dimanche 28 novembre 2021

Méthodologie du 3e sujet du baccalauréat et cours sur le langage


 

  1. Pourquoi choisir et comment aborder le 3e sujet?

Le 3e sujet suppose un autre type d’effort que celui qui est requis pour le traitement des sujets 1 et 2. Il n’est pas question ici de construire un développement pour traiter une question insoluble. On attend de nous que nous fassions place dans notre pensée à la pensée d’un Autre. Cela implique d’abord une forme d’acceptation de notre part, voire une sorte de réserve ou de retenue: il ne s’agira à aucun moment de formuler ce que nous pensons du texte mais que nous pensions à partir de lui, « en » lui.  Puis-je penser dans ce « cadre là » , c’est-à-dire dans le champ conceptuel qui est ouvert par le texte lui-même, par la récurrence de ces termes, par l’argumentation qui est suivie, par la thèse qui est défendue. La première attitude qu’il convient d’adopter d’abord est donc de se retenir de « juger » ce qui est écrit mais de s’interroger soi-même pour trancher la question de savoir si le problème qui est évoqué ici nous intéresse. 

Choisir ce sujet c’est s’engager non seulement à s’intéresser à ce qui y est décrit mais aussi à en percevoir « la densité », « la puissance ». Cet extrait a été choisi pour trois raisons:

              -  La ou les notions qu’il traite sont à notre programme

    • Il contient une ou plusieurs thèses extrêmement riches et condense en quelques lignes des développements beaucoup plus longs qu’il va nous falloir, nous, déplier. C’est exactement le sens d’ « expliquer » (explicare). Cela signifie qu’il ne s’agit pas non plus de nous demander si l’on a compris mais si l’on se sent capable d’expliciter tout ce qui est implicite, d’exprimer tout ce qui dans le texte est « entre les lignes ». Tout texte philosophique est comme un palimpseste, c’est-à-dire un texte écrit sur un ancien manuscrit. Il nous faudra trouver et faire revenir à la surface de notre copie l’ancien manuscrit, c’est-à-dire ce que sous entend ou ce qu’implique tout ce qui est dit. Cette différence entre comprendre et expliquer est absolument cruciale, parce que la note récompensera précisément le mouvement d’explication plus que celui de la compréhension (qui pourrait se contenter de résumer alors que ce n’est pas du tout l’objet de ce sujet)
    • Ce texte a une unité. Il se suffit à lui-même. Son explication ne suppose pas une culture ou une connaissance préalable de l’auteur. Toute personne dispose du minimum nécessaire à son explication.

Cette dernière raison nous donne le critère essentiel justifiant le choix du sujet ou au contraire son rejet. Après plusieurs lectures, percevons nous l’unité de ce texte, c’est-à-dire l’effet de convergence de toutes ses composantes vers une thèse et UNE SEULE?  Si la réponse est oui, alors le sujet est « prenable » dans tous les sens du terme. Si la réponse est non, c’est-à-dire si nous en distinguons pas cette unité directionnelle « vectorielle », alors mieux vaut s’abstenir.

Il faut insister sur cet autre critère (déjà évoqué mais tant pis!): la question importante ne sera jamais: « qu’est-ce que je pense de ce texte? » mais toujours « est-ce que je pense dans ce texte? ». Si la réponse est oui à cette seconde question seule pertinente, alors il est possible de choisir le sujet 3.

 


  1. L’idée essentielle

         Soit le sujet 3 suivant:

« Vous expliquerez le texte suivant (suite le texte, le nom de l’auteur, l’oeuvre d’où le passage est extrait et l’année de sa publication) la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise, il faut et il suffit que l’explication rende compte par la compréhension précise du texte du problème dont il est question. »


« Nous vi­vons dans un monde où la parole est instituée. Pour toutes ces paroles banales, nous possédons en nous-mêmes des si­gnifications déjà formées. Elles ne suscitent en nous que des pensées secondes ; celles-ci à leur tour se traduisent en d’autres paroles qui n’exigent de nous aucun véritable effort d’expression et ne demanderont à nos auditeurs aucun ef­fort de compréhension. Ainsi le langage et la compréhen­sion du langage paraissent aller de soi. Le monde linguisti­que et intersubjectif ne nous étonne plus, nous ne le distinguons plus du monde même, et c’est à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons. Nous perdons conscience de ce qu’il y a de contingent dans l’ex­pression et dans la communication, soit chez l’enfant qui apprend à parler, soit chez l’écrivain qui dit et pense pour la première fois quelque chose, enfin chez tous ceux qui transforment en parole un certain silence. Il est pourtant bien clair que la parole constituée, telle qu’elle joue dans la vie quotidienne, suppose accompli le pas décisif de l’ex­pression. Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. » 

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, « Tel » Gallimard, 1978, L. I,Chap. 6, p. 213-214

Le sens de ce texte est loin de se donner à nous « d’abord ». Il y est question de la parole, de l’expression, de la signification, du langage. Nous saisissons vaguement le thème du texte, mais sa thèse? Et surtout saisissons-nous l’unité qui justifie ce découpage là?  Ce texte ne peut être saisi qu’à partir d’un certain nombre de connaissances minimales que nous allons voir (notamment la distinction entre parole, langue et langage) mais il est possible même sans maîtriser encore ces acquis de percevoir qu’il y a dans ce passage la désignation d’une « origine ». Pour parler, il faut éprouver l’envie de parler, ce qui suppose l’expression d’un sens (et cela peut aller de «  passe moi le sel » à « je pense donc je suis »). Derrière les paroles de circonstances il y a «  la parole », non pas celle-ci ou celle-là mais un geste qui fait advenir ce qui avant n’était pas, quelque chose de primordial, d’inattendu, de radical. S’il ne peut y avoir de message qu’à partir d’une langue déjà présente, l’acte de la parole en tant que geste suppose un « commencement » l’émergence d’un acte physique et c’est à cette dimension là que Maurice Merleau-Ponty nous invite à revenir. 

Au fil des lectures et relectures du texte, nous réalisons que l’auteur nous parle d’abord de la parole instituée, puis de la parole constituée et enfin de l’acte de l’expression, de la prise de parole. Des mots que nous exprimons de façon attendue, codée, habituelle à l’effort par le biais duquel nous constituons nous-mêmes cette parole, nous négligeons totalement une donnée pourtant évidente, c’est que nous aurions pu ne pas prendre la parole et qu’au-delà ou plutôt en-deçà de cette considération de la « parole dite », il y a d’abord un geste physique: « donner de la voix », rompre le silence. Bien sûr nous décidons de parler pour dire quelque chose, mais finalement cette perspective ne se comprend qu’à partir d’un « déjà là » de la langue, du langage. Il n’y a pas ici de véritable commencement. Par contre en toute personne qui prend l’initiative de passer d’un état qui est celui du silence à celui de sujet parlant, quelque chose se produit qui est davantage de l’ordre du corps que de l’esprit. La parole est un geste avant d’être un message. Dés qu’une parole se fait entendre, nous avons tendance à en dissimuler le caractère brutal, inattendu, physique en ne prêtant notre attention qu’à ce qui est dit et pas au fait que ce soit dit, que quelqu’un ait décidé de produire du son et de donner du sens à ce son. En fait quelque chose du langage se réitère à chaque prise de parole, quelque chose qui, finalement a rapport avec la première parole du premier homme. Nous avons faim et donc nous mangeons, sommeil et donc nous dormons, mal et donc nous crions mais la parole ne s’inscrit pas exactement comme toutes ces réponses naturelles à des stimulations, à des besoins, à des nécessités vitales. Il n’est pas du tout évident pour nous humains de savoir pourquoi nous parlons, et si nous répondons que nous parlons parce que nous avons quelque chose à dire, nous savons bien que cela ne suffit pas parce que cette chose que nous avons à dire est déjà dite en un sens, elle est déjà formulée intérieurement.

