lundi 28 novembre 2022

Terminales 3 / 5 / 7: Est-ce inconsciemment que nous disons la vérité? (3)

 


3) Traiter la question

(Nous venons d'approfondir considérablement, grâce à notre analyse des termes les notions impliquées dans ce sujet - Nous n'avons plus qu'à les appliquer à un problème dont il nous apparaît plus clairement maintenant qu'il suppose que nous distinguions nettement les différents sens de ce que veut signifier "dire la vérité", sans faire d'impasses entre tous ses sens, c'est-à-dire que nous devons viser un traitement de l'expression: "dire la vérité" qui embrasse le plus possible tous ses sens, malgré leurs différences. Nous avons évoqué notamment l'histoire d'Oedipe qui est au COEUR de ce sujet et qui en plus permet sans simplification outrancière de séparer plus particulièrement deux sortes de vérités: celle du Connaître (oedipe) et celle de l'Etre (Tiresias). A partir de cette référence extrêmement précieuse, nous pouvons nous confronter vraiment au sujet, à ses racines grecques)


« Je veux la vérité » est une revendication que nous entendons souvent dans la bouche d’un enquêteur ou encore d’un parent qui questionne son enfant sur un méfait dont il le soupçonne. Mais si nous prenions cette affirmation dans un sens plus philosophique, la question de savoir jusqu’à quel point il la veut « vraiment » se pose inévitablement. Oedipe peut-il « vouloir la vérité » sur les causes de la peste à Thèbes? Peut-il vouloir être au courant de la réalité de son statut de parricide et d’incestueux? Grâce aux travaux de Sigmund Freud, nous savons qu’il n’est pas du tout exclu que nous nous trouvions exactement dans la même situation qu’Oedipe. Peut-on vouloir « savoir » en quel type de monstre nous consistons réellement ainsi que les désirs inavoués et inhumains à tous égards qui évoluent dans cette zone interdite de notre psyché contenant tout ce dont nous nous sommes faits une « raison » paradoxale de ne rien en reconnaître? A cet égard, nous sommes un peu comme des chiens domestiqués cachant au plus profond d’eux-mêmes les réalités et les appétits les plus incorrects et violents de leur nature de loup, voire de loup-garou. Mais qu’est-ce qui nous empêche vraiment d’explorer cette part d’ombre de soi dont quiconque d’un tant soit peu honnête ne peut nier qu’elle existe bel et bien en soi? Est-ce une forme de décence, de « correction » ou plutôt de lâcheté, de peur à l’idée de se retrouver vraiment en face de cet être abject, asocial, veule que pourtant nous sommes aussi, et peut-être même que nous sommes « surtout »? Notre conscience joue dans la réponse à cette question un rôle très ambigu puisque finalement il semble bien que ce soit elle qui tout à la fois cache et attise cette tentation de savoir, d’aller voir en soi « le monstre de la cave ». En tant que conscience morale, qui d’autre qu’elle pourrait en moi juger incorrects ces pulsions ou ces souvenirs de l’enfance qu’il convient alors de dissimuler à tous les regards, surtout aux siens? Mais en tant que conscience réfléchie, n’est-ce pas aussi elle qui oeuvre en vue de faire la clarté sur cette abomination et qui dés lors « veut » la vérité ? De plus vouloir la vérité ne veut pas exclusivement signifier « sur soi », mais aussi sur le monde, sur les autres, sur cette existence même qui nous a été donnée sans que finalement nous sachions pourquoi (quelle est la cause) ni « pour » quoi (quel est le but?). Or nous voyons mal comment nous pourrions nous passer de notre conscience pour progresser dans cette énigme de notre venue au monde aussi bien que celle de la venue au monde du monde lui-même.  Mais en même temps, ce support incontournable, notamment dans le domaine scientifique, de notre conscience intellectuelle, de notre volonté rationnelle de faire la clarté sur notre condition, sur les phénomènes physiques, sur l‘univers sera toujours sujet à caution puisque de cela même que telle ou telle vérité serait « sue », connue, assimilée par notre esprit humain se pose la question de son « objectivité », de sa pureté. Est-ce en tant qu’elle est elle-même que cette vérité est connue, ou seulement en tant qu’elle est traduisible dans les termes de ce qu’un humain peut connaître? Pour que cette vérité soit vraie, il faut qu’elle soit objective, vraie par elle-même. Or pourrai- je la connaître sans la rendre connaissable, c’est-à-dire autre à ce qu’elle était originellement? Mais comment se rendre sensible, ouvert à cette vérité première? Peut-être n’existe-t-il aucun autre moyen que celui qui consiste à laisser cette vérité se dire d’elle-même, dans « sa » langue. Mais alors à quoi bon si je ne peux pas la comprendre? 




(Résumons tout ce qui a été dit en partant du lapsus: une « vérité » a été dite dans une énonciation qui a débordé du cadre de ma conscience et de ma volonté. On pourrait dire qu’elle s’est dite toute seule, comme si la vérité parlait en utilisant ma voix mais en abusant ou est trompant ma conscience. Au moment même où j’ai involontairement dit ou laisser se dire cette vérité, je ne savais pas ce que je disais. Mais après coup, je reconnais que c’est la vérité voire que je ne l’aurais pas dite consciemment parce que ce qui a été dit est très gênant pour moi. Mais alors qu’est-ce que je dis habituellement, consciemment? Des mensonges ou des hypocrisies ou des lieux communs. Vraiment? Ne m’arrive-t-il pas de dire quand même des vérités consciemment notamment quand je dis que 2+2 = 4 ou bien que la terre tourne autour du soleil? N’est-ce pas vrai? Si, bien sûr, mais ce sont là des vérités qui ne sont pas de même nature que celle que mon lapsus a fait apparaître. Ce sont des vérités « construites », des vérités auxquelles l’être humain est parvenu par un raisonnement. Ce ne sont pas des vérités immédiates, données. On pourrait même dire pour la première qu’elle ne consiste que dans l’enchaînement rigoureux de médiations. Il y a en l’être humain une sorte d’inclination ou d’aptitude à isoler des réalités qui dans la nature ne sont pas détachables. Ainsi par exemple quand nous disons qu’il y a « la » terre, nous constituons un ensemble qui dans la nature n’est pas si aisément distinct que notre connaissance le présuppose. L’influence gravitationnelle de la terre, par sa masse, se manifeste sur les autres planètes bien au-delà de sa limitation sphérique. Nous vivons au coeur d’un tout qu’il nous est absolument impossible de comprendre sans le dissocier en parties, en sous ensembles, en concepts, en unités. C’est exactement comme la connaissance d’un corps humain: je ne pourrai rien en savoir si je ne distinguai pas les organes qui le composent mais, en même temps, je réalise bien que ces organes sont liés entre eux par une continuité que je me suis rendu incapable de saisir, de cela même que je suis parti d’un principe exactement contraire (la distinction des organes). Nous avons décomposé ce dont la nature même est d’être en constante interaction. 

De la même façon, comment comprendre le système solaire si ce n’est en distinguant les planètes, tout en remarquant que ces planètes sont liées entre elles par des forces, de telle sorte que s’active en fait l’intelligence d’un tout là où moi, je ne peux saisir que les interactions entre des parties (et évidemment se pose également la question de l’intrication des galaxies, des systèmes, voire peut-être des univers entre eux)

Il nous faut donc distinguer (encore!) la vérité qui « est » et la vérité qu’on connaît, étant entendu que cette vérité là, celle de ma connaissance, ne pourra probablement jamais coïncider avec la première, celle de ce qui « est », comme si de toute façon les présupposés d’où part la vérité du connaître nous empêchaient déjà de parvenir à nos fins: accéder à la vérité de ce qui est.

Mais d’où vient cette incapacité à comprendre sans isoler, distinguer, abstraire, conceptualiser, généraliser ? La réponse n’est pas très compliquée: cela vient du fait que je parle ou plus précisément que j’utilise la langue et que cette langue est la structure même de ce que c’est que penser et de connaître. Quoi que je dise de la vérité, cette vérité sera nécessairement tout ce que je peux seulement en dire, en constater, en déduire mais à partir de ce présupposé de la distinction, du diagnostic, de la dialectique. Pour tout être humain, comprendre, c’est nécessairement diviser en unités, abstraire, mais diviser c’est d’emblée se rendre incapable de saisir la vérité du tout, de ce qui fait de la nature un « tout ». 

Dés lors l’autre vérité, celle qui est immédiate, celle du lapsus reprend un peu de sens, ou du moins, m’apparaît sous un autre jour, du fait même qu’elle soit immédiate, comme si c’était la vérité qui parlait. Se pourrait-il que la vérité parle? Se pourrait-il que le problème de toute vérité rationnelle, construite et donc « humaine » soit finalement contourné et annulé dans cet autre type de vérité étrange qui sort de ma bouche sans que je le sache et qui précisément est vraie à cause de cela dans une efficience sidérante. Les grecs anciens pourraient dés lors nous sembler moins superstitieux ou moins mystiques que nous ne le pensions au début. Que l’on ne sache pas ce que l’on dit quand se dit par nous certaines choses, ce serait paradoxalement la garantie même du vrai, ce à quoi on la reconnaît. Les poètes et l’obscurité de leurs oeuvres s’imposent alors sous un tout autre jour et nous n’abordons plus l’incompréhensibilité de leur style de la même façon.

Plan


1)  Vérité du connaître et vérité de l’être: Oedipe

a) Alétheia

b) Oedipe vs Tiresias

c) Ravissement d’un vagabond aveugle


2) La parole de vérité et les critères de la certitude

a) Les définitions de la vérité

b) « je suis, j’existe »

c) Logos et vérité: la question de la médiation

3) Vérité dite et inter-dite: langage et  interprétation

a) « La nature est écrite par Dieu, en langage mathématique » - Galilée (1623)

b) Les univers multiples et la falsifiabilité (Karl Popper)

c) De l’interdit à l’interprétation: les univers animaux

4) La parole de vérité

a) Je de l’énoncé et je de l’énonciation

b) C’est inconsciemment que se dit la vérité de l’inconscient

c) L’oeuvre d’art est un lapsus qui dit toujours inconsciemment la vérité



1) Vérité du connaître et vérité de l’être: Oedipe

a) Alétheia

La formulation même de ces dernières questions doit nous troubler, au-delà même du problème très ardu qu’elles posent et qui finalement questionne la possibilité selon laquelle le meilleur moyen d’être en phase avec la vérité serait finalement de ne pas la connaître, de la méconnaître pour la vivre, pour l’être. Se pourrait-il que les conditions mêmes de la vie adéquate, de la vie effective, « vraie » soient la méconnaissance, la naïveté, voire l’idiotie?

