mercredi 22 octobre 2014

"Faut-il préférer le bonheur à la vérité?" - Copie d'élève



« Quid est veritas ? » C’est sur ces paroles que Ponce Pilate, gouverneur romain de Jérusalem, abandonna Jésus Christ à une mort d’autant plus cruelle qu’elle était injuste. Depuis, 2000 ans ont passé. Qu’aurions-nous fait à sa place ? Nous serions-nous aussi voilés la face de peur de voir notre prestigieuse situation menacée ? Aurions-nous cherché à défendre notre propre bonheur au lieu d’agir en suivant la vérité et la justice ? Ces questions sur le bonheur et la vérité, nous sommes tous amenés à nous les poser. Doit-on attribuer une valeur plus importante au bonheur qu’à la vérité ? Le problème qui nous est posé réside au fond dans le rapport entre bonheur et vérité. Mais y-a-t-il une alternative ? N’y-a-t-il pas plutôt un lien profond unissant ces deux concepts ? Toutes ces interrogations méritent d’être abordées. Pour cela nous allons tenter de voir en quoi nous pouvons êtres incités à faire le choix du bonheur, puis dans un second temps, nous verrons les raisons qui nous poussent à préférer la vérité. Enfin nous montrerons que finalement les deux sont indissociables.
Peut-on trouver sur terre quelqu’un qui ne désire pas être heureux. Dès l’Antiquité, les philosophes soutenaient que chaque être humain aspirait, dans ses actes, au bonheur. Selon Aristote, » le bonheur est le sens et le but de la vie, l’aboutissement et la finalité de l’existence humaine. » Il parlait du bonheur comme étant le souverain bien. Plus tard Pascal (17e) bien que réputé comme un penseur pessimiste, reconnaissait malgré tout que « tous les hommes désirent être heureux ». Le bonheur, voilà le centre de tous nos désirs et de nos efforts, voilà le vœu suprême du cœur humain.
Cependant, face à cette aspiration au bonheur, se dressent de nombreux obstacles. La vie humaine sur terre n’est pas de tout repos. Il suffit d’ouvrir les yeux, de regarder autour de soi : l’homme ne maîtrise pas tout et ce, malgré les progrès de la technologie et des sciences. Les faits sont là ; nous sommes mortels et devons faire face à la difficulté de notre nature humaine. Cela ne dépend pas de nous d’être intelligents, beaux, doués, de ne pas perdre des êtres chers. Voilà la réalité que nous devons affonter. Alors n’est-il pas plus judicieux d’écarter de nos esprits ces vérités ? Mettre de côté la vérité paraît dans ces conditions nécessaires car si nous restons à penser et réfléchir sur notre tragique condition humaine, il nous sera bien plus difficile de vivre heureux. Comment peut-on accéder au bonheur en gardant à l’esprit que nous sommes mortels, enclins à la souffrance et au dur labeur ? C’est pour cela que la vérité est ici de trop. On peut donc comprendre qu’il faille chercher à fuir cette vérité insupportable. On ne peut pas vivre heureux en ayant en permanence conscience de ses limites et de ses défauts.

Ainsi pour contrer les difficultés de la vie, les hommes sont attirés par les plaisirs, l’honneur et le pouvoir. A notre époque et dans notre société moderne, l’homme n’a jamais eu autant de divertissements : jeux cinéma, loisirs…Déjà dans l’antiquité romaine des orgies étaient par exemple organisées régulièrement. Les jeux attiraient la foule et les spectateurs prenaient plaisir à regarder des combats de gladiateurs, des épreuves sportives, des concours athlétiques et des représentations théâtrales. « Du pain et des jeux » : voilà ce que réclamait le peuple gouverné par un pouvoir politique voulant s’attirer les bonnes grâces de l’opinion populaire. Les divertissements venaient éclipser la réflexion des sujets plus philosophiques. Plusieurs siècles plus tard, les choses n’ont pas tellement changé, hormis le fait que ce ne sont plus des arènes qui se sont remplies mais des stades de football, que l’ivresse des combats de gladiateurs fait place aux jeux vidéo et que les orgies de l’Antiquité font pâle figure par rapport aux discothèques, aux fêtes…Que l’être humain recherche le plaisir s’explique notamment par le besoin qu’il a d’oublier la misère de sa condition humaine. Pascal expliquait que dés que nous ne sommes  plus divertis, nous pensons à nous et sentons donc notre néant et nos insuffisances. De là vient que « le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grandes emplois sont si recherchés. De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. » Voilà la grande analyse de Pascal, il s’agit d’une stratégie d’évitement.
Ainsi chaque être humain a des croyances, des convictions qui ne sont pas forcément en accord avec la vérité qui correspond à l’adéquation de la pensée et des choses. Or, ces croyances nous rassurent parfois. Rechercher et préférer la vérité peut donc paraître risqué puisque cela reviendrait à remettre en cause des choses qui nous plaisent. Il est plus confortable de rester dans ses croyances alors que rechercher la vérité demande des efforts. Prenons le cas d’une personne athée. Sa croyance qu’il n’y a pas de Dieu, pas de vie après la mort la rassure d’un côté car elle ne devra pas rendre compte de ses actes, de sa vie. Or, réfléchir sur l’existence ou non de Dieu, étudier les arguments des croyants lui demandera un travail sur soi et surtout peut la conduire à devoir reconnaître peut-être qu’elle s’est trompée et qu’elle doit changer de vie. Rien de plus traumatisant ! Il est plus aisé de rester dans ses croyances plutôt que de chercher la vérité.