Aussi loin que nous puissions aller dans l’analyse de la parole émise, c’est-à-dire dans ce qui est dit, nous ne cernerons jamais d’assez près la nature physique de la prise de parole, le fait que ce soit à ce moment là, et pas un autre, pour répondre à telle personne et pas une autre, dans ce contexte ci et pas un autre, etc. Derrière tout ce qui fait qu’une parole « rentre dans le rang », se produit « habituellement » dans un monde où finalement tout déjà est susceptible d’être prononcé et entendu, comme si les mots étaient là, dans une sorte d’ombre et n’attendaient que le moment d’entrer en scène, il y a le geste de la prise de parole. Que telle personne ait parlé, quelque soit le sens de la parole émise est en soi un évènement, une interpellation qui veut dire quelque chose que le sens des paroles émises ne suffit pas à justifier., à épuiser. Quoi que je dise, ce que je dis n’est pas à la hauteur de l’acte de l’avoir dit. Le contenu de la parole n’épuise pas son acte. Si nous voulons comprendre l’être humain, il nous faut situer la parole à ce niveau là, c’est-à-dire à un niveau existentiel et non conceptuel, comprendre ce que la parole veut dire indépendamment de ce qu’elle nous dit, ce qu’elle veut dire en tant qu’acte et non en tant que simple vectrice de message.

 


            C’est cela que Maurice Merleau-Ponty veut dire par ce texte et une fois qu’on l’a compris, tout le texte manifeste son unité, toutes les phrases s’unissent les unes aux autres pour aller dans un seul sens. On pourrait dire que tout texte philosophique est une conspiration de phrases, une machination visant à convaincre le lecteur d’une thèse. Même si l’idée essentielle ne nous apparaît pas nécessairement sous une formulation achevée, il importe de saisir le mouvement de cette unité. Si ce n’est pas le cas, choisir le 3e sujet est une erreur.


Cours: Distinction Parole/Langue/Langage - Ferdinand de Saussure

Tout au long de cette méthodologie et de l’explication de ce texte type 3e sujet du Bac, nous en profiterons pour donner des éléments du cours sur le langage. A ce moment de l’explication, c’est-à-dire à son début, il est vraiment éclairant de travailler sur la distinction que fait Ferdinand de Saussure entre la parole, la langue et le langage. Il conviendra de toujours garder en tête toutefois que Ferdinand de Saussure est intéressé par la langue et que tout le texte de Merleau-Ponty vise à réveiller en nous une nouvelle considération de la parole. La visée de ces deux auteurs est donc différente:

"En séparant la langue de la parole, on sépare du même coup : 1° ce qui est social de ce qui est individuel ; 2° ce qui est essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel.

 La langue n'est pas une fonction du sujet parlant, elle est le produit que l'individu enregistre passivement ; elle ne suppose jamais de préméditation, et la réflexion n'y intervient que par l'activité de classement dont il sera question plus loin.

 La parole est au contraire un acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel il convient de distinguer : 1° les combinaisons par lesquelles le sujet parlant utilise le code de la langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle ; 2° le mécanisme psycho-physique qui lui permet d'extérioriser ces combinaisons.

 Récapitulons les caractères de la langue :

 1° Elle est un objet bien défini dans l'ensemble hétéroclite des faits de langage. On peut la localiser dans la portion déterminée du circuit où une image auditive vient s'associer à un concept. Elle est la partie sociale du langage, extérieure à l'individu, qui à lui seul ne peut ni la créer ni la modifier ; elle n'existe qu'en vertu d'une sorte de contrat passé entre les membres de la communauté. D'autre part, l'individu a besoin d'un apprentissage pour en connaître le jeu ; l'enfant ne se l'assimile que peu à peu. Elle est si bien une chose distincte qu'un homme privé de l'usage de la parole conserve la langue, pourvu qu'il comprenne les signes vocaux qu'il entend.

 2° La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément. Nous ne parlons plus les langues mortes, mais nous pouvons fort bien nous assimiler leur organisme linguistique. Non seulement la science de la langue peut se passer des autres éléments du langage, mais elle n'est possible que si ces autres éléments n'y sont pas mêlés.   

 3° Tandis que le langage est hétérogène, la langue ainsi délimitée est de nature homogène : c'est un système de signes où il n'y a d'essentiel que l'union du sens et de l'image acoustique, et où les deux parties du signe sont également psychiques.

 4° La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions ; les associations ratifiées par le consentement collectif, et dont l'ensemble constitue la langue, sont des réalités qui ont leur siège dans le cerveau. En outre, les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles; l'écriture peut les fixer dans des images conventionnelles, tandis qu'il serait impossible de photographier dans tous leurs détails les actes de la parole ; la phonation d'un mot, si petit soit-il, représente une infinité de mouvements musculaires, extrêmement difficiles à connaître et à figurer. Dans la langue, au contraire, il n'y a plus que l'image acoustique, et celle-ci peut se traduire en une image visuelle constante. Car si l'on fait abstraction de cette multitude de mouvements nécessaires pour la réaliser dans la parole, chaque image acoustique n'est, comme nous le verrons, que la somme d'un nombre limité d'éléments ou phonèmes, susceptibles à leur tour d'être évoqués par un nombre correspondant de signes dans l'écriture. C'est cette possibilité de fixer les choses relatives à la langue qui fait qu'un dictionnaire et une grammaire peuvent en être une représentation fidèle, la langue étant le dépôt des images acoustiques, et l'écriture la forme tangible de ces images."

 

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale (1906-1911), Payot, 1969, p. 30-32.


                La parole est un acte, la langue un outil et le langage une faculté: voilà le premier jeu de distinctions autour duquel il faut axer nos oppositions. La langue est sociale: elle définit une communauté et s’applique nécessairement à tout enfant naissant dans cette communauté. Celle-ci s’impose moins au nouveau né territorialement que familialement. « La langue est essentielle alors que la parole est accessoire ou accidentel. » Ce qu’il faut entendre ici c’est que la parole est contingente, comme le dit Merleau-Ponty: on peut choisir de ne pas parler, alors que l’enfant ne peut se soustraire à l’apprentissage de la langue de sa communauté. La langue à ce titre ne vient pas du sujet mais elle s’impose à lui. Il n’y a donc pas dans le rapport de l’individu à sa langue de marge de manœuvre quelconque. Elle est là avant lui, elle s’impose à lui comme le cadre qu’il va devoir nécessairement intégrer, celui dans lequel il va vivre, sentir, penser.  La langue finalement s’insinue en nous comme une donnée, une réalité tellement première, tellement incontournable et préalable que nous ne nous apercevons pas nécessairement qu’y compris dans le rapport que nous allons établir avec nous-mêmes, la langue sera présente.  Quoi que l’on se dise de soi en soi-même, « l’interface » de la langue structure et détermine totalement ce rapport. Il nous faut prendre conscience de cette efficience toujours première d’une forme du communautaire dans nos pensées les plus intimes. J’ai beau me parler intérieurement , le simple fait que je me le « dise » atteste qu’entre moi et moi il y a toute la communauté linguistique de ma langue. L’intériorité, à ce titre, est un mythe. Aussi loin que l’on aille dans l’intimité des confidences que l’on s’avoue à soi-même dans le confessionnal  de notre intériorité, c’est toujours par le canal extérieur d’une langue commune à un peuple, à une histoire, à une religion, des traditions, etc. que nous nous le disons.

