mercredi 28 novembre 2018

"La loi du marché" de Stéphane Brizé - Le "regard" de la caméra

Dire que la caméra donne une visibilité aux choses et aux êtres filmés apparaît comme un lieu commun, une évidence, mais dans une perspective Sartrienne, cette visibilité prend une toute autre dimension: « j’ai un dehors, j’ai une nature..Autrui est ma chute originelle. » Dans la genèse, la culpabilité de Caïn n’existerait pas autrement que sous l’oeil de l’Eternel, de la même façon que l’acte de Madame Anselmi n’existerait pas sans le regard 1) du vigile qui l’a vu par la caméra de surveillance et 2) du directeur avec les deux vigiles qui la met en accusation.
        Mais c’est précisément la troisième instance qui prend encore plus de relief sous cet angle, à savoir le regard de la caméra du réalisateur. Dans une scène au sein de laquelle le regard d’autrui distingue et définit aussi clairement les fonctions de sujet et d’objet, la caméra du réalisateur ne peut plus, elle non plus être neutre. Le simple fait que le directeur soit visible induit qu’il puisse lui-même être jugé, et c’est exactement ce qui se passe dans l’église. Nous ne savons pas ce qu’il se dit, et surtout après avoir vu la scène du DRH, nous pouvons envisager qu’il ne se dise rien du tout, qu’il pense simplement s’être doublement acquitté de sa tache en licenciant une mauvaise employée et en étouffant dans l’oeuf le scandale de son suicide au supermarché par la personne compétente pour le faire, le DRH du groupe.
        

Mais l’espace intime de son questionnement existe et c’est précisément la caméra qui le déploie, dans la visibilité du directeur devant le cercueil. Qu’il soit ainsi offert notamment au regard de Thierry à l’église fait de lui l’objet même potentiel, éventuel d’un jugement, car Thierry sait exactement ce qu’il s’est passé et là où ni la loi légale ni celle « du marché » ne sauraient constituer le moindre motif de culpabilité à l’encontre du directeur, la simple inscription de sa silhouette voûtée dans le champ visuel de la caméra aux premiers rangs de l’assistance de l’église pose comme une donnée irrécusable qu’il est lui aussi l’objet visible du regard d’autrui, même si c’est le notre, surtout si c’est le notre, car c’est exactement à cela que sert la caméra de Stéphane Brizé, quelque chose qui à sa manière retourne en effet la dialectique du maître et de l’esclave qui soutenait la scène de la mise en accusation. Autant la posture du maître incarnée par le directeur posait une profondeur historique à la situation qui finalement ne faisait dés lors qu’entériner cette première distribution des rôles, autant c’est cette fois-ci dans l’espace (et non dans le temps) que la caméra du réalisateur crée ce retournement de perspective au yeux de laquelle c’est le patron qui se trouve être l’objet du regard de Thierry, lequel ne dispose du pouvoir légal ou syndical de mettre en accusation le directeur mais de la capacité physique de le voir comme un objet posé à côté du cercueil de la femme dont il a provoqué le suicide.
        
S’il y a du champ visuel, c’est qu’il y a du regard, et s’il y a du regard, c’est qu’il y a de la conscience, et cette conscience, qui est celle de Thierry, se matérialisera dans son départ (dont d’ailleurs on ne sait pas l’effet qu’il produira sur celle du directeur). C’est comme si « physiquement », l’existence d’une dimension au sein de laquelle le directeur peut et même doit s’interroger sur la valeur morale de son geste était dégagée, déployée dans et par la caméra. C’est cela que le cinéma fait: il filme des corps, comme dit Deleuze, mais que ces corps soient visibles crée en réalité, l’espace même de leur intériorité et c’est ainsi qu’une caméra revêt une dimension éthique: elle l’induit plus qu’elle ne la filme.

