samedi 26 mai 2012

"Heat" de Michael Mann



A première vue, « Heat » pourrait simplement apparaître comme un thriller plutôt bien ficelé et doté d’un casting époustouflant (hormis les deux têtes d’affiche : Al Pacino et Robert De Niro, nous assistons aux premiers pas d’une adolescente promise à un bel avenir: Nathalie Portmann). Mais quelque chose d’autre participe au charme lancinant, presque hypnotique de ces images, quelque chose qui tient peut-être au caractère extrêmement sobre et épuré de l’action ainsi que des caractères des deux personnages principaux. Vincent Hanna, le policier et Neil Mac Caulay, le braqueur, se sont « trouvés » dans les deux sens du terme : d’abord parce qu’ils se sont croisés, ensuite parce que chacun d’eux, dans sa branche, est exactement « ce qu’il doit être » au regard de cette ligne de fuite qui nous fait, pour reprendre les termes de Friedrich Nietzsche, « devenir exactement ce que nous sommes. »
Neil Mac Caulay est un gangster perfectionniste, aussi infaillible que prudent. Il n’organise pas « ses coups » seulement pour l’argent ou pour faire grimper son taux d’adrénaline, il ne fait que suivre le mouvement d’une « configuration d’existence » dans laquelle il se sait consister. Cette ligne de fuite au gré de laquelle évoluent les deux personnages principaux ne fait qu’une avec cette ligne de sobriété qui nous permet de ne jamais déborder d’un soupçon de honte ou de fierté du geste simple et « donné » que l’on se sait « devoir » faire et ce devoir n’a pas plus de rapport avec les impératifs de la loi ou de la morale qu’avec celui d’une pulsion animée par un intérêt égoïste. Chacun de nous « fait ce qu’il peut », comme dirait le sens commun sauf que justement ce n’est pas du tout dans cet esprit qu’il convient de prendre ici l’expression. Ce n’est pas que la vie nous gratifie d’une seule et unique « manière d’être », c’est plutôt qu’il n’y a rien d’autre à être que cet être que nous sommes « avant que nous nous posions la question ». Il faut être bien crédule pour envisager la possibilité d’insinuer à l’égard de ce que nous sommes l’espace d’une marge de manœuvre existentielle.
Vincent Hanna est un policier teigneux, dévoré par son métier, qui ne peut justifier ses retards et ses absences auprès de sa compagne que par cette formule qui en dit long : « je suis ce que je poursuis ». Comme Mac Caulay, sa vie ressemble à la trajectoire pure d’un projectile lancé. Il est une scène qui, tout en étant incluse dans le déroulement de l’intrigue la contient, la résume et constitue probablement le cœur de sa trame : Vincent Hanna arrête Mac Caulay sur l’autoroute et lui offre un café. Dans la neutralité de cet espace détaché du jeu du chat et de la souris auquel ils se livrent, se déploie avec simplicité un pur moment de vérité complice.
 Une certaine conception de l’amitié se dégage de cet échange. Qu’est-ce qu’un ami? Quelqu’un dont on partage les goûts, les hobbies, les idées ? Nullement, un ami est un effort vers la vie animé de « variables intensives » avec lesquelles nous entrons étrangement en résonance. Nous ne vivons pas nécessairement les mêmes choses mais nous nous chauffons du même bois, nous libérons des flux d’énergie vitale d’intensités compatibles, et que la distribution sociale des rôles nous ait finalement placés en situation de nous entretuer est finalement assez secondaire au regard de cet effet de polarisation : telle est la teneur même de leur conversation. Ces deux hommes qui finalement ne parviennent jamais à communiquer avec d’autres personnes expriment en quelques minutes « le fond de cette affaire » : le policier et le gangster ne défendent pas des options de vie opposées, nous sommes bien au-delà du bien et du mal, nous assistons à ce que Deleuze appelle une « rencontre ».
 Ecoutant un morceau de musique, il se peut que je rencontre le compositeur sans jamais me retrouver en face de lui. Une rencontre désigne le trouble et l’effet d’attraction magnétique que dispense un flux d’intensité vitale au détour d’une suite d’accords, d’une séquence gestuelle, d’une ébauche de traits graphiques, bref d’un « style » d’être. Il n’est nullement question de gagner un duel mais de créer un agencement, d’évoluer dans l’épaisseur d’un courant magnétique à l’intérieur duquel les gestes ont la beauté sobre et épurée d’une ligne de dessin japonais. De NIro et Pacino jouent cette scène avec une incroyable justesse, laquelle n’est pas sans éclairer le secret de leur talent d’acteurs : deux blocs hermétiques d’ « énergie rentrée », compacte, dense et lisse libèrent devant la caméra le charme écrasant de leur présence exacte, simple. Il s’agit de saturer le champ de vision du spectateur d’un « être là » aussi physiquement incontournable que subtil comme un sumo parvient à déstabiliser son adversaire par la finesse des imperceptibles glissements de sa plasticité massive. Chacun d’eux sait qu’en un sens  ce qui doit arriver arrive sans qu’il y ait pour autant la plus infime manifestation d’un destin quelconque puisqu’il n’est au pouvoir de personne, dés lors qu’il s’accepte, de devenir quelqu’un d’autre que celui qu’il est.