La notion de préméditation présente dans la parole et pas dans la langue est  cruciale et suit exactement le développement précédent. Il n’y pas de préméditation dans la langue parce que je ne prémédite pas le fait de parler cette langue là. Quoi que je me dise avant de parler français, c’est en français que je me le dis.  La préméditation (comme cela apparaît bien dans le pénal) manifeste le libre arbitre de l’individu. Dans la langue il n’y en a pas, puisque on ne choisit pas sa langue. Dans la parole, au contraire, il y a préméditation puisque c’est un acte contingent. Si liberté de l’homme il y a,  elle se situe dans la parole et pas dans la langue, laquelle nous « détermine » à un point qu’il est difficile de penser, puisque précisément on le pensera nécessairement à partir de cette prédétermination là: notre langue. Peut-être comprenons-nous mieux pourquoi la parole est si cruciale philosophiquement: je ne choisis absolument de parler si, par ce terme, on entend parler une langue, mais, par contre, en tant qu’acte physique de phonation articulée, alors je choisis. La parole manifeste une prise d’initiative dans un acte dont le contenu en lui-même: les mots que l’on dit, les structures grammaticales utilisées, les temps, etc, est absolument préétabli (bien sûr je dis « ce que je veux » mais toujours à partir de ce qu’une langue a préalablement structuré et construit comme « dicible », je dis ce que je veux mais jamais « comme je le veux », en tout cas si je veux me faire comprendre). Il y a donc dans la parole, quelque chose qui pourrait constituer comme une sorte de « mou » dans les rouages ultra déterminés de la langue, « une zone de patinage », d’indétermination orale dans la sur-détermination de la langue et il se pourrait bien que cette zone de patinage ait quelque chose à voir avec le phénomène « humain ». C’est finalement assez proche de la thèse de Merleau-Ponty.

        On perçoit parfaitement cette « zone » dans la distinction établie par Ferdinand  De Saussure entre les combinaisons grâce auxquelles un individu exprime sa pensée par la langue et l’effectuation psycho-physique d’une prise de parole. C’est là, dans cette dernière que se définit cette « zone » dans laquelle l’humain pourrait bien consister.

        Dans l’énumération qui suit, Ferdinand de Saussure, fidèle à son objet qui est celui de la linguistique définit la langue et pour nous qui étudions plutôt la parole, il est essentiel de toujours garder en tête la ligne de distinction de l’une par rapport à l’autre. Que nous dit De Saussure de la langue?

  1. La langue est ce qui s’effectue dans l’association entre une trace graphique ou phonique et un concept, une étiquette. J’entends les sons Che et val (image acoustique: cinq phonèmes: /ch/e/v/a/l/) et je conçois l’idée de cheval (concept). C’est ça la langue. Il n’est rien de sa langue qui puisse se manifester à un individu comme une donnée modifiable, en soi (sauf peut-être le poète et l’écrivain). Une langue est contractuelle. On la reçoit en héritage mais un héritage que l’on ne peut refuser. Il n’en va pas de même de la parole qui en un sens commence toujours avec nous, dans la décision de prendre la parole. La langue s’apprend, pas la parole et ici encore il faut distinguer dans la parole ce que l’on dit (car ça c’est appris) et l’acte de le dire (qui est « pur », sans origine, une fulguration).
  2. Ce second point est extrêmement « porteur », car Ferdinand De Saussure, dans le mouvement même par lequel il définit à très juste raison, son objet comme celui d’une science « pure »: la linguistique , distinct de tout rapport à la parole (on peut étudier une langue qui n’est plus parlée) décrit en fait à son insu, ce qui enferme la langue dans une systématicité un peu caduque, on pourrait dire, sans jeu de mots: « lettre morte ». Toute langue est, en effet, un système en ce sens qu’elle relie entre eux des signes qui ne revêtent de sens que dans leur distinction avec d’autres signes. Une langue est « UNE » en un sens très fort: elle compose un ensemble fermé au sein duquel rien ne peut avoir de sens isolément.  Cette unité est à la fois ce qui sa force , et c’est bien ce sur quoi Ferdinand de Saussure invite puisqu’il constitue sur cet objet une science, une étude: la linguistique, et sa faiblesse. Qu’une langue ne soit plus parlée, que l’on puisse ainsi l’étudier indépendamment de toute efficience sociale actuelle pose tout de même question: cela signifie que cette langue ne constitue plus le crible au travers duquel des individus disent et ressentent leur expérience d’exister. En d’autres termes qu’une langue ne soit plus effectuée par une parole l’isole dans un champ de savoir distinct de sa réalité historique, physique, généalogique. Une langue est un élément qui vaut pas soi, qui que présuppose constamment lui-même indépendamment de toute existence. C’est une pure essence, une abstraction, un ensemble clos sur lui-même et certes auto-suffisant mais à quelle fins? Se pose également ici un problème de fondement et d’expérience (toute langue s’auto-légitime: elle s’impose par le fait de l’autorité qu’elle génère elle-même, en elle même. Pourquoi ce fruit s’appelle t’-il en français pomme? Parce que c’est comme ça! Il n’y a de sens à légitimer l’usage d’une appellation dans une langue. C’est de l’arbitraire qui s’auto-légitime, de l’auto-fondation d’autorité.  Mais alors de quoi une langue, en tant que langue fait-elle l’expérience si ce n’est d’elle-même? De rien. Si une parole privée de langue n’aurait rien à signifier, une langue sans parole n’aurait rien à « exprimer », et cela ne pose pas moins de questions.
  3. C’est d’ailleurs sur cette fermeture que Ferdinand De Saussure insiste dans le troisième point. Le langage est hétérogène, c’est-à-dire que l’on peut envisager un langage de tout et n’importe quoi: le langage des corps, des fleurs, etc. Mais la langue est plus cohérente, et surtout plus « cohésive ». Elle ne s’applique pas indifféremment à tout, elle compose un tout, une totalité fermée.
  4. Toutefois ce n’est pas parce que la langue est abstraite en ce sens qu’elle compose une unité systématique par  elle-même qu’elle ne dispose pas en « elle-même » d’un rapport réel au réel. Ici Ferdinand De Saussure prend un certain risque. iI affirme que les associations entre ces images acoustiques et ces concepts trouvent leur origine dans le cerveau, mais alors deux questions se posent a) comment expliquer que nos cerveaux humains aient pu produire des modalités d’associations aussi différentes selon les langues? Comment expliquer qu’il y ait des langues si toutes s’expliquent par le cerveau humain? b) pourquoi serait-ce « le cerveau » qui serait à l’origine de ces associations et non ces associations qui modèleraient plutôt le cerveau (la notion même de « plasticité neuronale » semblerait plaider plutôt en faveur de cette dernière option). En second lieu de son quatrièmement, De Saussure  distingue les signes de la langue et les signes de la parole. Autant les premiers sont clairs, désignables et finalement concrétisantes dans un dictionnaire, autant les seconds sont presque insensibles, fugaces, presque indétectables. Les manifestations (c’est en ce sens qu’il faut prendre le terme de « signes ») de la parole sont les inflexions et les tonalités de la voix, de l’appareil vocal, ce qui implique l’activation d’une incroyable quantité de muscles, nerfs, souffles, etc. En d’autres termes, De Saussure justifie que l’on puisse faire une science des langues parce qu’on dispose pour la plupart des langues de répertoires bien informés et offerts à ‘l’usage du chercheur, alors que la parole, non.  Evidemment, on pourrait tout à fait opposer à De Saussure que c’est peut-être parce que justement la parole n’est pas objet de science qu’elle est plus fondamentale, plus riche et moins programmatique que la langue, qu’elle nous en dit plus sur le monde et sur nous, alors que la langue ne fait que se présupposer elle-même.

