samedi 15 février 2020

Message de Queja to the Literary Terminale Two: l'album photo de Friedrich Nietzsche (document historique)








Je sais:j'ai pas l'air commode comme ça! But my heart belongs to the TL2 
and il have to keep it cool!    










Bon! J'ai adoré Schopi, mais question joie de vivre, ça vaut pas les TL2



Des fois avec Karl, on se boit des chopines et on vise les canettes.
Mais ça vaut pas les rendez-vous skype avec les TL2








Il me fait marrer le blondinet avec son marteau d'opérette! Avec le mien
J'ai tout cassé la Vérité, même que les TL2, ils veulent casser Trump avec!






Euh! Dis donc Sœurette, tu me lâches un peu?
J'ai un rendez-vous Skype avec les TL2.





         J'séduis pas, j'envoûte, j'hypnotise, j'emballe adonf! Surtout les TL2,            
Mais putain! Pourquoi ça marche pas avec Lou-Andréa?                   


 



Lou-Andréa par ci! Lou-Andréa par là! Honnêtement elle de ouf non?

cela dit, côté réflexion, ça vaut pas les TL2!




Bon, j'ai pas pu pécho Lou-Andréa, mais les TL2, ils ont compris 
l’Éternel retour








Des fois, j'écris des trucs qui jettent, mais cherchez pas d'où ça me vient 
cette inspiration! Je vous ai parlé des TL2 du Lycée Nodier?




Allez! Je roule un gros patin à Blanchette et je pique un petit roupillon
C'est que ça plombe de trimer pour les TL2 !






Oups! Je me souviens de rien...Attendez...Oui...Les TL2 du Lycée Nodier






Euh! Dis donc Machin! Ca te suffit pas d'avoir mon buste?
Tu veux pas ma photo non plus?  Et puis ta moustache est ridicule!
Ils sont ou les TL2 ? 

mercredi 12 février 2020

HLP Les représentations du monde - Cours du 12 février 2020

           Les cosmogonies sont des récits fabuleux, mythologiques qui décrivent la formation du monde et dans lesquelles le « souci » est simplement de rendre compte de cet engendrement en racontant des « histoires », des fictions dont la visée est moins d’être crues que d’être admirées, de produire du charme par l’invention, par le souffle épique et dramatique du récit.
La cosmologie est « la science des lois générales par lesquelles l’univers est gouverné ». Peut-on considérer le monde comme objet d’une science sachant que se posera le problème de la distance, de l’écart , de l’objectivité entre le sujet qui étudie et l’objet étudié puisque il nous est impossible de nous extraire de l’univers pour savoir ce qu’est l’univers.
    De la première à la seconde, nous pouvons avoir l’impression première que nous passons de mythos à logos, de la mythologie à une science, d’une interprétation cherchant la beauté, le charme à une explication rigoureuse et prouvée, n’assurant rien qu’elle ne puisse démontrer et décrivant par conséquent ce que le monde est vraiment.
   
           Mais il convient d’être extrêmement prudent dans cette distinction, dans ce découpage strict entre mythos et logos, car il y a toujours de l’un dans l’autre et de l’autre dans l’un. D’abord, aussi libérés que soient les récits mythologiques, les cosmogonies de « l’effet de réel », ils ont toujours pour but de décrire l’existence du monde tel qu’il est. Deuxièmement, ils nous apprennent beaucoup de choses sur certaines images ou sur certains fantasmes récurrents de la pensée humaine comme l’hostilité du père envers les enfants (Ouranos, Chronos, Zeus), sur ce fond de pulsions et d’instincts, de fascinations à l’égard du mal, de l’interdit, du crime et de la démesure (voir la lignée des Atréïdes dans Thyeste). Sur ce sujet, il faut citer le livre de Freud Totem et Tabou: les récits mythologiques et cosmogoniques disent quelque chose d’un non-dit fondamental de l’humanité. Pour les grecs, il n’est question que d’inceste, de viol, de vengeance, de cannibalisme. L’esprit tragique grec décrit la démesure (hybris) que la cité, la science, la philosophie de Platon et d’Aristote, l’oeuvre de civilisation notamment du 5e siècle avant JC, devra rationaliser, combattre, assagir.
   

           D’autre part, il y a toujours des effets de croyance, de postulation dans le logos. Le Big Bang est une hypothèse cosmologique à laquelle il est vraiment raisonnable et rationnel de se rallier. La plupart des scientifiques le font aujourd’hui, notamment parce qu’il est certain que notre univers n’est pas constitué d’une texture figée mais dynamique. Ce que nous dit le Big Bang d’absolument certain, ce n’est pas tant que quelque chose a commencé, mais plutôt que le monde est un devenir. L’espace n’est pas un milieu neutre et objectif, immuable, dans lequel il se passe des choses, c’est plutôt que l’espace lui-même a une histoire, l’espace n’est pas: il devient. Il faudrait à la limite se représenter une maison qui serait une réalité vivante, un monstre organique  et dont la disposition des pièces changerait, évoluerait. Représentez-vous une maison dans laquelle vous ne seriez pas sur d’un jour à l’autre de retrouver la cuisine ou votre chambre au même endroit et vous aurez une représentation de ce que l’univers est.
       
Mais la raison le peut-elle? Pouvons-nous être à la hauteur de ce dynamisme au sein duquel nous ne représentons qu’une infiniment petite et dérisoire particule? Ne sommes nous pas des puces qui nous racontons l’histoire de notre grandeur sur le dos d’un tigre que nous grattons un petit peu? (Fable de Nietzsche)
       
Qu’est-ce qu’une métaphore? Une figure de langage qui consiste dans une modification de sens (du sens littéral au sens figuré) par substitution analogique. Pour reprendre l’exemple cité dans wikipedia, « cette faucille d’or dans le champ des étoiles » est une métaphore désignant la lune. De fait lorsque nous regardons la lune et voyons sur sa sphère se dessiner son dégagement progressif de l’ombre que notre terre projette sur sa surface visible par rapport au soleil, nous voyons bel et bien se dessiner la forme d’une faucille, mais c’est une transposition, une image qui rend compte d’une vision qui elle est réelle. Métaphoriser, c’est porter (phore) au-delà (méta). Nous poétisons sur une réalité. Nous rendons compte d’une vision effective par une image qui ressemble (analogie) à la réalité que nous voyons.
        Nous réalisons immédiatement que la cosmogonie ou la mythologie résident dans un procédé de cette sorte. Mais nous n’en dirions pas de même de la cosmologie ou de la science, en général. La question est, en un sens, de savoir si cette puce que nous sommes peut faire autre chose que de métaphoriser le dos de ce tigre sur lequel elle vit. Par rapport au Big Bang, nous ne parvenons pas à le métaphoriser autrement que comme un commencement, alors même qu’il n’en est pas un. Au « début » (et ce terme en lui-même est peut-être faux) la matière et le rayonnement constituaient un amas tellement compact qu’il ne laissait pas passer la lumière de telle sorte que c’est seulement 380 000 années plus tard que le fond diffus cosmologique a commencé à émettre et que nous le percevons aujourd’hui. Cela signifie qu’en un sens nous ne pouvons que métaphoriser rationnellement, conceptuellement, scientifiquement ces 380000 années qui ne sont pas observables. Cette notion de métaphorisations est fondamentale, comme Nietzsche l’a bien compris/ il peut exister des métaphores poétiques, mythologiques ou des métaphores conceptuelles ou scientifiques mais une présentation littérale du monde est impossible et nous sommes ainsi capables de donner un sens précis et authentique au re de représentation du monde, c’est le re qui exprime le décalage de la métaphorisation.
        Quelle attitude faut-il que nous adoptions lorsque nous réalisons que nous sommes fondamentalement des « animaux métaphorisants » ? Que nous ne nous laissions jamais aller à croire que nous sommes autre chose, que nous maintenions constamment dans notre esprit cette efficience, ce qui nous pourrait éventuellement nous conduire à défendre l’idée qu’à leur insu, les scientifiques sont simplement des poètes d’une autre style que les poètes de la mythologie et de la littérature (ceux que certains d’entre eux seraient prêts à admettre, mais pas tous).
        L’une des conséquences les plus évidentes et les plus philosophiques de cette « instinct de métaphorisation » qui caractérise l’être humain, réside dans la relativisation de notre existence. Nous ne faisons que nous raconter des histoires approchantes, analogiques de l’existence de l’univers mais jamais aucun de ces récits ne parviendra à nous donner une représentation parfaitement fiable, légitime, certaine des lois nécessaires qui expliquent parfaitement l’existence de l’univers, de la vie, de l’homme.
       