On doit à Heidegger (1889 - 1976) la résurgence d’un concept très ancien venant de la Grèce archaïque: la vérité comme Alétheia. Ce terme désignait une parole de vérité créditée de la puissance de dire le vrai parce que habilitée à le faire en vertu d’une autorité sacrée. Les oracles, les pythies, les aèdes (poètes), voire certains rois étaient les seuls à disposer de cette capacité à émettre cette parole sans qu’elles soient d’ailleurs vraiment comprises, exactement comme la poésie requiert précisément ce mode de lecture obscur, opaque, irréductible à une compréhension immédiate voire même une compréhension tout court. Quiconque lit de la poésie consent à une forme de cryptage, à une certaine modalité de lecture qui accepte ce qu’elle ne comprend pas. Il en va d’ailleurs de même du style d’un écrivain.

Alétheia signifie sortie de l’oubli, du léthé. La parole de vérité de l’aléthéia suppose donc une révélation, une modalité assertorique de vérité qui s’impose à toutes et à tous non pas du fait d’avoir été démontrée comme telle mais d’être resurgie après avoir été recouverte d’usages ou de fausses croyances. Cela veut dire que ces paroles sont incompréhensibles du grand public, exactement comme ces oracles prises de transe et dont les mots inaudibles étaient retraduits par des prêtres pour être communiquées aux grecs non initiés.  Comme le dit Socrate lors de son procès: « une parole d’oracle ne peut pas mentir », notamment quand elle affirme que lui Socrate est l’homme le plus sage de la Grèce. 

Or cette sagesse dont il se voit ainsi inexplicablement crédité n’est, en aucune manière, porteuse de cette vérité qui pourtant se trouve être celle là même qui la porte. C’est une vérité en tant qu’Aléthéia qui investit Socrate de la mission de diffuser les termes d’une modalité de recherche du vrai qui se trouve être très différente, notamment en ceci qu’elle incite à la conscience de soi: « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les Dieux. »  C’est comme si Socrate invitait ces concitoyens à la recherche d’une vérité autre à celle dont pourtant il se recommande pour justifier sa pratique (la maïeutique). 

Dans cette ambiguïté entre l’oracle qui a fait de Socrate ce qu’il est devenu et la vérité à laquelle il tente de convertir les citoyens, à savoir la prise de conscience de soi, nous retrouvons finalement l’opposition déjà mise en scène par Sophocle entre les personnages de Tiresias et celui d’Oedipe.

Le fils de Laïos veut la connaissance mais Tiresias ne dit que la vérité, tout comme Socrate invite à une connaissance consciente d’elle-même mais tient « sa vérité », sa « mission »  de l’oracle de Delphes, laquelle constitue une vérité au sens de « aléthéia » . 

Comme le dit Heidegger la vérité de l’alétheia est la vérité de l’être, la vérité recherchée par Oedipe est la vérité de connaître.  Ce que l’oracle finira par dire à Oedipe, c’est que cette vérité qu’il veut connaître, il «  l’est », puisque il est la cause de la peste qui ravage la ville. Mais précisément, cette vérité là, Oedipe se refusera à l’admettre de la bouche de l’oracle parce qu’il est aveugle et qu’il ne sait pas ce qu’il dit, qu’il ne connaît pas la vérité que pourtant il « dit ». Il lui faudra « la preuve » de cette vérité, autrement dit « la connaissance » de ce dont il se refuse à vivre la réalité: à savoir qu’il est marié à sa mère et qu’il a tué son père. Oedipe ne se fie qu’à des vérités connues, démontrées, apodictiques et pas à la vérité comme alétheia, vérité assertorique qui s’impose d’elle-même parce que tout simplement elle EST la vérité. 

b) Oedipe vs Tiresias

C’est comme si Sophocle, au 5e siècle avant JC (Oedipe-Roi date de 430 avant JC), nous adressait au travers de son héros un avertissement. Il y a la vérité qu’Oedipe « est » et même dont on peut dire qu’elle est quasiment avant sa naissance (la malédiction des Labdacides, famille grecque d’Oedipe vient de ce que Laïos a enlevé et violé Chrysippe, fils de Pélops qui lancera la malédiction dont Oedipe est l’agent involontaire et tout désigné). Mais il y a également la vérité q’Oedipe « connaît, » autrement dit son intelligence, sa capacité à déchiffrer les énigmes et sa volonté d’avoir le fin mot de tout problème. Toute la subtilité de la tragédie vient du fait que c’est toujours en activant la seconde: la vérité de la connaissance (consciente d’elle-même) qu’Oedipe est victime de la première (inconsciente de ce qu’il est). Même si, bien évidemment, il n’est question pour nous que d’interpréter cette pièce, laquelle ne saurait constituer, par elle-même une argumentation, encore moins une « preuve » (mais c’est là justement tout l’enjeu de la distinction entre plusieurs définitions de la recherche de la vérité, ici entre alétheia et logos) nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que Sophocle nous avertit d’un danger propre à la connaissance, ou encore à la préoccupation exclusive de la vérité du connaître (démonstration, logos)  au détriment de la vérité de l’être (parole sacrée oubliée, aléthéia).


            Il est même possible de s’interroger sur l’assimilation de la conscience et de la vue, notamment puisqu’entre conscient revient à se dédoubler à s’apercevoir que, à se voir soi-même en tant que sujet de ses actions, de ses pensées). Oedipe est frappé de plein fouet par la vérité qu’il apprend de Tiresias l’aveugle mais sans la croire et qu’il admettra de la bouche du berger qui le trouva à peine né sur le mont Cithéron, abandonné par son père rendu méfiant par l’oracle et la prédiction du rôle terrible qu’il jouerait. Tiresias, le devin, qui ne voit pas du point de la vérité sensible  (connaissance, extériorité) voit très bien du point de vue de la vérité de l’être (être intériorité). Oedipe ne cesse de l’humilier par rapport à ce handicap sans s’apercevoir qu’il est le « pendant » d’une lucidité « Autre ». Mais quand il apprend la vérité sur ce qu’il est, il se crève les yeux et choisit alors ce que l’on pourrait appeler une sorte d’intuition, de vue intérieure au détriment de celle sur laquelle il avait pourtant fondé jusque là son existence « trompée ». Pour jouir de la vérité de ce que tu es, il te faut renoncer à l’instrument même par lequel tu t’efforces de connaître la vérité extérieure, la vue: laquelle peut-être symbolise dans l’histoire la conscience.

c) Ravissement d’un vagabond aveugle

Se pourrait-il que cette pièce dans laquelle Sophocle reprend la matière d’un récit mythologique très ancien soit à lire comme un avertissement, une sorte de rappel adressé aux êtres humains visant à illustrer la difficile mise en regard de deux types de vérité dont finalement le déséquilibre est cela même qui a broyé Oedipe. « Prend garde à ne pas te laisser fasciner exclusivement par la vérité à connaître, car il en existe une autre toute aussi déterminante, voire plus, qui est la vérité de l’être, celle là même que l’on appelle l’alétheia et qui fait référence à la parole de vérité des oracles, des poètes, des aèdes, des transmetteurs de légendes, des auteurs de tragédies. De fait le milieu de la trilogie de Sophocle (le volet final sera Antigone) : Oedipe à Colonne, décrit la fin étrange d’Oedipe, ravi par les Dieux, surnaturellement soustrait aux regards des humains à Athènes sous les yeux de Thèsée chargé de bâtir un mausolée à la mémoire d’Oedipe dans un autre lieu que celui de sa naissance Thèbes.  C’est comme si les mêmes Dieux qui ont marqué Oedipe du fer rouge d’une malédiction fatale lui accordaient étrangement une sorte de « Grâce », mais en tant qu’étranger, exilé pour toujours de sa cité.  De fait, le seul moment de répit de la vie d’Oedipe, celle où il semble qu’il ne fasse plus l’objet d’un destin atroce est toute la période d’errance, de vagabondage et d’exil qu’il vit avec Antigone sa fille. Mais qu’est-il dans toute cette période? Un vagabond « aveugle ».  Ne faut-il pas s’aveugler, se détourner de la vérité du connaître pour jouir vraiment de la vérité de l’être? Si la vue est bien la conscience dans ce mythe de la Grèce antique, alors la question se pose de savoir si la parole de vérité de l’aléthéia ne supposerait pas que l’on se soit débarrassé de la conscience. Que nous puissions dire la vérité, n’est-ce pas ce qui implique que l’on n’ait, dan le temps même de ce discours, pas la moindre idée de ce que nous disons, et que finalement la glossolalie soit par excellence la seule parole authentique?




2) La parole de vérité et les critères de la certitude

a) Les définitions de la vérité

De prime abord, il semble impossible de dire la vérité sans le savoir. Pourquoi? Parce que cette vérité dont serait empreinte ce discours doit bien se manifester à nous comme telle, comme « étant » la vérité. Comment pourrais-je dire le vrai si cette parole qui est mienne n’avait pas été prononcée dans cette intention? Et même à supposer que cela soit le cas, comme cela peut-l’être dans le lapsus, je me rends compte après coup que c’est bien la vérité que j’ai dite « malencontreusement ». Mais il se peut que cette vérité je l’éprouve, je la ressente comme telle et que cela ne soit pas un savoir. L’oracle, la pythie, le poète se sentent  habilités, « autorisés » par les Dieux eux-mêmes à « parler » ou écrire. Même dans le discours de vérité appelé parhésia par les grecs, on se sent porté par le souffle d’une vérité qui n’attend de nous que la voix pour la dire.

Mais il est évident que nous ne désignons pas la même chose quand nous parlons de la vérité d’un résultat mathématique, par exemple, et de la vérité d’un aveu, ou de celle d’un témoignage. Comment les définir et établir la certitude qu’elle nous donne d’être une vérité?

Nous pouvons nous appuyer sur la diversité des contraires de la vérité pour précisément voir plus clair dans ce qui les constitue au coeur même de leur opposition à ce qui les contrarie. Mais alors quand ne disons nous pas la vérité?

- En premier lieu quand nous commettons une erreur dans un raisonnement. Cela signifie donc que l’on dit la vérité quand notre enchaînement de raisons est cohérent. Une proposition vraie est une proposition prouvée (soit par la logique soit par une expérience scientifique)

- Deuxièmement quand nous nous laissons abuser par une illusion soit de nos sens soit de notre imagination. Dire la vérité c’est alors émettre un jugement qui est conforme au réel. 