De plus, vérité et vie sociale sont difficilement concordantes. En effet, si nous disions tout ce que l’on pense tout le monde, nous n’aurions plus d’amis. Les relations soicales sont basées en partie sur du mensonge, de l’hypocrisie et de l’intérêt. On se flatte, on se complimente, on sourit alors qu’au fond de nous nous avons peu d’estime envers l’autre. On agit par intérêt. Il est parfois utile de sympathiser avec certaines personnes dont on sait qu’elles peuvent nous rendre service. On est souvent tenté de mentir en société, par rapport à soi pour faire bonne impression et vis à vis des autres pour éviter un conflit. »Toute vérité n’est pas bonne à dire…On ne dit pas n’importe quoi à n’importe qui. » argumente Vladimir Jankélévitch.
Faire le choix de défendre la vérité, ou du moins de que nous croyons être la vérité peut conduire à des situations compliquées et même dangereuses. Dans le film « Matrix », entre la pilule rouge qui symbolise notre monde difficile et la pilule bleue qui fait qu’on ignore la vérité, ne vaut-il pas mieux choisir l’existence d’une vie tranquille ? Cypher dit bien qu’il est préférable de jouir d’un bien-être faux que d’une vérité insupportable. Nombreuses ont été les personnes à avoir connu l’exil, la souffrance, voire la mort, pour avoir décidé de rester attachés à leur vérité. Œdipe a-t-il été plus heureux en ayant cherché la vérité sur ses origines ?
Toutes ces raisons amènent alors l’homme à vouloir privilégier le bonheur aux dépens de la vérité. Mais est-ce pour autant qu’il va être heureux ? La vérité ne mérite-t-elle pas d’être recherchée ? L’homme n’a-t-il pas besoin de la vérité pour connaître le bonheur ?
Bonheur, plaisir…autant de mots répétés à envie dans notre société. Justement ne nous enfermons-nous pas dans une sorte de bulle ?


Dans la pièce de jean Anouilh,  Antigone dénonce cette idée de rechercher coûte que coûte le bonheur : « Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur, avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte ! » Il refuse tout ce que qui est compromissions, négociations, arrangements. » « Une civilisation qui fait du bonheur sa quête principale est vouée à l’échec » estime JMG Le Clézio. Il est vrai qu’aujourd’hui nous vivons dans une société esclave des plaisirs, sous l’emprise d’une euphorie perpétuelle. Certains parlent d’une tyrannie du bonheur, bonheur formaté doit être et vivre selon une Doxa du bonheur. Par exemple, la pensée dominante actuelle veut que chacun ait la télévision, internet, le portable dernier cri, telle ou telle chose matérielle. Les personnes n’ayant pas cela seront cataloguées et se verront plaindre par la majorité pour laquelle il est inenvisageable de vivre heureux sans télévision, internet ou portable.
Cette obsession du bonheur nous fait oublier que l’homme étant doué de raison, sa destinée est d’accomplir cette raison. Or, notre raison nous conduit à rechercher et connaître la vérité. Nous sommes sans cesse à nous interroger, parfois sans nous en apercevoir, sur le pourquoi du comment de notre existence, de ce qui nous entoure. C’est pour cela que Descartes écrivait que puisque « c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. »
Pour démontrer que l’homme doit vivre en adéquation avec la réalité qui l’entoure, nous pouvons donner un argument qui vient contredire ce que nous sous entendions dans la première partie. La vérité a trois contraires : l’erreur, l’illusion et le mensonge. Cependant, aucun des trois ne procure une sérénité de l’esprit. Nous le voyons par exemple dans le cas des enfants. Tout petit, l’enfant tente de mentir mais ses explications sont souvent fragiles, contradictoires, tordues. Bref il est mal à l ‘aise et donc ne peut pas trouver le calme, la sérénité, ce qui est pourtant essentiel au bonheur. C’est pour cela que les philosophes sont en grande partie sévères contre le mensonge. Pour Kant le mensonge est immoral. Diderot explique que les avantages du mensonge ne durent pas dans le temps. Il est vrai qu’en mentant l’homme n’a pas la conscience tranquille et qui ne peut donc pas accéder au bonheur. Il en est de même pour l’illusion qui ne satisfait l’homme qu’un temps. En effet, au fond de lui, l’homme a connaissance de son vrai état. Dans la même optique, l’ignorance ne conduit pas au bonheur. Spinoza affirme que c’est l’ignorance qui est une malédiction et la connaissance une délivrance car pour être heureux, il faut être actif et non passif.
A ce stade de la réflexion, nous avons vu que le bonheur et la vérité ne sont pas totalement en contradiction entre eux. Puisque nous venons de voir que la vérité ne peut pas être occultée par l’homme et que les plaisirs ne suffisent pas pour le rendre heureux, on va pouvoir s’interroger sur le lien qui unit ces deux concepts.
Nous en sommes donc arrivés à nous demander si bonheur et vérité ne font pas qu’un. Pouvons-nous penser qu’il n’y a pas de bonheur sans vérité ?