Et c’est exactement cela qui pose problème lorsque nous examinons le principe anthropique fort ou faible de Brandon Carter, parce qu’il ne se rend pas compte qu’il interprété comme nécessaire des relations qui sont contingentes. Le fait que l’univers soit observable n’implique aucunement la nécessité que l’homme ait été conçu en son sein pour être celui qui l’observe. Ce n’est pas parce que l’univers est observable qu’il y nécessité à ce qu’il soit observé, c’est parce qu’il est observé, de fait, et cela est une indiscutable réalité, que nous pouvons continuer une histoire très crédible sur ce qui fait qu’il est observable. Nous pourrions utiliser une image (qui semble n’avoir rien à voir mais en fait si!). Des amoureux peuvent se convaincre qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, cela ne changera rien au fait que c’est à partir de leur rencontre qu’ils peuvent se raconter l’histoire de leur destin amoureux, de leurs « âmes soeurs ».
             
Nous avons en nous une pulsion fabulatrice, et tant mieux, mais il faut bien le savoir, en prendre conscience. Nous pouvons prendre plaisir à nous raconter des histoires de destin, de vocation, de mission divine, d’éternité. Nous étions faits l’un pour l’autre, mais il est toujours possible de se raconter comme un destin, comme une providence divine ce qui en réalité n’est qu’une suite d’évènements contingents qui à chaque moment auraient pu se passer différemment. De fait nous nous sommes rencontrés, et ça a marché. C’est toujours à partir du présent que l’on peut donner à un instant la lourdeur d’une destinée, d’une mission ou d’une vocation mais il faut se méfier: n’est-ce pas quelque chose d’orgueilleux? Un moyen de se donner une importance à laquelle nous ne pouvons prétendre?
       
N’est-ce pas exactement ce que fait Brandon Carter: que l’univers soit observé est un fait présent à partir duquel nous pouvons bien nous raconter l’inéluctabilité de cette histoire qui aboutit à ce qu’il soit observé, cela ne prouvera rien d’autre que ceci: nous observons l’univers. Ce n’est pas parce qu’il est observable que nous étions « voués » à l’observer, c’est parce que nous l’observons que nous pouvons nous raconter l’histoire d’un univers observable. Ce qui « est », c’est du présent et tout ce qui fait référence à du passé ou à du futur même proche manifeste un travail de reconstruction à partir de ce présent. Tout prend sens à partir du présent, mais aucun récit ne peut prétendre à être objectif ou « vrai » quand il insère ce présent dans une nécessité providentielle, divine, éternelle.

lundi 10 février 2020

Comprendre la durée - Le morceau de sucre de Bergson

"J’en reviens toujours à mon verre d’eau sucrée : pourquoi dois-je attendre que le sucre fonde ? Si la durée du phénomène est relative pour le physicien, en ce qu’elle se réduit à un certain nombre d’unités de temps et que les unités elles-mêmes sont ce qu’on voudra, cette durée est un absolu pour ma conscience, car elle coïncide avec un certain degré d’impa­tience qui est, lui, rigoureusement déterminé. D’où vient cette détermination ? Qu’est-ce qui m’oblige à attendre et à attendre pendant une certaine longueur de durée psychologique qui s’impose, sur laquelle je ne puis rien ? Si la succession, en tant que distincte de la simple juxtaposition, n’a pas d’efficace réelle, si le temps n’est pas une espèce de force, pourquoi l’univers déroule-t-il ses états successifs avec une vitesse qui, au regard de ma conscience, est un véritable absolu ? pourquoi avec cette vitesse déterminée plutôt qu’avec n’importe quelle autre ? pourquoi pas avec une vitesse infinie ? D’où vient, en d’autres termes, que tout n’est pas donné d’un seul coup, comme sur la bande du cinématographe ? Plus j’approfondis ce point, plus il m’apparaît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au lieu d’être donné à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déterminé au moment présent, et que, si le temps occupé par cette succession est autre chose qu’un nombre, s’il a, pour la conscience qui y est installée, une valeur et une réalité absolues, c’est qu’il s’y crée sans cesse, non pas sans doute dans tel ou tel système artificiellement isolé, comme un verre d’eau sucrée, mais dans le tout concret avec lequel ce système fait corps, de l’imprévisible et du nouveau. Cette durée peut n’être pas le fait de la matière même, mais celle de la Vie qui en remonte le cours: les deux mouvements n’en sont pas moins solidaires l’un de l’autre. La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place."
                                                                               Henri Bergson - L'évolution créatrice

Explication de texte

« Le moi ne devient lui-même l’objet du « regard »  intérieur que quand il réussit à se saisir de cette manière dans le miroir de sa propre expression. Car toute extériorisation des simples états du moi s’accompagne maintenant d’une nouvelle manière de les entendre, d’une certaine façon de les percevoir et d’y « prêter l’oreille ». Et cette manière d’écouter conduit peu à peu à une forme d’« obéissance » très éloignée de la simple soumission, de l’assujettissement inconditionnel à l’émotion. L’émotion, dans la mesure où elle apprend à s’exprimer et à s’apercevoir par cette expression, perd la force de contrainte immédiate et brutale qu’elle exerçait sur le moi. Alors apparaît, en un sens non seulement théorique, mais pratique, cette orientation vers la « réflexion » que Herder, dans son essai sur l’origine du langage, regarde comme le facteur intellectuel décisif de toute création verbale. L’organisation vocale et verbale de l’émotion empêche son explosion prématurée et purement motrice ainsi que l’abandon sans limite et sans résistance à son impulsion. Le développement du langage met de mieux en mieux en lumière ce résultat fondamental. Tous les observateurs du parler enfantin sont d’accord sur le fait que les premières impressions verbales de l’enfant sont très éloignées de cette sorte de représentation « objective » (…) Elles restent exclusivement dans le cercle des états propres du moi auxquelles elle donnent, en quelque manière, issue en dehors en les manifestant par la voix. Mais dans la mesure où le véritable langage se réveille chez l’enfant, quand « la conscience symbolique » qui le caractérise se fait jour, elle fait aussi tomber l’écorce de la pure émotivité. Sa domination absolue et despotique est désormais brisée. Elle ne peut plus régner sans restriction; mais, d’une façon toujours plus claire et toujours plus consciente, certaines forces intellectuelles antagonistes entrent en action contre elle sur le même plan (…) Ainsi l’homme acquiert avec le langage non seulement un nouveau pouvoir sur les choses, sur la réalité objective, mais encore un nouveau pouvoir sur lui-même. »



Sujet 2:  Expliquer le texte suivant extrait de « vérité et mensonge au sens extra moral » de Friedrich Nietzsche (1873)

         « Repensons particulièrement au problème de  la formation des concepts. Chaque mot devient immédiatement un concept par le fait que, justement, il ne doit pas servir comme souvenir pour l’expérience originelle, unique et complètement singulière à laquelle il doit sa naissance, mais qu’il doit s’adapter également à d’innombrables cas plus ou moins semblables, autrement dit, en toute rigueur, jamais absolument identiques, donc à une multitude de cas différents. Tout concept naît de l’identification à du non-identique. Aussi sûr que jamais une feuille n’est entièrement identique à une autre feuille, aussi sûrement  le concept de feuille est-il formé par abandon délibéré de ces différences individuelles, par oubli du distinctif, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles quelque chose comme « la feuille », une sorte de forme originelle sur le modèle de quoi toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, mesurées, colorées, frisées, peintes, mais par des mains inexpertes au point qu’aucun exemplaire correct et fiable n’en serait tombé comme la transposition fidèle de la forme originelle. Nous appelons un homme « honnête »; nous demandons « pourquoi a-t-il agi honnêtement aujourd’hui? » Nous répondons habituellement: « en raison de son honnêteté ». L’honnêteté! Autant répéter que la feuille est la cause des feuilles. Mais nous ne savons absolument rien sur une qualité essentielle qui s’appellerait « l’honnêteté », nous n’avons affaire qu’à un grand nombre d’actions individualisées et par conséquent dissemblables, que nous assimilons par abandon de la dissemblance et désignons dorénavant comme des actions honnêtes; en fin de compte nous extrayons d’elles la formule d’une qualitas occultas portant le nom de « l’honnêteté ». L’omission de l’élément individuel et réel nous fournit le concept, comme elle nous donne aussi la forme, tandis que la nature, au contraire, ne connaît ni formes ni concepts, et donc, pas non plus de genres, mais seulement un X qui reste pour nous inaccessible et indéfinissable. Car notre opposition entre individu et genre est elle aussi anthropomorphique et ne provient  pas de l’essence des choses, même si nous ne nous risquons pas non plus à dire qu’elle ne lui correspond pas: ce serait en effet une affirmation dogmatique et, comme telle, tout aussi indémontrable que son contraire. »
La connaissance de la doctrine des auteurs n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.  

dimanche 2 février 2020

Vérité et mensonge au sens extra moral - Explication (2)

4) Résumé et plan de l’œuvre

§1 - L’invention de la connaissance donne à l’homme la prétention d’être porté par une mission « supérieure », mais ce n’est là qu’un détour visant à se donner une importance qu’il n’a pas au regard de l’univers. L’être humain n’est qu’un point de vue, la mouche est un autre point de vue et rien en ce monde ne saurait être autre chose qu’interprétation.