La grâce de cette scène illumine le film et finalement le contient entièrement : on perçoit bien qu’en un sens, c’est seulement pour qu’elle ait lieu que l’action suit son cours. On retrouve ainsi un thème récurrent dans le cinéma : celui du meilleur ennemi, l’illustration de ce pouvoir d’attraction qui s’exerce bien au-delà du contenu des actions entreprises et qui relie les hommes non plus à hauteur de ce qu’ils font mais dans la stricte efficience de ce qu’ils sont. « Duellistes », le premier film de Ridley Scott explorait déjà cette relation au fil de la haine inexplicable et batailleuse opposant deux officiers de l’armée Napoléonienne. Si comme le dit Seraph à Néo dans Matrix, « on ne connaît quelqu’un qu’en se battant avec lui », alors il convient de voir sous un autre angle les coups échangés et les hostilités déclarées. Les intensités comptent plus que les actes parce que finalement ils sont la seule vérité des actes. L’intérêt de « Heat » dans cette perspective est de décrire deux personnages qui sont suffisamment informés du caractère irrécusable de cet « état de fait » pour se laisser prendre par le courant de ce magnétisme et ne rien lui rajouter : les évènements se tissent au fil de leur duel parce qu’ils ne sont pas d’une autre nature que lui. « C’est ».
On perçoit d’autant mieux le fil de cette ligne incroyablement sobre et épurée que Michael Mann situe la plupart des scènes dans un cadre urbain, froid et neutre. De l’hôpital dans lequel Mac Caulay vole l’ambulance à l’aéroport en passant par les entrepôts, rien ne vient encombrer le champ de bataille de références psychologisantes inutiles : nous ne sommes pas spectateurs d’un duel de personnes mais d’un effet de polarisation des forces. La réponse de Mac Caulay à son collègue lui demandant quand il se déciderait à meubler son appartement est, de ce point de vue  tout à fait édifiante : «  quand j’aurai le temps. » Le temps est une invention humaine pour faire société mais ici nous ne sommes confrontés qu’aux mouvements conjugués dans l’espace de deux électrons libérés de l’emprise du cadre social et seulement animés par ce que l’on pourrait appeler « le champ de gravitation de leur mise en présence ».

samedi 12 mai 2012

Discours sur l'esprit positif - Auguste Comte


« C’est dans les lois des phénomènes que consiste réellement la science, à laquelle les faits proprement dits, quelque exacts et nombreux qu’ils puissent être, ne fournissent jamais que d’indispensables matériaux. Or, en considérant la destination constante de ces lois, on peut dire, sans aucune exagération, que la véritable science, bien loin d’être formée de simples observations, tend toujours à dispenser, autant que possible, de l’exploration directe, en y substituant cette prévision rationnelle, qui constitue à tous égards, le principal caractère de l’esprit positif, comme l’ensemble des études astronomiques nous le fera clairement sentir. Une telle prévision, suite nécessaire des relations constantes découvertes entre les phénomènes, ne permettra jamais de confondre la science réelle avec cette vaine érudition qui accumule machinalement des faits sans aspirer à les déduire les uns des autres. Ce grand attribut de toutes nos saines spéculations n’importe pas moins à leur utilité effective qu’à leur propre dignité : car l’exploration directe des phénomènes accomplis ne pourrait suffire à nous permettre d’en modifier l’accomplissement, si elle ne nous conduisait pas à le prévoir convenablement. »
                                   Auguste Comte – Discours sur l’esprit positif (1844)

1) Quelques éléments de compréhension du texte

Auguste Comte est le fondateur d’un mouvement de pensée : le positivisme. Ce qui caractérise ce courant est une adhésion sans réserve au progrès dont l’humanité se voit gratifiée par la science. « Positif, dit Comte, est la même chose que réel et utile. » Connaître ne sert à rien si l’on ne s’applique pas à utiliser notre savoir pour permettre au genre humain d’en retirer les bénéfices, étant entendu finalement qu’il n’y a « que de l’homme ». Auguste Comte aspire donc à ce que nous nous détachions des spéculations abstraites sur le « Pourquoi de la vie et de l’univers » pour nous concentrer sur la question du comment et l’appliquer concrètement aux phénomènes en vue de pouvoir agir directement sur eux. Le parachèvement du positivisme consiste dans une religion doublement humaine en ce sens que l’homme en est à la fois le dieu est le fidèle. Que devient notre rapport au monde une fois que l’on en a définitivement exclu toute référence à Dieu ainsi qu’à quelque transcendance que ce soit ? C’est dans cette direction que le positivisme se donne comme mission d’orienter l’humanité car « Il n’y a de réel que l’humanité ». La religion dont Auguste Comte fondera les principes revient à son sens étymologique « religare ». Il s’agit simplement de relier les hommes de façon à ce qu’ils tendent ensemble à la seule tâche effective qui leur reste une fois l’univers débarrassé de tout préjugé à l’égard d’une puissance divine, soit le progrès.