Tout d’abord, il est utile de revenir sur les divertissements et les plaisirs car il faut faire la distinction entre plaisirs et bonheur. L’expérience montre que les plaisirs ne suffisent pas alors que le bonheur dure. En premier lieu, il convient de remarquer qu’alors que les êtres humains se noient dans les réjouissances, ils ne sont pas pour autant heureux. Il n’y a jamais eu autant de personnes sous anti-dépresseurs et les spécialistes notent chaque année une hausse du taux de suicide. Les hommes passent leur vie à chercher le bonheur là où ils ne le trouvent pas. Pour certains, cela sera dans le travail, pour d’autres, dans le repos, dans l’étourdissement des plaisirs…Le constat est là, en dépit de tous ses efforts l’homme demeure malheureux, qu’il soit jeune, vieux, fort, faible, savant, ignorant, nous dit Pascal. Prenons l’exemple d’une personne qui boit, est-elle plus heureuse ? Peut-être que l’alcool va lui faire du bien dans le sens où elle va oublier ces contrariétés, où elle sera dans l’euphorie. Mais les effets s’estompent rapidement et de l’insouciance que procurait l’alcool va naître la tristesse, le dégoût, la culpabilité, etc. sans oublier les effets physiologiques tels que le mal de tête. S’agit-il du bonheur ? Non. Il en est de même pour la volonté des sens, le pouvoir, la richesse. Qu’est-ce que le plaisir le plus vif par rapport au bonheur ? Un rapide éclair comparé à la lumière et à la clarté d’une journée ensoleillée. Combien, après avoir connu la gloire, la fortune, les honneurs ont vu leur situation s’écrouler comme un château de cartes ? De tout cela, nous en déduirons que le bonheur est ailleurs. Kant dira que c’est un idéal de l’imagination, d’autres parleront de Dieu.
Plusieurs conditions sont nécessaires pour obtenir le bonheur. Tout le monde convient qu’il est nécessaire de se sentir aimé et d’aimer. « Il n’y a pas de bonheur concevable sans amour. » disait Saint Thomas d’Aquin. Mais pour aimer et être aimé, ne faut-il pas connaître ? Aimer sans connaître, on ne le peut pas. Si je n’ai jamais goûté d’un aliment, je ne peux pas l’aimer. Il en est de même pour les relations humaines. Pour mieux aimer, il faut donc mieux connaître. Alors que « l’amitié est ce qu’il y a de plus indispensable à la vie » disait Aristote, il apparaît que la vraie amitié a pour fondement la vérité : « personne ne peut être l’ami d’un homme s’il n’est pas l’ami de la vérité » - Saint Augustin. Qui dit recherche de vérité dit connaissance. Un ami préfèrera dire la vérité que de tromper son ami. C’est là qu’on voit que l’amitié telle qu'on nous la présente sur Facebook est plus ou moins artificielle, fausse. Pour aimer quelqu’un pour ce qu’il est, il faut avoir une vraie connaissance de l’autre.


Vis-à-vis de nous il en est de même. Se connaître, donc chercher et aimer la vérité, permet de savoir ce qui nous correspond le mieux, ce qui est fait pour nous, ce qui nous fait du bien. Pour en revenir à Pascal, il estimait que la notion de bonheur est étroitement liée à celle de la vérité. Etre heureux signifie être dans le vrai. Socrate enseignait lui aussi que l’homme, pour être heureux, devait chercher la connaissance de lui-même. Pour pascal, si l’homme est malheureux, c’est logique, car il vit dans l’erreur en s’attachant aux fausses valeurs de l’apparence au lieu de cultiver la recherche de la connaissance. Voilà pourquoi Platon prêchait « qu’il faut aller à la vérité de toute âme ». On ne peut pas avoir de paix intérieure sans connaissance véritable qui, elle, vivifie l’âme. Ce philosophe rajoutait que pour cela, posséder la science du bien et du mal est essentielle. Plus prés de nous Saint Augustin estimait que le bonheur consiste dans la joie issue de la vérité ; pour lui, Dieu étant la vérité, il faut vivre sur les traces du Christianisme pour parvenir au bonheur éternel de l’autre vie. Que le bonheur parfait ne soit pas de ce monde, Pascal le pensait aussi. Pour lui, le désir d’un bonheur que l’homme ne connaît jamais parfaitement sur terre prouve l’existence de Dieu. »Le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable c’est-à-dire Dieu. » Un de nos contemporains JMG Le Clézio, bien que ne livrant pas tout-à-fait (même pas du tout) le même argumentaire, aboutit à la même conclusion comme quoi le bonheur réside dans la connaissance de la vérité et l’acceptation de la réalité pour ce qu’elle est « maintenant ».

Oui, le désir de bonheur est inscrit dans chaque homme. La vie nous offre la possibilité d’éprouver du plaisir, ce qui peut être une bonne chose. Cependant, le divertissement ne suffit pas et sans la vérité, la connaissance de soi et de ce qui nous environne, ces plaisirs éphémères peuvent se retourner contre nous, contre notre bien-être. Certes, la lumière de la vérité peut éblouir, peut faire mal parfois, mais c’est passager tandis que l’illusion, le mensonge, l’ignorance entraînent rapidement l’amertume et le trouble intérieur. L’homme n’arrivera jamais à trouver sur cette terre un bonheur parfait et éternel. Mais pour aspirer au bonheur, il devra suivre le sentier de la vérité. A-t-il toujours les moyens de le faire ? Dans notre monde où la vérité semble s’effriter, l’homme peut-il toujours tendre vers le bonheur ? La liberté est-elle, tout comme la vérité, une condition essentielle du bonheur ? » (Rien ne nous oblige à terminer notre dissertation par une question. Ici il aurait peut-être été préférable de clore la réflexion par une affirmation : « la liberté (considérée avec Spinoza, comme l’intelligence de la nécessité) est bien la condition essentielle du bonheur – Note de l’enseignant)
                                                 André Mougeot - Terminale S1