- Troisièmement quand nous faisons semblant, quand nous nous contentons de renvoyer aux autres un masque, une apparence, du paraître. Par opposition la vérité est sincérité, parhésia.

- Quatrièmement quand nous disons intentionnellement un mensonge. La vérité signifie alors que l’on est « droit », intègre, honnête. Ici la vérité est un engagement éthique, fondé sur la nécessité d’une vie sociale impliquant la confiance. 

- Cinquièmement, quand nous bavardons, quand nous blablatons en nous perdant dans une sorte de logorrhée verbale mêlant la fausse rhétorique et les arguties, les on-dit, les commentaires des commentaires des commentaires. Finalement nous ne disons pas la vérité quand la proposition tenue ne s’appuie plus sur rien d’autre qu’une proposition émise sans le moindre support. On parle pour parler et surtout ne rien dire.  La vérité est alors Aléthéia, réservée à des maîtresses et des maîtres de vérité dont la parole dévoile le fond de l’être dont le bavardage dissimulait l’existence. On dit la vérité quand la parole revient à ce fond de présence pure, existentielle, première, authentique parce qu’originelle.  Cette définition de la vérité est très empreinte de la philosophie de Heidegger (1889 - 1976). C’est finalement une parole qui ne fait que « dire » et, en un sens qui ne parle pas. Elle est bel et bien énoncée, mais pour dire, pas pour parler (cette distinction est fondamentale pour le sujet: n’avons pas perdu, à force de parler l’usage et la force de vérité de « dire » ? Dans tout lieu de parole, on peut légitimement se poser cette question: qu’est-ce qui est « dit » certes par la parole mais au-delà de toutes les paroles qui « parlent ».  Est-ce consciemment qu’on parle ou consciemment qu’on dit? Peut-on envisager qu’on parle consciemment mais qu’on dise toujours inconsciemment? Allons même plus loin: n’existerait-il pas une vérité qui se dit au-delà ou plutôt en-deçà de toute ces prises de parole qui parlent (et ne disent rien par elles-mêmes)?

La vérité d’Oedipe est sans aucun doute la première alors que celle de Tiresias est la cinquième. Si nous reprenons la distinction faite par Kant ente vérité apodictique (prouvée) et vérité assertorique (s’énonçant elle  même comme étant vraie), les vérités 1,2,4 sont apodictiques, les vérités 3 et 5 sont assertoriques (ce qui explique la proximité entre parhésia et alétheia bien que ce ne soit pas la même vérité, notamment parce que alétheia inclue la glossolalie, pas la parhésia).

Il apparaît également très clairement si nous interrogeons ces définitions avec l’interrogation fondamentale de la conscience que les quatre premières supposent la conscience de celle ou celui qui dit la vérité, mais pas la cinquième. Il existe même une opacité, un mystère, un rapport à la transe, à la non maîtrise, à une forme de spontanéité excluant tout contrôle de soi qui caractérise l’alétheia, parole sacrée, ancienne, initiatique, originelle, et pure.

Le paradoxe du sujet est un peu plus clair: comment peut-on dire la vérité sans savoir que c’est bien la vérité qu’on dit, et donc répondre non? S’il va de soi que j’ai besoin de savoir que c’est la vérité pour la dire, la réponse est nécessairement «non » et c’est bien le cas finalement pour les quatre premiers type de vérité. Toute la problématique, c’est-à-dire tout ce qui fait que ce sujet n’est pas tranché bien donc seulement de la vérité au sens 5. Et c’est d’autant plus intéressant que cette vérité est probablement la plus discutée, la moins crédible aujourd’hui, tout simplement parce que nous vivons une époque, surtout en occident, plutôt marquée par des idéaux et des protocoles de connaissance empreints de laïcité,  de science et encore largement héritiers des philosophes des Lumières (Rousseau, Kant). Pour traiter ce sujet, il nous revient donc de donner à la vérité comme alétheia un intérêt décuplé, ou bien en d’autres termes, de la sortir doublement de l’oubli a) parce que c’est sa définition même b) parce que de fait elle a été oubliée et que le mépris dans lequel le tient notre époque en atteste. Si c’est sans aucun doute consciemment que l’on dit la vérité du connaître, c’est peut-être inconsciemment que « se dit » la vérité de l’être. Pourrait-on défendre, en effet, qu’il existe une sorte de rumeur de l’être dans la dissimulation de laquelle nous déployons quantité de discours sur la vérité à connaître? Pourrait-on envisager aussi que ce que nous vivons actuellement dans notre rapport à la nature (réchauffement climatique), aux autres (crises de société et d’identité des peuples, des nations), à soi-même (dépression et crise du sens à donner à nos vies) se rapproche de la réalisation tragique par Oedipe  de ce qu’il EST? Si la réponse est oui, que signifierait pour nous ce que fut pour lui, l’acte de perdre l’usage de ses yeux et de la connaissance externe?


b) « je suis, j’existe »

S’il est bien une parole de vérité aux sens 1 et 2 de notre classification, c’est « je suis, j’existe » de René Descartes dans les méditations métaphysiques. C’est bien une certitude qu’absolument rien ne pourrait remettre en cause que recherche le philosophe français et tout dans la démarche du doute hyperbolique qu’il entreprend est comme irradié par le souci d’une clarté sans ombre, par l’évidence à soi d’une conscience conquérante et résolue qui finit par triompher de tous les obstacles métaphysiques envisageables, y compris celui de cet être très puissant et très rusé qui userait de toute son industrie pour me tromper toujours. »

« Qu’il m trompe tant qu’il voudra, il ne saurait faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. » Je peux bien, sous son influence, penser que je ne suis rien, il ne saurait faire que cette pensée de n’être rien ne soit pas, et cela d’autant moins qu’il y participe, que tous ses efforts visent à ce que cette pensée soit. Mais si elle «  est », si de fait je me pense comme n’étant rien, encore faut-il que je sois, du fait même de cette pensée, « quelque chose », à tout le moins l’acteur même de cette pensée puisque on ne voit pas comment je pourrais penser cela sans être celui qui le pense. Par conséquent je suis nécessairement mais absolument, positivement « une chose qui pense », c’est-à-dire un être qui est peut-être trompé totalement sur ce qu’il est (rien alors qu’il se prend pour quelque chose), mais qui, néanmoins serait forcément l’émetteur de cette idée. On peut totalement tromper un être pensant sur ce qu’il est, sur ce qu’il pense être, mais pas du tout sur le fait qu’il existe en tant que pensée, en tant qu’ayant une pensée. 

Descartes s’est donc consciemment lancé dans cette démarche de recherche assidue, exigence plus tenue qu’aucune autre à l’époque, de vérité et il en ressort assuré d’exister du moins à titre de conscience, un peu comme un joueur qui retrouverait après la partie le montant exact de ce qu’il a misé, mais solidifié, légitimé, assuré, certifié par la prise de risque. Une pensée consciente qui cherche le vrai trouve ce fondement d’être la vérité d’une pensée. Autrement elle accouche littéralement d’elle-même comme fondement vrai de toutes les certitudes qui se peuvent acquérir.


Quoi qu’il arrive je dis la vérité quand je dis « je suis j’existe »: « il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit ». Ce qu’il importe ici de bien mesurer c’est à quel point il serait impossible littéralement de dire inconsciemment cette vérité puisque c’est exactement dans l’acte de le dire, donc de réaliser par la parole qui reflète bel et bien une pensée qu’on existe qu’il est vrai qu’on existe. La vérité de mon existence ne s’impose pas d’une autre évidence que celle à la lumière de laquelle je pense que j’existe. Penser que je n’existe pas est une contradiction dont je reviens grâce à l’effet de concentration d’une conscience qui s’éprouve elle-même comme résistant à ce que dirait cet énoncé. Moi qui temporairement, trompé que je suis, pense que je n’existe pas, je reviens de cette illusion en me découvrant comme partie prenante, un temps éludé du contenu de cet énoncé, parce qu’il faut bien que j’en sois « la forme », la  cause efficiente, la puissance réalisante. Que j’ai cette pensée fausse suppose que je sois en vérité un acte de penser, lequel se manifeste dans l’acte de parler et de dire: « je suis, j’existe. »

On pourrait ici inutilement arguer (pinailler) contre Descartes sur le « toutes les fois » en s’interrogeant sur toutes les autres fois, comme si je n’existais pas toutes les fois où je ne me dis pas que j’existe. Mais évidemment il va de soi, pour le philosophe  que cette parole de vérité accompagne ma conscience à chacune de ces opérations de conscience, c’est-à-dire tout le temps.

Mais en même temps, il n’est pas faux de définir cette parole, puisque c’en est bien une comme une parole auto-performatrice, c’est-à-dire que la vérité qu’elle dit, c’est aussi la vérité qu’elle est, et réciproquement. Cela n’est donc pas sans appeler un concept de linguistique qui dans un tout autre domaine pose un certain type de vérité par un discours. C’est le discours performatif de John Austin. Lorsque je dis « oui » à mon mariage ou « je déclare ouverte la séance », je dis ce que je fais advenir comme réel par la parole, laquelle n’est pas qu’un mot mais se révèle un acte à partir duquel il y a un avant lui  (célibataire) et un après lui (marié). Austin fait donc remarquer qu’il existe un type de discours qui est un acte. Sans aucun doute nous sommes ici confrontés à une vérité assertorique, alors même qu’avec Descartes, nous étions partis d’une méthode de vérité totalement apodictique. Cette déformation est très porteuse de sens parce qu’elle nous interroge finalement sur la limite de la vérité au sens 1 et 2. Descartes les pousse dans leurs derniers retranchements et s’il les fait triompher, n’est-ce pas finalement en les distordant et en les transformant en vérité de l’être plus qu’en vérité du connaître? «  Quelle vérité puis-je connaître? » est bien la question de départ qu’il s’est posée, vérité d’oedipe donc (celle du connaître) mais voilà qu’un doute à notre tour nous saisit quand à l’aboutissement du raisonnement dont nous pouvons nous demander s’il ne consisterait pas en fait dans la vérité d’une conscience qui se révèle (vérité de Tiresias alors) , plus quelle ne se démontre, à elle-même comme une vérité de fait, comme une parole s’énonçant maintenant. Descartes est-il si différent de toutes les vérités d’Evangile prononcés par un Christ assertorique: « (« en vérité je vous le dis »): je suis, j’existe. » ?




c) Logos et vérité: la question de la médiation

Déjà en Grèce le passage de l’époque dite archaïque à l’époque antique se détermine entre autre chose par l’abandon de la vérité dite aléthéia (les mystères d’Eleusis) au profit de la vérité comme objet du logos (qui signifie à la fois raison et langage). Cela signifie qu’historiquement, nous sommes passés, en Grèce d’une vérité posée comme révélation à une vérité définie par des processus logique d’attestation. Finalement dans le personnage de Socrate se résume, s’exprime à plein cette transition: il est missionné par la révélation obscure de l’oracle de Delphes pour rappeler les athéniens à eux-mêmes. Il est inconsciemment et inexplicablement désigné (vérité type 5)  pour devenir le Champion de la conscience et de la certitude prouvée (vérité type 1 et 2) , dialectiquement construite au cours de ces entretiens traversés par l’exercice rigoureux de la logique. 