Cette conception s’appuie sur l’observation d’un mouvement général de l’humanité que Comte décrit sous le terme de la loi des trois états. Dans les premiers âges de son développement, l’homme se trouvait dans l’état théologique, ère dans laquelle il se croit gouverné par des êtres surnaturels. Puis il connut l’état métaphysique dans lequel c’est à des idées qu’il assigna cette fonction fictive, spéculative et souveraine d’ordonnateur de la réalité. On passe ainsi de la prévalence du prêtre à celle du philosophe. Les métaphysiciens admettent des causes premières ou finales afin d’atteindre par l’exercice de leur raison une vérité « absolue ». L’état positiviste ou scientifique marque une rupture par rapport à l’âge métaphysique en ceci qu’il n’est plus pour lui question de connaître les causes mais seulement les relations constantes entre les faits en vue de prévoir et d’agir sur la nature. Ainsi par exemple, la question n’est plus « pourquoi la gravitation ? » mais « comment ? », c’est-à-dire « quel genre de relation impose-t-elle à une succession de phénomènes ? », « comment crée-t-elle des chaînes de causes et d’effets observables dans notre réalité la plus immédiate ? »
 Représentons-nous une enfilade de dominos dont la chute du premier provoque en cascade la chute de tous les autres. La question, selon Auguste Comte, n’est plus de savoir pourquoi ils tombent, ni quel est le premier ou quel sera le dernier à tomber mais à saisir les dominos concernés, le principe de l’enchaînement et à anticiper la chute du prochain. A la foi en Dieu, à la curiosité à l’égard des premiers principes, le positivisme substitue la seule foi en l’homme ainsi que dans sa capacité à transformer à son avantage la réalité. De lois en lois, de généralisations en généralisations, nous parviendrons à une connaissance aussi précise qu’utile de l’univers et nous pourrions dire que c’est précisément à cette seule utilité qu’il reviendra de fixer des limites à cette précision, ou plus justement, que c’est exactement dans l’efficacité et l’inséparabilité de ce couple que se dessinent l’illimité des progrès humains. Finalement c’est dans un passage du discours de la méthode de Descartes que l’on trouve probablement l’une des inspirations les plus marquées du positivisme, à ceci prés qu’Auguste Comte ne tient pas compte de la restriction induite par l’adverbe « comme » dans la phrase : « Nous les pourrions employer (« les » désignent les actions des force et des éléments qui s’exercent dans la nature) en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »
2) Observation et prévision : le primat de l’hypothèse
C’est avec Galilée que la science est passée d’un certain rapport à  la réalité à un autre. On utilise souvent l’expression de « science moderne » pour désigner ce seuil à partir duquel le savant ne se contente plus d’observer dans une nature sur laquelle il n’intervient pas la répétition de certains phénomènes mais « essaie » quelque chose, lance un protocole hypothético déductif par le biais duquel il ne s’agit plus d’apprendre de la nature mais de l’interroger à partir de l’idée d’une hypothèse à confirmer. Il ne s’agit plus d’attendre que les lois se révèlent d’elles-mêmes à notre attention mais de provoquer les faits. On ne connaît rien de la réalité si on ne lui pose pas d’abord des questions et l’esprit de ces questions ne nous est pas suggéré par ce que nous voyons mais par ce que notre raison conçoit. « Les faits, dit Pasteur, loin de s’imposer au regard, se cachent. » Le savant doit les débusquer, les forcer à se révéler et il ne saurait y parvenir sans les provoquer préalablement par une hypothèse. Il ne s’agit plus tant de découvrir que d’instruire un procès dans lequel la nature est soumise à un interrogatoire soutenu dont les questions sont toujours orientées par le présupposé d’une culpabilité éventuelle.
C’est Kant qui, dans la préface à la seconde édition de la critique de la raison pure, énonce le plus clairement le bouleversement que ce nouveau rapport au réel a provoqué dans la science. La nécessité dans l’enchaînement des causes et d’effets n’est pas à lire, à recevoir « toute cuite » de la réalité mais à tenter, à concevoir d’abord par la raison, pour la faire ensuite confirmer par l’expérimentation. Autrement dit ce n’est pas à la nature d’être rationnelle mais à l’esprit de prendre d’abord le risque calculé qu’elle l’est en effet, et cela s’appelle une hypothèse. Le réel n’est pas logique par lui-même, il l’est parce que nous faisons comme s’il l’était et il ne semble pas en mesure de résister à cette représentation que l’on se fait de lui. Mais le scientifique est-il encore confronté à une réalité « pure », extérieure, distincte ou à un milieu prédéterminé par ce qu’il se prépare à y voir. Nous avons tous déjà constaté qu’il est plus simple de trouver un objet sur sa table de travail quand nous nous préparons à l’y trouver, quand nous mobilisons notre attention selon cette perspective, quand nous nous préfigurons les autres objets comme un arrière plan sur le fond duquel se détache déjà la silhouette de celui que nous voulons. Nous ne sommes plus en face d’une réalité neutre mais d’une configuration perceptive qu’une planification antérieure et hiérarchisante préforme en fonction de nos intérêts. N’en irait-il pas de même pour la nature face à la science moderne ? Ne serions-nous pas toujours déjà en présence d’un ordre des faits que nous nous prédestinons à percevoir de telle sorte que la loi dont nous dirons abusivement qu’elle est dans la nature serait toujours d’abord dans notre raison?
 Mais si tel était le cas, comment expliquer que l’expérimentation ne soit pas toujours confirmée par les faits eux-mêmes ? Toute la question qui se pose ici est celle de savoir si le réel dit non à la théorie parce qu’il est le réel ou parce que la théorie n’est pas assez rationnelle. De ce point de vue, l’expérience menée par Galilée sur la chute des corps est particulièrement édifiante. Dans son livre « Dialogue sur les deux grands systèmes du monde », Il fait le compte rendu de ses observations. Monté au sommet de la tour de Pise il lâche en même temps deux corps de poids différents puis faisant mesurer la différence de temps du moment de leur impact au sol prouve que la différence de temps n’est pas proportionnelle à leur différence de poids, ce qui nous permet clairement d’en conclure que la vitesse de la chute d’un corps n’est pas corrélative à son poids. Mais, dans un autre passage de son livre, il nous précise qu’il n’a pas faite cette expérience, tout simplement parce que la rationalité de l’hypothèse envisagée se suffisait à elle-même. Ce qui doit arriver en fonction de ce que la raison a établi ne peut pas ne pas arriver, ce n’est donc même pas la peine de faire l’expérience.