vendredi 17 octobre 2014

"De fil en aiguille" - Café philo 17 octobre


Essayer de construire une réflexion sur l’acte de tricoter ou de tisser est une démarche semée d’embûches parce qu’on s’aperçoit que les images, les rapprochements, les figures mythologiques affluent à un rythme tellement élevé qu’il en devient suspect. L’art de composer une trame, de lier entre eux les fils de la narration, la référence aux moires qui tissent le cours et la fibre même de nos vies, tout cela nous incite à conclure qu’il y a dans la gestuelle de la fileuse et dans l’art du tricot la représentation la plus adéquate de ce qui se fait, de ce qui arrive, de ce qui nous arrive, de ce qui se constitue vraiment, insensiblement, inexorablement, de fil en aiguille, et c’est ainsi qu’apparaît la tentation d’opposer au Dieu musclé, viril, imprécateur de la chapelle Sixtine qui fait surgir Adam dans le prolongement de la baguette magique de son doigt tendu, l’image de la tisseuse ou de la tricoteuse dont l’ouvrage est moins une création qu’un arrangement, moins une production qu’une combinatoire, moins un trait de génie qu’un jeu de patience. Tout un registre d’oppositions faciles se met ainsi en place tournant autour de la distinction homme / femme, création / machination, discontinuité / continuité, le rapide / le lent, manifeste / latent, le spectaculaire et la discrétion, le visible et l’invisible, etc.



On comprend bien qu’il faut sortir de ces ornières si l’on veut réfléchir vraiment sur l’acte de tricoter mais en même temps, la rapidité avec laquelle les clichés, les figures mythologiques, les héroïnes fileuses des contes et légendes viennent à la plume de quiconque se donne comme sujet le travail du tissage ou du tricot doit mobiliser notre attention. Nous savons bien que la capacité de notre pensée à faire des rapprochements, des parallèles est en grande partie, pour ne pas dire plus, liée au langage. Dans quelle mesure, la rapidité de l’image du travail du fil et du tricot à attirer comme un vortex dans sa spirale toutes les références à la notion d’ « ouvrage » ne manifesterait pas une précipitation voire un effet de panique de la langue elle-même confrontée qu’elle serait à l’activité la plus crue, la plus brute, la plus plastiquement littérale, la plus radicalement inadéquate à la comparaison, à l’image, à la métaphore ? En d’autres termes, ne serait-ce pas parce que rien du filage ne se prête à la métaphore qu’on parle métaphoriquement de filer la métaphore ? Contre quoi une personne qui tricote s’immunise-t-elle, étant entendu que cette posture n’est d’aucune façon un refuge ou une manière de fuir la réalité mais très exactement le contraire, c’est-à-dire une descente heureuse dans l’enfer d’une littéralité sans nom, sans image, ni postérité ?

Quelque chose du langage nous a condamné à ne vivre que métaphoriquement et l’art du tricot, dans cette sorte de consécration d’une activité plus manuelle que toute autre, en tant qu’elle consiste dans l’activation incessante de cette connexion des nerfs digitaux avec le nerf optique, s’exclue de cette efficience métaphorique totalitaire du langage. Ce qu’effectue la gestuelle du tricotant, c’est exactement la réalisation du fait que la vie n’est pas un roman, pas plus qu’une trame mais au contraire qu’elle n’exécute que des décrochages, des décalages (comme un art de l’évitement), c’est-à-dire  du non-narratif absolu, de l’inénarrable au sens pur du terme : non figuré, impropre à toute figuration.


Cette hypothèse pourrait rapprocher l’art du tricot avec une technique littéraire que l’on appelle le « cut-up », qu’on retrouve notamment chez William Burroughs dans « le festin nu » et qui consiste à découper un texte original en fragments aléatoires qui sont ensuite réarrangés pour produire un texte nouveau. Dans le cinéma, on peut également penser à un film de Michaël Haneke : « 71 fragments d’une chronologie du hasard ». Ce qui est intéressant dans ces deux œuvres, c’est que le découpage des séquences, dans l’efficience même de sa plus ou moins grande absurdité, manifeste la résistance d’une véritable « texture » littéraire ou cinématographique, de la même façon qu’un homme qui, dans le même instant, deviendrait simultanément « père et veuf » parce que sa femme serait morte en couche, aurait accès à du « temps nu », au-delà du bien et du mal car, conjointement et brutalement, l’un et l’autre.
L’art du tricot pourrait à sa façon retrouver cette pureté nue et neutre du temps, ce que Deleuze, revenant aux grecs appelle l’Aïon (par opposition à l’Agôn) soit cette part de l’événement qui ne se laisse pas épuiser par son actualisation : « dans cet instant, se dit le père, mon fils est né et ma femme est morte et les deux évènements s’effectuent dans une intrication structurelle fondamentale. Tout ce qui arrive arrive par contraction. Je ne peux dissocier la mort de ma femme de la naissance de mon fils qu’illusoirement, métaphoriquement, linguistiquement, affectivement parce que ce qui fait ce présent c’est l’intrication de l’un avec l’autre. Il n’y a rien dans le fait d’être que des variantes de contraction, des intensités de maillage fluctuantes et nous comprenons ainsi que ce que cet homme réalise, ce n’est pas qu’il vit dans le flux d’une réalité qui tricote les évènements mais que le tricot est la loi inconditionnelle de constitution structurelle des évènements.
La naissance du fils et la mort de la mère ne se sont pas produits « dans » un instant qui était là « avant » comme un verre attend d’être rempli. Ils « sont » l’instant, comme un ouvrage dont chaque point de croisement est déjà la condition de possibilité de tous les autres et réciproquement. Personne n’a voulu « ça » mais personne ne peut vouloir ailleurs ni vivre autrement que dans « ça ». Il n’y a rien à tisser, rien à rendre compatible dans deux évènements de nature aussi opposée parce que ce qui les conjoint, c’est exactement ce qui fait qu’ils sont advenus. Il n’y a pas d’ironie du sort ni de coïncidences. Il n’y a que des incidences collatérales et quelque chose de cette collatéralité correspond exactement à l’efficience de ce fond de maillage des circonstances au regard duquel la gestuelle du tricot est un art de la réitération. Le tricot c’est l’expression d’une sagesse stoïcienne assimilant dans sa gestuelle qu’il n’y a vraiment rien à dire d’évènements qui ne s’effectuent qu’en se dérobant à toute tentative de généralisation par le langage et qui se redistribuent déjà comme une matière friable aux possibilités infinies d’un nouvel arrangement.