Ferdinand De Saussure effectue donc un travail de distinction entre Parole, Langue et langage qui se révèle extrêmement éclairant pour le sujet, notamment parce que nous mesurons bien que cette distinction s’oriente finalement vers le primat qu’il essaie d’accorder à la langue sur la parole alors que l’esprit même du texte de Maurice Merleau-Ponty s’efforce précisément de pointer le critère de distinction fondamental de la parole par rapport à la langue. Mais avant d’aller plus loin, il convient de déterminer un peu plus précisément et simplement ce que parler veut dire (pour reprendre le titre d’un ouvrage de Pierre Bourdieu).

Peut-être vous est-il arrivé de vous dire à l’occasion de telle ou telle déclaration d’une personnalité: « eh bien si c’est pour dire ça, est-ce que ça valait vraiment le coup d’ouvrir sa bouche? » Peut-être pouvons-nous aussi, et sûrement avec plus d’humilité, nous poser la même question à l’endroit de nos propres prises de parole. Quiconque parle dans une assemblée, dans une famille ou à une seule personne, prend finalement la décision et la responsabilité de requérir son attention, de la diriger vers ses mots, lesquels vont forcément (il faut du moins le souhaiter) donner lieu à des pensées, pourquoi pas à des remises en question (ou pas, mais alors justement à quoi bon?) Si nous parlons, c’est qu’inconsciemment nous considérons que notre parole vaut mieux que le silence ainsi rompu, et ce présupposé pose réellement question. Pour qu’une parole puisse se respecter elle-même, il faut qu’elle s’estime légitimée à se substituer au silence, il faut donc qu’elle s’estime plus essentielle que lui.

Dans ce que Maurice Merleau-Ponty appelle « la parole instituée », on voit bien qu’on parle quasiment toujours en étant déjà « entendu ».  Quoi que je dise (et ici encore, on peut mettre à part l’écrivain et le poète), ce que je dis suppose que mon interlocuteur, sujet de la même langue que moi le sait déjà, en fait. Je ne lui apprends rien ou du moins, c’est sur le fond de découpes préfabriquées que j’ordonne des éléments de langue de telle sorte que je lui transmets un message, une information. Je lui apprends « qu’il fait beau » mais « faire beau » fait partie des possibilités prédéterminées des composantes météorologiques déjà présentes dans les énoncés dicibles entre deux membres d’une même communauté linguistique. C’est sur le fond de possibilités virtuelles de dire tous les temps que je lui indique celui-là. Bref si je lui apprends quelque chose, c’est sur le fond d’une capacité d’expression totale au regard de laquelle je ne lui apprends rien du tout. Evidemment à la lumière d’une telle observation, aucun énoncé ne vaut vraiment la peine d’être tenu, de briser la quiétude du silence. Aucun message n’est vraiment à la hauteur de la teneur évènementielle de l’acte de prise de parole. 

Cela signifie qu’avant de dire ceci ou cela, toute parole prononcée est l’effectuation sonore d’une séquence de bruits articulée dont l’orateur estime qu’elle est assez importante pour s’insinuer dans la trame phonique des sons inhumains du monde. Ce qui prend corps ici c’est l’inscription d’une séquence musicale humaine dans un fond sonore mondain, et ce geste là est aussi fulgurant, tétanisant, paralysant que fascinant. Peut-être après tout, peut-on envisager la possibilité que la pensée humaine toute entière se déploie dans ce défi quasiment impossible à soutenir posant que la parole émise était effectivement à la hauteur de cette dimension évènementielle là: briser le silence ou plutôt la rumeur sonore d’un monde sans homme (et si c’était le chant, l’art vocal, la musique, éventuellement la poésie ou le théâtre qui se révélait ici incroyablement plus doués, plus effilcients que tout échange de paroles circonstancié?)

 


Aussi étrange que cela puisse sembler, il y a dans ce texte une référence implicite et finalement extrêmement forte à la notion de liberté.  On entend souvent dire par des personnes réfléchissant sur leur langue qu’il est assez étrange que nous appelions cette chaise par le signifiant chaise, /ch/ai/se/ parce que nous aurions pu l’appeler complètement autrement. C’est ce que Ferdinand de Saussure appelle l’arbitraire du signe, à savoir qu’il n’y a pas de rapport naturel entre la chose signifiée et le terme utilisé pour la signifier. Cela aurait pu être autre chose. Oui, cela aurait pu, pourrions nous dire mais précisément ce n’est pas le cas et en tant que sujet français, je n’ai absolument aucun autre moyen, en tant que membre de cette communauté linguistique, pour désigner ce meuble là d’utiliser ce terme là. Pour prendre un autre exemple, l’enfant à la bobine « choisit » de sa propre initiative de mimer l’absence de sa mère et de la symboliser par la disparition et la réapparition d’une bobine mais il ne choisit pas du tout le Oh! et le Ah!, eux-mêmes préfigurant le « fort » et le « da ».  On pourrait considérer ce jeu comme une prise de parole de l’enfant, et cela avec d’autant plus de portée que l’enfant justement est en train d’apprendre à parler.  Ce que dit cette parole n’est pas libre, c’est Oh! et Ha! L’arbitraire de la langue allemande, comme celui de toute langue, est ainsi fait qu’il n’a pas le choix de dire autre chose que Fort et Da!. Mais que cette parole « soit » et qu’elle soit précisément dans une dimension aussi prédéterminée, aussi marquée par un arbitraire contraignant comme celui de la langue est de toute première importance. 

En d’autres termes, quand nous pointons du doigt cet arbitraire en disant « on aurait pu l’appeler autrement », nous avons à la fois profondément tort et totalement raison. Nous avons tort parce qu’une langue c’est justement ça: le fait que non: c’est une chaise et c’est tout. Si je me mettais en tête de dire cela autrement je m’’exclurais non seulement de toute communication possible mais aussi de cette pensée, de cette efficience combinatoire et symbolique  dont je jouis grâce et dans ma langue.  Nous sommes embarqués, enrôlés de force dans notre communauté linguistique: il n’y a là rien à choisir, pas la moindre liberté à manifester. Mais en même temps, il est parfaitement vrai que cela aurait pu s’appeler autrement et le simple fait que nous le réalisions témoigne de ce que quelque chose de moi n’est pas complètement annexé par ma langue. Mais quelle est concrètement cette part de moi qui résiste encore et toujours à cet envahisseur qu’est ma langue et le langage? Le geste de la prise de parole, ce passage à l’acte que je peux faire ou pas et par lequel je donne un nouveau sens à des énoncés toujours anciens par la résonance de ma voix dans le silence et l’effectuation de mon corps dans le monde. Si nous croyons ou voulons croire à la liberté humaine, c’est peut-être ici qu’il faut les chercher, dans le geste de la parole plutôt que dans l’arbitraire de la langue et du signe.