On pourrait dire ici que Galilée a « raison » dans tous les sens du terme : non seulement il est vrai que l’expérience aurait validé sa certitude mais il a également raison de faire aveuglément confiance à la raison comme si la réalité de l’expérience ne pouvait insinuer aucun « impondérable », aucune surprise, comme si l’extériorité d’un réel imprévisible ne « jouait » plus ici, comme si rien de ce que la raison a considéré comme possible ne pouvait être démenti par une factualité déchue de sa fonction vérificatrice. Au « on ne sait jamais » du sceptique, Galilée oppose le « on sait toujours » du physicien moderne.
Lorsque Kant fait référence à Galilée et le présente comme l’initiateur de la science moderne, il ne pense probablement pas à cette expérience fictive, car pour lui, il est impossible de se dispenser de cette étape là, mais il célèbre le génie d’une science non plus passive mais activiste, intrusive qui ne se laisse plus dicter ses principes mais qui les éprouvent par le biais d’un processus qui tient davantage de la ratification que de la découverte. Ce que le savant italien a compris selon lui, c’est qu’il n’y a rien à voir dans la nature si l’on n’a pas d’abord une idée à faire confirmer.
3) Quelques éléments pour l’explication
Ce texte décrit parfaitement le souci d’Auguste Comte de marquer le territoire du positivisme. Celui-ci se situe exactement entre l’empirisme sceptique de Hume et le rationalisme métaphysique de Descartes mais l’esprit du passage marque nettement à quel point il est plus proche du second que du premier car il n’y a quasiment rien à retirer de la fameuse citation de Descartes sur cette nouvelle philosophie que devrait adopter la science visant à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » pour trouver un manifeste de la théorie de Comte excepté le « comme ». C’est l’essence même du pouvoir affirmatif du positivisme qui s’exprime contre la stérilité passive d’un scepticisme, lequel oppose constamment à la détermination de causalité, la simple observation d’associations, celles-ci étant exclusivement fondées sur l’habitude. Autant pour Hume, l’homme ne peut relever dans la nature que l’effectuation de rapports qu’il s’est habitué à y prévoir, autant, pour Comte, il s’agit au contraire d’y expérimenter  l’efficience de lois certaines permettant à l’homme d’agir dans l’univers.
Ce qui est fascinant dans cette opposition, c’est l’utilisation d’un même mot : « prévoir », et l’investissement par ces deux penseurs de sens totalement distincts, voire contraires. Que l’homme ne puisse que prévoir, c’est justement ce qui, selon Hume devrait maintenir l’homme et son ambition de « savoir » dans une constante humilité. Prévoir, c’est croire et jamais la science de peut prétendre à un autre statut que celui qui démentit complètement son étymologie (scio) : la science ne sait jamais. Pour Comte, prévoir, c’est anticiper, c’est-à-dire avoir relevé dans la nature la répétition de rapports lesquels nous permettent d’en déduire la généralisation d’implications certaines et universelles. Autrement dit, Pour Comte, les lois sont la manifestation d’un enchaînement de cause et d’effet qui valent invariablement dans le monde. Pour Hume, ce que l’homme perçoit de l’univers est aussi trouble que les variables de l’habitude. Nous sommes dans un univers dans lequel nous ne vivons que des impressions et des accoutumances et plus encore que cela : nous ne consistons que dans ce mixte d’impressions et d’accoutumances.
C’est pourquoi il serait très intéressant d’opposer ces deux auteurs par rapport à l’expérience des fentes de Young et à son utilisation dans l’intuition de "réalités quantiques". Probablement Comte en déduirait-il qu’il convient de suivre expérimentalement la conception qui nous permet d’utiliser la lumière. De la conception ondulatoire ou corpusculaire de la lumière, la meilleure est la plus humainement productiviste. Hume ne conclurait rien d’autre de cette expérience que la confirmation de sas thèses : ce qui s’y croise est le présupposé de deux habitudes. Il est illusoire de croire à une autre réalité que celle de nos impressions.
Ce qui caractérise le passage de l’état métaphysique à l’état positiviste est l’abandon de la question « pourquoi l’univers? » à la question « comment? », c’est-à-dire qu’il n’est plus question de se poser le problème des causes finales des phénomènes mais simplement de saisir l’invariabilité de leurs rapports. On voit bien en quoi le positivisme est « pragmatique ». La science n’a pas à se poser des questions qui dépassent du cadre de ce que l’on peut expérimenter. Elle se doit d’être « utile ». On pourrait donc en déduire qu’elle ne se fonde que sur des « faits ». Tout le propos de ce texte est de relativiser ce jugement en situant le positivisme entre deux conceptions avec lesquelles il est essentiel de ne jamais le confondre. Si les thèses d’Auguste Comte s’éloignent de toute curiosité gratuite à l’égard des causes premières du monde, elles ne se rallient pas pour autant à la pure et simple exploration des faits. Le positivisme se situe à égale distance d’un rationalisme théorique et d’un empirisme radical. Il s’agit de maintenir le champ d’efficience de la science dans les limites de l’expérience directe qu’elle peut faire du monde.