Il est toujours possible d’objecter que Burroughs « écrit », mais on peut tout aussi bien relever qu’en ce moment j’essaie de décrire avec des mots un acte dont je postule l’indicibilité, ce qui nous amène par A + B à déduire logiquement qu’en effet je ne suis pas en train de tricoter. Or, c’est précisément tout ce qui définit l’hypothèse de cette approche que de suggérer qu’il y a dans l’acte de tricoter quelque chose de vertigineux, de monstrueusement « physique » c’est-à-dire d’exclusivement physique, un retour à ce que serait un corps avant d’être articulé et déformé par des déplacements et des recoupements linguistiques. Peut-on dire que ce qui s’active dans la gestuelle du tricotant, c’est le meurtre de la métaphore, l’exclusion de la langue par un corps attentif en lui à ce qui y vit sans image ni spectacularisation, la jouissance de la non figuration ? Ce serait « l’activité infâmante » au sens étymologique du terme, par excellence, (fama : renommée), sens que l’on retrouve chez Borges, « Histoire de l’infâmie » et aussi chez Michel Foucault qui dans un article : « la vie des hommes infâmes » décrit les rencontres d’hommes ordinaires avec le pouvoir. L’homme infâme, pour Foucault, c’est l’homme sans réputation, l’homme de la rue tiré de son obscurité par un accident d’ordre administratif, judiciaire, bureaucratique et qui, dans la plupart des cas ressortira broyé par la violence imprévue de cette exposition à la lumière. Le philosophe est allé puiser dans les archives quelques-unes de ces aventures tragiques. Si l’art de tisser et de tricoter fait signe de cette recherche d’une littéralité sans métaphore, alors elle peut se concevoir comme infâme, inénarrable, anonyme, c’est-à-dire indétectable à tout effet de référence ou d’exemplarité. On serait alors tenté de parler de modélisation sauf qu’il s’agirait d’une modélisation de rien ou plutôt de rien d’autre que soi-même.

 Ce n’est pas du tout que cette activité manquerait de technique, de précision ou de savoir-faire, bien au contraire. Ce serait plutôt qu’à mesure que se déploie ce chevauchement d’aiguilles et de fils quelque chose de la trame des mots se ferait dépasser voire doubler par l’épreuve immédiate et réelle de ce que Deleuze définit comme l’aïon. Se pourrait-il que quelque chose de la gestuelle du tissage et du tricot soit comme la modélisation la plus pure de l’épreuve que nous faisons du temps, mais d’un temps non plus linéaire, comme celui que nous ordonnons en fonction de notre naissance et de notre mort à venir mais plutôt comme la texture même du collatéral, de la concomitance, étant entendu que tenir les aiguilles en ce sens là, ce serait non pas tisser des mailles mais moduler ces variantes de contraction sous la puissance desquels un ici et maintenant s’effectue comme présent. Quand on voit quelqu’un tricoter, malgré la justesse et la précision de ce moteur à pistons des aiguilles et du fil, on a souvent l’impression d’un tâtonnement comme s’il était impossible qu’une activation digitale aussi fébrile s’effectue, sans épouser à l’aveugle les contours invisibles de hiéroglyphes en trois dimensions déjà tracés. Si c’est bien de l’écriture de l’Aïon dont il serait ici question alors les mouvements du tricotant suivraient les contours palpitants d’un éternel présent.
Il pourrait sembler contradictoire pour éprouver cette hypothèse de faire appel à la mythologie puisque nous avons choisi de considérer comme suspect cette profusion de références au tissage, mais en même temps, nous savons historiquement que le mythe est la première modalité de pensée humaine. Mythos, c’est le balbutiement du logos. Le langage permet d’exprimer l’étonnement ancestral de l’homme face au phénomène du monde et le mythe est la première tentative de réponse à cet étonnement. Or l’étymologie se mêle étroitement à la mythologie pour attirer notre attention sur l’une des trois Moires. Les divinités grecques qui décident de notre sort sont Clotho, celle qui file, Lachésis, fille d’Ananke : la nécessité, celle qui enroule le fil de nos vies le répartit et enfin Atropos, l’implacable qui le coupe. Tropos signifie en grec, le changement, ce qui peut changer. Atropos est la déesse dont les décrets ne peuvent être changés, pas même par Zeus.

En d’autres termes, ce qui nous est donné par Clotho est travaillé par Lachesis qui modèle notre vie et clôturé par Atropos qui en coupe le fil. Mais tropos désigne aussi le tour, la manière, la figure. Dans la Bible, le terme tropos est répété à 13 reprises et est traduit par « comme, de la même manière que ». On retrouve évidemment en français « tropos » dans les tropes, les figures de style. Sous cet angle l’évolution linguistique du terme tropos est particulièrement intéressante. C’est comme si le rôle réservé à la troisième Moire ne résidait pas seulement dans l’implacabilité du destin qui va nous arracher à la vie mais aussi étymologiquement dans la littéralité d’un tissage qui nous immunise contre l’effet de semblance et de figuration de la trope, des déplacements du signe, de la comparaison des images. Le psychanalyste Jacques Lacan défend cette idée selon laquelle nous sommes pris dans les filets du langage, victime des déplacements de sens des mots, capturés par le fil des associations métonymiques et métaphoriques. Et cette conception qui occupa une grande place dans le structuralisme de la philosophie des années 70 vaut d’être considérée à la lumière de cette troisième divinité des Moires.