Méthodologie - Nous disposons désormais de l’idée essentielle de ce texte qui pourrait se formuler de la façon suivante: « il existe un effet de routine et d’endormissement provoqué par le langage sous le pouvoir duquel nous ne faisons qu’échanger, dire et signifier des banalités, des énoncés déjà connus de nous. Le langage n’a pas de commencement, ne serait-ce que parce que penser le début du langage suppose que nous le pensions à partir de lui, comme déjà constitué. Par contre la parole en tant que geste physique porte en soi l’acte d’un commencement humain et subjectif. »


La structure du texte est elle aussi plus apparente. Nous devons accorder toute notre attention à ce qui fait signe d’un changement de direction dans tout texte, c’est-à-dire à des connecteurs logiques qui signifient une opposition ou une atténuation comme mais, cependant ou pourtant. Ici, nous relevons cette rupture à la sixième phrase: « Il est pourtant bien clair que la parole constituée ». Nous comprenons que cette expression elle-même fait écho à la toute première « la parole instituée ». Maurice Merleau-Ponty décrit donc d’abord les conséquences humaines de la parole instituée, c’est-à-dire l’état d’abrutissement ou d’inactivité profonde, d’inertie dans lequel nous plonge une parole convenue, totalement soumise à l’institution de la langue. Pour illustrer « ce sommeil » de l’étonnement, il évoque l’exemple de l’enfant et de l’écrivain qui pourrait et devrait nous permettre de réaliser que l’un comme l’autre font surgir du nouveau dans cette institution, puis il pointe la notion cruciale d’expression, laquelle revêt une dimension existentielle. Il convient donc de remonter à « l’origine », mais cette recherche du commencement n’est pas une incitation à remonter le temps: il consiste simplement à percevoir dans toute prise de parole ce qui d’elle tient authentiquement du geste, c’est-à-dire d l’intention d’être plus que de celle de penser, d’un vouloir dire plus que d’un vouloir dire ceci ou cela. L’auteur décrit donc en premier lieu un constat, celui d’une parole intitulé. Il en développe ensuite les conséquences: l’absence d’étonnement, une sorte de conditionnement blasé qui nous rend insensible à la contingence de la parole (l’institution a éludé la liberté que revêt toute prise de parole dans l’art ou dans l’enfance). Pourtant la seconde partie du texte définit  ce que l’on pourrait appeler la supercherie ou la falsification qui est à l’oeuvre dans la parole instituée: faire comme si l’expression était déjà comprise dans cette institution (In situo, en latin signifie permettre le commencement de quelque chose, mais justement à l’intérieur de cet état, autrement dit, l’institution est l’installation d’un ordre s’auto-justifiant en annexant cette question du commencement, en l’assimilant,  c’est l’autorité en son sens le plus pur: l’auto légitimation d’un ordre). Ce qu’il convient de faire, c’est de réaliser cette dimension propre à la parole qui nous permettra de pointer l’imposture de la falsification de la parole instituée. Il y a donc finalement trois moments dans ce passage:

  1. la parole instituée
  2. La parole constituée
  3. La parole constituante et constitutive de l’homme       

4) L’introduction 

                        L'introduction de l’explication de texte en philosophie se compose de quatre moments:

  1. Thème
  2. Thèse
  3. Problématique
  4. Enjeu

Le premier point à garder en tête est qu’il nous faut amener le texte et non partir du principe qu’il est là. C’est un peu comme s’il fallait le mettre sur la table de dissection (explication) à laquelle nous allons procéder. Par conséquent, toute formule commençant par: «  ce texte…. » est à proscrire absolument. Il n’y a pas de « texte », c’est à nous d’évoquer d’abord de façon assez générale, comme le plan large d’un appareil photo qui va mettre au point son processus de  focalisation. La question à se poser est donc celé de savoir comment en venir à ce texte. La meilleure méthode pour « commencer » sa copie est donc paradoxalement de commencer par la 2e étape: la thèse, c’est-à-dire l’idée essentielle. Maurice Merleau-Ponty apporte quelque chose de nouveau dans une interrogation, un thème qui existait avant lui. Sur le fond de quelle préoccupation humaine ce texte là se détache-t-il et amène-t-il une forme de renouvellement?

  


La réponse est évidente: sur le rapport entre la parole, la langue et le langage. Contrairement à ces deux dernières notions, quelque chose de la parole est encore ouverte sur un pur présent, sur un acte. Il y a dans la parole un accès à la vie instante et brute qui n’est plus du tout efficient dans la langue et le langage. Nous pouvons considérer que tout ceci nous donne suffisamment d ’éléments pour définir le premier moment de l’introduction:

Quel que soit le moment à l’occasion duquel nous prenons la parole, nous ne franchissons jamais ce seuil de l’expression orale sans savoir déjà ce que nous voulons dire. Notre pensée déjà constituée des mots que nous allons prononcer précède donc l’effet sonore de notre voix. Ce que nous disons quelque part est déjà dit et par ce « quelque part » nous entendons notre pensée, notre « for intérieur ». La langue est donc première par rapport à l’effectuation de la parole. (c’est le thème)

Nous venons de préparer me terrain pour que la thèse fasse son apparition, exactement comme un présentateur « chauffe » une salle pour que l’artiste puisse faire son entrée et que cela ne semble pas incongru, inopportun mais au contraire pour que le public lui fasse un « triomphe ». Evidemment dans ce contexte, c’est plutôt la nouveauté de la thèse, éventuellement sa puissance, qui doit orienter notre écriture. Par rapport au thème qui a posé un contexte pertinent mais dépassable, évident, pas vraiment « mobilisant » ou original, l’idée essentielle du texte doit se manifester à la fois justement, adéquatement (c’est-à-dire qu’il s’agit bien de ce que le texte veut dire, entièrement et exclusivement) et opportunément (elle nous sauve un peu de l’ennui qu’il y aurait eu à traiter seulement le thème). Il convient de faire très attention ici car notre correcteur nous attend: allons-nous être capable d’exprimer en une phrase ou deux tout ce que dit le texte et rien que se dit le texte?




Ici Maurice Merleau-Ponty rompt avec cette perspective chronologique de l’expression orale au gré de laquelle la pensée précèderait l’acte de la parole en soulignant au contraire cette dimension physique au regard de laquelle une parole est d’abord un geste. Que l’homme parle: c’est une réalité dont on peut absolument ni entièrement rendre compte en se contentant d’affirmer que l’homme pense, car il aurait pu penser sans parler. Quelque chose de l’être humain commence donc ici: dans la prise de parole, et c’est ce dont nous nous apercevons en nous écartant des sillons de l’habitude et des automatismes creusés par la l’institution de la langue. (C’est la thèse)

Le troisième moment est celui de la problématique, qui n’a rien à voir avec la problématique d’une dissertation. L’idée essentielle n’a vraiment rien d’évident, ni de facile. Elle ne peut pas ressembler à une pensée commune, à un lieu commun. Cela ne peut pas être de la « doxa » ni aspirer le moins du monde à une prise de position «  normale », ou normative. En ce sens elle est structurellement problématique, et c’est cette structure qu’il s’agit maintenant d’exprimer, du mieux qu’on peut. Ici il ne fait aucun doute que la problématique a à voir avec la notion de silence primordial.