Il convient ici de relier conceptuellement le fait même de toute prise de conscience avec la médiation de tout discours de vérité de type 1, 2, et 4, vérités apodictiques. Nous ne pouvons pas dire la vérité sans acquérir la certitude démontrée de cette vérité, laquelle ne peut se manifester à nous qu’à la condition d’être éclairé par un effet de transparence à soi, de claire communication, de soi à soi qui présuppose le dédoublement en soi entre l’émetteur et le juge. Je sais ce que je dis quand je dis que 2 + 2 font 4 parce que j’ai la certitude que cette certitude de moi à moi ne peut absolument pas ne pas être aussi celle qui s’ouvre en tout sujet dans l’espace même de ce rapport de clarification avec soi qu’est le « pour-soi » de toute conscience humaine. 

Comment pourrions-nous dire inconsciemment la vérité si nous sommes privés de cette modalité de rapport à soi sans laquelle nous ne pourrions pas nous rendre compte que c’est la vérité? Comment la vérité pourrait-elle être dite par moi sans qu’elle m’apparaisse comme telle? Peut-on la situer dans l’évènementialité d’une telle étrangeté, d’une telle fulgurance qu’elle se servirait de ma parole pour apparaître telle qu’elle est, obscure, incompréhensible à la personne humaine qui pourtant la « dit »? Comment pourrions-nous, en admettant cette hypothèse séparer la transe de la vérité de la transe de la folie?  Les pythies, les supposées porteuses de vérité de l’antiquité n’étaient-elles pas des folles dont les paroles démentes permettaient aux interprètes de faire croire à un sens alors même qu’il n’en existait aucun?

Le personnage de Socrate  tel qu’il est perçu décrit et « utilisé »  dans les dialogues de Platon illustre parfaitement cette suspicion, c’est-à-dire ce tournant dans l’antiquité grecque au fil duquel l’aléthéia est finalement abandonnée au profit d’une recherche dialectique du vrai reposant sur le logos, sur la raison et sur le langage, sur le dia/logos, c’est-à-dire étymologiquement un discours tenu entre plusieurs personnes. C’est justement le contraire de l’alétheia pour laquelle seuls les maîtres et les maîtresses de vérité peuvent dire (inconsciemment) la vérité, parce qu’elles portent une vérité autre, étrangère aux humains. Le dialogue socratique repose au contraire sur l’idée selon laquelle des personnes humaines différentes sont plus à même par leur dialogue de faire advenir la vérité parce que chacune d’elle sera finalement arrachée à sa subjectivité, à sa partialité par la présence de l’autre. La vérité dialectique se construit, se tisse exactement comme un ouvrage tricoté par deux personnes qui, tout comme les aiguilles ne vont pas dans le même sens mais constituent au fil de l’opposition quelque chose tenu par une exigence de vérité. Dans le dialogue, la vérité se démocratise, elle est à la portée de toute personne qui accepte de converser avec Socrate, étant entendu que dés lors qu’il y consent, il sera embarqué dans une démarche maïeutique au terme de laquelle il est censé parvenir à une vérité consciente: je ne sais pas mais je sais que je ne sais pas, par quoi je sais bien quelque chose.

On mesure bien ainsi tout ce que la vérité gagne à se voir arrachée de la main mise des prêtres et des oracles pour jouir d’une apparente accessibilité maïeutique.  Même si les âmes dans le mythe de la réminiscence ne sont pas toutes capables de maintenir fermement l’attelage dans lequel elles consistent, elles ont toutes vu les Essences, les Idées pures, ce qui signifie qu’elles sont toutes potentiellement capables de reconnaître le vrai, celle de l’esclave du Ménon comme celle de Péricles. Finalement nous passons d’une conception ésotérique du vrai: « que nul ne dise la vérité s’il n’en a pas l’autorité « réservée », « sacrée » » à une vérité géométrique ou logique: « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » (formule gravée au fronton de l’Académie de Platon).

Il existe en tout être humain, de cela même qu’il est humain, indépendamment de toute éducation, une prédisposition au vrai qui n’est rien d‘autre qu’une aptitude « innée » au logos, à la logique. Aucune initiation, aucun Mystère n’accompagne cette élucidation du vrai, cette progression au fil de laquelle l’esclave progresse dans la compréhension du problème posé par Socrate (en l’occurrence, comment tracer un carré qui soit le double de celui-ci?). Notons toutefois que Socrate avait posé une condition préalable qui était celle-ci: il fallait que l’esclave parle grec, et cette condition n’est pas du tout anodine (mais VRAIMENT PAS!) 



2) Vérité dite et inter-dite: langage et  interprétation

a) « La nature est écrite par Dieu, en langage mathématique » - Galilée (1623)

Finalement nous tirons ici le fil de toutes les conséquences d’une vérité définie au sens 1, c’est-à-dire comme cohérence logique entre des propositions posées et reconnues par leur  auteur comme « vraies » identiquement par tout être humain. Pour tracer un carré dont la surface soit le double de celui-ci, il faut tracer la diagonale de ce dernier et surtout pas doubler ses côtés. Il existe bien dans ce théorème une reconnaissance de la vérité dont on peut dire qu’elle s’effectue à la fois dans l’espace de soi à soi que l’on appelle la conscience d’une personne ET dans ce même espace dans une autre personne, de telle sorte que c’est sans aucun doute possible à une vérité universelle que nous avons ici affaire, sans quoi les mathématiques n’existeraient pas. 

La vérité que nous pourrions appeler de type 1, c’est-à-dire celle qui se manifeste dans le problème posé par Socrate à l’esclave, vérité qui réside ici dans l’enchaînement logique de propositions à  partir d’une figure géométrique est indiscutable, universelle et consciente, c’est-à-dire qu’il est absolument impossible d’en douter et cela pour quiconque suit logiquement le fil des propositions émises par Socrate, mais dont on perçoit bien que c’est à partir d’une évidence ouverte à toutes et à tous qu’elles s’énoncent. Cela signifie qu’il existe en tout être humain, même sans instruction un fond de logique sur la base duquel c’est seulement à partir de la diagonale du carré initial que l’on peut tracer le côté de l’autre carré qui fera le double de surface du précédent. C’est ce fond de logique que nous appelons «  raison » et qui constitue l’instance même à laquelle tout exercice de mathématique s’adresse. La vérité que Socrate fait deviner à l’esclave ne dépend donc aucunement de Socrate ni de l’esclave mais se manifeste à la fois comme une évidence et une contrainte de pensée à toute personne décidant de ne solliciter ici que sa Raison, sans la moindre insinuation de subjectivité passionnelle, de désir, d’envie, bref de référence quelconque à ce qui serait propre au vécu de tel ou tel. C’est exactement la raison pour laquelle, c’est à un esclave sans instruction que Socrate s’adresse ici.

Toutefois, cette vérité n’apparaît pas « intuitivement », c’est-à-dire qu’elle n’apparaît pas comme donnée mais comme construite. Elle ne s’impose pas « d’un seul coup », mais comme un raisonnement. D’ailleurs, l’esclave commence par donner une mauvaise réponse: il double les côtés du premier carré. C’est en ce sens que nous pouvons parler à bon droit de « médiation » ou d’enchaînement logique de propositions. Il y a une certaine évidence à l’erreur de l’esclave: pour doubler la surface, doublons la longueur des côtés. Mais c’est une évidence fausse, dont l’esclave revient rapidement dés que Socrate le remet sur le bon chemin. 


Quel est-il ce bon chemin? Celui de la mesure, d’une évidence de la raison, du logos et des sens aussi, mais éclairés par la raison, c’est-à-dire d’un enchaînement de déductions  géométriques à partir de la figure initiale. Le carré est l’idée d’une figure dont les quatre côtés sont de dimension égale, et de fait, à partir de là se posent quantité de questions sur sa surface, ses angles, ses dimensions, etc, questions dont les réponses s’imposent avec évidence à tout être humain rationnel et conscient comme « vraies ». D’ailleurs finalement que signifie ici conscient si ce n’est attentif à sa raison, c’est-à-dire à « la » raison, au logos?

Mais où l’être humain a-t-il trouvé cette idée de « carré », la notion même de « côtés », de « quatre », d’« égalité », etc.  Toute la question ici est de savoir dans quelle mesure ces idées, ces concepts, cet enchaînement de raisons, de propositions médiates, et surtout l’universalité de cet enchaînement ne viendraient pas du fait qu’ils constituent, toutes et tous, une base de données humaines, un ensemble construit de postulations extrêmement riche, fécond, souple au sens de « profilé pour un esprit déductif » grâce auquel l’espèce humaine se dote de conventions « pures », indépendantes de la subjectivité de chacune et de chacun. Il ne s’agit pas du tout ici de contester qu’il existe bel et bien à partir de cet ensemble de postulats nommés « « carré, triangle, quatre, égalité », le déroulement et l’exercice d’une « vérité » mais de pointer le fait que cette vérité est « construite », qu’elle s’impose bel et bien à toute conscience humaine universellement et identiquement, c’est-à-dire « dans les même termes » mais justement qu cela demeure une question de « termes », de concepts admis et interrogés à partir de leur présence mais pas interrogés dans le fait même de cette présence pure, existentielle. 

Que le carré soit, c’est bien une observation de ma raison mais ce n’est certainement pas une observation de la nature telle qu’elle « est »,  telle qu’elle se dirait par elle-même (et il n’est pas complètement exclu qu’elle le fasse).

Résumons: il ne fait pas le moindre doute que le théorème de pythagore dit la vérité et la leçon de Socrate le prouve sans contestation possible. La question est de savoir si ce n’est pas dans le cadre d’une raison exclusivement humaine que cette vérité se dit, auquel il s’agirait moins de « la » vérité que d’« une » vérité. Mais pourquoi cette éventualité peut-elle être envisagée? Parce que le carré, la notion de côtés, de segments, d’égalité, de  chiffre, etc. sont des définitions, des concepts HUMAINS. Il suffit qu’un homme distingue 3 points pour qu’il affirme qu’il y a des triangles dans la nature, que la nature fait des triangles, des carrés, etc. 