mardi 27 novembre 2018

Le discours du DRH dans "La loi du marché" de Stéphane Brizé

Dans toute entreprise, le Directeur des « ressources humaines » fait son « job », lequel consiste, comme son nom l’indique, à diriger des humains en tant que « ressources ». Cela signifie que si un événement susceptible de porter atteinte à la qualité du travail fourni, à son rendement ou à l’intensité de l’engagement des employés se produit, c’est la fonction même du « DRH » d’analyser la cause du problème et de faire son possible pour l’éliminer. Dans le film « La loi du marché » de Stéphane Brizé, Madame Anselmi, après avoir été licenciée pour avoir récupéré des coupons de réduction abandonnés par les clients à la caisse de la grande surface dans laquelle elle travaillait, se donne la mort sur son lieu de travail. C’est le type même d’occasions porteuses de graves dysfonctionnements dans le personnel de l’entreprise. Ce suicide et le sens évident que la victime a souhaité lui donner en passant à l’acte dans les locaux même de son employeur sont des facteurs de déséquilibre grave dans l’esprit des salariés (a fortiori quand la personne travaillait depuis plus de 20 ans au magasin).
Il convient vraiment de saisir au gré des mouvements de cette caméra mobile filmant les personnages de cette scène dans laquelle le DRH du groupe va « faire son travail », la violence symbolique de ce à quoi nous assistons vraiment : ni plus ni moins que « l’acte de bâillonner la bouche de la morte », la réduire au silence. Le « patron » du grand magasin et les deux vigiles, Jean-Elie et Thierry sont peut-être un peu plus concernés puisque ils ont joué un rôle dans la détection et dans la mise en accusation de la faute professionnelle de Madame Anselmi. « Personne ici ne doit se sentir responsable de ce qui s’est passé. » Quelle est exactement la valeur d’un tel énoncé ? Ne pourrions-nous pas la qualifier de « performative » au sens que John Austin a donné à toutes ces formulations dans lesquelles nous ne faisons pas que dire quelque chose mais nous exécutons un acte comme promettre, jurer, maudire, etc. Dans l’assemblée, des personnes peuvent se sentir responsables, principalement le directeur dont les mots ont été particulièrement durs à l’égard de son employé (« vous n’avez plus ma confiance…Vous l’aviez mais c’est fini ! »), mais, selon le DRH, elles ne le « doivent » pas, au regard de quel impératif ? Celui qui donne au film son titre : « la loi du marché ».
Il y a bel et bien en nous une faculté de « mettre à part » qui permet tous les crimes, qui nous permet de dormir à peu prés tranquille, quand quelque chose en nous active la machine du soupçon et de la culpabilité, mais il y a aussi cette parole « juste » du DRH, juste en un sens très précis qu’il convient au plus haut point de préciser : juste au sens de « qui tombe à pic », c’est-à-dire qui résonne en parfait écho avec cette aptitude à mettre à part dont nous parle Simone Weil, mais cette justesse là n’a rien à voir avec la justice, et, ici encore, il importe d’être extrêmement précis dans le choix de nos termes : pas la justice légale (droit positif), puisque, en toute rigueur, le directeur et les deux vigiles n’ont rien fait que leur devoir professionnel, appliquant à la lettre les consignes d’une entreprise validées par un code du travail ayant bel et bien valeur de législation (Madame Anselmi a violé un Interdit) . 

Par contre, la justesse de la parole du DRH porte très violemment atteinte à l’intégrité morale de celui ou celle qui l’émet et qui l’accepte, qui lui fait droit. Il y a l’horizontalité des rapports sociaux ou professionnels dans lesquels interviennent des dynamiques de groupe, des impératifs de rentabilité, des projections d’image et des effets de réputation, d’autorité, de prestige, pour reprendre le terme de Simone Weil (c’est le lieu de circulation de la loi du marché et du droit positif) et puis il y a la verticalité de l’être humain qui, debout et seul, se pose la question de savoir s’il se retrouve dans ce qu’il fait, s’il peut en répondre, non pas devant son chef, ni même devant les autres (justice pénale) mais devant « Soi », c’est-à-dire pas forcément soi-même mais le Soi, un « Tiers » qui, pour un croyant, pourrait se faire appeler Dieu ou pour un athée « la vie » ou « l’Etre » (Droit Naturel). L’essentiel ici est de savoir dans l’écho de quelle résonnance authentique nos actes se font réellement entendre. Où s’impriment-ils ? S’impriment-ils seulement quelque part ?
C’est à cet instant qu’il convient de revenir sur l’utilisation de la notion linguistique de « performativité » utilisée pour qualifier le discours du DRH. Oui : les paroles du directeur s’inscrivent bien quelque part, mais exactement sur ce qu’il y a de pire en nous. Ce sont des mots de passe, des formules baptismales qui font de nous des initiés, des membres à part entière de la confrérie des « hommes légers » susceptibles de tout faire, de tout voir, de tout entendre, de tout entériner, précisément parce qu’en réalité rien jamais ne les engage (un peu comme le jeune cadre souffrant d’une telle addiction à son téléphone portable qu’il est joignable partout et tout le temps mais concerné nulle part et jamais). Le DRH est un Jésus Christ à l’envers qui accorde à tous les membres de l’assemblée non pas le pardon mais  l’amnésie de tous « nos péchés ». Tout film réside dans son montage et ici le passage de la réunion du Directeur des ressources humaines à celui de l’enterrement à l’Eglise de Madame Anselmi nous fait immédiatement, « plastiquement » comprendre que ça fonctionne parfaitement pour le « patron », mais pas du tout pour Thierry. La performativité du discours du DRH n’est valide qu’à l’intérieur de tout ce qui est régi par la loi du marché. « Ainsi soit-il » : que ta responsabilité pourtant aveuglante se dissolve dans la providentielle séparation du Public et du Privé. 
« Elle seule connaît les raisons de son geste » : qu’il en soit ainsi. Etre licenciée, humiliée, rabaissée, se tuer, être enterrée : ce sont des faits, des évènements « ponctuels » qui se produisent, de loin en loin, comme des éléments épars, distincts, isolés. Aucun rapport, aucun lien. Il y a la cérémonie qui rappelle en cet instant le souvenir de Madame Anselmi et, du même coup, nous permet de marquer cet hommage dans une célébration ponctuelle, donc dépassable, déjà close. Le tapis peut continuer à faire rouler vers la caisse le flot des marchandises et des bénéfices. 
Qu’est-ce que l’humain ? C’est l’intelligence, l’inter-ligere, la faculté de résistance à l’absolution fonctionnaliste du DRH, à l’incommensurable violence de  son discours, à l’indignité de la culture d’entreprise face à la culture tout court, et plus que tout, au découpage de la réalité sur la base duquel il fait histoire, il recompose une histoire, exactement comme un révisionniste nous décrit une histoire de la seconde guerre sans camps de la mort. L’humain, c’est la droiture silencieuse de Thierry, son regard furtif, honteux vers la deuxième caissière prise en flagrant délit, sa moue lorsque elle lui demande si l’information d’un manquement aussi bénin remontera à la direction, et évidemment sa sortie du magasin aussi rapide dans sa gestuelle que lente dans son cheminement. L’humain c’est un « moment de grâce », ténu dans sa texture visible et paradoxalement détonnant, exceptionnel dans l’efficience pudique d’un acte "intègre", c'est-à-dire "rentré", "total, irrésistible et dense " mais tout cela dans sa retenue. Il ne s’agit pas, par de tels instants de grâce, de savoir qui l’on est, mais de sentir que l’on est, de contrebalancer la contingence de notre existence par notre insistance à être, à agir, à ne rien retrancher de ce qu’on a fait cette fois là parce qu’on l’a fait pour « toutes les fois », éternel retour de la parfaite attitude, de l'exhaustive discrétion.
C’est bien un « happy end » dépassant, sur ce point, tout ce que les blockbusters hollywoodiens pourront jamais produire dans la surenchère émotive car Thierry ne nous pas donné à voir le spectacle édifiant d’une action exemplaire. Il étend plutôt jusqu'à nous l'onde de choc quasi invisible à l’œil nu d'une attitude intègre, simplement mais pleinement "droite". Le personnage joué par Vincent Lindon ne se désunit pas, comme un météorite qui ne se désintégrerait pas en entrant dans les lois d'une autre atmosphère, d'une autre gravité, celle d'une légèreté en l'occurrence: la loi du marché. Mettre à part, c’est un métier, c’est un beau costume, c’est une certaine façon de se gratter l’oreille quand on dit que l’on va aller droit au but (body language), c’est le B-A-BA  des mille et une manières de ne jamais être vraiment là mais toujours fuyant, faux, léger, protocolaire et réglementaire, amnésique et stupide quand des actes trop signifiants amènent une lumière  crue sur l’infamie des pratiques imposées par l'exigence de rentabilité. C’est aussi, comme nous le dit Simone Weil, une clé, qu’il faut avoir, et dont on doit maintenir l’utilisation par l’exercice quotidien de la lâcheté, de l’oubli, de bâillons apposés sur la bouche des morts trop parlantes. Si Thierry jette la clé, c’est, au contraire, qu’il a bien éprouvé qu’il n’y a rien à « maintenir ». L’humain pointé par la caméra de Stéphane Brizé, c’est presque rien, juste un effet de pesanteur, mais aussi l’effet de pesanteur « juste », la simple attention que l’on porte à des gestes dont on ne souhaite plus qu’ils se fassent sans nous, comme une femme accouchant qui souhaiterait « vivre » la naissance de son enfant, plutôt que d'y assister sous péridurale.