 

Mais alors si quelque chose de l’humain commence avec cet acte de parler, que rompt-il exactement? Comment pourrions nous concevoir autrement qu’avec les mots de notre langue ou que l’intention signifiante de notre langage ce silence pur, total que la première prise de parole humaine brise? L’auteur pointe ici un problème limite de la pensée humaine dont il n’est pas certain qu’il consiste en autre chose qu’une frontière que nous pouvons  peut-être toucher mais pas franchir. (C’est la problématique)

Le dernier moment de l’introduction est celui de l’exposition de l’enjeu. Il est question ici d’évoquer ce que l’on pourrait appeler l’onde de choc du texte, son « impact » philosophique, ce qui se joue exactement de la prise de position qu’il exprime et argumente. 

Il existe, en effet, de nombreux silences qui veulent dire quelque chose et qui en ce sens font déjà partie intégrante du langage ou de la langue, mais ce n'est justement pas à ce silence que Merleau-Ponty fait référence et c’est tout ce qui justifie le terme « primordial ». Ce seuil qui sépare un silence pur d’une parole en tout point première est-il seulement pensable? Peut-il être objet d’une pensée structurée par des signes? Comment cette créature humaine si fondamentalement bavarde, que ce soit physiquement ou mentalement pourrait-elle se faire suffisamment violence pour entrer en contact avec ce silence là? Il n’est ni plus ni moins question dans ce texte que de poser que nous ne nous connaîtrons nous-mêmes, en tant qu’humains, qu’à la condition de pouvoir répondre à la question de savoir pourquoi nous parlons. (C’est l’enjeu)



(Dans tous les développements à venir et qui méthodologiquement composent le corps même de l’explication de texte, il convient de prendre en considération le fait 1) qu’ils doivent aussi faire usage de cours sur le langage. Même si je m’efforcerai de ne jamais lâcher le texte, les références à la linguistique sont nombreuses, probablement plus que dans une explication de texte « pure » et 2) que je ferai intervenir dans mon explication la connaissance que j’ai de tout ce qui apparaît dans le livre: « Phénoménologie de la perception » avant ce passage en particulier. Il va de soi que  cet apport ne serait pas efficient dans un travail en temps limité)


  1. La parole instituée

a) Le Signifiant, le signifié et le référent

Le terme d’institution étymologiquement vient du supin du verbe instituare Institutum qui chez les romains désignait des lois ou des décrets désignant des lieux ou des actes réservés aux citoyens romains par exclusion des autres, notamment des autres religions comme le christianisme. L’institution désigne la mise en place d’un ordre qui non seulement doit durer mais aussi prévoir par l’exercice d’une autorité intérieure. L’institution se légitime par le fait qu’elle soit, c’est-à-dire intérieurement à soi-même. Par exemple, il n’y a pas de sens à question l’institution de l’éducation nationale, parce qu’elle se justifie de cela même qu’elle a instituée l’éducation comme cela même que la nation doit assurer et si l’on demande « pourquoi? », cela veut dire sue ‘lon remet en cause l’idée qu’un humain n’est humain qu’en tant qu’il est éduqué, et cette thèse n’est pas « audible », envisageable pat tout Etat authentique.


Il n’en va pas de même pour la Constitution qui désigne l’ensemble des lois, des principes et des conventions sur lesquelles les hommes se mettent d’accord en vue d’organiser une communauté dirigé par un état (en écrivant noir sur blanc les libertés et les interdictions). Autant la constitution s’efforce d’harmoniser et d’orienter une communauté d’humains liés par leur statut de citoyens, autant l’institution prend sur elle d’instruire voire de former ces citoyens. Si donc la constitution prend sur elle de faire vivre avec, l’institution désigne la determination de faire vire à partir de….et « dans ». Il est pour elle question de justifier de droit une inclusion (et une exclusion) de « fait ». L’institution est donc plus autoritaire en ce sens qu’elle se justifie d’être par elle-même un peu comme une prophétie ou plutôt un processus d’auto-légitimation  auto-réalisateur.

Nous comprenons mieux ainsi ce qu’une « parole instituée » peut vouloir dire, à savoir une parole dont le sens n’a pas à se déterminer d’ailleurs que d’un milieu autorisé. Mais de quel milieu peut-il s’agir ici? De la langue évidemment. Il est donc absolument impossible de rendre compte de ce pré-conditionnement de la parole instituée, de  sa capacité à toujours se présupposer, comme un fait accompli qu’il n’est affaire pour nous que de constater, un sens auquel il ne s’agit que d’abonder, un mot d’ordre auquel finalement il n’est pas en notre pouvoir de nous dérober. 

C’est donc bel et bien à cet effet d’enfermement, d’auto-position de la parole et, au-delà d’elle, de la langue qu’il nous faut nous intéresser. Selon Ferdinand de Saussure de Saussure « le signe linguistique est entièrement de nature psychique », c’est-à-dire qu’il est composé de deux faces: le signifiant et le signifié. Le signifiant est son image acoustique: le son du mot :r/oue/ (deux phonèmes) et le signifié qui n’est pas du tout cette roue présente devant moi mais le concept de roue. Si le mot est donc de nature psychique, c’est parce qu’il ne relie finalement qu’une idée (signifié) et qu’une « trace » mentale, puisque l’on pense au mot « roue » sans finalement passer par la parole physique. Le signe est utilisé dans la parole mais il peut parfaitement et, en un sens, il doit se concevoir indépendamment d’elle. Quand nous pensons, nous parlons mais « sans parole ». Nous formulons plutôt. Plusieurs linguistes (comme Roman Jakobson) reprocheront à Ferdinand De Saussure, de ne pas évoquer « le référent » qui précisément désigne cette roue présente devant moi ici et maintenant. La langue qui constitue vraiment l’objet d’étude de Saussure est entièrement et exclusivement mentale.

  



Dés lors, nous comprenons que ce qui fait la force dans la parole de la parole instituée c’est la langue et le fait qu’elle est toujours là avant l’acte de la parole. Elle est ce sous-entendu sans lequel il ne serait pas possible d’entendre quoi que ce soit, mais aussi ce préalable par le biais duquel tout finalement est déjà bien entendu. Nous ne cessons de nous sous-entendre avant de nous faire entendre de telle sorte que l’on s’entend toujours déjà avant même de nous parler. L’ouverture au réel pur, à l’ici maintenant n’est que le prétexte à l’adéquation du bon signifié au bon signifiant. Cette roue là (référent) n’est « dite » qu’en tant que concept de roue (signifié) mais cela veut dire qu’elle n’est qu’idéalement pointée, citée, de telle sorte que finalement jamais dans cette parole instituée nous ne sommes dans l’actualité pure d’un réel en train de se faire. Le signe ne fait que s’auto-référencer à l’occasion de l’expérience à un référent qui n’est là que pour faire tapisserie. Quand je dis: "voilà une roue! » Le sens de ce que je dis ne sort pas de la pensée. Je n’exprime donc pas vraiment ce qui est là, mais ce que l’on peut penser à partir d’une « stimulation » de ce qui est et qui reste en-deçà de l’énoncé, du signe, de la parole instituée.