Or l’idée même de définition ou de définissable est problématique, parce que définir signifie distinguer, séparer, limiter et que ce que nous vivons sont des instants dans la fulgurance desquels « tout » est donné en un seul coup.  La géométrie est la déclinaison déductive, médiate, successive, conceptuelle de ce qui se donne authentiquement de façon immédiate, instante, pure. Pouvons nous saisir cette fulgurante effectuation de l’instant présent? Peut-être pas, auquel cas les mathématiques, la science, la vérité du logos nous donne la meilleure version de cette vérité instante, mais « FAUTE DE MIEUX ». Le triangle n’est pas dans la nature, il est distinguable dans la nature. Un Humain peut relier trois points dans la nature et affirmer qu’il y a là un triangle mais toute le problème se situe dans le « il y a », puisque la notion même de points et de traits est sans conteste une interprétation de ce que la nature « fait ».


Ce qu’il s’agit de comprendre ici c’est qu’il n’est pas faux d’affirmer que tous les chiffres sont dans la nature, mais est-ce bien en tant que « chiffres » qu’ils y sont? Ce qui se dit de cette nature chiffrable s’énonce-t-il dans une langue naturelle ou humaine? Il existe un monde (ou peut-être plusieurs) entre l’affirmation selon laquelle il y a des chiffres dans la nature et celle selon laquelle nous ne pouvons autrement la lire, nous humains, qu’au travers de ce crible là.  Et même si nous allons jusqu’au bout de cette nuance fondamentale, c’est-à-dire si nous objectons à cet argument d’une nature exclusivement chiffrable à des yeux humains, que même à supposer que la nature donne, en une seule fois, en un seul instant tout ce que nous, nous ne pouvons décliner qu’en chiffres, encore faut-il que la nature s’effectue dans le « un » donc qu’elle le connaisse, donc que l’idée du chiffre « un »  soit en elle. L’effort de réflexion à produire ici est incommensurable au sens propre, c’est-à-dire justement que l’on ne peut pas le mesurer, ou du moins, que nous avons du mal à réaliser qu’en le mesurant, nous l’abordons « d’une certaine façon », humaine, et trop humaine. 

b) Les univers multiples et la falsifiabilité (Karl Popper)

Mais de quel effort s’agit-il ? De penser hors de soi, ou, en d’autres termes, de cette penser à la lumière de laquelle l’un et le multiple seraient finalement la même chose, c’est-à-dire que l’Un serait la façon dont l’esprit humain, le logos peut appréhender le multiple, sans qu’il soit possible de trancher la question de l’authenticité « supérieure » de l’un (l’un) ou de l’autre (le multiple). Nous distinguons bien dans cette question un problème-limite, ou pour le dire autrement, le mouvement d’une pensée qui va tellement loin dans l’exploration de cela même qui la fonde en tant que pensée que les territoires pressentis davantage que foulés ici sont comme le tâtonnement d’un seuil entre le pensable et l’impensable, seuil dont on peut choisir de « penser » a) qu’on ne doit l’aborder que du côté humain puisque de fait on l’est ou b) qu’il faut toujours pousser sa pensée à la limite de ce qu’elle est parce que de fait rien n’est plus digne d’être connu que l’inconnu, c’est-à-dire que le non-reconnaissable (rien n’est plus à même de motiver l’instinct de connaissance que ce dont on pense qu’il ne peut pas être connu). Ce à quoi il est fait allusion ici c’est la notion très controversée scientifiquement d’univers multiples, ou en d’autres termes, l’idée selon laquelle notre monde lui-même n’est que l’interprétation, comme monde  se donnant « une » fois,  d’une évènementialité qui en réalité  ne s’effectue que « toutes les fois ». 


Mais quel pourrait être le critère grâce auquel l’idée d’univers multiples pourrait se voir accrédité? Absolument aucun, pour la bonne raison que cette hypothèse astrophysique est absolument non testable, inexpérimentable. Si en effet, nous faisons l’expérience d’autres univers, le simple fait que nous en fassions l’expérience prouverait qu’ils sont en réalité « le notre ». Cela tient à la définition même d’univers: on appelle volume de Hubble cette zone entourant le point référent de tout ce qui est expérimentable, observable par lui (en l’occurrence tout ce qui se meut à une vitesse moins grande que la vitesse de la lumière). Puisque finalement c’est l’expérience elle-même qui définit ce qu’UN univers est, il semble assez évident que nous ne pouvons rien expérimenter qui ne devienne par là-même NOTRE univers. Que d’autres univers soient, c’est justement ce qui en un sens, serait d’autant plus crédible que nous n’en fassions absolument pas l’expérience. En d’autres termes, il y a autant de raisons de penser qu’il n’y en pas que des raisons de penser qu’il y en a. 

Si donc nous nous fions à la définition que Karl Popper nous donne de ce qui fait une proposition scientifique, l’idée selon laquelle il y a des univers multiples est absolument NON scientifique, puisque c’est la réfutabilité d’une hypothèse qui fonde sa nature scientifique et que la théorie des univers multiples est non testable. Quelque chose de la notion même de « critère » sur quoi nous avons commencé notre réflexion, c’est-à-dire sur la question de savoir comment nous pourrions dire la vérité sans avoir un critère (donc une médiation) grâce auquel nous savons bel et bien que c’est la vérité se joue dans cette pensée de Karl Popper. Pourquoi? Parce qu’en fait, par un retournement très éclairant et réellement décisif pour nous par rapport à cette question, Karl Popper soutient que le critère de la science n’est justement pas la vérité, comme si la conscience, c’est-à-dire la capacité de chaque proposition à se doter elle-même de ce retour sur soi que lui donne l’expérimentation, le travail d’attestation, de testabilité, de recherche de transparence, prévalait sur la vérité. Karl Popper défend la représentation d’une Science définie par un rapport à la vérité qui précisément exclue résolument toute dimension assertorique. La vérité n’est pas ce que l’on revendique, mais ce vers quoi on s’oriente dans un protocole de remise en cause de soi si constant, si âpre, si critique que finalement la réfutabilité l’emporte sur la vérité.

Connaître la vérité d’une hypothèse, c’est mettre à l’épreuve les limites de sa résistance au faux de telle sorte que cette vérité jamais ne sera « dite », proférée, affirmée en elle-même. Que la vérité soit apodictique en science, ce n‘est pas prouvée, ce n’est pas une déduction, c’est un postulat, c’est le postulat à partir duquel la science est science, si l’on suit Popper. Par conséquent la science n’a strictement rien à opposer à la modalité assertorique d’affirmation du vrai, ou encore l’affirmation que nous vivons dans un plurivers. 

Mais qu’est-ce qui pose problème ici? Le fait qu’une proposition concernant la nature même de l’univers soit étiquetée comme non scientifique. Que nous existions dans un plurivers induirait une incroyable qualité de propositions exorbitantes, voire subversives pour la science selon Popper, au premier rang desquelles il faut situer le principe de non contradiction, ou le principe d’alternative. Puis-je vraiment connaître ou reconnaître la possibilité qu’une chose soit ET ne soit pas. C’est l’un ou l’autre.  Or finalement d’un point de vue purement logique, c’est exactement le propre du postulat même de multivers qu’une chose puisse être « ici » et ne pas être dans tel autre univers. Cela veut dire qu’envisager, même à titre d’hypothèse l’idée de multivers impose que l’on puisse se détacher du principe de non-contradiction. Le principe d’alter-native est alors remplacé par celui que l’on pourrait appeler principe de co-native. 


Mais quelle conception de la vérité pourrait-elle intégrer, supporter la puissance d’impact de ce choc qu’est le principe de co-native (c’est-à-dire qu’une chose puisse à la fois être et ne pas être - Etre et ne pas être, telle serait finalement la réponse, puisque dans le multivers, forcément Hamlet venge son père ET ne le venge pas). Quoi que je dise, quoi que j’affirme, il n’est pas possible que je ne dise pas la vérité d’un monde autre. Il n’y a plus de faux, ni de vrai, ce qu’il y a, c’est la multidiversité d’une multiplicité de discours disant la multi-vérité de tous les univers possibles. La vérité du plurivers ne peut pas se dire, en tout cas pas en tant que vérité « une ». Elle se démultiplie dans la multi-diversité de tous les discours qui ne peuvent pas ne pas dire la vérité de tous les univers possibles. Une vérité oeuvre en tous discours et la conscience ne dit que la limite suivant le principe de non contradiction de la vérité qu’on peut connaître mais la possibilité qu’il existe une vérité de l’être ouvre un « champ » insoupçonnable à l’intérieur duquel la limite de ce qui est expérimentable et ce qui ne l’est pas ne peut plus exclure la thèse d’un multivers.

Résumons:  finalement le critère défini par Popper pour spécifier ce qui fait d’une proposition une thèse scientifique c’est qu’elle ne se recommande pas d’une vérité assertorique mais apodictique. Il faut qu’elle soit « testable », qu’elle s’offre à l’épreuve de l’expérimentation, laquelle peut prouver qu’elle est fausse. Ce souci permanent du test, de l’attestation, de la preuve prend le pas sur l’affirmation « pure » du vrai, laquelle finalement est scientifiquement réputée impossible. C’est nécessairement sous l’épée de Damoclès du faux que se construisent toutes les hypothèses réellement scientifiques. Cela impose deux conclusions:

  1. Non seulement les propositions scientifiques ne disent pas la vérité, mais elles se définissent de  cette impossibilité. Dire la vérité, c’est ce qu’elles s’interdisent de revendiquer. Elles sont vérifiables et c’est dans cette distance du vérifiable au vérifié que se déploie l’espace même de l’attestation scientifique, de l’extrême rigueur d’un rapport à soi parfaitement clair, parfaitement désignable. L’exigence de certitude l’emporte donc sur la vérité. Ce que les théories scientifiques les plus fiables sont, par conséquent, c’est extrêmement probables, mais juste cela. C’est donc consciemment que les propositions scientifiques se construisent et gagnent leur statut de scientifiques, mais du coup ce n‘est pas la vérité qu’elles disent. 
  2. L’hypothèse des univers multiples pose vraiment problème à ce critère de Karl Popper. Rien ne peut être scientifique qui ne soit pas vérifiable. Cette thèse repose sur le principe d’alternative du vrai et du faux: tant que ce n’est pas prouvé comme faux, c’est « vraisemblable » ou vérisimilaire. Finalement c’est exactement la même formule que celle qui est utilisée par Perceval dans la série d’Alexandre Astier « Kaamelott » « c’est pas faux » pour cacher qu’il ne connaît pas tel ou tel mot. Une théorie scientifique n’est pas fausse, tant qu’elle n’a pas été démontrée comme telle par l’expérience susceptible de la contredire. Tout ce que la science peut dire, c’est ce qu’elle n’est pas encore parvenue à contredire, et cela dans la toujours effectivité d’un interdit: celui d’un mode d’affirmation assertorique de soi. Finalement il n’est donc pas tant question de dire la vérité que de dire du vraisemblable en ne se contredisant pas, ou en n‘étant pas contredit par une expérience. Tout ceci repose donc (et nous serions tentés de dire « EVIDEMMENT ») sur cette évidence que nous vivons dans UN monde régi par le principe de non contradiction, à savoir qu’un phénomène s’y réalise OU ne s’y réalise pas. Ce n’est pas tant que nous en ayons la preuve, c’est plutôt que nous partons de l’évidence de ce principe dit de non-contradiction. Ce que l’hypothèse des univers multiples pose, c’est exactement le contraire, à savoir le postulat de la multiplicité régie par le principe de contradiction admis. Cette hypothèse n’est évidemment pas vérifiable, tout simplement parce que la définition même d’univers repose sur l’expérimentable. Si j’expérimentais un autre univers, le fait même que je l’expérimente prouverait qu’il n’est pas Autre, mais Même. Ce que nous touchons alors du doigt est la nature tautologique du critère de la scientificité selon Popper: si n’est scientifique que ce qui est expérimentable, vérifiable,  dans un univers « UN » et que la définition même d’un Univers se fonde sur le critère de l’expérimentabilité, alors il va de soi que c’est arbitrairement et non scientifiquement, universellement (mais au sens d’objectivité de l’univers et non d’objectivité humaine) que se voit exclue du domaine scientifique la thèse des univers multiples. En refusant de l’admettre comme scientifique, les scientifiques fidèles à Popper reconnaissent que leur objet n’est pas ce qui est ou ce qui peut être (vérité de l’être) mais ce qui est connaissable (vérité du connaître). De ceci qu’une chose soit connaissable, elle peut faire l’objet d’une connaissance. Mais alors la science consiste-t-elle dans une autre entreprise que celle qui consiste à rendre connaissable par les hommes…. du connaissable par les hommes, et pas du tout à faire entrer dans du connu de l’inconnu? Ce n’est donc pas l’univers « tel qu’il est » qui constitue l’objet de la science selon Popper mais l’univers tel que les hommes peuvent le connaître. Si je pars du principe que n’est humainement connaissable que du connaissable par les hommes, en considérant que le principe de non contradiction et celui du « tiers exclu » (le logicien Robert Blanché réunit les deux en parlant de loi de l’alternative) est fondamentalement un principe exclusif de la connaissance et de la logique humaine, il est alors évident que la science ne peut progresser que dans sa propre interprétation de « l’univers » (le terme même d’uni/vers porte d’ailleurs la marque de cette limitation, ce que cassent les termes de plurivers ou multivers). Ce que produit vraiment la science selon Popper, c’est finalement une sorte de territoire limité, de pays frontalier au sein duquel ne sont autorisées à rentrer que des connaissances connaissables en vertu du principe de non-contradiction, de telle sorte que la nature telle qu’elle est ne constitue plus directement l’objet de cette connaissance, du moins pas avant d’avoir été traduite dans les termes d’une logique humaine. Ce qui fait donc de cette hypothèse des univers multiples un grain de sable dans la théorie de Popper, ce n’est pas qu’elle pourrait être vraie au sens apodictique du terme (parce que de fait elle ne peut pas l’être) mais qu’elle soit même à titre d’hypothèse rejetée par la science selon Popper (et cela alors même que la physique quantique reconnaît expérimentalement des situations mettant le principe de non-contradiction en échec comme celui de la superposition quantique et de la dualité onde/corpuscule dans la lumière - Einstein). Etant entendu que les propositions scientifiques ne peuvent être qu’apodictiques le critère de l’apodictique y prévaut sur celui de l’assertorique, donc de l’être. L’objet de la science Popperienne, c’est ce que la science peut dire, c’est ce que l’homme peut connaître et non ce qui est. Ce n’est pas en tant qu’elle « est » que la nature peut être l’objet de la connaissance scientifique mais seulement en tant qu’elle est humainement connaissable. Mais alors qu’est-ce que la science Popperienne connaît? Elle-même.


c) De l’interdit à l’interprétation: les univers animaux

Les univers multiples, ce n’est donc pas une hypothèse que la science de Popper réfute, mais plutôt ce qu’elle s’interdit de prendre en considération. Elle n’est pas fausse, elle ne joue pas le jeu de la science parce qu’elle n’est pas falsifiable. C’est ce dont cette déontologie Popperienne s’interdit de dire quoi que ce soit. Nous pourrions presque dire que le principe de non contradiction (une chose est ou n’est pas) prend alors une tournure comminatoire, morale: une conscience vraiment scientifique ne peut ni ne doit se donner comme objet « cela »: le plurivers. C’est consciemment que se disent les propositions scientifiques et Popper donne finalement à cette exigence de la conscience une importance extrême jusqu’à exiger d’une hypothèse qu’elle ne s’oublie finalement jamais en tant que telle, en tant qu’hypothèse. Les multiples tentatives de sa réfutation ne lui permettront jamais de franchir le seuil de l’hypothétique mais seulement de progresser, de passer d’une hypothèse basse à une hypothèse haute. Il s’agit en fait de ne jamais s’estimer plus que ce que l’on est, de garder le sens de son statut et de rester « à sa place ». C’est consciemment qu’on dit tout ce qu’on peut connaître d’une vérité que l’on s’interdit de revendiquer assertoriquement. L’extrême rigueur de la recherche scientifique selon Popper  va donc de pair avec l’arbitraire (est arbitraire ce qui n’est pas neutre, impartial, objectif) d’un protocole d’auto-censure. La valeur et la pesée de l’esprit apodictique de la science Popperienne ne peut se concevoir sans « une ligne morale », qui s’interdit à elle-même toute modalité assertorique d’affirmation du vrai.

L’apparente humilité de la science selon Popper qui ne s’autorise pas à revendiquer le vrai et se définit dans l’ombre de ce négatif là est en réalité corrélative d’un principe d’exclusion de questionnements dont on voit mal comment ils pourraient être réputés comme non-scientifiques dés lors qu’ils développent des hypothèses sur la nature même du réel. Ce que la science se définit de l’autoriser: il va de soi qu’elle se définit de ne pas se l’interdire, étant entendu qu’il y a  donc des propositions qu’elle s’interdit corrélativement d’émettre parmi lesquelles la possibilité du plurivers.  Nous ne voyons pas du tout en quoi cette possibilité en tant que possibilité ne serait même pas «  digne » d’un regard scientifique. Et dés lors cette évidence d’une dignité scientifique que les Popperiens ont tendance à n’éclairer que du point de vue de l’humilité nous apparaît aussi sous le jour d’un diktat arbitraire. 

Tout ceci repose finalement sur la définition de l’univers en tant que limite observable. Si c’est l’expérimentation qui vaut comme critère de clôture de ce qu’un univers « est », alors évidemment il n’est rien qui puisse être dit de cet univers que cela même qui le constitue en tant qu’univers, soit l’expérimentable. On se donne la définition de ce qu’un univers « est » en la définissant à partir de ce que l’homme peut en observer. Il ne fait aucun doute qu’aucun objet dépassant la vitesse de la lumière puisse être appréhendé dans ce monde là, mais il ne fait aucun doute non plus que les animaux ne perçoivent pas dans ce monde ci les mêmes réalités que nous. Ils n’en font pas l’expérience. Qu’il y ait du son, de la lumière ne se vit pas de la même façon selon que l’on soit sensible à telle ou telle fréquence sonore ou lumineuse; et de fait les animaux ne disposent pas des mêmes modalités de perception à l’égard de ce qu’il faut bien appeler dés lors des univers distincts, ou multiples. 


Définir comme constituant objectivement un univers la limite de l’observable, soit la vitesse de la lumière est donc faux dés lors qu’on la met en perspective avec l’évidence de seuils d’observation différents en fonction des sensibilités organiques des animaux. Loin d’être une hypothèse la notion d’univers multiples acquiert ici le statut de certitude. Nous vivons dans l’efficience de forces multiples et diverses comme le son, la lumière, la température, la gravité et nous tissons à partir des affects dont nous sommes capables des univers qui correspondent à nos degrés de sensibilité. Chaque monde est donc l’interprétation que nous sommes susceptibles d’en faire à partir de nos modalités de perception, de telle sorte que nous n’avons aucunement conscience de la place occupée par tel ou tel élément de la nature au sein d’un autre univers tissé par une autre espèce que la notre. Chaque espèce construit la trame de son univers, tisse la vérité de cet univers tant et si bien qu’il n’est pas une seule composante de la nature dont on puisse réfuter l’idée qu’elle constitue la vérité d’une version d’un univers animal viable.

Il peut donc sembler assez audacieux dans cette perspective de s’interdire soi-même de penser telle ou telle idée  sous le prétexte qu’elle ne se soumettrait pas aux critères de ce que nous avons préalablement défini comme pensable, expérimentable. Toute idée trouve droit de cité dans la nature dés lors que l’on ne s’interdit pas de penser ce qui certes pose quantité de problème à une certaine logique mais trouverait sa place dans le fil d’une autre perception, voire d’une autre cohérence que celle que nous avons construite.

Finalement ce que le critère de scientificité de Karl Popper pose sans contestation possible, c’est que c’est consciemment que nous nous interdisons de dire la vérité, en rejetant comme non scientifique ce qui n’est pas réfutable. Or la réfutabilité suppose un principe de non contradiction qui de fait entre en contradiction avec le foisonnement d’univers animaux multiples qui se tissent et s’entre-tissent dans une réalité dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas « Une », univoque.  « Etre » se dit et se fait en une multiplicité de sens dont la science se définit de n’en retenir que la version humainement connaissable, quitte à s’interdire de penser l’évidence de la vérité vivante du multiple. Autrement dit, dans une nature au sein de laquelle les vérités de l’être se démultiplient exponentiellement, le scientifique Popperien choisit de ne faire droit qu’à une vérité du connaître dont finalement  les exigences même du connaitre interdisent la revendication d’une vérité. Croyant  définir avec objectivité les limites d’une rationalité scientifique viable, Popper crée en réalité une police scientifique de la pensée humaine frappant d’anathème scientifique toute proposition entreprenant de faire signe de cette vertigineuse puissance créatrice de la nature, celle-là même que Spinoza appelle « nature naturante », ou Dieu. 