Texte de Simone Weil: "Mettre à part"

« On met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou, ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte de volonté furtif à l'égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu'on a mis à part. On ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on arrive à ne pas pouvoir le savoir. Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. Pour tout ce qui est hors du domaine où l'éducation, le dressage ont fabriqué des liaisons solides, elle constitue la clef de la licence[1] absolue. C'est ce qui permet chez les hommes des comportements si incohérents, notamment toutes les fois qu'intervient le social, les sentiments collectifs (guerre, haines de nations et de classes, patriotisme d'un parti, d'une Église, etc.). Tout ce qui est couvert du prestige de la chose sociale est mis dans un autre lieu que le reste et soustrait à certains rapports.

On use aussi de cette clef quand on cède à l'attrait du plaisir. J'en use lorsque je remets de jour en jour l'accomplissement d'une obligation. Je sépare l'obligation et l'écoulement du temps. Il n'y a rien de plus désirable que de jeter cette clef. Il faudrait la jeter au fond d'un puits où on ne puisse jamais la reprendre.
L'anneau de Gygès[2] devenu invisible, c'est précisément l'acte de mettre à part. Mettre à part soi et le crime que l'on commet. Ne pas établir la relation entre les deux. L'acte de jeter la clef, de jeter l'anneau de Gygès, c'est l'effort propre de la volonté, c'est la marche douloureuse et aveugle hors de la caverne.
Gygès. Je suis devenu roi, et l'autre roi a été assassiné. Aucun rapport entre ces deux choses. Voilà l'anneau. Un patron d'usine. J'ai telles et telles jouissances coûteuses et mes ouvriers souffrent de la misère. Il peut avoir très sincèrement pitié de ses ouvriers et ne pas former le rapport. Car aucun rapport ne se forme si la pensée ne le produit pas. Deux et deux restent indéfiniment deux et deux si la pensée ne les ajoute pas pour en faire quatre. Nous haïssons les gens qui voudraient nous amener à former les rapports que nous ne voulons pas former. »
[1] Licence : excès, permissivité, débauche
[2] Dans la République (Livre 2), Platon raconte l’histoire de ce berger qui après avoir découvert un anneau qui rendait invisible l’utilisa afin de tuer le roi et de prendre son trône.
 

La loi du marché - Stéphane Brizé


1) Rapprochez la scène  et la situation des acteurs dans la pièce de cette citation de Sartre:
"Je suis en situation, à la fois "là" (englué dans le monde) mais liberté (rien d'extérieur à moi ne m'oblige à regarder). Or, quelqu'un survient. On me regarde. Soudain, je prends conscience de ce que je fais. Je me vois, parce qu'on me voit. J'existe sur le même plan que les objets inertes : je suis l'objet d'un regard, objet pour autrui. J'ai honte et dans la honte je découvre le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Je ne suis plus libre : je suis objet. Le regard de l'autre me saisit et me fige. Il me saisit dans ma situation c'est à dire dans le monde et à partir de lui sur le même plan que les choses (...) Si désormais j'agis, ce sera par rapport à l'autre, comme par exemple celui qui se cache pour ne pas être vu comme voyeur, jaloux, honteux. J'entre dans le cycle infernal de l'aliénation : je suis pour l'autre."

