure mais surtout de très précieux pour notre sujet, puisque Pénélope trouve ici un temps qu’elle n’a pas. Quelque chose de l'aiôn est insinué dans Chronos, par quoi Pénélope trouve le temps d'être. Dans ce cycle de création et de destruction qu'elle impose à sa toile, elle se déprend de la pression d'une temporalité que les hommes, les mâles veulent consacrer à leur gloire, à leurs honneurs, à leur richesse. 
                    (Une petite parenthèse ici s'impose pour justifier le terme de "féminisme", ou plutôt de "féminité". Il ne fait aucun doute que la sensibilité à l'Aiôn définit quelque chose de l'ordre de la féminité, alors que Chronos est un temps patriarcal, masculin, comme l'illustre bien d'ailleurs les actions du Titan de la mythologie. Pénélope est probablement la figure la plus accomplie de la féminité (avec Antigone). Elle vit l'instant de tisser pour parcourir une boucle dont il s'agit finalement de ne pas sortir comme une praxis, comme une tâche dont on ne finirait pas de venir à bout, parce finalement quelque chose de l'authentique structure des instants s'y manifeste)

Pénélope trouve le temps d’ETRE dans une temporalité exclusivement animée par la perspective d’AVOIR. Nous avons bel et bien le temps à condition de ne pas le confondre avec un quelconque délai, ou avec l’hyper temps, ou le progrès. 

On peut envisager l’hypothèse que Pénélope ici agit avec une sorte de présomption, d’intuition de ce que Nietzsche formulera bien plus tard philosophiquement comme Eternel retour.