3) La parole de vérité

a) Je de l’énoncé et je de l’énonciation

C’est donc au nom d’une conscience scientifique que l’on pourrait concevoir comme déontologique que la science selon Popper s’interdit de dire la vérité, se maintient ainsi dans cette distance entre le vérifiable et le vérifié. Quelque chose comme une limite pointe donc ici dans la conception apodictique de la vérité, c’est qu’elle se limite elle-même par elle-même parce qu’elle se fait résider dans un processus d’auto-évaluation perpétuel qui se traduit par cet autre processus de l’auto-censure incessante. Que ce soit la recherche du vrai comme enchaînement de propositions démontrées (1), comme conformité à la réalité (2) ou comme devoir d’intégrité nécessaire à la communication dans une société (4) la vérité se piège elle-même, se déjoue, se désavoue, se rétracte au profit d’une mécanique de l’auto-attestation dont on peut se demander si elle ne fonctionnerait pas un peu à vide ou plutôt en système clos. Ce que l’on peut dire consciemment comme vérité de la nature, c’est la limite de ce que l’on peut en connaître, pas la vérité de ce qu’elle est. 

La vérité en tant qu’alétheia apparaît dés lors totalement « autre » et nous prêtons à son origine très ancienne, la plus ancienne des cinq définitions du vrai une valeur moins dépréciative qu’il pouvait sembler de prime abord. Si c’est consciemment que je dis la vérité alors cela signifie que le sens de mes paroles épouse celui de mon intention  mais se pourrait-il qu’en ne voulant pas ce que je dis, qu’en ne sachant même pas ce que je dis, le flux d’une autre intentionnalité circule dans des paroles qui ne sont qu’apparemment ou phoniquement « mienne »? Serait-il possible qu’en n’exerçant plus le moindre contrôle sur des paroles qui sortiraient aléatoirement de ma bouche ou des phrases qui se détacheraient hasardeusement de mon écriture, je dise la vérité d’un vouloir dire qui n’est pas le mien, mais qui, précisément à cause de cela, dirait la vérité.

Il est impossible de faire droit à cette éventualité que l’on retrouve pourtant à plein dans la glossolalie de l’aléthéia sans approfondir à nouveau la distinction entre les vérités apodictiques (vérité du connaître) et les vérités assertoriques (vérité de l’être). Autant les premières sont démontrées, universelles, claires, d’une totale transparence conceptuelle et déductive, autant les secondes (Vérités de type 3 et 5) sont obscures, ou pour le moins ancrées dans le statut particulier de la personne qui parle. Pour les premières, toute l’attention est portée vers la cohérence de ce qui est dit, vers la communicabilité pure du contenu de l’énoncé, de telle sorte que tout autre humain l’écoutant coïncidera de plein droit avec l’évidence de raison (logos) qui se manifeste dans la proposition. Pour les secondes, c’est le rapport entre ce qui est dit et la personne qui le dit qui prend au contraire la première place. Mais ici toutefois s’impose une distinction de taille entre la vérité de type 3 (sincérité) et la vérité de type 5 (aléthéia), c’est que la vérité de la 3 consiste dans l’implication entière de la personne qui dit dans ce qui est dit et qui l’engage. Ce qu’elle dit est la vérité de ce qu’elle est, et 1) cette vérité est consciente 2) elle se rapporte à celui qui parle. Au contraire dans la vérité de type 5 ce qui est dit ne concerne en aucun cas la personne qui le dit. Ce n’est pas une vérité personnelle, c’est même exactement le contraire de ça. La porteuse de vérité émet une parole désertée de toute référence à soi, à sa vie, à son vécu, à son ressenti. 

Nous comprendrons mieux cette différence fondamentale en reprenant cette phrase de Jacques Lacan: « Qu’on dise reste oublié dans ce qui se dit dans ce qui s’entend. » Traduisons:  l’acte de dire est occulté, dissimulé par ce que l’on dit pour se faire entendre (communication) ». En d’autres termes, quand nous disons quelque chose, dans l’écrasante majorité des cas, nous le disons pour être compris, et donc nous le disons pour dire quelque chose, ce qui, du coup annule totalement toute référence possible au « fait » que nous l’ayons dit, à ce que c’est que dire.  Le dit annule totalement le dire. Quoiqu’on dise, on se présente comme étant celle ou celui qui dit ceci ou cela davantage que comme celle ou celui par qui la parole en tant qu’acte s’effectue. 

En quoi réside la vérité de type 1, 2 et 4? Dans la cohérence de ce qui est dit. Pour la vérité de type 3, dans le rapport entre celui qui dit et ce qui est dit (si je dis que je suis sincère il faut que Je le sois). Pour la vérité de type 5, c’est très différent et énigmatique: la vérité est posée dans l’effectuation stricte, brute d’une parole qui ne peut pas ne pas être vraie du simple fait qu’elle « est » et qu’elle s’effectue dans un contexte de vérité « donnée ». L’oracle, le conteur, le poète disent la vérité, mais ils n’ont aucune idée de ce qu’ils disent pour la bonne raison qu’ils ne sont pas les auteurs de cette parole, il n’en sont que les porte voix. 

Nous sommes en mesure de clarifier maintenant le sujet de ces trois types de vérité (puisque de fait il y en a 3):

  • Le sujet des vérités 1,2 et 4 est l’être humain et la vérité visée est universelle
  • Le sujet de la vérité 3 est la personne et la vérité visée est subjective, enracinée dans la personne qui parle (sincérité)
  • Le sujet de la vérité 5 est totalement abstrait pas au sens de « complexe » ou intellectuel, mais au sens de « retiré ». Le sujet de la vérité 5 fait place nette à la vérité de l’évènement. La vérité du dire y occulte la question de la vérité de ce qui est dit.

Dans les trois premiers types de vérité (1,2 et 4), elle concerne ce qui est dit. Dans le 3, le rapport entre ce qui est dit et celle ou celui qui dit, dans le 5, dans l’évènement pur d’un « dire ». Or autant les Vérités de type 1,2,3,4, au-delà de leur différence requiert absolument la conscience de celle ou de celui qui parle, autant la vérité de type 5 induit son inconscience. 

Jacques Lacan reprend  la distinction posée par Emile Benveniste entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé. Cette différenciation fondamentale se manifeste très clairement dans le paradoxe suivant: « Epiménide est crétois et il dit: « tous les crétois sont menteurs ». S’il dit vrai, il ment. S’il ment il dit vrai. En effet, s’il dit vrai, puisque il est crétois, il ment et s’il ment, alors les crétois ne sont pas menteurs et comme il est crétois, il dit vrai.  C’et tout à fait logique (au sens 1) mais en même temps cette logique aboutit à cette incohérence selon laquelle c’est quand il ment qu’il dit vrai. 

La vérité de type 1 se heurte à une réalité qui, par contre, est prise en compte dans la vérité de type 5, à savoir qu’il y a une différence entre le je qui dit et celui dont il est question en tant que Je de l’énoncé. Le paradoxe d’Epiménide est absolument incompréhensible si l’on ne dissocie pas celui qui parle, à savoir le je de l’énonciation et celui dont il est question dans l’énoncé: je de l’énoncé. L’énoncé d’Epiménide: « tous les crétois sont menteurs » est à mettre en perspective avec le je de l’énonciation qui est crétois. 

Toute vérité de type 3, dés lors, est sujette à caution parce qu’aussi loin que je puisse aller dans la sincérité,  je n’annulerai jamais la dissociation structurelle entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation. C’est exactement ce que veut dire Jacques Lacan quand il affirme: « tout homme qui parle est potentiellement un menteur. » La parhésia est peut-être possible mais elle est exceptionnelle. Elle tente de résorber totalement cette dissociation. Gilles de Rais dit la vérité parce que l’on peut penser qu’en cette occasion, quelques minutes avant sa mort, une vérité « pure », brute se fait jour dans une parole qui demande le pardon sans vraiment l’attendre. L’exigence de communication cède devant l’émission verticale d’une adéquation à soi qui finalement ne fait signe d’aucune repentance, d’aucune demande authentique. Gilles de Rais « demande » pardon mais cette supplique s’adresse moins aux hommes qu’à personne. Il s’agit de trouver dans la supplique un mode d’être authentique à soi (enfin!). Et c’est tout. 

Les vérités de type 1,2 et 4 ne prennent absolument pas en considération le sujet de l’énonciation. Elles décrivent exactement le mouvement décrit par Jacques Lacan: « Qu’on dise reste oublié dans ce qui se dit dans ce qui s’entend. » La vérité de type 5, au contraire, fait valoir en tout énoncé la vérité « oubliée » au regard de laquelle tout ce qui est dit recèle cette vérité du dire.  Il y a une vérité pure, brute, existentielle dans l’acte de dire et l’aléthéia finalement revient à cette vérité réservée à celles et ceux dont le rôle et la fonction dans la cité se situaient au-delà ou en-deçà de toute persona.  S’il n’est de vérité accessible aux hommes que dans l’énonciation pure, il convient de n’être réellement personne et de dire sans avoir la moindre intention ni conscience de ce qui est dit. Il convient de s’oublier dans la pure émergence d’un dire sans sujet. Ce n’est même pas que le je de l’énonciation l’emporte sur le sujet de l’énoncé, ni comme dans la sincérité qu’il lui corresponde. C’est qu’il n’est pas même un sujet. Ne reste alors plus que cela: « Dire » et l’écriture automatique des Surréalistes illustre parfaitement l’émergence d’une vérité glossolalique.




b) C’est inconsciemment que se dit la vérité de l’inconscient

On pourrait croire que nous revenons ici à ce que John Austin appelle le discours performatif mais cela va bien au-delà puisque qu’il s’agit ni plus ni moins que d’affirmer que la seule vérité qu’on puisse dire réside dans la dimension performative de tout acte de parole et dans le sens de ce « dire ».