Mais il n’est pas question pour autant qu’elle se limite à éprouver des faits. Certains commentateurs ont parfois tendance à résumer le positivisme à un empirisme qui ne vise qu’à constater des faits alors que la science, selon Auguste Comte, doit avoir l’ambition de les prévoir, voire de les provoquer. Ce passage a donc pour ambition de définir vraiment l’esprit scientifique, c’est-à-dire de le situer par opposition à deux extrêmes entre lesquels quelque chose de son authentique domaine d’application se dessine. Ce qui caractérise cet esprit est, selon Comte, l’activisme. L’essentiel est en effet que l’homme ne se laisse dicter le contenu de ces théories ni par sa croyance à des principes supérieurs dont la puissance le dépasserait, ni par des faits ponctuels dont il s’agirait simplement de noter l’émergence. En d’autres termes, la science, attentive aux faits, ne doit surtout pas s’y arrêter. L’expérimentation n’a pas pour fonction de comprendre passivement l’efficience d’un déterminisme (rapport de cause à effet) naturel donné mais d’en imposer un nouveau. Il n’est plus question pour elle de savoir ce que le monde « est » mais de créer les conditions favorables à ce que l’homme s’y développe, y accomplisse son plein épanouissement. C’est en ce sens que le positivisme peut donc se concevoir à partir de cette phrase de Descartes:  "on peut trouver une philosophie pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » , le « comme » en moins.
Le mouvement du texte consiste finalement à suivre logiquement le détail de toute la chaîne d’implication contenue dans le mot « loi ». Si c’est bien de lois qu’il est question dans la science, alors les faits ne sauraient valoir qu’à titre de simples révélateurs de relations. Ce qu’il s’agit de comprendre c’est la logique d’un dynamisme (destination). Plus on peut se dispenser d’observation, plus on se situe dans le mouvement scientifique de généralisation d’une constante. C’est justement lorsque l’on parvient à discerner dans la masse compacte des faits la souplesse d’implication d’un enchaînement de propriétés, de réactivité à des données isolables et applicables à d’autres faits que l’on est sur la piste d’une constante généralisable. Ce ne sont pas les lois qui sont prétextes à l’observation des faits, c’est au contraire l’observation des faits qui est pur prétexte à l’édification de lois. Plus on peut se passer des faits, plus on se situe dans ce dépassement des phénomènes par les lois en quoi consiste la science. Ce qui se détache ainsi, c’est l’apport d’une spéculation « nécessaire » par opposition à une spéculation érudite inutile. Il n’est d’aucun intérêt de répertorier des éléments d’observation si on ne les investit pas de ce mouvement qu’est la recherche d’une implication systématisée vers des conclusions. On voit ainsi peu à peu se dessiner les éléments de la chaîne d’implication construite par Auguste Comte: qui dit loi dit généralisation, ce qui permet la prévision laquelle consiste bien dans une spéculation mais cette nature spéculative de la loi scientifique n’en est pas moins concrète en ceci qu’elle est « interventionniste », susceptible de se convertir en réalité. S’éloigner des faits par la dynamique spéculative d’une recherche de lois constantes est le seul moyen d’être un vrai scientifique, c’est-à-dire un producteur de faits, un « contremaître de la création » (Claude Bernard).

dimanche 6 mai 2012

2001, Odyssée de l'espace: "l'objet humain"


Aucun réalisateur, avant Stanley Kubrick, et aucun après lui ne s’est confronté au même défi : celui de filmer l’avènement d’un certain type de rapport au monde par le biais duquel non seulement une espèce s’est constituée, a évolué mais aussi a institué une parenthèse de temporalité linéaire dans une temporalité cyclique. Le film décrit le début et la fin de cette parenthèse, et ce début a à voir avec la notion d’ « objet ». Objet vient du latin « Ob jactum » qui signifie « jeté devant ». Le monolithe noir qui surgit au milieu de cette tribu d’australopitecus afarensis est la conscience d’un monde « jeté devant ». Le singe n’est plus cet animal intégré à un règne naturel dans lequel il représente l’un des plus bas degrés de l’échelle alimentaire, il n’est plus l’une des données parmi tant d’autres d’un écosystème, il n’est plus le monde, il est lui-même devant le monde. Ce qui nous est donc décrit dans cette scène du monolithe et dans celle de la naissance de l’outil (l’os) qui la suit immédiatement, c’est l’anomalie d’une créature animée d’une conscience séparée de l’ensemble dont elle fait pourtant bel et bien partie.
On pourrait présenter les choses autrement en partant de cette donnée première que personne ne peut réfuter : exister est le propre de toutes les espèces vivantes, mais comment expliquer qu’une espèce se soit lancée dans cette étrange entreprise consistant à faire du fait d’être un genre particulier, un « style », une évolution, un détournement de tous les éléments naturels à seule fin de créer un sillon particulier au gré d’un temps qui désormais ne serait plus celui du mouvement cosmique des sphères et des orbites spatiales mais celui de la transformation technologique de son monde ? Il semble bien que les autres animaux ne soient pas dotés de cette conscience d’être dans des milieux qui ne sont pas eux. Le poisson ne vit pas seulement en symbiose avec la mer, il contribue, au même titre que les algues, les rochers, le plancton, au fait que la mer soit la mer. Le poisson ne distingue pas le fait d’exister de celui qui fait que la mer existe. Le singe, avant le monolithe, assurait lui aussi une fonction dans un écosystème à l’égard duquel il ne concevait pas la moindre conscience distinctive. Ce qui naît donc avec le monolithe, ce n’est pas seulement la réalisation d ‘un monde « jeté devant » mais aussi simultanément celle d’être « soi » devant un monde offert, et cette inscription d’un être dans un milieu désormais transformé à son profit, détourné de son être naturel pour suivre l’évolution des mutations imposées par l’outil décrit exactement le phénomène humain.