2) Rapprochez cette scène de "la dialectique du maître et de l'esclave" de Hegel. Qui cherche la reconnaissance? Qui la refuse? Pourquoi? Que veut le directeur du supermarché finalement? (Sa décision de licencier son employée est déjà prise, donc que cherche-t-il à obtenir?)


3) Quel est le rôle des deux vigiles dans cette scène?

 

dimanche 25 novembre 2018

Désir, Autrui, Bonheur (3) - Amour passion et amour action

d) L’amour-passion et l’amour-action
        Nous pouvons conclure de l’approche Sartrienne et Hégélienne de l’autre 1) qu’elle est particulièrement problématique, c’est-à-dire que la reconnaissance par un sujet d’Autrui ou par Autrui d’un sujet pose un problème de réciprocité (non pas que cette réciprocité ne s’accomplisse pas, mais elle ne se réalise pas dans la même dimension: dans la réalité pour l’esclave, dans l’absolu pour le maître (ce qui d’ailleurs se retournera en sa défaveur) 2) que l’amour lui-même sera passé au crible de cette reconnaissance. Selon Hegel, tout désir est désir du désir de l’autre. Nous sommes ici très loin d’un amour fusion qui viserait au contraire à ne faire plus qu’un avec l’être aimé. L’amour n’est finalement que l’une des nombreuses variations du désir de reconnaissance: j’aime être aimé par Autrui car il me reconnaît alors comme un être à part entière, voire comme une « référence », même si, comme nous l’avons vu, la réciprocité de ce sentiment va poser des questions.
        Mais précisément, Hegel semble faire comme si l’amour et la reconnaissance étaient liés ou du moins compatibles, ce qui n’est pas tout-à-fait évident. Etre reconnu c’est aussi vouloir être respecté, et ce respect est une notion fondamentalement distincte de l’amour: ce désir que nous avons d’être aimés ne va pas du tout de pair avec notre volonté d’être respecté en tant que personne morale. On ne voit pas comment l’amour pourrait vraiment faire entrer en ligne de compte des notions de morale.
        N’existerait-il pas une forme d’amour plus vraie, plus authentique qui échapperait à la loi de ce dédoublement au gré de laquelle ce que l’on désire n’est jamais directement Autrui mais toujours sa reconnaissance (désirer le désir d’Autrui). Nous pourrions penser ici, indépendamment de Hegel au désir oedipien dans lequel l’enfant désire ce que son père désire, à savoir la mère, comme si, conformément aux thèses de René Girard sur le désir mimétique, on ne désirait jamais aucune chose ni aucun être pour eux-mêmes mais simplement parce qu’ils sont l’objet du désir de l’autre. Je ne désire pas telle ou telle femme que je croise dans ma vie professionnelle pour elle-même mais parce qu’est l’objet du désir de mes collègues et que j’obtiendrai en la conquérant leur considération. Si je l’épouse, je ne jouis pas du plaisir de vivre avec elle, mais plutôt d’une sorte de prestige, d’un crédit conséquent et bénéfique auprès des personnes avec lesquelles je travaille.
        
 
L’amour passion pourrait-il désigner cette modalité de relation plus authentique, plus directe et peut-être moins absurde que tout ce qu’induisent les conclusions et les comportements hérités du désir mimétique de René Girard?
        Nous pourrions le penser dans un premier temps puisque la passion manifeste dans sa virulence, dans son déchaînement irrationnel, une forme de gratuité, d’attachement qui nous semble étranger à toute notion de reconnaissance par les autres. Mais selon Ferdinand Alquié, fidèle aux thèses défendues par René Descartes sur la passion, c’est précisément dans l’efficience même de cette polarisation, de cet engouement exclusif et inconditionnel pour tel ou tel être que la passion se referme sur elle-même et n’envisage pas un seul instant de se tourner vers Autrui. 

               « Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un être autre que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé (selon Alquié, la passion ne se tourne que vers le passé), nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit, car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime, et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. Il est désir de se retrouver, et non de se perdre ; d'assimiler autrui, et non de se donner à lui ; il est infantile, possessif et cruel, analogue à l'amour éprouvé pour la nourriture que l'on dévore et que l'on détruit en l'incorporant à soi-même. L'amour action suppose au contraire l'oubli de soi, et de ce que l'on fut; il implique l'effort pour améliorer l'avenir de celui que l'on aime. Et si souvent l'aveuglement, et l'on ne sait quelle complaisance pour nos caprices, nous font désirer d'être passionnément aimés, il n'en reste pas moins que celui qui est aimé ainsi sait confusément qu'il n'est pas l'objet véritable de l'amour qu'on lui porte ; il devine qu'il n'est que l'occasion, pour celui qui l'aime, d'évoquer quelque souvenir, et donc de s'aimer lui-même. A cette tristesse chez l'aimé correspond chez l'aimant quelque désespoir, car le passionné sent bien que sa conscience ne peut parvenir à sortir de soi, à atteindre une extériorité, à s'attacher à une autre personne.
     