§2 - Le responsable de cet orgueil démesuré est l’intellect, lequel trompe le regard des hommes notamment en imposant de la connaissance elle-même une représentation excessivement flatteuse.

§3 - L’intellect joue chez l’homme le même rôle que les cornes chez le taureau ou la mâchoire chez le tigre. Il est une défense qui lui permet de survivre. Par conséquent, l’être humain est, à l’échelle de la création, l’être le plus trompé, le plus victime de ce voile d’une illusion quasiment constante. C’est comme si l’homme vivait comme enfermé à l’extérieur de son propre corps, et la nature a jeté la clé qui lui permettrait de réaliser qu’il consiste aussi dans le jeu complexe de tous ses organes. Mais alors comment expliquer qu’une créature aussi dupée soit investie d’un instinct de vérité? (problématique de l’oeuvre)

§4 - Il existe un premier niveau de réponse possible qui consiste dans les conséquences socialement dommageables du mensonge. Dire la vérité, c’est d’abord suivre l’accord de convention grâce auquel quelque chose comme une société existe. Mentir, c’est trahir le lien. Mais quel lien? Celui des hommes et plus précisément celui du rapport supposé entre le mot et la situation décrite. La première manifestation de l’instinct de vérité c’est donc cette attente des hommes afin que l’on ne travestisse le rapport entre ce qui est et ce que l’on dit de ce qui est, qu’on ne se prétende pas riche si on est pauvre. On voit bien que finalement ce qui gêne dans le mensonge c’est la conséquence sociale du mensonge plutôt que l’exigence pure de la vérité.

§5 - Or, que nous possédions une vérité parce que nous sommes les récepteurs d’un énoncé conforme à une réalité est « faux ». Affirmer que la proposition: « la pierre est dure » est vraie pose problème en effet. Nous rendons compte d’une excitation nerveuse particulière: la dureté de la pierre par un énoncé général qui repose 1) sur l’assimilation de ce caillou au concept général de « pierre » 2) sur l’étiquetage de cette impression sensible à la notion universelle de « dureté » 3) sur la liaison du sujet pierre au prédicat de dureté par la copule « est ». Que quelque chose comme de la dureté puisse être appliquée à quelque chose comme de la pierre, c’est de l’arbitraire linguistique, pas le constat d’une vérité extérieure, c’est de la langue qui tourne bien mais seulement dans le cadre fermé de sa systématique interne.

§6 - Rendre compte d’une réalité par un énoncé ou par un terme suppose une double métaphore. Ce terme désigne un « déplacement », un transport (porter au-delà, en grec) par le biais duquel on déporte ce que l’on essaie de désigner vers une autre situation présentant un certain rapport plus ou moins fort d’analogie. « Cette faucille d’or dans le champ des étoiles » est la métaphore de la lune pour Victor Hugo. Cela suppose l’analogie visuelle, « imageante » entre la forme d’un quartier de lune et la faucille. Donc c’est une image, mais c’est du figuré puisque il n’y a aucun rapport logique, efficient entre la lune et la faucille. Or toute assimilation d’une réalité à un énoncé suppose une double métaphore: 1) celle de l’excitation nerveuse à une image (de la sensation de dureté à l’image de la pierre) et 2) celle de l’image à un vocable (de l’image de la pierre au mot /pier/).

§7 - Le langage utilise des concepts: vertu, mal, bien, honnêteté, mais il ne s’agit jamais de rendre compte de l’expérience particulière que nous faisons d’un acte exécuté par une personne particulière. Quand je dis d’une personne qu’elle est honnête ou qu’elle a agi honnêtement, je l’intègre dans l’ensemble de toutes les personnes honnêtes, je la noie dans la masse de tous les gens honnêtes. Si je la distingue des personnes malhonnêtes, c’est pour l’indifférencier en retour dans la masse uniforme d’un étiquetage commun: les gens honnêtes, donc banalisé, donc inadéquat pour qualifier cet acte là, dans toute son unicité. On mesure ainsi le degré énorme d’approximation et de ratage que présuppose tout énoncé de langue. La nature est un flux dynamique et mouvant de configurations, d’eccéïtés toujours nouvelles, inclassables, uniques, dissemblables. Tout énoncé linguistique visant à la nommer ou à l’exprimer part d’un a priori qui l’exclue, de telle sorte que la nature est à la fois ce dont on ne cesse de parler (parce qu’il n’y a pas d’autre à dire) et ce dont il n’y a rien à dire (parce que tout ce que l’on en dira ne sera pas « elle »)

§8 - La vérité c’est donc cette illusion d’un rapport de conformité entre le monde et ce que l’on dit du monde, illusion portée, « méta-portée » par le langage.

§9 - Résumons: l’homme se ment à lui-même quand il croit dire la vérité. Il se rallie à la masse. Nous sommes finalement  comme le cobaye de l’expérience de Asch qui fait semblant de croire que le segment qui correspond est B alors qu’il voit bien que c’est C. De la même façon, nous savons bien que le mot « honnêteté » ne veut rien dire, en fait, qu’il ne correspond pas vraiment à l’attitude de tel homme qui est bien autre chose que ça, mais nous le disons « honnête » quand même, par peur de nous désolidariser du troupeau des gens qui parlent. Mais nous oublions que nous le savons, nous ne nous rendons pas compte que nous mentons et c’est justement parce que nous ne nous en rendons pas compte que nous croyons dire la vérité. C’est ça l’instinct de vérité.

§10 - Plus il désire s’intégrer à la communauté des hommes, plus il va stigmatiser le méchant menteur sans se rendre compte que c’est au nom d’un mensonge plus généralisé encore qu’il le stigmatise. Celui qui travestit le langage est un menteur dit-il mais le langage est en soi une structure mensongère, fondamentalement menteuse, métaphorisante. Il faut dissocier les métaphores intuitives et les métaphores conceptuelles ou intellectuelles. Que nous transposions une excitation nerveuse en image peut parfaitement et adéquatement recouvrir cette unicité de toute réalité, de tout instant (c’est ce que fait l’art et la mythologie), mais c’est dans la transposition de cette image en mots, en concepts que s’effectue cette substitution mensongère d’une existence baroque, confuse, multiple et dynamique en un un système rigide, froid, mathématique et catégoriel (la science). L’homme croit alors découvrir le monde quand il ne fait en réalité que faire tourner à vide la logique formelle des concepts. Quand Victor Hugo dit que la lune est une faucille, il sait ce qu’il fait, il sait que la faucille ne décrit que le rapport imagé, figuré avec la lune. Quand Einstein dit que l’énergie d’une particule est égale à la masse de cette particule multipliée par la vitesse de la lumière au carré, il met en rapport (certes avec génie) des concepts de masse, d’énergie, de vitesse et nous croyons qu’il parle du réel parce que de fait ce qu’il avance est vérifiable dans « les faits », mais c’est simplement une interprétation dotée d’une cohérence linguistique et mathématique suffisamment rigoureuse pour que sa routine, son enchaînement se produise. C’est la cohérence à soi d’une logique conceptuelle  et symbolique qui se vérifie dans la supposée « vérité » de cette équation, et rien d’autre. (Le fond de cette affaire c’est qu’il n’y a aucune raison pour Nietzsche de poser dans le passage d’une hypothèse pensée, conçue à une expérience réelle valide un gage de certification parce que la pensée et le réel ne sont pas de nature distincte)