La caméra de Stanley Kubrick est la seule qui finalement se soit risquée à ce tour de force de filmer la naissance du phénomène humain. L’être humain, c’est fondamentalement « de la conscience d’être autre » sur le fond de quoi se constitue une certaine conscience de soi. On se définit comme étant « soi-même » : homme, européen, français, individu, en s’excluant de tout ce qui n’est pas « nous ». Il n’est, en effet, pas du tout indifférent que la naissance de l’outil coïncide avec le premier meurtre, avec la prise de pouvoir, avec un processus d’appropriation et d’identité tribale, ce qu’illustre parfaitement l’épisode du point d’eau.
Le monolithe est une stèle de pierre noire et polie. Il est planté au milieu de la horde comme une présence toute à la fois écrasante et étrange, irréductible au milieu, incompréhensible pour les singes qui manifestent à son endroit une curiosité mêlée d’appréhension. Toutes ces caractéristiques accréditent la thèse d’un bloc pur d’altérité, d’un caractère sacré (ce monolithe tient évidemment de la pierre tombale). C’est une modalité de présence étrangère, inédite. On ne peut, en effet, mieux figurer la violence brute de l’émergence d’un mode de vie qui est tellement devenu le notre que nous n’en réalisons plus l’anomalie fondamentale. Le monolithe nous impose par sa verticalité la référence au totem, au tabou, comme les pierres de Stonehenge. C’est exactement comme si l’australopithèque était « au pied du mur d’être homme » et être homme, c’est d’abord cette perception de « l’être chose » des choses, de ce que Jean-Paul Sartre appelle l’être chosique des éléments, cette réalisation de la présente distante de matières offertes à leur utilisation comme matériau. A partir de cet « être autre » du monolithe, quelque chose comme un « devenir homme » va se lancer.
C’est sur ce point que l’image du monolithe est la plus intéressante, la plus porteuse notamment pour des designers car il y a en tout objet quelque chose de cette verticalité sombre de l’être autre de la stèle, c’est-à-dire quelque chose par quoi l’être humain se dégage de son immersion dans un monde donné avec lequel se compose un seul et même fait d’exister maintenant pour créer du futur humain, pour faire surgir du temps, tel que nous l’entendons. Du fémur d’un zèbre ou d’un phacochère se détache la notion d’une masse maniable, d’un instrument de taille et d’impact que l’on peut tenir, par quoi quelque chose s’insinue dans le monde comme un coin dans le tronc d’un arbre, une inflexion, un élan, un sens impulsé par une créature, de « l’évolution ». Il s’agit d’inscrire dans la chair de la terre le temps de devenir de la créature humaine. Nous commettons probablement une erreur de langage quand nous parlons de l’évolution des espèces, non pas que les espèces n’évoluent pas, mais elles suivent les mutations systémiques du mouvement dans l’espace, dans le cosmos (des espèces peuvent disparaître à cause de déplacements orbitaux, d’inversions magnétiques des pôles, de mouvements de météorites, de changements géographiques dus à des phénomènes astraux, etc.), peut-être serait-il plus approprié de parler de translations, de « glissements », de mutations.
Avec l’être humain naît une certaine façon de se faire devenir par le biais d’interactions avec un environnement transformé de sa propre main. Détourner l’os du fémur du phacochère de sa lente décomposition en poussière pour tuer, tailler, enfoncer, chasser, etc, c’est insinuer dans le mouvement cyclique d’un incessant travail naturel de retraitement de la temporalité constituée, artificielle, orientée, formatée humainement, linéaire. L’être humain est donc bien plus que cette anomalie d’un temps détourné au gré d’une évolution « propre », spécifique à l’homme, il est la créature même de l’anomalie du temps, étant entendu que le temps n’est après tout que la conséquence d’un certain rapport à l’espace, rapport introduit par la stèle, c’est-à-dire par « la notion même de chose » ou d’objectivité. Le temps c’est le « devant » du « jeté devant » de « l’ob-jactum » de l’objet. La certitude que le temps passe n’est en réalité rien d’autre que cet effet de succession par le biais duquel les objets ne cessent de s’engendrer les uns les autres au gré d’une mécanique qu’on pourrait dire plus objectale qu’objective, c’est-à-dire davantage inhérente aux objets que « vraie ». Le monolithe ne se contente pas de poser la notion même d’objet, il institue en même temps l’idée d’objectivité, soit cet a priori selon lequel il y a des éléments à connaître, c’est-à-dire à définir, à délimiter comme un enclos sacré dont la stèle reprend, par sa verticalité solennelle, la référence au tabou.