Mais quelle est exactement cette pensée dont finalement on ne sort pas du tout en utilisant cette parole là? Est-ce la pensée propre à ce sujet là? Nullement, c’est plutôt la pensée de la langue parlée. Comprend-t-on vraiment ce qui se passe quand une personne dit: « c’est une roue, ou c’st un chien »? Des signifiés sont évoqués par des signifiants au sein d’une langue qui fédère  une communauté linguistique sans finalement qu’à aucun moment une quelconque réalité ait été incluse dans ces affirmations, ni qu’une pensée propre au sujet se soit manifestée. De la langue et rien que de la langue. Depuis « toujours », le concept de « roue » en français se signifie par le signifiant « roue » et c’est ce qui, à l’occasion de ce référent (cette roue là aujourd’hui, ici) mais extérieurement à lui a été souligné. Il n’y a pas de vie intérieure de la pensée parce quoi qu’on se dise et quel que soit l’occasion à laquelle on se le dit, ce qu’on se dit est un fait d’adéquation de la langue propre à cette langue, inhérent et intérieur à elle, sans ouverture à quoi que ce soit d’autre qu’elle même. C’est bien là le sens le plus profond de la thèse selon laquelle toute langue est un système. 

Les conséquences du primat du signifié conceptuel par rapport au référent réel sont énormes dés qu’on les prend effectivement en compte et qu’on les approfondit car elles impliquent  que la langue finalement soit toujours effective « avant » la perception et qu’à l’occasion (seulement) de l’expérience sensible une mécanique purement et intrinsèquement linguistique se mette en oeuvre. Mes yeux sont en contact visuel avec une montagne, par exemple, les stimulations optiques parviennent à peine à mon cerveau que déjà le processus  de décryptation linguistique à l’oeuvre dans ma pensée interprète ces données de telle sorte que je « distingue » (et ce terme est étrangement adéquat) la  montagne de la vallée. Mais pourquoi? On se tromperait du tout au tout en affirmant que c’est parce que de fait, dans la nature, il y a la montagne ET la vallée, puisque l’esprit de cette distinction n’est en fait présent que dans ma langue. Si une autre langue ne faisait pas cette distinction , je ne verrai pas une montagne ET une vallée, je verrai une seule et même chose (puisque ce qui est dans la nature, ce n’est pas la séparation des deux mais leur continuité).  Le décodage des stimulations visuelles par les fonctions cérébrales fat toujours « déjà »  opérer des critères de démarcation linguistique, de telle sorte que l’on ne se contente jamais de seulement parler dans sa langue maternelle mais aussi de percevoir, de ressentir, d’éprouver de toucher, bref de vivre. Quoi qu’on vive, c’est toujours au travers du filtre de sa langue qu’on le vit, et nous comprenons ainsi qu’il n’est pas d’institution qui ne soit plus « première », plus fondamentalement présupposée, « donnée », toujours déjà là. Si, comme le dit Maurice Merleau-Ponty,  « c’est toujours à l’intérieur d’un monde déjà parlé et parlant que nous réfléchissons », c’est parce que nous n’existons pas et ne pensons sans que la langue ne soit déjà effective comme condition préalable à toute existence et pensée humaine. Nous percevons des couleurs, des sensations, des sentiments et ce pluriel fait déjà signe d’un esprit de classification, de comparaison et de distinction qui est purement linguistique. Une perception qui ne serait pas déjà linguistique serait totalement confuse, indéterminable, indistincte. Elle serait purement indicible. 



b) La double articulation

Il convient donc de relier ici deux relations: 1) celle de la sensation ou du sentiment, de la stimulation avec le mot et 2) celle de deux personnes dialoguant dans une même langue. Le fait que la stimulation affleure systématiquement au cerveau de telle sorte qu’elle y est offerte au principe linguistique de classification constitue le premier facteur d’explication des automatismes de nos échanges, puisque c’est sur le fond d’une perception criblée par la même grille de catégorisation que nous nous entendons pour dire que nous voyons la même chose. C’est à peine si l’une ou l’un pourra seulement faire valoir des différences d’intensités minimales. Dans toute évaluation du temps: « fait frais pour la saison! », ce qui se dit est moins une identité de ressenti frileux qu’une communauté de classification des mots pour le vivre. Chaque dialogue est donc d’abord une sorte de ratification commune d’un principe de catégorisation des perceptions  commun (et si l’on demande pourquoi nos opinions idéologiques, philosophiques, politiques divergent autant, alors, on peut justement répondre que c’est parce que ces considérations sont plus abstraites et moins offertes à la dynamique stricte des distinctions linguistiques.  Dans toute réflexion plus « pure », moins en lien avec une sensation physique. De la langue naît de la langue, c’est comme une auto-prolifération d’énoncés linguistiques dans la prolifération de laquelle de la pensée s’auto-génère seule, en circuit fermé, de telle sorte que les critères linguistiques de distinction perceptive perdent en intensité). C’est finalement très paradoxal: plus nous croyons être en prise avec une réalité extérieure, plus en fait ce sont des critères de distinction propre à notre langue maternelle, à l’intérieur de notre pensée qui s’activent, et moins nous pensons être en rapport avec l’extérieur physique, plus peut-être nous le sommes parce que nos énoncés se recoupent tellement les uns avec les autres qu’ils finissent par perdre un peu de leur capacité distinctive (c’est finalement peut-être l’explication la plus juste du sentiment de réel que nous avons en lisant des romans ou des poésies)

 Cette primauté d’un langage parlé et parlant au sein de la parole en tant qu’elle est instituée s’explique aussi par ce que le linguiste André martinet appelle « la seconde articulation: 

« La première articulation est la façon dont s’ordonne l’expérience commune à tous les membres d’une communauté linguistique déterminée. Ce n’est que dans le cadre de cette expérience, nécessairement limitée à ce qui est commun à un nombre considérable d’individus, qu’on communique linguistiquement. L’originalité de la pensée ne pourra se manifester que dans un agencement inattendu des unités. L’expérience personnelle, incommunicable dans son unicité, s’analyse en une succession d’unités, chacune de faible spécificité et connue de tous les membres de la communauté. On ne tendra vers plus de spécificité que par l’adjonction de nouvelles unités, par exemple en accolant des adjectifs à un nom, des adverbes à un adjectif, de façon générale des déterminants à un déterminé. Chacune de ces unités de première articulation présente, nous l’avons vu, un sens et une forme vocale (ou phonique). Elle ne saurait être analysée en unités successives plus petites douées de sens : l’ensemble tête veut dire « tête » et l’on ne peut attribuer à tê‑ et‑ te des sens distincts dont la somme serait équivalente à « tête ». Mais la forme vocale est, elle, analysable en une succession d’unités dont chacune contribue à distinguer tête, par exemple, d’autres unités comme bête, tante, ou terre. C’est ce qu’on désignera comme la deuxième articulation du langage. Dans le cas de tête, ces unités sont au nombre de trois; nous pouvons les représenter au moyen des lettres t e t, placées par convention entre barres obliques, donc /tet/. On aperçoit ce que représente d’économie cette seconde articulation : si nous devions faire correspondre à chaque unité significative minima une production vocale spécifique et inanalysable, il nous faudrait en distinguer des milliers, ce qui serait incompatible avec les latitudes articulatoires et la sensibilité auditive de l’être humain. […] Un énoncé comme j’ai mal à la tête ou une partie d’un tel énoncé qui fait un sens, comme j’ai mal ou mal, s’appelle un signe linguistique. Tout signe linguistique comporte un signifié, qui est son sens ou sa valeur, et qu’on notera entre guillemets (« j’ai mal à la tête», « j’ai mal », «mal »), et un signifiant grâce à quoi le signe se manifeste, et qu’on présentera entre barres obliques (/ze mal a la tet/, ze mal/, /mal/). C’est au signifiant que, dans le langage courant, on réserverait le nom de signe. Les unités que livre la première articula­tion, avec leur signifié et leur signifiant, sont des signes, et des signes  a minima puisque chacun d’entre eux ne saurait être analysé en une succession de signes. Il n’existe pas de terme universellement admis pour désigner ces unités. Nous emploierons ici celui de monème.