L’assimilation de notre destin au travail des tisseuses est peut-être toute autre chose qu’une image, ou bien si elle en est une, il n’est pas impertinent de penser qu’elle pourrait l’être comme le point d’épuisement de l’image même, du « tour », de la manière, de la comparaison, de la trope. Et le travail du fil apparaîtrait dés lors comme l’exclusion de notre vie de la sphère de la figuration, du figuré, du fictif, de la figura, au sens de visage. Atropos est donc bien avant tout la déesse implacable celle dont le geste final ne peut être changé mais elle représente aussi le point de rupture du mythe, Le moment où il est temps de faire comprendre aux hommes, au sein même d’un discours dont la finalité est de tout expliquer par des histoires qu’il est des choses sur lesquelles on ne peut plus se raconter d’histoires. Avant d’être bouleversées par les fantaisies des Dieux de L’Olympe, nos vies sont constituées par le fil rompu d’ Atropos. Elle est ce point de fuite, de délitement, par le biais duquel le mythe se dérobe à lui-même et nous allons voir que toutes les héroïnes travaillant le fil sont dans les mythes des mises en échec du processus narratif, un peu comme des tunnels qui dans la masse même des images, des exploits et des métaphores avantageuses creusent une brèche vers la « sortie », celle d’une vie purement littérale, prise « à la lettre » mais pas la lettre des mots qui racontent une histoire, plutôt celle des hiéroglyphes en trois dimensions que le mouvement des aiguilles du tricotant est toujours en train d’esquisser.

La figure (humaine cette fois) qui illustre le plus manifestement cette évasion du travail du fil dans le mythe et hors de lui est évidemment Pénélope. Elle représente la victoire absolue d’une conception de la durée fondée sur l’Aîon par opposition à celle des Prétendants (mais aussi de tous les héros en général) qui se déploie au gré de l’Agôn. Contrairement à ce que pensait Achille, l’exploit ne consiste pas à rester dans les mémoires, à marquer suffisamment les esprits par ses actes pour devenir une figure pérenne et légendaire, au sens propre : « digne d’être lu ». L’exploit c’est plutôt « l’infâmie ». Percer à jour les ressorts de toute action en travaillant la réversibilité de l’ouvrage, une réversibilité inhérente à l’ouvrage même. Ce n’est pas que l’on puisse toujours défaire ce que l’on a fait comme le prouve le subterfuge de Pénélope, c’est plutôt que ce qu’on fait n’est vraiment fait que pour autant qu’il se défait, et donc qu’un métier à tisser sous-jacent, « subtil » (c’est-à-dire sous la toile) trame et complote toujours dans l’ombre de celui auquel on s’attelle. Travailler sur ce métier là, c’est précisément se tuer à la tâche, c’est-à-dire non pas s’activer pour en finir mais plutôt s’activer parce que ça n’en finit pas, toucher du doigt la gratuité profonde et inéluctable de tout instant, de tout acte, et c’est dans la clandestinité de ce secret là que Pénélope dépasse ou outrepasse Homère lui-même (qu’elle le double) pour « tisser » l’Odyssée, ou plutôt pour activer, dans l’Odyssée, un processus de délitement complet de l’épique, du « sublime », de l’épopée.
C’est à la toile de Pénélope que l’odyssée s’achève (ou qu’elle commence mais c’est la même chose) et c’est tout le reste qui n’est que subterfuge parce qu’il « faut bien » qu’il y ait une histoire, que l’héroïsme viril reprenne apparemment le dessus, qu’une servante trahisse sa maîtresse, que les prétendants mettent Pénélope en demeure de choisir, qu’elle ait, grâce à Athéna l’idée de l’arc et des anneaux de haches et qu’enfin Ulysse revienne pour tuer tout le monde sans quoi ce ne serait pas « digne d’être lu », c’est-à-dire légendaire.

Dans le film de Wim Wenders, « les ailes du désir », Homère, que le réalisateur fait revenir à la Bibliothèque de Berlin, dit : « Il n’y a que des épopées de la guerre mais pourquoi pas une épopée de la paix ». Pénélope lui répond : " Parce que ce ne serait pas une épopée". La paix est infâme et il faut travailler de prés la trame de la toile pour éprouver l’absolue légèreté de toute action, de tout événement. Rien ne s’inscrit nulle part. Nos actions ne se gravent pas dans le marbre de la mémoire des hommes. Tout ce qui se fait peut s’éclairer aussi bien sous la lumière du commencement que s’obscurcir dans l’ombre de la fin. Si nos vies suivaient un plan linéaire avec un début et une fin, alors là oui ! Ce serait grave, mais ce plan est une illusion de l’Agôn, Achille croit que l’on se souviendra de lui parce qu’il a tué Hector, mais Pénélope active clandestinement le vrai métier à tisser de l’Aîon au regard duquel Achille, Hector, Hélène « tout ça », c’est des histoires ! C’est l’écume de la vague, c’est la fiction dont nous nous berçons pour oublier qu’en-deçà des évènements qui « arrivent », il y a la dynamique inexorable de la collatéralité des incidences. Ce n’est pas ce qui se produit qui est « fatal », inévitable, irréversible dans l’esprit de cette collatéralité, pas même la texture dans laquelle cela se produit, c’est plutôt la dynamique au fil de laquelle c’est toujours en train de se produire. L’irréversible, Atropos, Pénélope c’est la réalisation de ceci qu’exister, ça ne cesse jamais d’être. La mort de la femme, la naissance de l’enfant, ce sont des « aléas », aussi difficiles que cela puisse être à avaler pour ce père veuf. Déjà l’existence est en train de tisser « dans cela » autre chose que « cela », nouvel ouvrage de points remarquables tissés à partir des anciens tout aussi remarquables mais déjà dépassés par cette redistribution inédite, par cette tisseuse délirante et atropique qui n’invente jamais rien mais modélise sans jamais faiblir des patrons d’agencements collatéraux inattendus.