Autrement dit l’être humain s’exclue du reste du monde sous l’influence de cette conscience d’être autre que décrit l’émergence du monolithe. Il se ménage ainsi une ouverture vers un monde humain à construire à partir des matériaux naturels de l’ancien, c’est le travail, l’évolution technologique faisant par là même advenir le temps tel que nous le connaissons (le progrès technologique ne se fait pas dans le temps, il se fait tout seul, et c’est lui que nous appelons le temps. Aucune montre, jamais, ne mesure le temps, elle en fait en tant qu’elle est le processus réglé de la déperdition d’une énergie. « Quelle heure il se fait ? » est une expression incroyablement plus juste que « quelle heure il est ? » Il suffit de réfléchir un peu : il y a des durées de vie émanant d’une multiplicité de dépenses énergétiques vitales présentes dans l’univers. Ce n’est pas du temps, c’est le phénomène physique de l’entropie, de la déperdition constante de fluide énergétique des organismes. Autrement dit, « être » pour tous les éléments organiques qui constituent cet univers, c’est émettre des flux de vie, rien ne saurait être plus discordant que les flux de ces émissions mais l’homme a institué une mesure, l’idée qu’il existe « quelque part » un temps uniforme qui s’écoule régulièrement, inexorablement, rationnellement. A partir de cet « a priori », l’homme utilise un certain type de durée énergétique, celle du quartz, du silicium, par exemple, pour rythmer nos journées et notre décompte du temps, mais il n’y a aucun rapport entre les heures que nous passons et la réalité « passant » du courant que nous sommes. Quand nous disons qu’une heure a passé vite, nous laissons entendre que la vérité « objective » du temps est une heure alors que la réalité « vraie » du temps passé est celle de notre plaisir, du mouvement de condensation de notre durée. Ce qu’ « il y a » vraiment, c’est exactement cela : des blocs de durée condensés ou distendus, c’est cela que nous vivons et que nous sommes mais nous le vivons toujours dans la croyance que c’est autre chose : tant d’heures, de jours, d’années), mais il constitue aussi une certaine conception de la vérité comme extériorité circonscrite. Avec la notion de chose naît son corollaire soit l’idée qu’il n’est de vérité que des choses. On sait ce qu’est une chose quand on l’a délimitée comme chose, mais qu’elle soit une chose, c’est justement ce dont on ne saurait douter à partir de cette conscience d’être autre que font naître le monolithe et l’outil.
Pour clarifier ce point, il est possible de citer la référence à la distinction que fait le philosophe allemand Hegel entre l’existence en soi et l’existence pour soi. « Les choses, dit Hegel, sont, mais elle ne sont pas à elles-mêmes, elles ne se savent pas en train d’être. » Le film de Stanley Kubrick décrit cette parenthèse étrange d’une existence pour soi dans la totalité d’un univers qui ne vit que le fait d’être en soi et le monolithe est le symbole même du « pour soi ». Pour que l’australopitecus afarensis ait l’idée de manier un os, il faut qu’il s’éprouve lui-même comme un être dont le fait d’être est distinct du fait d’être de l’élément naturel qu’il détourne ou qu’il tue. La possibilité physique de tuer un autre être vivant pour se nourrir de sa viande si la nature ne nous a pas fait d’emblée carnivore ne peut naître que du sentiment de ne pas participer du même fait d’être que le gibier qu’on tue. Sans cela, chasser tiendrait du suicide car on se porterait atteinte à soi en tuant.
L’être humain est un être qui est à lui avant d’être dans le monde et qui, de ce fait, n’est jamais vraiment dans le monde comme dans son milieu natal, mais toujours dans le souci d’arracher aux éléments par son travail de transformation la reconnaissance de soi comme entité distincte et souveraine, doté de la capacité de donner une impulsion connotée humainement personnifiée au devenir du monde.  Le fait que le monde soit n’a peut-être rien à voir avec le sentiment d’évidence que l’espèce humaine éprouve qu’il est son terrain d’expérimentation. Autrement dit l’idée qu’il y a quelque chose à faire de la vie qui marque un « plus » à l’égard du fait donné que « la vie est », c’est peut-être cela la « parenthèse humaine ».
Lorsque vous vous passez et repassez le film cinq à six fois, vous réalisez que ces images ne s’adressent peut-être pas seulement à votre faculté de vision ou de compréhension mais à une part très enfouie de nous-mêmes, part qui est demeurée en retrait de l’évidente adhésion au monde que l’homme a construit, partie vivante donc et seulement cela. A l’attention de cette partie là, le fondu enchaîné de l’os, le premier outil à la station orbitale lunaire ne « choque » pas et donne une certaine tonalité à la position qu’en tant que spectateur je dois adopter. Vous assistez à ce qui n’est pourtant visible par aucun homme en un sens, parce qu’être homme, c’est être « dans » ce mouvement et vous le voyez comme si vous étiez hors de lui. L’humanité c’est le vecteur de transformation du premier outil à la conquête de l’espace. Acceptez de vous mettre dans la peau d’un « vivant d’ailleurs », non pas un extraterrestre (comme il en a beaucoup été question dans certains commentaires du film), mais un « extra-humain ». Ce film n’est pas humainement visible et encore moins humainement compréhensible. Les références qui sont faites à Nietzsche (notamment la musique de Richard Strauss « ainsi parlait Zarathoustra ») sont assez claires pour nous guider vers la nécessité de se délester de tout regard « humain trop humain ».
La seconde séquence lancée par ce fondu enchaîné nous installe au cœur d’une mission s’interrogeant sur la présence du monolithe dans le sol de la lune. On peut tenter toutes les explications matérielles plausibles de cette découverte, on réalise qu’en fait le lien posé dés le départ entre ce monolithe et la conscience d’être devant le monde, et non en lui, suit logiquement son cours qui est la technologie. Si l’univers est ce qui est jeté devant,  « objeté », alors l’homme a encore et encore du pain sur la planche, il lui faut conquérir sa place dans un univers avec lequel il a refusé de partager le fait pur et simple d’exister « en soi ». Il est le « pour soi » arrachant à « l’en soi », par l’évolution technologique, le fait continu et insatiable, toujours à poursuivre de sa reconnaissance de soi. Ce que la mission trouve sur la lune, c’est l’évidence d’une intelligence humaine se précédant inlassablement elle-même, se présupposant constamment dans son rapport à l’espace et l’incitant encore et encore à se surpasser.