§11 - L’homme créateur, artiste, tragique (au sens grec) transpose des images à partir des excitations de ce nerfs et il libère ainsi le flux fécond de son imagination, mais retenir ce flux et le scléroser dans  le second mouvement de la métaphorisation conceptuel permet aux hommes de se doter d’un sentiment mensonger de sécurité, de stabilité. Le rapport entre une excitation nerveuse et une image est libre, contingent, hasardeux, multiple. Pour nous tranquilliser nous le solidifions et le cristallisons en relations nécessaires, pour nous complaire dans la fausse certitude d’un monde stable, compréhensible, utilisable, perméable à l’intelligence humaine


§12 - Si nous pouvions nous tenir au plus prés de ce que percevoir authentiquement est, nous saisirions cette myriade d’interprétations différentes et variables en fonction des espèces, mais tétanisés par cette révélation effrayante nous préférons entretenir l’illusion de ces propriétés universelles et scientifiques des éléments et des forces physiques qui ne viennent en réalité que de nous-mêmes. Nous nous extasions devant la nature sans nous apercevoir que c’est seulement de notre génie que nous sommes les adorateurs inconscients. La nature ainsi interprétée est comme une auberge espagnole dans laquelle on ne se nourrit que de ce que l’on y apporte.

II

§13 - La science fait son miel dans les alvéoles de ce columbarium que construit la conceptualisation (et la dénaturation) du monde empirique. L’homme d’action, le chercheur construisent leur cabane au plus prés de ce grand édifice par peur d’affronter des vérités d’une autre nature, plus « vraies ».

§14 - La science désenchante le monde en lui imposant le carcan des concepts et des opérations systématiques de la langue, de la désignation mais en même temps, ce dynamisme métaphorique qui lui a donné son élan ne se satisfait pas de cette fantastique architecture du columbarium, il ne cesse d’insuffler de nouvelles transpositions, de nouvelles métonymies. L’homme croit qu’il ne rêve pas quand il résonne scientifiquement mais il se peut que l’art le ranime de cette certitude que l’interprétation scientifique du monde est aussi un rêve. Si un rêve se répète indéfiniment on le prendra nécessairement pour la réalité et c’est bien ce qui se produit pour cette représentation d’une réalité stable, compartimenté, lisse, catégorielle.

§15 - C’est alors que les puissances du mythe et de l’art refont surface. Nous pouvons enfin laisser libre cours à cette faculté débridée d’associer des images fécondes avec des excitations nerveuses. Nous revenons à ce premier niveau de métaphorisation intuitive: les vierges se font enlever par des taureaux et les arbres peuvent parler.

§16 - Il existe une joie première et féconde à  se laisser tromper par le mythe parce qu'il consiste dans une fiction assumée. On pourrait dire que c'est parce que l'on n'y croit pas que l'on croit de la même façon qu'au théâtre on adhère à la fiction d’un "acteur-roi" plus royal que le roi lui-même.

§17 - On peut ainsi distinguer deux processus de métaphorisation: l’un qui se prend au sérieux, qui croit dire la vérité et qui déploie jusqu’au bout le processus de généralisation et de mensonge de la langue, c’est celui de l’homme raisonnable, moral, scientifique et l’autre qui laisse libre cours à un jeu de recoupements complètement débridé, artistique, aléatoire, hasardeux, c’est celui de l’artiste, de l’aède, du créateur.

Plan:  A la lumière de ce résumé rapide de tous les paragraphes de l’oeuvre, le plan de Nietzsche apparaît plus clairement. Il s’agit vraiment d’utiliser déjà son « marteau », sa méthode généalogique afin de mettre à jour ce qui agit sous l’efficience de cet instinct de vérité qui nous conduit pêle mêle à condamner le menteur, à utiliser les dénominations correctes pour qualifier une situation, à adhérer aux concepts, à l’idéal de la science, mais peut-être aussi à rejoindre l’authenticité des premières images, à laisser libre cours à des recoupements baroques, à des transpositions poétiques et imaginaires, à nous réjouir des mythes, à célébrer par l’art la vie. L’instinct de la vérité nous vient de la métaphorisation mais il convient de distinguer les métaphores intuitives, artistiques, imaginatives et les métaphores conceptuelles scientifiques, conceptuelles. Autant les premières célèbrent notre rapport à la vie et au monde, autant les secondes le désenchantent et l’anesthésient totalement. Nous suivons donc au fil du texte une logique qui finalement est celé de l’approfondissement de la question initiale:

1) Comment l’instinct de vérité a-t-il pu naître chez l’homme? (§1-2-3)
2) La nature a-sociale et dommageable à la communauté du mensonge (§4)
3) Mais le mensonge s’effectue dans une forme qui est, elle-même, en elle-même, mensongère: le langage (§5 - 6- 7- 8 -9)
4) C’est à cause de cette nature mensongère du langage que l’on croit progresser dans la compréhension scientifique du monde alors qu’on fait que l’interpréter avec le filtre d’une logique exclusivement humaine (§10)
5) C’est aussi un souci de sécurité et la peur d’affronter une réalité aléatoire, contingente, brute et  surtout plurivoque qui nous  guide dans cette démarche (§11 - 12 - 13)
6) Il n’existe pas de monde, ni de réalité objective. Il n’y a que des interprétations, des métaphorisations. La science croit déchirer le voile des illusions du sens commun, de la superstition, de la mythologie sans se rendre compte qu’elle consiste dans une autre modalité de rêve plus cohérent, plus systématique, plus rigoureux mais tout aussi interprétatif. Il n’est donc pas question d’opposer le réel à l’illusion le vrai au faux en fin de compte mais seulement deux instincts différents de métaphorisations: l’intuitive et l’intellectuelle. La première affirme la vie, la seconde l’anesthésie. L’instinct de vérité est donc né chez l’homme à partir de cette puissance de dissimulation qu’est l’art de sans cesse déplacer, transposer les sensations en images. (§14 - 15 - 16 - 17)


5) Explication linéaire
           " Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l'univers répandu en d'innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de « l'histoire universelle ». Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l'astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. - Une fable de ce genre, quelqu'un pourrait l'inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'intellect humain au sein de la nature. Des éternités durant il n'a pas existé ; et lorsque c'en sera fini de lui, il ne se sera rien passé de plus. Car ce fameux intellect ne remplit aucune mission au-delà de l'humaine vie. Il n'est qu'humain, et seul son possesseur et producteur le considère avec pathos, comme s'il renfermait le pivot du monde. Or, si nous pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu'elle aussi nage à travers l'air avec ce pathos et ressent en soi le centre volant de ce monde. Il n'y a rien de si abject et de si minuscule dans la nature qu'une légère bouffée de cette force du connaître ne puisse aussitôt gonfler comme une outre ; et de même que tout portefaix aspire à son admirateur, de même l'homme le plus fier, le philosophe, croit-il avoir de tous côtés les yeux de l'univers braqués comme des télescopes sur son action et sa pensée."


               « Que la fable soit! »: l’œuvre de Nietzsche commence donc par un « Fiat fabula! » détonant. Il était une fois la connaissance. Ce n’est pas seulement une mise en perspective  de l’intellect humain incroyablement efficace du point de vue désanthropocentré de l’immensité de l’univers, mais aussi une façon « d’annoncer d’emblée la couleur », c’est-à-dire de situer cet écrit à l’opposé radical de toute une tradition philosophique définissant la vérité comme l’idéal même de toute recherche, de toute quête de perfection, de toute activité humaine. Nous n’allons pas partir à la poursuite de la vérité comme les chevaliers de la table ronde s’élancent pour la quête du graal. Regardons-nous d’abord: des animaux sur une planète excentrée perdus dans les confins d’un système solaire parmi tant d’autres. La connaissance « ET » la mort: telle est notre destin, nous qui nous décririons plutôt nous-mêmes comme ces enquêteurs têtus, héroïques et infatigables n’ayant qu’un seul mot d’ordre et qu’une seule ligne de conduite: la vérité « OU » la mort. Cette fable humilie l’intellect humain mais ce n’est pas là une prise de position « idéologique » ou gratuite. Il est plutôt question de sonder finalement cet idéal d’objectivité propre à la vérité. Nous disons la vérité quand nous émettons une proposition universelle, exacte pour tout homme, en tout lieu en tout temps, c’est-à-dire que nous sortons du cadre étroit de nos intérêts, de nos relations affectives ou de notre façon personnelle de voir.
    Mais en même temps, comment et finalement où situer cette limite extérieure à partir de laquelle un jugement pourra être dit objectif, impartial, désintéressé? Mettons-nous « là » dit Nietzsche. Où « là »? Dans la fable d’abord, dans ce mythos extérieur au logos, légitimement suspecté d’entente, de collusion humaine , voire « d’obstruction à la libre concurrence » (pourquoi la vérité serait-elle une préoccupation exclusivement réservée à l’être humain?). Et plus encore, c’est finalement dans une perspective cosmique, voire cosmogonique que nous installe cette fable inaugurale. Des animaux dotés d’intelligence invente l’idée de connaître et s’enorgueillissent suffisamment de cette découverte pour ne pas réaliser a) qu’elle n’est rien au regard des éternités de ces espaces infinis qui effraient Pascal b) qu’elle n’est pas moins efficiente dans la capacité  qu’ont d’autres animaux comme la mouche de constituer tout comme les hommes un axe à partir duquel leur  vision du monde s’articule et se construit.
   