 

Comme tout signe, le monème est une unité à deux faces, une face signifiée : son sens ou sa valeur, et une face signifiante qui la manifeste sous force phonique et qui est composée d’unités de deuxième articulation. Ces dernières sont nommées des phonèmes. »

                               [André Martinet, Eléments de linguistique générale, 1967, p 13-14, Collin]


Si j’ai mal à la tête et que je crie, ce n’est pas une parole, laquelle suppose l’articulation entre une voix et une langue, entre phoné et logos. Il se pourrait même, comme l’affirme Aristote que cette articulation définisse en fait la condition même de l’homme. On a coutume de dire qu’un cri est signifiant et qu’à ce titre il pourrait déjà être du langage, mais c’est faux, et cela d’autant plus que le cri est une réponse ou une réaction à une stimulation de douleur. Tant que l’on définit la parole comme du son qui répond à un stimuli, on ne rend pas justice à la parole en tant que « commencement ». Je ne parle pas comme je bois quand j’ai soif ou que je hurle parce que j’ai mal. La réponse ne répond à aucun besoin, à aucune nécessité, à rien de préalable et c’est précisément cette absence de préalable, de programmation, de continuum qui fait d’elle une réalité inattendue par quoi quelque chose de l’être humain en tant que « liberté pure », évènementialité radicale et brute, zone de patinage et d’imprévisibilité dans les  rouages du déterminisme naturel, s’effectue.

Si je criais pour dire que j’ai mal à la tête, il est possible qu’en deçà du fait que personne ne saura vraiment pourquoi je crie, la force du cri donnera idée de l’intensité de la sensation (même si la sensation ne sera pas dite). Si je dis: « j’ai mal à la tête », par contre, on saura bien ce que j’ai, mais l’énoncé en lui-même conviendra pareillement à toutes les personnes qui ont mal à la tête. Je crée la communauté de toutes les souffrances de tête. Je lie un sujet un verbe, un complément. C’est la première articulation, celle qui dans la phrase relie entre eux des éléments qui n’ont rien de spécifique à cette situation là, qui peuvent être utilisé ailleurs et autrement mais qui ici se réunisse pour céder avec bonheur un énoncé qui même allusivement correspond quand même à ce que « je veux dire ». On pourrait même dire que c’est parce que j’utilise des termes communs, impersonnels, généraux que je peux faire signe (et seulement faire signe) à ma situation du moment.  Si nous ne disposions pas de ces termes communs et s’il nous fallait à chaque instant inventer des mots nouveaux correspondant à ce que revêt de nécessairement nouveau cette situation, nous serions vite confrontés à une impasse radicale.

 


                    Nous réalisons donc que cette première articulation suppose chez chacun des deux interlocuteurs ce fond commun de noms communs par le biais duquel chacun sait déjà que c’est sur le fond commun de ce réservoir de lieux communs qu’il l’interpelle. Nous parlons aux autres, mais sur le fond d’un même réservoir d’expériences pré-formulées, parce que si nos expériences seront toujours différemment ressenties, les étiquettes elles nous serons communes. C’est déjà en soi fascinant cette condition de tout dialogue: imaginons deux personnes dont chacun possède dans sa main, invisible au regard de l’autre un balle de couleur différente: Blu foncé et rouge foncé mais qu’il ne dispose pas de la capacité d’utiliser un autre critère de distinction que celui de « clair ou foncé », ils diront l’un à l’autre qu’ils sont deux balles de même couleur alors que ce sera faux et chacun des deux le saura. C’est finalement un peu ce qui se passe dans tout échange de mots: nous nous accordons sur un critère commun qui est tout à fait valide tout en sachant qu’il existe sûrement d’autres critères plus fins au regard desquelles cette communauté d’expériences sera fausse. A tout prendre nous préférons nous entendre sur ce qui est probablement faux plutôt que de prendre le risque de nous marginaliser en nous efforçant de nous tenir au plus près du vrai. Qu’on y réfléchisse un peu et nous constaterons que toutes nos conversations les plus banales et les plus courantes sont totalement motivées par cette injonction: plutôt s’accorder sur des lieux communs consternants qui ne me laissent pas seul plutôt que de dire une vérité qui me laisserait probablement « sur le carreau », rejeté par la communauté. Mieux vaut s’ennuyer ensemble plutôt qu’être authentique tout seul. La parole instituée se nourrit du terreau fertile de cette dynamique un peu abêtissante.

 


                    
Mais la seconde articulation est encore plus significative de tout ce que revêt d’institué notre parole. Quand je dis que « j’ai mal à la tête », je ne fais pas que relier entre elles des fonctions grammaticales, des mots courants pour leur donner le sens de mon intention. Je réunis aussi des lettres, des sons des accents, des effets d’homophonie, c’est-à-dire tout un jeu des variables fines au regard desquelles « tête » n’a rien à voir avec « fête », ni « mal » avec « mâle ». Ici aussi le principe d’économie est saisissant d’efficacité: quelques syllabes quelques phonèmes suffisent à exprimer parmi tant d’autres significations possibles, la seule bonne. Autrement dit, c’est sur le fond de toutes les combinaisons potentielles entre des phonèmes que nous en déterminons une avec beaucoup d’habileté et nous faisons ainsi comprendre d’un interlocuteur qui possède aussi bien que nous ce fond presque infini de toutes les combinaisons de variables possible. « J’ai mal à la tête » ne veut pas dire que j’ai mal d’avoir fait la fête, ou que j’ai l’idée d’être un mâle dans la tête, ou que j’ai l’idée de faire le mal en tête, ou qu’il soit mal d’avoir une tête, etc. Un énoncé linguistique est une machine d’une incroyable précision au fil de laquelle les sens spécifiques des énoncés se faufilent et se précisent sur le fond de tous les entrelacs d’autres combinaisons éventuelles. Ce qui est fascinant ici, c’est que nous pouvons sans crainte miser sur la communauté de ce fond de tous les énoncés possibles entre deux interlocuteurs d’une même langue pour constituer l’énoncé réel. Ce fond définit finalement le bon fond de la parole instituée. Même si chaque énoncé est « nouveau », il ne l’est qu’apparemment puisque qu’il se détache de la masse de tous les énoncés possibles, de toutes les variables efficientes. Parler sa langue maternelle, c’est finalement disposer de tous les énoncés dicibles à partir de cette langue, et en choisir un. On ne peut pas choisir sa langue maternelle mais on peut tout choisir d’elle à partir d’elle, par quoi c’est toujours sur fond de l’institution de sa langue maternelle que toute parole s’énonce.


                La parole instituée, c’est la parole que prédétermine sa langue, dés lors que nous ne considérons une parole qu’en tant qu’elle véhicule un message. Mais est-ce bien là la seule effectivité le la parole? Non.