          Ainsi s'explique que l'inconstance des passions coïncide souvent avec leur violence. La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise. Dans les cas de demi-lucidité, il aime cette recherche même du passé dans le présent : il aime alors l'amour, ce qui n'est pas aimer. »
                Qu’est-ce en effet que la passion selon Alquié? C’est la maladie d’un désir qui n’abdique pas de lui-même et s’obstine non seulement dans l’idéalisation de l’être aimé mais aussi dans le présupposé de son éternité.
        Il est vrai que la distinction entre le désir et la volonté réside entre autres points dans le fait que la volonté accepte, voire choisit d’aménager le temps qui la sépare de l’acquisition de ce qu’elle veut. Le désir, au contraire, situe d’emblée son objet dans une autre dimension que temporelle. Un homme peut vouloir une femme, mais il désire toujours « la » femme, celle qui n’est pas de ce monde et s’il s’entête dans cette fixation, il tombera comme Dom Juan dans l’impasse d’une quête sans terme véritable, sans altérité authentique.
        
Lorsque Phèdre s’éprend d’amour passion pour Hyppolite, on perçoit bien qu’elle ne le « veut » pas, mais qu’elle se complaît dans une totale perte de repères. Elle est littéralement azimuthée: « je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue. Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler, je sentais tout mon corps et transir et brûler. » Dans cette fixation pour un être que tout lui refuse, la passion trouve de quoi se repaître d’elle-même, en s’immortalisant dans la certitude d’un impossible écoulement du temps. Cette relation n’a pas le moindre futur crédible à l’horizon.  Elle est inconvenante, horrible et presque incestueuse (elle est la belle-mère d’Hyppolite), mais il en va de même malheureusement selon Alquié dans les passions qui parviennent à persuader  la personne aimée.
        La passion désigne donc, pour Alquié qui suit, en cela (et en toutes choses d’ailleurs) la philosophie de Descartes, cette expérience que nous faisons parfois, comme Phèdre, d’une inclination, d’une perte de contrôle de la capacité qu’a habituellement notre volonté de décider de nos actes. Lorsque la passion nous assaille pour des sujets qui peuvent attendre, il faut selon Descartes « penser à autre chose » jusqu’à ce que la passion cesse, et lorsque elle se manifeste de façon plus urgente, il importe que nous prenions exactement la résolution contraire à ses incitations:
        « Et lorsque la passion ne persuade que des choses dont l'exécution souffre quelque délai, il faut s'abstenir d'en porter sur l'heure aucun jugement, et se divertir par d'autres pensées jusqu'à ce que le temps et le repos aient entièrement apaisé l'émotion qui est dans le sang. Et enfin, lorsqu'elle incite à des actions touchant lesquelles il est nécessaire qu'on prenne résolution sur-le-champ, il faut que la volonté se porte principalement à considérer et à suivre les raisons qui sont contraires à celles que la passion représente, encore qu'elles paraissent moins fortes: comme lorsqu'on est inopinément attaqué par quelque ennemi, l'occasion ne permet pas qu'on emploie aucun temps à délibérer. »
        
La passion est fondamentalement mauvaise conseillère. Elle l’est par elle-même, parce qu’elle contredit notre volonté qui est infinie, c’est-à-dire à l’image de Dieu (idée de l’infini). La volonté décrit donc notre résolution à agir par nous-mêmes, spontanément, au sens étymologique: de notre propre mouvement. C’est le « Je pense du cogito » qui agit résolument quand il agit volontairement et son action s’oriente vers le futur. Lorsqu’au contraire, c’est la passion qui l’emporte, mon action absurdement se tourne vers ce qui de ma vie ne peut aucunement changer, à savoir mon passé. Ferdinand Alquié analyse dans la littérature toutes ces passions amoureuses qui, par ce jeu constant de renvois de symboles en symboles, s’assimilent toujours à un rappel de quelque souvenir du passé. Swann est amoureux d’Odette parce qu’elle lui rappelle l’une des filles de Jethro dans une fresque de Botticelli. Elle n’est ni son genre de femmes, ni vraiment de son milieu et ne manifeste aucune sensibilité extraordinaire pour l’art. Swann va ruiner sa vie pour une femme insignifiante, mais simplement « ressemblante ».
        
 
Comment expliquer l’absurdité de cet engouement? Par un désir qui ne se laisse aucunement raisonner ni arraisonner par la volonté du sujet, laquelle pourrait l’ouvrir à la perspective d’un authentique futur. Tout désir « pur » ne désire que l’Eternité, comme nous l’avons vu: ce que l’on désire parce qu’on le désire n’est plus de ce monde situé comme un objet accessible mais idéalisé, déplacé vers une dimension inaccessible et conséquemment à même d’alimenter sans fin un désir qui, en réalité, ne veut pas se satisfaire. Le désir rend impossible ce qu’il désire, il le situe hors du temps, dans l’Eternité. Ferdinand Alquié fait le rapprochement entre cette caractéristique du désir qui consiste au sens propre à « éterniser la quête vers son objet » et le désir nostalgique car finalement notre passé a un statut paradoxal dans le temps. Il ne pourrait exister si le temps ne passait pas mais une fois qu’il est, il ne passe plus. Notre passé est de notre vie ce qui touche à l’éternel parce que nous n’avons plus aucun pouvoir sur lui.
        