En 1974, l’astrophysicien australien Brandon Carter crée le concept de « principe anthropique », lequel illustre à merveille la prétention et le mensonge de « cette minute la plus orgueilleuse de l’histoire universelle ». La thèse de Carter se divise en deux parties:
- Il existe d’abord le principe anthropique faible selon lequel il n’est rien dans l’univers qui puisse être observé sans que son existence n’induise aussi la présence d’un observateur, d’un degré d’évolution rendant possible l’observation, c’est-à-dire « nous les hommes ». En d’autres termes, les structures du cosmos que nous observons ne sauraient se révéler à nous dans toute leur amplitude et leur complexité sans que cela n’induise une espèce suffisamment évoluée pour les observer dans cette complexité même. Si nous observons ce que nous observons, c’est parce que nous sommes ce que nous sommes.
- Le principe anthropique fort affirme que les paramètres à l’oeuvre dans l’existence de l’univers impliquent également la présence de l’homme. L’univers ne saurait être sans être explicable et dans l’étude de cette nécessité à l’oeuvre dans l’émergence factuelle de l’univers l’homme s’impose comme une donnée tout aussi nécessaire que l’univers dont il fait partie. Que la vie soit dans cette petite région de l’univers que nous habitons et que de fait nous y existions également ne se déterminent qu’au sein d’une fourchette de possibilités et de variables très étroite qui ne saurait donc être imputée au hasard. Notre présence est précisément trop improbable pour que nous puissions en rendre compte comme un heureux hasard. C’est une nécessité qui est à l’oeuvre dans l’émergence de la vie et de l’homme au sein même de cette vie.
      
  Il va sans dire que Nietzsche n’adhérerait ni au principe anthropique fort ni au principe anthropique faible, et en un sens, c’’est un peu l’enjeu de cette fable même si c’est en 1974 que Carter publia cette thèse. Il est assez facile de réfuter ces deux affirmations:
Concernant le principe anthropique faible, consiste-t-il en autre chose qu’une tautologie? Ne se réduit-il pas à affirmer la nécessité de l’existence humaine à partir de l’existence humaine. De cela seul que l’univers complexe existe et que l’homme puisse l’observer, il s’ensuit que l’homme était fait pour exister. Carter opère en réalité deux amalgames arbitraires et gratuits: d’abord de l’a complexité de l’univers à l’évolution de l’espèce observatrice, ensuite de la définition de cette espèce à son existence. Que l’univers soit complexe n’induit en aucune façon la nécessité d’une observation de cette complexité. Il ne fait aucun doute que le degré de complexité observable de cet univers va de pair avec la complexité de cette machine neuronale qu’est notre cerveau et notre corps en général et qu’il existe donc bien un rapport entre ce que nous sommes et ce que nous observons mais cela ne prouve aucunement une quelconque nécessité. Bien au contraire: nous observons ce que nous pouvons observer étant entendu que nous devenons ce que nous devenons. Il n’est rien là que du donné, du factuel, du contingent: si nous étions différents, nous observerions un univers différent, qui n’en serait pas moins « là » au moment où nous l’observons. Aucune nécessité dans tout cela: que de la contingence.
Concernant le principe anthropique fort, il repose sur la faible probabilité d’un univers dans lequel la vie pourrait apparaître, a fortiori de l’humanité. Il y a trop de coïncidences dans le fait que cet univers observable ait été « le bon » pour que cela soit simplement du hasard. Il existe donc une nécessité dans l’émergence de cet univers là et qu’il soit observable rend donc nécessaire l’existence d’une espèce observatrice en son sein. Il existe différents arguments contre ce principe, notamment celui du plurivers. Qu’est-ce qui nous prouvent que tous les autres possibles ne sont pas? Supposons qu’ils soient, supposons que nous existions au milieu de tous les autres univers envisageables et qu’en cet instant même, TOUT se produit ailleurs autrement et que le néant ne soit pas. Ne serait-ce pas logique d’ailleurs? Si c’est du néant, comment pourrait-il être? Cela voudrait dire qu’à chaque tirage du loto, toutes les combinaisons tombent dans autant d’univers que de combinaisons possibles et que cela soit « la réalité ». Nous serions dés lors simplement l’une des variables de l’un des univers variables qui en cet instant sont en train d’être et rien dans tout cela ne marquerait la moindre unicité, le moindre choix de « Dieu », la moindre intention de qui ou quoi que ce soit. On peut également invoquer l’argument du mouvement rétrospectif du vrai selon Bergson pour réfuter le principe anthropique. Quiconque regarde son passé à paris de son présent peut choisir d’y voir à l’oeuvre une sorte de destin, le développement d’un enchaînement de faits inéluctable et en déduire qu’il était fait pour être là où il est. La vérité est qu’il interprète alors comme une finalité ce qui en fait n’a toujours été que « réel ». Il est simplement logique que les faits de mon passé aboutissent à ce que je suis au présent puisque de fait, mon présent est chronologiquement le dernier moment de mon passé. De la même façon nous pouvons choisir de lire notre présence sur terre comme une nécessité, un destin, une volonté divine, mais en réalité, que nous soyons sur terre maintenant est l’aboutissement de toute une évolution passée sans que rien d’autre qu’un enchaînement de faits contingents et hasardeux n’ait jamais agi. Le finalisme, c’est-à-dire la croyance qu’il y a une finalité, un destin qui s’exprime dans tout phénomène est une erreur de vision qui consiste à vouloir donner au hasard le poids insoutenable de l’inéluctable parce que cela nous permet d’entretenir le croyance de notre élection, de notre importance, de notre justification.
        L’idée même de ce principe anthropique illustre précisément ce que Nietzsche entend par cette « outre gonflée par la force du connaître », et même si cette idée n’était pas encore formulée de cette façon à l’époque, on pourrait dire qu’elle n’a pas cessé d’être à l’oeuvre dans la religion, la philosophie et la science. Brandon Carter s’efforce inutilement de démontrer que l’existence de l’univers finalement se justifie de ceci que nous y existions, ou du moins qu’il est nécessaire que nous existions au sein de cet univers qui ne saurait lui-même exister que « nécessairement ».
        « L’intellect humain ne remplit aucune mission au-delà de l’humaine vie ». Qu’est-ce que l’intellect? Depuis Aristote, il se définit comme une faculté capable de mener des opérations purement mentales et susceptibles de nous faire acquérir la compréhension et la connaissance de la vie, du monde et de nous-mêmes. Nous pourrions parler d’une capacité compréhensive « pure », distincte du corps, notamment chez Platon et Aristote. Autant dire que pour Nietzsche, cette fable cosmogonique de l’intellect n’a pour but que de nous faire réaliser que l’intellect en soi est une fable, ou du moins, comme il en sera question plus tard que l’intellect est à l’homme ce que la mâchoire est aux carnassiers: un moyen de survie, une caractéristique qui ne s’est développée que proportionnellement à la nécessité purement vitale, à l’urgence imposée par des conditions de survie imposées à l’espèce humaine. L’intellect est un expédient pour Nietzsche alors qu’il est pour Platon l’essence même de notre être, la seule faculté qui soit à même de saisir la nature divine des Idées.
       