Les héros et les prétendants veulent des honneurs et des exploits pour briller avant de mourir parce qu’ils ne conçoivent la vie que linéaire avec un début et une fin, donc Pénélope leur fixe un terme, une échéance : la fin du linceul de Laërte mais elle sait bien déjà qu’on ne tisse pas davantage pour le plaisir d’aboutir au produit fini qu’on ne vit vraiment pour accomplir des exploits. Exister, c’est tenir, se maintenir dans le flux hasardeux d’un ouvrage toujours approximatif, toujours en chantier. Il n’y a rien à broder de mémorable sur la toile parce qu’il ne se produit jamais rien de nécessaire ni d’édifiant. Pénélope n’a rien à célébrer, juste à épaissir le cours du temps, à suspendre la linéarité glorieuse et compétitive de l’agôn, à neutraliser le flux des impatiences et les avidités pour que quelque chose d’un temps sans attente, ni espoir, ni exigence, quelque chose d’un temps pur, physique, réductible à l’espace à de la pure plasticité puisse affleurer à la surface de l’autre.
Sur ce point, toute personne s’attelant à son tricot partage avec Pénélope une sorte de désintéressement profond à l’égard du produit fini, non pas que ce dernier soit vraiment indifférent mais on ne peut vraiment s’y mettre que maille après maille, et c’est toujours par le biais d’une modalité presque inadvertante que le pull ou l’écharpe « paraît ». D’autre part, quand on voit quelqu’un tricoter, on perçoit bien que l’on est en face d’une modalité de présence tout-à-fait étonnante, à savoir une sorte de connexion des nerfs digitaux et du nerf optique qui tout en semblant décrire le mouvement de renfermement sur soi d’une boucle est étonnamment attentive à quelque chose. Faire du tricot c’est être aux aguets comme un chasseur sauf que le gibier, c’est la forêt. Ce n’est pas vers l’intérieur que l’attention se porte ni sur tel ou tel épisode de sa vie mais plutôt vers ce qui dans le mouvement d’un ouvrage de maille pointe vers la possibilité physique d’un espace « rabattable ». On peut tricoter un anneau de Moebius mais on ne peut le dessiner qu’imparfaitement et cela suffit à nous faire comprendre que la pratique du tricot est probablement l’une des explorations les plus subtiles d’un espace tridimensionnel.

C’est de cela même que l’art du tissage et du tricot est la tentative de neutralisation, à savoir du fait que nous vivons dans l’espace plus que dans le temps, en tout cas de la représentation agonistique, linéaire, sociale du temps. Dés qu’on y réfléchit, on comprend que notre jugement sur des moments de notre existence ou sur les évènements qui nous arrivent vient de ce que nous les situons sur un axe temporel linéaire. Pour réussir sa vie, il faut que sa vie s’étende devant soi ou derrière soi si on pense qu’on l’a déjà réussie, mais dans tous ces cas de figure, on manque la seule réalité ultime, indiscutable, à savoir qu’on est d’abord et finalement seulement « enveloppée » dedans. Tout ce qu’on peut faire dans cette perspective, c’est s’y maintenir « maintenant », compenser les chocs, neutraliser les flux. Le bien, le mal, la vie réussie, la vie ratée, tout cela ce sont des réflexions d’après coup, de gens pressés (et pas assez compressés) qui pensent qu’il y a toujours mieux à faire que de tricoter, sans s’apercevoir que ce sont eux les vrais oisifs. La pratique du tricot, c’est l’activation d’un jeu d’alternances collatérales dans un espace tridimensionnel éprouvant dans l’efficience même de son ouvrage la résistance d’une texture qui est le réel même et dont on pourrait dire qu’il est constitué d’externalités « neutres » (par opposition aux externalités positives ou négatives dont on parle en économie).
Quand on voit quelqu’un écrire, on n’ose pas le déranger parce qu’on se dit que cette personne est en train de penser à ce qu’elle dit et surtout parce qu’elle en train de créer du sens, des figures de sens, des tropes dans une dimension signifiante. Quand on voit quelqu’un tricoter, on a bien affaire à une agitation digitale concentrée, précise, technique, mais dépourvue de sens, de portée symbolique. Cette personne fait une activité manuelle qui va aboutir à un pull, mais évidemment tout change dés que l’on pense à ce que Pénélope nous a fait découvrir à savoir qu’une personne tricotant est attentive à tout sauf au produit fini.