Dans le livre de Francis Scott Fitzgerald, Gatsby pourrait aimer Daisy pour ce qu’elle est, profiter de sa lassitude pour son mari Tom mais il est passionné et ce qu’il désire, c’est la Daisy « d’avant », d’il y a cinq ans, quand ils se sont rencontrés alors qu’il était un officier sans le sou. Sa passion tend vers un souvenir Eternel mais inaccessible. Gatsby est le portrait type du passionné, celui dont les traits correspondent exactement à la description de Ferdinand Alquié.
        La pathologie de cette inclination réside fondamentalement dans le refus du temps, c’est-à-dire le refus inconditionnel et intransigeant de laisser le temps, c’est-à-dire la succession des instants s’insinuer dans l’amour éprouvé pour telle ou telle personne. Ce que le passionné aime de l’autre, c’est précisément ce qu’il va pouvoir assimiler à son passé. Le raisonnement d’Alquié est imparable dés lors que nous consentons à ce principe selon lequel l’éternité est la dimension de notre passé (Montaigne et Spinoza opposeraient ici en effet, que le temps de l’Eternité est le présent). Suivons le fil du raisonnement d’Alquié. Si la passion désigne ce désir fondamentalement nostalgique, il ne peut se tourner vers le passé de la personne aimée puisque c’est justement cette dimension dans laquelle aucune relation ne pourra se construire. C’est donc vers son passé qu’il s’oriente et cela se traduit par cet étrange prédisposition temporelle qui consiste à ne vivre le présent que pour en faire à l’avance ce qu’il a vécu. C’est ce que nous retrouvons trait pour trait dans notre désir de faire d’une fête un moment « inoubliable ». Rendre un évènement inoubliable, c’est d’avance vouloir l’ancrer dans notre passé, le vivre déjà comme « ayant été ». Les fêtes de Gatsby sont « inoubliables » mais personne ne sait vraiment pourquoi. Nick Carraway, le narrateur va recevoir en confidence l’aveu de Gatsby: il s’agit d’attirer Daisy et finalement de la prendre au piège de cette souricière temporelle qui consiste à redevenir absurdement celle qu’elle a été.
        
Gatsby ne peut aimer le passé récent de Daisy, et surtout pas la vie conjugale qu’elle mène avec Tom. Il ne désire qu’une chose: la ramener à son passé à lui et reprendre le fil de leur histoire, même si cette perspective n’a aucun sens, ni aucune direction où aller car on ne voit pas l’avenir d’un couple dont la seule réalité est celle d’un souvenir. Ce que désire Gatsby en réalité, c’est s’extraire du temps par des fêtes qui en font totalement perdre le sentiment.
        Il ne l’aime pas vraiment, il aime son passé. Il ne souhaite que revivre cet instant dans lequel il s’est bercé de l’illusion d’être riche et aimé, et maintenant qu’il est riche, il souhaite redevenir celui qu’il fût. Il fait une fixation et les termes de Ferdinand Alquié résonne parfaitement, comme en écho avec son histoire: "il est désir de se retrouver et non de se perdre, d’assimiler Autrui et non de se donner à lui. Il est infantile, possessif et cruel. »
        Ce caractère possessif, c’est bien celui que l’on reconnaît dans cette pseudo certitude de Gatsby selon laquelle Daisy n’a jamais aimé Tom, ce qui est faux comme elle finira par le reconnaître. C’est d’ailleurs à compter de cet instant qu’elle s’éloigne de son amant, préférant la médiocrité aveuglante de son époux, aussi infidèle qu’il soit. Fitzgerald avait un très gros problème avec la boisson, c’est dire s’il connaissait de l’intérieur les ressorts de l’addiction, et la passion de Gatsby n’en est pas moins une que l’alcool, parce que toute passion est refus du temps.               
  Personne ne peut « humainement » aimer une autre personne de cette façon. Le simple fait d’être ainsi "vénérée », idolâtrée avertit l’objet de la passion qu’elle n’est pas aimée pour elle-même, mais à titre de prétexte: elle n’est que l’occasion pour celui aime passionnément de s’aimer lui-même. L’essence de toute passion est narcissique et c’est en cela qu’elle marque une aliénation, un enfermement précisément parce qu’aucune altérité n’en est l’objet.
        C’est précisément sur ce point que le roman de Fitzgerald touche au plus juste, car Daisy ne résiste pas à ce plaisir superficiel et mesquin d’être ainsi magnifiée, alors même qu’elle sait qu’elle ne l’est que pour de mauvaises raisons, ou plus exactement des raisons fausses. Elle se prête au jeu dont Gatsby va faire les frais. Un amour passion ne sort pas de celui qu’il éprouve, ne vise personne d’autre. Il s’obstine absurdement sur lui-même, sur une modalité d’approche du présent qui le transforme immédiatement et « déjà » en futur passé.
        
Le texte d’Alquié pose finalement un rapport entre l’acceptation d’autrui et l’acceptation du temps. Je ne peux vraiment aimer autrui qu’en aimant qu’il soit autrui, et je ne peux aimer Autrui qu’en acceptant en moi-même, pour moi-même d’être incessamment autre à celui que j’étais. Aimer l’autre, c’est accepter d’être autre et je ne peux réaliser cette acceptation que dans un flux temporel qui me rend autre à chaque instant de celui que je viens juste de cesser d’être, c’est ce que l’on appelle « le temps ». Finalement cela revient à accepter d’être « ni, ni »: ni celui que je ne suis plus ni celui que je ne suis pas encore. C’est en ce sens qu’il faut concevoir l’oubli de soi et de ce que l‘on fut comme condition d’un amour véritable, lequel pourrait être considéré comme une odyssée sans retour.