On mesure ainsi à quel point cette fable instaure une perspective, situe d’emblée le « climat », la méthode, l’état d’esprit dans laquelle il convient de nous situer pour saisir l’entreprise de Nietzsche. De Platon à Hegel, la philosophie n’a cessé de considérer la vérité comme l’essence intelligible de toute manifestation sensible. Pour comprendre un phénomène, il nous faudrait utiliser notre intellect afin de saisir ce qu’il est étant entendu que cette révélation est cela même que nous entendons par « Vérité ». Autant pour Platon il convient d’utiliser notre intellect pour réaliser la vérité de l’univers, autant, pour Nietzsche, il faut d’abord situer la place de l’intellect humain dans l’univers pour saisir la vérité de l’imposture dans laquelle il consiste. C’est par l’univers que nous ramènerons l’intellect à sa juste place, à savoir minuscule, insignifiante, hasardeuse.
        Ce n’est même pas une blessure narcissique que cette fable inflige à l’orgueil humain, c’est une forme de destitution, une mise en perspective de l’intellect raturant d’un trait de plume le présupposé implicite sur la base duquel la philosophie antique de Platon et Aristote, la Scolastique et la philosophie moderne à partir de Descartes se sont appuyées. Nous pouvons en effet situer cette fable par rapport à la célèbre affirmation de Pascal dans les pensées: « Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit comme un point, par la pensée je le comprends. » Nietzsche contredit radicalement le principe d’inclusion réciproque dont Pascal fait ici usage grâce au double sens du verbe comprendre: contenir et embrasser l’idée par l’esprit. En réalité, chaque espèce animale structure un monde autour de l’axe interprétatif de ses affects. Il n’y a rien à comprendre mais tout est à interpréter. Pour la mouche qui vole, le centre de ce monde est « volant », pour l’être humain qui « intellectualise » ce monde, l’univers est « intellectualisable », compréhensible par l’esprit. Ce qui se dit au travers de cette fable d’un univers rationnel, compréhensible par l’intellect humain n’est ni plus ni moins qu’une représentation arbitraire de l’interprétation humaine de l’univers, et cette représentation ne survivra en aucune manière à la disparition de son concepteur. L’homme dit ce qu’est l’univers à hauteur d’homme, et c’est tout. « New York vu par un chien doit se baisser » dit Henri Michaux dans « Face aux verrous ».
       
Emmanuel Kant a écrit: « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique » en 1784 . Un siècle plus tard, cette fable de Nietzsche pourrait se définir à partir de la volonté de revisiter le sens même de cette notion de « cosmopolitisme ». Kant s’efforçait par ce terme de rendre compte de cet effort de pensée par le biais duquel il relevait dans l’histoire des peuples humains, des états, un sens commun, une direction unique suivre son cours, en prenant un peu de recul. Mais ce recul restait finalement très mesuré et Nietzsche le fait littéralement voler en éclats en situant la place de l’homme et de son intellect à l’échelle d’un univers non plus vu par l’homme mais par l’univers lui-même. Toutes les conceptions de l’univers que nous structurons sont anthropocentriques. Pouvons nous essayer d’en concevoir une qui serait cosmocentrique? Dans cette vision, quelle serait la place de l’homme? Une espèce éphémère propagatrice d’un mythe d’une durée de vie d’une minute à l’échelle de l’Eternité et appelée « la connaissance ».
        Il convient néanmoins de bien réaliser en quoi consiste la position Nietzschéenne par rapport à cette question de la représentation de l’univers. « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. Ce qui arrive est un groupe de phénomènes choisis et réunis par un être qui les interpréte.» Cela signifie aussi qu’il n’y a pas d’univers objectif, il y a l’interprétation anthropocentrique, cosmocentrique, l’interprétation « moucho-centrique ». Telle ou telle vaut mieux que telle autre mais ce qui doit évaluer ces différentes interprétations est le critère de l’art, de la volonté de puissance.
        Cette fable inaugurale assure deux fonctions dans l’oeuvre:
a) Faire place nette pour la méthode généalogiste de Nietzsche.
b) Accentuer le paradoxe entre l’importance de cet intellect falsificateur pour l’espèce humaine et l’émergence de cet instinct de vérité. Est-ce vraiment un paradoxe d’ailleurs ou l’indice de l’origine trouble de cette recherche humaine du vrai?
   
          
a) Il s’agit en effet, dans un premier temps, de « dynamiter » le présupposé d’une essence intelligible des phénomènes, d’en finir avec l’allégorie de la caverne. Il ne sera pas question ici de nous interroger sur la vérité en partant du postulat qu’elle vaudrait par elle-même. Il est bien question de dire la vérité sur la vérité et pour cela de ne pas partir du principe qu’elle serait d’emblée « fondée ». Il faut détruire l’idée même d’une sorte d’auto-fondation de la vérité, de critère qui ne vaudrait que de lui-même.  C’est lorsque nous disons la vérité la plus certaine, la plus incontestable que nous mentons. 2+2=4: c’est vrai, mais en quoi cette opération nous dit-elle une vérité sur la réalité? Pouvons-nous y relever quoi que ce soit qui fasse signe d’autre chose que d’une capacité propre à l’homme de faire en lui, pour lui, des opérations de calcul? 2+2=4: cela signifie l’homme est homme. Cela n’est ni plus ni moins qu’une tautologie. Le concept de deux ajouté au concept de deux est égal au concept de quatre. Qu’est-ce que cela m’apprend de la nature? Rien, tout simplement parce que rien n’est jamais « deux », en fait, dans la réalité. Une interprétation de la nature s’auto-valide arbitrairement en se faisant croire à elle-même qu’elle s’applique réellement à la nature, mais c’est faux, tout simplement parce que la notion même d’identité (entre telle pierre et telle pierre donc il n’y a jamais deux pierres) est un concept exclusivement humain qui ne touche ni ne décrit quoi que ce soit d’une réalité fluctuante et mutante au sein de laquelle tout est en train de différer. L’intellect humain n’est donc rien dans la nature, non seulement parce que ses productions, ses raisonnements sont des opérations effectuées entre des concepts purement inventés, mais aussi parce qu’il est le moteur d’une insoupçonnable imposture au gré de laquelle l’homme se prend pour le seul être à même de comprendre l’univers. Nietzsche humilie l’orgueil de l’homme, mais ce n’est pas de la misanthropie gratuite. Il s’agit en quelque sorte de déblayer le terrain de tout ce qui encombre une recherche authentique portant sur cet instinct de vérité comme cela apparaîtra dans le troisième paragraphe. Il existe un dogmatisme sous-jacent dans la simple mention de la notion même de vérité. C’est cela que la fable dynamite pour que le travail du généalogiste puisse se développer.
        

b) L’insistance dont  Nietzsche fait preuve ici pour dénigrer cet intellect, cette minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’univers n’est pas seulement une remise en perspective qui nous donne une idée claire du type de « vérité vraie » visée, mais constitue aussi, de façon beaucoup plus productive la matrice problématique de l’étonnement qui finalement ouvre le champ de questionnement dans lequel l’œuvre entière va se déployer. Ce qu’il faut élucider, c’est la nature profonde de cette confusion dans laquelle un être aussi faible et fragile que l’homme, fragile au point de puiser dans cet intellect la seule puissance de dissimulation et de travestissement grâce à laquelle il survit dans la nature a pu accoucher d’un tel instinct de vérité. Celui-ci n’est-il que le produit de cette perversion propre au connaître humain, ou bien recèle-t-il quelque chose de plus puissant, quelque chose qui serait en prise avec la volonté de puissance?
Finalement cette fable joue le rôle d’un avertissement aux lecteurs: si vous êtes capables de « digérer » cette fable, d’en percevoir tout l’effet de vraisemblance, ou du moins de saisir la perspective qu’elle ouvre, alors en effet, vous disposez peut-être d’un « estomac » suffisamment endurant pour ingérer ce qui va suivre, à savoir la charge la plus affûtée, la plus terrible et peut-être la plus corrosive de l’idée de vérité. Mais au nom de quelle vérité? C’est bien là toute la question et la fable fournit déjà en soi un élément de réponse à cette interrogation. La vérité que l’homme cherche linguistiquement, métaphoriquement, est dans l’infini d’où il « parle », et cet infini en tant que tel, ne se prête qu’à une infinité d’interprétations.
           