Nous voilà donc en face d’une pure gestuelle, un peu comme les compulsifs du Komboloï (chapelet "profane"), mais c’est, en fait très différent, car l’utilisateur de komboloï tripote un chapelet en faisant autre chose alors que le tricotant ne fait que ça, comme l’écrivant. Plus encore, le tricot et l’écriture partagent au moins trois caractéristiques : la pointe, la courbe (la boucle) et la trace, d’une trace qui ne se détache jamais vraiment de son stylo, qui le suit à la trace, comme on pourrait le dire de glyphes ou de hiéroglyphes qu’il ne suffirait pas d’avoir tracés pour en avoir vraiment fini avec eux. La maille est dans le sillage d’une aiguille qu’elle ne quitte pas alors que le caractère est comme une empreinte isolée de son pas. L’écriture est donc toujours déjà du futur passé : ce que j’écris, parce que je l’écris est déjà écrit. Il est logique que le personnage d’Achille vienne à l’écriture parce qu’il n’y a qu’elle qui puisse accomplir son souhait de vivre dans les mémoires. L’ouvrage du tricotant, par contre, est comme une boucle qui ne cesse de s’enrouler en une multiplicité de petites boucles qui ne sont jamais vraiment bouclées avant que l’ouvrage ne soit terminé (et la grande boucle bouclée). Lorsque un tricotant reprend aujourd’hui l’ouvrage qu’il avait laissé la veille, il reprend le fil d’une continuité authentique au regard de laquelle il n’y a pas plus d’hier que de demain parce que c’est toujours la même boucle que je vais me contenter de complexifier, d’enrouler davantage et qui finalement n’en finit pas de se resserrer. Et c’est exactement cela l’aîon, la perception dans le temps qu’il n’y a ni avant ni après dans le temps mais juste un éternel présent dans l’espace.

De fait, tricoter est un acte qu’il nous est ainsi possible de définir comme l’exploration tous azimuts de l’espace car contrairement à l’écriture qui ne se déploie que linéairement dans un espace à deux dimensions : hauteur et largeur, le tricot parcourt aussi bien le dessus et le dessous que le droite et la gauche ainsi que l’envers et l’endroit. La pointe de l’aiguille est bien plus qu’une tête chercheuse, elle est une tête fouailleuse, une sonde dont l’agitation suscite, autant qu’elle le teste, ce que l’espace « peut ». Or, il y a vraiment quelque chose de cette agitation que le simple spectateur de tricoteuses et tricoteurs à l’ouvrage perçoit comme neutralisation, neutralisation de ce que l’espace rend possible, neutralisation aussi de la terreur qui nous saisit quand nous réalisons qu’il n’existe aucune possibilité d’être ailleurs que dans l’espace. L’espace est notre prison, mais en même temps c’est une prison muable dont une simple gestuelle suffit à bouleverser les murs, c’est-à-dire à transgresser la notion de murs. Sous cet angle, le tricot c’est un peu le passe-muraille de Marcel Aymé. C’est la fin du plan et le triomphe du volume, ou plutôt ce qui nous fait toujours passer du premier au deuxième.
Dans le moment de cette réalisation, il n’y a plus de temps à perdre, au sens propre, parce qu’il n’y a pas de temps du tout, c’est-à-dire que la compréhension du fait que l’espace est notre prison signifie que nous ne faisons jamais rien dans le temps en réalité. L’Aîon, c’est la perception d’un présent qui dure toujours et le tricot, le tissage, c’est l’écriture qui correspond à ce présent là, c’est-à-dire à l’exhaustivité de cet espace là pleinement compris pleinement vécu pleinement lui-même.

On nous « bassine » sans arrêt avec l’irréversibilité du temps mais on devrait pouvoir y opposer la réversibilité du tricot parce que c’est précisément l’activité dont la manifestation travaille et révèle la réversibilité de l’espace, et donc celle de l’éternel retour de nos prétendues destinées qui sont plutôt des bobines roulées par Lachesis que des lignes droites à vecteur orienté vers la terre promise d’une retraité bien méritée. Tricoter c’est en quelque sorte machiner de l’espace parce que c’est la seule matière qu’on puisse machiner et en même temps la seule dimension à l’intérieur de laquelle machiner « se peut ». Cela signifie que la pratique du tricot peut se définir comme une écriture à trois dimensions qui a renoncé à la profondeur de sens pour lui préférer une profondeur de champ et l’on comprend ainsi pourquoi Pénélope est comme ce point de fuite de l’Odyssée par lequel tout le récit se délite, se défait. Plus rien n’est narrable à partir d’elle parce qu’elle a révélé la dimension « infâme » de la réalité, soit la réversibilité de l’espace et c’est par rapport à cette éternelle réversibilité là que tout est précieux, unique, rare, sacré, parce que présent.

Tant que l’on croit au temps, à l’agôn, on écrit pour « dire des choses », envoyer du sens, des messages qui donnent à penser, qui sont édifiants exemplaires, etc, histoire de ne pas mourir idiots. Mais dés que l’on a cessé d’entretenir cette illusion et qu’on écrit de fil en aiguille par le tissage ou le tricot, on n’a pas la prétention de signifier quoi que ce soit, on dessine dans l’espace des figures qui à mesure se tressent comme des volumes et puis c’est tout, mais il n’est pas exclu qu’il y ait dans la candeur de cette action sans mémoire ni sens  l’expression d’un « connais toi toi-même aphasique » autrement plus puissant que celui-là même de Socrate. Dans l’exercice infiniment pratique de cette pure exhaustivité de l’espace, on a peut-être touché du bout de l’aiguille la vérité d’une existence dans laquelle la mort ne peut pas même valoir à titre de préoccupation, d’un présent sans bord extérieur, d’une attention au réel suffisamment forte pour que les Dieux eux-mêmes soient mis en échec devant l’efficience humaine d’une authentique atropie, absence de trope, de figuration, de mythologie, de croyance.