Conclusion
        La seule condition qui, selon Alquié, puisse nous garantir le bonheur grâce à l’amour de l’autre réside donc dans le rapport adéquat au temps, dans son acceptation. Les témoignages d’amour éternel du passionné sont exactement le contraire de ce qu’ils semblent: à savoir les manifestations de l’engouement le plus narcissique et le plus dangereux qui soit précisément parce que le passionné se ferme à la seule dimension qui puisse rendre effectivement possible une relation à l’autre authentique, soit celle du temps. Consentir au temps, c’est accepter d’être autre à soi, et c’est le seul moyen de contribuer authentiquement au bonheur d’Autrui.


Y-a-t-il une vertu spécifiquement politique?


« Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain […] Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en communs c’est ce qui fait une famille et une cité. »                              Aristote


               Selon Aristote, «  l’homme est un animal spécifiquement politique ». Parce qu’il est doté par la nature d’un langage et non seulement des moyens de communiquer ses sensations, comme c’est le cas pour les animaux sociaux, il jouit de la possibilité de concevoir des idées générales sans laquelle aucun sens de l’intérêt collectif ne pourrait se manifester à lui. Cette aptitude à discerner dans ses actions le principe même de ce qui est bien et de ce qui est mal se perfectionne au fil de son existence citoyenne. Mais ce dont Aristote perçoit le mouvement comme continu, soit ce passage de l’acquisition de la vertu à son perfectionnement dans la cité, Platon le décrit au contraire comme problématique, car selon lui, « dans la vie publique, tous les hommes sont ennemis de tous les hommes, et que tout aussi bien dans la vie privée chaque individu est un ennemi pour lui-même (Lois, 626e) ». Il existe donc pour Aristote une vertu à vivre au sein d’une cité (politiquement) précisément parce que cette modalité collective d’existence perfectionne cette aptitude à être vertueux que la nature nous a donnée. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle la crée de toutes pièces.


Or, l’histoire et l’évolution même de la notion de cité ou d’Etat ont posé à de nombreuses reprises la question de l’autonomie de la politique par rapport à la morale. Lorsque c’est l’intérêt supérieur d’un Etat qui est invoqué lors d’une situation particulièrement critique: révolution, crise ou menace de guerre civile, le présupposé d’une supériorité de l’Idée ou du principe sur l’évolution effective et concrète des évènements ne mériterait-il pas d’être remis en cause voire destitué? Ne serait-ce pas précisément le propre du politique que de redistribuer incessamment la donne de ce rapport entre des principes moraux indéfectibles et des actes qui devraient toujours s’y soumettre, entre la théorie et la pratique finalement? N’existerait-il pas une vertu, une forme d’habileté politique spécifique à soumettre des principes moraux à des situations politiques critiques? Cette spécificité ne décrirait-elle pas exactement les frontières d’une légitimité qui serait à même de s’imposer à tous au sein de ce cadre?

        Mais cette question ne saurait se limiter à la seule définition de la politique comme réflexion sur la souveraineté d’un Etat (les limites de l’autorité de la cité), car elle désigne aussi l’une de ces trois composantes de notre relation à la société: le social, l’économique et le politique. Selon Hannah Arendt, si nous réduisions le rapport que le citoyen entretient avec la communauté dans laquelle il s’inscrit à l’économique et au social, nous ne ferions qu’attendre du tout dont nous sommes une partie que de quoi nous nourrir, organiser les relations marchandes entre les citoyens, assister les plus démunis, bref veiller à la vie de chacun, voire à la survie. Dans la politique se joue autre chose que cette simple attention portée à l’existence physique des citoyens, à savoir leur liberté, leurs droits et leurs devoirs. Selon elle, ce que nous gagnons économiquement et socialement à être des citoyens d’un état, c’est la sécurité d’une vie organisée et finalement garantie, mais nous sommes crédités politiquement de plus que cela: un statut symbolique. Nous y gagnons une forme de reconnaissance, et c’est exactement cette spécificité qui justifie le basculement du féminin au masculin. 

« La liberté peut apparaître comme un don suprême que seul, l’homme, parmi toutes les créatures terrestres a reçu et dont nous prouver trouver les traces dans presque toutes nos activités. Ce don ne se développe néanmoins que lorsque l’action a créé son propre espace mondain où il peut, pour ainsi dire, sortir de l’ombre et faire son apparition. » C’est bien cette capacité élective et délibérative de l’être humain à s’inscrire pas ses actes et ses paroles dans une dimension au sein de laquelle son engagement compte qui définit proprement « le politique ».  Autant nous sommes naturellement déterminés biologiquement dans la nature, autant nous sommes libres dans le politique par ce que celui-ci désigne notre capacité à « faire monde" là où l’univers nous oppresse.
       