Nous pourrions essayer de situer la démarche de Nietzsche par rapport à la formulation de Descartes mais non pas simplement sous l’angle de la critique radicale entreprise par le philosophe allemand, mais plutôt par tout ce que cette fable recèle de rapport à la certitude. Descartes figurerait sans aucun doute dans les philosophes visés par la fin de la fable, ceux là même « qui croient avoir de tous côtés les yeux de l’univers braqués comme des télescopes sur son action et sa pensée ». Dans cette minute mensongère de la connaissance, Descartes donc écrit: « je pense donc je suis ». Une fois resitué dans « cet infini de perspectives » que décrivent toutes les perceptions possibles de l’univers, quel crédit accorder à cette affirmation? Aucun évidemment. Nous comprenons vraiment le sens et la portée du « trauma » que Nietzsche entend provoquer dans l’histoire même de la pensée quand nous passons du « je pense donc je suis »  de Descartes à un « Je suis…Je pense » où s’exprime à plein l’éclatement des perspectives possibles de cet « être ». L’homme est un être qui pense qu’il est sans se rendre compte qu’il le pense au travers de ce filtre de la langue. L’énoncé « je suis » est déjà une interprétation arbitraire et présupposée de ce que c’est « qu’être ». Dans l’ombre de suspicion et de remise en perspective que le « je pense » projette sur le « je suis » dans la seconde version: « Je suis…Je pense » s’active un doute, incroyablement plus puissant que celui déclenché par Descartes, lequel s’est arrêtée finalement un peu vite. De ce fait que je pense être, il s’ensuit seulement que je pense être, mais que « je » sois n’est pas du tout évident. Ce qu’il y a c’est de « l’être » , mais nous ne sommes pas sortis du doute, ni du rêve d’ailleurs, en tout cas certainement pas de l’interprétation. Là, oui: une certaine vérité suit son cours, et pas qu’une vérité humaine ou anthropocentrée. Ce qu’« il y a » vraiment c’est cette infinité de perspectives que décrit finalement la fable. Puisque l’homme se raconte des histoires en disant la vérité, ou en croyant qu’il la dit, il faut faire signe d’une vérité en fabulant, parce que chacun perçoit bien qu’en effet, une vérité se fait jour dans la fable, dans l’efficience même de son « explosivité ». Il ne suffit pas de dire quelque chose de détonant ou de scandaleux pour que cela soit une vérité, mais en même toute vérité est nécessairement déstabilisante, troublante, voire destructive, parce que quelque chose d’un amour-propre personnel ou humain, doit s’y trouver blessé, malmené, déchiqueté, au moins « mis à mal ».
       

Quelque chose prouve littéralement que Nietzsche a écrit cette oeuvre en étant toujours profondément marqué par la lecture de Schopenhauer, c’est l’origine même de cette fable que l’on retrouve dans « Le monde comme volonté et comme représentation »:
        « Des sphères brillantes en nombre infini, dans l’espace illimité, une douzaine environ de sphères plus petites et éclairées, qui se meuvent autour de chacune d’elles, chaudes à l’intérieur, mais froides et solidifiées à la surface, des êtres vivants et intelligents sortis de l’espèce de moisissure qui les enduit - voilà la vérité empirique, voilà le monde. Cependant c’est une situation bien critique pour un être qui pense, que d’appartenir à une de ces sphères innombrables emportées dans  l’espace illimité, sans savoir d’où il vient et où il va, perdu dans la foule d’autres êtres semblables, qui se pressent, travaillent, se tourmentent, naissent et disparaissent rapidement et, sans trêve dans le temps éternel. Là, rien de fixe que la matière, et le retour des mêmes formes organiques, suivant de certaines lois données une fois pour toutes. »
 La comparaison entre la version de Nietzsche et celle de Schopenhauer révèle plusieurs ressemblances et différences notables:
     

- Il ne fait aucun doute que Nietzsche a bel et bien lu et repris ce court récit de l’humanité (courte) du livre de Schopenhauer. On retrouve notamment la référence à la température et à l’illimité. Mais alors que Nietzsche évoque la connaissance et la perception de la mouche, Schopenhauer cite la notion de vérité: « voilà la vérité empirique, voilà le monde ». C’est dit: la fable dit la vérité. On mesure bien tout ce que la généalogie Nietzschéenne rajoute à la fable de Schopenhauer. Il ne s’agit pas tant pour lui d’humilier l’homme (quand même un petit peu!) que de chercher l’origine de cet instinct de vérité à partir d’un intellect aussi perdu, faible, trompé, abusé, anthropocentrique. Tromper et être trompé semble constituer et définir l’essence même de cet intellect humain qui ne remplit « aucune tâche au-delà de l’humaine vie »…et pourtant nous parlons de vérité. Il doit donc bien exister souterrainement un « instinct ». Schopenhauer remet l’homme à sa véritable place en invoquant une vérité « empirique »: quoi que l’homme dise ou fasse c’est à partir de cette situation qu’il le dit ou qu’il le fait. Dans uns second temps, Schopenhauer retrouve des accents Pascaliens en pointant l’angoisse légitime d’une créature aussi malmenée, ou plutôt aussi peu menée finalement.
      

- Nietzsche fragilise l’intellect humain et insiste davantage sur la multiplicité des interprétations du monde que sur ce jeu de déplacement de la vérité. Il insiste sur la notion de pathos, c’est-à-dire souffrance, passion, douleurs, affects. C’est un peu plus étourdissant que la seule notion de vérité empirique censé englober et dépasser la petite vérité humaine. Nietzsche suggère qu’il y a autant de mondes que d’interprétations « pathologiques » du monde.  C’est au fil de nos affects que se construisent des mondes. Dans Mille Plateaux, Gilles Deleuze décrit ainsi la construction du monde de la tique autour de trois affects: la lumière, la chaleur, le tact (toucher). Dans l’immensité de la forêt, dans la multitude de ses affects, la tique construit son univers en reliant trois stimulations et seulement trois. Grâce à sa sensibilité à la lumière, elle monte sur une branche, puis lorsqu’elle sent la présence d’un corps chaud passer sous la branche elle se laisse tomber et grâce au toucher elle identifie une région sans poil qu’elle peut perforer et ainsi sucer le sang. Nous sommes évidemment tentés de considérer ce monde comme infiniment pauvre par rapport à tous les affects dont nous disposons, nous. Mais nous n’avons aucune idée du pathos d’autre espèce qu’humaine. Nous savons bien que ce que nous voyons du monde correspond à une certaine longueur d’ondes que nos yeux sont capables de percevoir sachant que la chauve souris, par exemple, sensible aux infra rouges  percevra des ondes d’une autre fréquence lumineuse. Il faut se rendre à l’évidence: nous ne voyons pas ce qui est parce que nous le pouvons, nous voyons ce que nous pouvons et l’assimilons arbitrairement à ce qui est.
     

- Enfin, Nietzsche vise avec beaucoup de méchanceté et d’esprit critique "le philosophe ». Qu’est-ce qu’un portefaix? C’est un porteur et par extension, un homme brutal et grossier, qui a pour métier de porter des charges lourdes. Certains philosophes comme Kant, notamment ne dépasse jamais le stade du chameau. Il s’agit de se soumettre à la loi morale et de porter sur son dos l’idéal d’un impératif d’universalité valable en tout lieu et en tout temps. Cela ne signifie pas du tout que cette référence vise explicitement Kant, mais plus largement tous les philosophes dont la pensée et le discours visent une universalité dont ils ne perçoivent pas qu’elle est, proportionnellement à cet infini d’interprétations de l’univers, vraiment dérisoires. Galilée a été condamné par le tribunal de l’inquisition pour avoir défendu l’idée que la terre tourne et cela sur une terre qui tourne. De la même façon, on peut considérer comme dément ou mensonger tout philosophe dont les thèses s’efforcent de se situer à la hauteur de cet infini d’interprétations qu’est la vérité littérale de notre existence. Et c’est bien ce que Nietzsche va tenter d’accomplir. La philosophie peut-elle se concevoir sans oeuvrer en vue d’être reconnue, dans le mouvement même d’un travail de démystification (qui paradoxalement va se conclure par une célébration de la pensée mythologique), de dessillement des yeux humains. C’est tout le paradoxe de cette fable que de faire éclater une vérité du monde, précisément parce qu’elle est une fable, et dans cette généalogie de l’instinct de vérité dans laquelle consiste finalement cette oeuvre, c’est bien cela qui s’active souterrainement: comment ce souci de la vérité va-t-il émerger dans l’intellect faible et trompé d’une créature si fragile et si orgueilleuse?
En résumé: Est-il possible de considérer le mensonge indépendamment de toute considération morale, c’est-à-dire de façon « non kantienne », sans prendre en compte la valeur fédératrice, unitaire, constitutive d’une humanité, de la vérité? Le titre d’emblée nous indique que la réponse est « oui » et qu’en un sens, c’est cela que cet ouvrage va s’efforcer de faire. Considérer la vérité au sens extra-moral, c’est l’analyser froidement, sans d’emblée s’obscurcir l’esprit en s’imposant de penser qu’elle est un impératif.
Que chacun de nous s’examine un minimum et il réalisera immédiatement qu’à la moindre mention de la notion de vérité, quelque chose en nous se précipite et dit: « il faut ». Pourquoi faudrait-il dire la vérité? Pourquoi ne faudrait-il pas la dire? Qu’est-ce que cela pourrait signifier: la dire ou la chercher sans « il faut »? Se pourrait-il que la vérité soit le fruit d’une puissance de dissimulation effective dans la vie? Se pourrait-il que notre oeil de clinicien y relève, comme en toutes choses, l’efficience de forces multiples, contradictoires dont certaines seraient anesthésiantes et d’autres vitalisantes, bref, en « un » mot (et ce mot nécessairement serait trompeur), d’une volonté de puissance, laquelle évidemment ne saurait être sans se multiplier?
    Partons donc de ce souci, qui n’est pas du tout facile ni évident, de concevoir la vérité sans lui assigner de sens moral, sans partir du préjugé qu’il « faudrait » la dire ou lui prêter la vocation d’un critère, d’un idéal de la raison ou de la société.
   