D’ailleurs il se trouve que ce monolithe émet des ondes sonores vers Jupiter. C’est là-bas, aux confins du système solaire que le génie technologique humain doit aller parce qu’il ne peut pas aller ailleurs de toute façon. La troisième séquence se situe donc sur un vaisseau dont la véritable mission est, à l’insu d’une bonne part de ses membres, de déterminer le lieu de destination des ondes du monolithe. Mais il se passe alors quelque chose d’essentiel pour la compréhension du film : le génie technologique humain personnifié dans l’ordinateur Karl qui centralise la totalité des opérations et des possibilités fonctionnelles du vaisseau pressent la catastrophe. En quoi consiste-t-elle ? Dans la réalisation par l’homme du fait qu’il y a dans la puissance de la vie, du cosmos, une force dépassant complètement le pouvoir de l’humain de se reconnaître en lui par le fait de cette course effrénée d’innovations en innovations technologiques. L’être humain arrive au bout d’un rapport à la vie qui est le « pour soi ».
C’est comme si l’homme était en passe d’accéder enfin à une perception de l’univers véritable, différente de tout ce qu’il a connu jusqu’alors dans la mesure où il n’a jamais appréhendé que ce que des instruments de médiation ont toujours préalablement déformé à son image. Quand je regarde une image de synthèse de la planète Mars, je ne vois que ce que le génie scientifique humain rend accessible à la perception des hommes, je ne vois pas la réalité pure et nue de Mars, laquelle n’est peut-être pas à « voir » selon la définition de la vision imprimée par le monolithe, soit celle de l’objet qui fait que l’on a toujours « quelque chose » à voir. Que se passerait-il si voir n’était pas être un homme qui voit quelque chose mais contribuer à ce que le fait simplement physique de voir s’accomplisse, indépendamment de tout sujet et de tout objet ? Participer à cette simple activité plastique par quoi de la visibilité se fait ? On mesure l’empreinte que le monolithe, l’objet a creusée dans notre condition humaine à la difficulté que nous éprouvons à nous représenter cette possibilité, peut-être justement parce qu’elle renonce à la représentation objectale d’un univers constitué. Les ondes émises par le monolithe font parcourir à l’être humain la totalité du système solaire mais commence à venir le moment où la représentation délirante d’un univers comme milieu distinct, hétérogène ne tient plus. Vivre dans l’univers n’est pas conquérir l’univers mais se rendre compte qu’ « on l’est ». Ce qui caractérise vraiment l’univers, c’est le fait d’être et nous ne saurions être quoi que ce soit d’autre que ce fait là. L’ordinateur fait tout pour empêcher l’homme d’accéder à cette révélation qui consiste à réaliser que nous n’avons rien à faire de l’univers, aucune conquête spatiale à poursuivre mais juste à le « devenir » et ce devenir, loin de passer par l’objection (l’abstraction) à l’égard d’un univers conçu comme objet réside dans une introjection.
C’est probablement dans le défi que constitue la projection filmée de cette introjection que réside le second tour de force de « 2001, Odyssée de l’espace ». Dave, le dernier rescapé de l’équipage, après avoir débranché l’ordinateur Karl et appris le véritable but de la mission se dirige vers le lieu de destination des ondes émises par le monolithe. Suit alors une longue séquence alternant des images arrêtées du visage terrorisé de Dave avec une sorte de parcours le long duquel c’est un peu comme si nous empruntions à rebours le cours des aventures de « Voir ». Que faudrait-il que traverse un nerf optique revenant peu à peu de l’illusion consistant à se croire quelqu’un voyant quelque chose pour peu à peu abonder dans le sens de ce que voir « est » ? C’est ce couloir que Kubrick nous fait explorer dans une suite d’images qui constituent sans aucun doute ce que le cinéma a filmé de plus « infilmable ». Ce n’est pas que nous entrions alors dans l’intériorité de Dave, c’est plutôt que nous y faisons l’expérience sans précédent de l’intimité partagée d’un voir humain avec un voir cosmique : celui de la lumière. Quelque chose d’assez proche sur le fond du travail de déconstruction du motif tel qu’il fut entrepris par  Cézanne ou Monet. Lorsque je vois aujourd’hui la lumière d’une étoile morte hier, je cesse de voir quelque chose d’impossible quand je sors du contexte du sujet et de l’objet. Il y a ce que c’est que voir et c’est tout, peu importe qui, quoi ou quand.
La quatrième séquence semble la plus incompréhensible, probablement parce qu’elle se situe de plein pied avec la phrase de Nietzsche selon laquelle l’homme est quelque chose qui doit être dépassé ». Nous y sommes confrontés à l’expérience vécue par un homme d’une vie pure qui n’est plus déformée par ces processus de médiation perceptive qui ne nous font vivre habituellement que de l’humainement vivable. Le travail du vivant est celui d’un incessant retraitement faisant du neuf avec du vieux. Dave qui n’est plus à proprement parler Dave se voit plus vieux prenant son dîner puis sur son lit de mort pointant le doigt vers un fœtus humain en suspension dans les étoiles. La parenthèse humaine d’un temps linéaire et technologique ouverte par le monolithe se referme définitivement. Plus rien n’est ici en représentation ou dans l’attente de se faire reconnaître. Rien n’est plus à conquérir ni même à faire. Etre n’est plus que l’œuvre à dimension cosmique d’un devenir cyclique, et c’est exactement ce que le thème Nietzschéen de l’Eternel retour a affirmé philosophiquement. La fin du film reprend la musique de Richard Strauss : « Ainsi parlait Zarathoustra » que l’on avait déjà entendue lors de la découverte de l’outil. La référence au philosophe allemand ne semble pas douteuse, de ce point de vue, pas davantage que le mouvement d’ouverture et de fermeture de la parenthèse humaine dont ce film génial et inclassable vient de nous décrire le mouvement.