Le politique désigne encore autre chose: nous disons qu’une question est politique quand il est clair pour nous qu’elle ne saurait être d’ordre religieux, métaphysique ou spirituel. Le politique, c’est la négation de toute transcendance, de tout au-delà, c’est lorsque l’homme comprend qu’il n’y a pas de secours à attendre de Dieu, de la fortune, de la nature ou encore d’une quelconque finalité. Dans le « Politique », Platon décrit la métabolé, le mouvement révolutionnaire et mythologique au gré duquel finit par apparaître le monde tel que nous le connaissons. A l’âge d’or de Chronos succède l’âge de Zeus que nous pourrions considérer comme celui du politique. Zeus n’agit plus mais devient spectateur. Jacques Darriulat décrit précisément le processus de cette émancipation:
« La naissance du politique, c’est aussi son affranchissement du religieux. Le dieu ne se mêle pas de politique, et le politique est l’affaire des hommes entre eux. Le gouvernement est alors l’organisation du réseau des échanges qui tissent les liens multiples qui font de la cité une cité. Il évoque un tisserand qui fait s’entrecroiser des milliers de fils pour former un tissu solide. »
        Nous pouvons donner à cette émancipation une autre dimension que mythologique. Platon utilise alors la comparaison avec l’art du tisserand: le politique c’est l’art de tresser, de composer avec tous les fils de façon à ce qu’ils tiennent tous ensemble dans un ouvrage commun. Le politique désigne dés lors bien autre chose que le rapport à une autorité, ou à une totalité, il définit ce mouvement dans lequel l’homme renonce à tout processus d’auto-légitimation de quelque autorité que ce soit. Il n’est plus question de faire valoir un principe d’antériorité de Dieu, de la Nature ou du destin. L’homme fait ce qu’il peut dans un monde au sein duquel rien n’existe plus par soi-même, ni Dieu, ni substance, ni « je pense ». La politique c’est le « c’est ainsi que les hommes vivent (Aragon)…ensemble », ou tentent de le faire. Dans ce monde déserté de toute référence à Dieu, à un Cosmos ordonné, à un sens préétabli dont nous aurions à respecter les décrets, y’a-t-il encore de la place pour l’affirmation d’une vertu? Peut-on concevoir comme une vertu cette capacité de l’homme à "se débrouiller », à faire des arrangements, c’est-à-dire de la politique parce que l’on ne croit plus en rien? Peut-on parler d’une vertu s’il n’y plus de morale?
       
La question de savoir s’il existe une vertu spécifiquement politique peut donc se décliner au gré de ces trois définitions différentes du politique:
Une autorité peut-elle se prévaloir de tout ce qui la justifie politiquement (l’exercice de la souveraineté sur le peuple, la gestion d’une population, l’évitement de toute guerre civile et de tout désordre) pour légitimer comme vertueuse une action utile mais immorale? Une vertu politique peut-elle se concevoir indépendamment de toute référence morale?
Ce privilège dont seul l’homme semble avoir été crédité de pouvoir créer un monde, une instance délibérative, décisionnelle et exécutive au sein duquel toute action et parole humaine revêt un « sens » justifie-t-il que nous considérions comme vertueux tout ce qui s’y effectue (pour Hannah Arendt, la liberté retrouve dans cette dimension son sens initial de spontanéité, de création, de nouveauté, voire de miracle)?
Si la politique désigne l’affranchissement de l’homme de toute référence à une transcendance, à des valeurs, à des principes métaphysiques. Est-ce encore de vertu dont il peut être question (puisque la connotation morale de ce terme sous-entend le passage d’une pensée ou d’un acte au crible de la distinction du bien et du mal). Si la politique définit ce qui commence quand l’homme rompt avec tout processus d’auto-légitimation ou de fondation d’un acte par des valeurs, est-ce vraiment du qualificatif de « vertueuse" que pourra s’honorer une action politique?
        Dans chacune de ces trois définitions, nous essayerons de prendre en considération le glissement étymologique de la notion tel que Machiavel l’a initié dans « le prince », la vertu ne désignant plus seulement la disposition à agir conformément à une certaine conception du Bien, mais aussi la force (vir), l’habileté d’une action à composer avec toutes les données d’une situation pour parvenir à ses fins (virtu).

      

lundi 19 novembre 2018

Faut-il attendre d'être heureux? - Références chantées

Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve de Serge Gainsbourg

Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve 
Que le ciel azuré ne vire au mauve 
Penser ou passer à autre chose 
Vaudrait mieux 
Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve 
Se dire qu'il y a over the rainbow 
Toujours plus haut le soleil above 
Radieux 
Croire aux cieux croire aux dieux 
Même quand tout nous semble odieux 
Que notre cœur est mis à sang et à feu
Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve 
Qu'une petite souris dans un coin d’alcôve 
Apercevoir le bout de sa queue rose, ses yeux fiévreux 
Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve 
Se dire qu'il y a over the rainbow 
Toujours plus haut le soleil above 
Radieux 
Croire aux cieux croire aux dieux 
Même quand tout nous semble odieux 
Que notre cœur est mis à sang et à feu
Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve 
Avoir parfois envie de crier sauve 
Qui peut savoir jusqu'au fond des choses 
Est malheureux 
Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve 
Se dire qu'il y a over the rainbow 
Toujours plus haut le soleil above 
Radieux 
Croire aux cieux croire aux dieux 
Même quand tout nous semble odieux 
Que notre cœur est mis à sang et à feu
Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve 
Dis-moi que tu m'aimes encore si tu l'oses 
J'aimerais que tu te trouves autre chose 
De mieux 
Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve 
Se dire qu'il y a over the rainbow 
Toujours plus haut le soleil above 
Radieux
Paroliers : Serge Gainsbourg


L’Horloge

Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : " Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;
Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !
Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !
Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.
Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! "


     Charles Baudelaire