Quoi d’étonnant à commencer par une histoire, dés lors? Quoi de plus détaché du commandement moral de dire la vérité que de raconter une fable qui se donne tous les droits, qui se déploie dans une parfaite gratuité, dans l’atmosphère légère d’un affranchissement  complet à l’égard de tout effet de réel? « Il était une fois »: c’est ainsi que commencent toutes les histoires que l’on raconte aux enfants. Il serait troublant et paradoxal qu’une fable dise la vérité d’une vérité qui elle-même ne serait en fin de compte que mensonge, mais c’est bien de cela dont il est question et c’est bien ce que vise Nietzsche. On doit pouvoir mesurer une vérité à l’onde de choc qu’elle provoque, à l’importance de la déflagration qu’elle occasionne dans nos façons ordinaires de penser, c’est-à-dire justement de ne pas penser du tout.
    Les fables de La Fontaine, par exemple, sont, comme toute fable, métaphoriques. On ne peut les saisir qu’à la condition de comprendre que le loup n’est pas le loup mais le puissant qui veut transformer sa force en droit, que l’agneau n’est pas l’agneau mais le démuni dont la faiblesse échouera « de fait » à devenir son droit. Qu’une métaphorisation fabulatrice de la réalité nous dise quelque chose de la vérité est troublant mais tout aussi avéré et indiscutable. La métaphorisation de la vérité par la fable va nous dire la vérité de la métaphorisation dans la réalité. Et nous, lecteurs, sommes d’emblée sonnés et sommés de nous déterminer par rapport à cette histoire, soit nous la rejetons en pointant son catastrophisme, sa tonalité apocalyptique, excessive et finalement incohérente, mais nous savons bien que c’est à nous-mêmes que nous racontons alors une histoire, soit nous y adhérons sans réserve, mesurons clairement tout ce qu’elle recèle de justesse dans la mise en perspective de cette créature misérable que nous sommes dans l’univers, ou les univers, mais il nous faut alors convenir que c’est en fabulant que l’on dit une vérité.
En fait, Nietzsche reprend ici le début de l’une de « ces cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas encore été écrits », texte commencé une année plus tôt, avec cette différence d’organisation de taille par rapport à la trame initiale qu’il situe cette fois-ci la fable au début, comme si, de fait, quelque chose de fécond, de vital, de décisif, pouvait émerger de ce « trauma » qu’est le récit métaphorique et apocalyptique d’une espèce ridicule qui va disparaître en se racontant à elle-même l’histoire d’une destinée cosmique, d’une mission divine, d’une finalité métaphysique, d’une vocation dont la portée serait à l’échelle de l’Univers.
    Il existe bel et bien un rapport entre le mouvement par le biais duquel la vérité est dépouillée de toute dimension morale et l’effet révélateur de cette fable. Qu’est-ce que la morale, en effet? Pour la définir, il semble légitime de citer le philosophe dont l’oeuvre a considérablement et peut-être définitivement résolu cette question, à savoir Kant, et notamment la formulation de cet impératif catégorique grâce auquel nous sommes finalement à même de savoir si l’intention qui commande une action est suffisamment « bonne » pour garantir la nature morale de l’action.
    « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’une action devienne universelle. » La maxime désigne le principe à partir duquel notre volonté se détermine à agir, et si elle est universelle, c’est-à-dire si nous ne nous contentons pas de vouloir à titre personnel et limité à notre cas particulier que tel ou tel projet se réalise, alors notre acte pourra à juste raison être qualifiée de « moral ».
        Le génie de Kant consiste à faire dépendre la moralité de l’action, non de son contenu, de ce qui est fait, ou envisagé, mais de la « forme », on pourrait dire de la modalité d’application et d’amplitude de la maxime. Ce qui compte moralement n’est pas vraiment ce qu’on va faire mais  plutôt « comment ». Est-ce en tant que « moi empirique » que l’on veut cet acte ou en tant que sujet transcendantal, universel? La notion d’universalité fait donc le lien entre la moralité d’une action et le jugement à partir duquel elle peut être dite « vraie ». En effet, une affirmation peut être dite « vraie » quand elle reconnue comme telle par tout homme, en tout lieu et en tout temps.
    C’est exactement la raison pour laquelle l’acte de dire la vérité est celui sur lequel Kant revient aussi souvent pour illustrer ce qu’est une action morale, notamment dans son opuscule:  « D’un prétendu droit de mentir par humanité ». Il est moral de dire la vérité, même à des assassins, parce que l’on peut vouloir que tout le monde dise la vérité, même dans un tel contexte, précisément car l’universalité de cette volonté de dire vrai crée un monde au sein duquel la volonté de tuer disparaîtrait d’elle-même. En effet, on ne peut pas vouloir d’un monde constitué d’assassins. C’est contradictoire dans les termes.  Si nous devions analyser la thèse de Kant concernant la moralité de l’action, nous réaliserions qu’elle repose entièrement sur la vérité, et notamment sur un « vouloir vraiment » qui revient à vouloir « universellement ». Une action est morale quand elle est voulue par une volonté bonne. Une volonté est bonne quand elle est désintéressée, c’est-à-dire débarrassée de tout motif pathologique et personnel, par conséquent, quand elle est « universalisante ». Nous pourrions dire quand elle porte un monde au sein duquel, chaque individu étant un sujet transcendantal, le consensus total règne. Or, ce consensus de l’universel est aussi exactement le critère de la vérité formelle. Les hommes ne s’opposent qu’au sujet d’intérêts personnels, mais s’ils parviennent à faire taire en eux le moi empirique et tout ce qui est du registre des passions, de la sensibilité, du « moi », alors ils ne peuvent pas faire autrement que vouloir de la même façon, en tant que sujets raisonnables, universellement. Nous touchons le point crucial de l’argumentation Kantienne quand il apparaît non seulement que l’action morale est l’action animée par la volonté universelle de la vérité, mais surtout que cette universalité ou cet « universellement » désigne en fait l’accord de tous les hommes, par quoi « universellement vouloir » signifie aussi « humainement vouloir », voire « vouloir que l’Homme soit » (avec un grand H: l’Humanité). C’est comme si Kant finalement défendait l’idée qu’on ne peut pas accomplir d’action morale sans que l’humanité s’accomplisse au sein de cette action, dans le monde. Chaque volonté bonne est comme une ratification, une signature de l’accord au terme duquel l’humanité « est », s’effectue consensuellement, universellement.
        En d’autres termes: une bonne volonté ne peut vouloir qu’universellement et vouloir universellement ne peut que vouloir l’homme dans le monde. Mais qu’un monde puisse exister sans homme, ou bien qu’universellement puisse vouloir dire: « du point de vue d’un univers sans homme », autrement dit que l’homme puisse aller jusqu’à envisager qu’une action serait morale précisément quand elle envisagerait un point de vue débarrassé de tout intérêt humain, de toute velléité de l’homme à constituer un genre, c’est ce que Kant ne semble même pas  pouvoir envisager.