A bien des titres, et comme Jacques Lacan n’a cessé de l’illustrer dans sa pratique de psychanalyste, la distinction entre le « je de l’énonciation »  et le « je de l’énoncé » éclaire intégralement la vérité des analyses. A la base même de tout le processus de refoulement du ça par le sur moi, se situe un être parlant susceptible de dissocier en lui le je qui parle et celui dont il parle. Que l’on puisse s’admettre ou se nier induit nécessairement deux instances avant même les trois, ou du moins en même temps, corrélativement. Le sujet de l’énonciation traversé par les pulsions du ça se dissocie pour correspondre à l’image que les interdits parentaux décrivent, de telle sorte que l’enfant apprend en même temps que la langue à ne pas être celui qu’il dit qu’il est.

Dans l’analyse du président Schreber cette corrélation entre les trois instances du ça, du moi, du sur moi et la dissociation entre le je de l’énonciation et le je de l’énoncé apparaît clairement. Ce président de cour d’assise, atteint de paranoïa souffrait de quatre délires manifestes:

  1. Délire de jalousie
  2. Délire de persécution
  3. Délire érotomaniaque
  4. Délice mégalomaniaque

Ce que l’analyse de Freud a montré c’est l’influence de la langue, de la grammaire dans ces quatre délires. Tout le problème du Président Schreber vient du fait d’être homosexuel mais aussi du fait que le refoulement de cette homosexualité suit parfaitement les articulations et les structures grammaticales de la langue allemande. En d’autres termes, le je de l’énonciation (homosexuel) utilise toutes les ressources de la la langue dans laquelle il s’énonce pour paraître un je de l’énoncé qu’il n’est pas (hétérosexuel). Les trois premiers délires se manifestaient en effet en présence de sa femme. Le trouble vient donc de ce que le je de l’énonciation joue de façon excessive et pathologique à être ce qu’il n’est pas. Ces quatre délires disent « moi, j’aime ma femme » alors même que la vérité du désir inconscient est « moi j’aime un homme ». Freud part de cette hypothèse de travail pour pointer en chaque délire une fonction grammaticale précise: sujet verbe, complément, énoncé dans son ensemble. 

  1. Le premier délire nie le sujet de la phrase interdite: moi, je l’aime lui, un homme. Ce n’est pas moi qui aime, c’est elle d’ailleurs elle aime tous les hommes d’où jalousie
  2. Le deuxième nie le verbe. Ce n’est pas de ‘l’amour que j’éprouve pour lui mais de la haine. D’ailleurs il me hait aussi, puisque il me persécute
  3. Le troisième nie l’objet. Ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle, ma femme, je l’adore d’où érotomanie
  4. Le quatrième nie l’énoncé en bloc. Je ne l’aime pas, je n’aime personne, d’ailleurs je vaux mieux que tous les autres d’où mégalomanie.


On est tout à fait libre de ne pas adhérer aux conclusions de Sigmund Freud, sur le détail de l’analyse. Néanmoins la dissociation entre le je de l’énonciation et le je de l’énoncé ainsi que sa corrélation avec le schème des trois instances est extrêmement éclairant, comme si la psychanalyse s’enrichissait considérablement en faisant place à un concept linguistique. On peut en effet remettre en cause l’insistance par Freud sur la sexualité et sur la famille dans ses travaux, mais on voit mal comment discréditer tout ce que la dissociation entre le je de l’énonciation et le je de l’énoncé apporte de nouveau dans la parole de vérité de l’inconscient. Aussi loin que l’on puisse aller dans l’efficience des pulsions du ça et dans leur refoulement, tout cet appareil suppose chez le sujet la capacité à « n’être pas celui qu’il est », ou plus exactement à dissocier en lui le latent et le manifeste. C’est exactement cette dissociation qu’explique et organise la distinction entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé. Le président Schreber nie grammaticalement et méthodiquement ce qu’il est. Ce qu’il dit qu’il est (hétérosexuel), c’est exactement la négation grammaticale de ce qu’il est (homosexuel), et cela nous apprend trois choses essentielles:

  1. La paranoïa vient de l’inadéquation trop forte entre le je de l’énonciation et le je de l’énoncé.
  2. Ce que l’on appelle l’inconscient c’est ce qui naît de la dissociation en toute personne de ces deux Je
  3. Le seul moyen de faire ainsi émerger la vérité du sujet de l’énonciation c’st de considérer que l’inconscient parle, ou, pour reprendre les termes mêmes de Lacan, que « l’inconscient est structuré comme un langage ».

C’est donc inconsciemment que se dit la vérité de l’inconscient qui parle, et cela aussi bien dans l’hypnose que par la talking cure puisque c’est l’analyste qui oeuvre en vue de faire émerger la vérité de l’inconscient de l’analysé(e).


c) L’oeuvre d’art est un lapsus qui dit toujours inconsciemment la vérité

Mais où « ranger » la vérité de ce discours inconscient dans notre classification initiale? Elle n’est évidemment pas une vérité de type 1,2 ou 4, ne serait-ce que parce que toute visée universaliste lui est radicalement étrangère. C’est toujours la vérité de l’inconscient d’un sujet qui est ici recherchée. Elle n’est pas non plus la vérité de type 3. Elle est même le contraire de la sincérité. On pourrait donc en déduire qu’elle est aléthéia, mais c’est faux parce que ni l’oracle, ni l’aède, ni les conteurs, ni le poète ne disent la vérité de leur inconscient. Leur parole se résorbe entièrement dans la pureté d’une énonciation en acte. Ce que dit l’oracle c‘est ce que c’est que dire, et c’est tout, de telle sorte qu’en effet, en un sens, c’est au sens le plus pur la parole de l’être et non la parole de l’inconscient de celle ou celui qui parle. 

Dans un article appelé « la chose freudienne » (titre trompeur car justement Freud n’aurait jamais dit cela) Jacques Lacan écrit sur la vérité quelques phrase définitives et riches bien qu’un peu obscures. Il fait parler la vérité: « Je suis donc pour vous l’énigme de celle qui se dérobe aussitôt qu’apparue, hommes qui tant vous entendez à me dissimuler sous les oripeaux de vos convenances. Je n’en admets pas moins que votre embarras soit sincère, car même quand vous vous faites mes hérauts, vous ne valez pas plus à porter mes couleurs que ces habits qui sont les vôtres et pareils à vous-mêmes, fantômes que vous êtes. Où vais-je donc passer en vous, où étais-je avant ce passage ? Peut-être un jour vous le dirai-je ? Mais pour que vous me trouviez où je suis, je vais vous apprendre à quel signe me reconnaître. Hommes, écoutez, je vous en donne le secret. Moi la vérité, je parle. »


Ce passage n’ayant été compris par à peu prés personne dans son entourage, il tentera de l’expliquer dans un autre article: « J’ai fait dire à la vérité — Moi, la vérité, je parle. Mais je ne lui ai pas fait dire par exemple — Moi, la vérité, je parle pour me dire comme vérité, ni pour vous dire la vérité. Le fait qu’elle parle ne veut pas dire qu’elle dit la vérité. C’est la vérité, et elle parle. Quant à ce qu’elle dit, c’est vous qui avez à vous débrouiller avec ça » 

Jacques Lacan est familier de ce style volontairement désinvolte qui dit de façon extrêmement légère quelque chose de quasiment indépassable. Supposons que la vérité existe et qu’elle tienne un discours. En quoi consistera sa vérité? Non dans ce qu’elle dit parce qu’alors cela serait une pure vérité de l’énoncé et que nous nous retrouverions dans la processus d’auto attestation dont il a été question dans la partie 2. Cette vérité ne peut pas non plus consister dans le rapport entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé parce que justement c’st cette dissociation qui rend le mensonge toujours possible. Existerait-elle dans le sujet de l’énonciation? Non, car de cela même qu’elle resterait un sujet, la vérité demeurerait subjective. La vérité du discours de la vérité réside en ceci qu’elle est pure énonciation sans sujet, et c’est exactement le sens de l’aléthéia: parole effective, instante, fulgurante désertée de toute présence assignable. 

Puisque la dissociation entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation est cela même qui rend impossible la vérité au sens 3, mais aussi ce qui réduit le travail de l’analyste à un travail laborieux de décryptage du discours manifeste (je de l’énoncé) en discours latent (je de l’énonciation), la vérité vraie, pure réside dans la résiliation de toute influence du sujet sur ce qu’il dit tant en termes d’intention, que de contrôle, que de visée. La parole vraie est la parole « jetée », émise dans un état d’abandon que seules les fumigations de laurier ou mieux encore l’inspiration des Muses sont à même de provoquer.

« C’est la vérité et elle parle ». Ce qui est dit n’est aucunement porteur de la moindre vérité, selon Lacan. On saisit la vérité d’un discours quand on se rend sensible à ce qui de lui est pure énonciation sans sujet. Or cette « définition » fait complètement à ce que Maurice Blanchot dit de l’oeuvre d’art: « L'œuvre n'est ni achevée, ni inachevée, elle "est". Ce qu'elle nous dit, c'est qu'elle "est", et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose que cela ne dit rien. »


La vérité, c’est la fulgurance, celle de la parole de l’oracle qui ne veut rien dire si par ce terme on entend le sens d’un énoncé. Mais c’est tout autant celle d’un poème obscur dont on s’épuise à cherche la signification apodictique, consciente, rationnelle. La vérité d’un poème se résorbe entièrement dans le fait qu’il a lieu, qu’il trouve son lieu, qu’il « est ». Les poèmes d’écriture automatique des surréalistes exploitent cette veine là, celle d’une pure énonciation sans sujet de telle sorte qu’un inconscient s’écrive, mais cet inconscient non plus n’est pas celui de celle ou celui qui tient la plume, c’est l’inconscient qui oeuvre à chaque fois que l’être va plus vite que la connaissance, que le geste du sportif court-circuite sa conscience du bon geste accompli, c’est cela qu’il convient sans grandiloquence ni sur-jeu d’appeler l’inconscient de l’être, c’est-à-dire le fait que chacun et chacun de nous « est » quand il n’en a pas la moindre idée ni connaissance. 

Cette vérité de l’être qui ne peut s’effectuer qu’à la condition que le sujet lâche complètement prise, c’est exactement ce que décrit l’activité artistique. Il n’est pas question ici de valider la thèse d’une absence totale de technicité ou de savoir faire, ce qui serait absurde, mais au contraire d’une maîtrise qui serait allé au bout d’elle-même, qu’il est affaire d’épuiser plus que de cultiver de telle sorte qu’elle s’intègre au corps, à la main qui écrit, à la voix qui parle, à la seconde qui passe, le kairos.

Nous sommes maintenant à même de décrire le schéma où s’énonce la totalité du problème abordé. Ce qu’il y a en premier lieu c’est le langage. En s’imposant à l’homme, il crée en lui cette dissociation entre elle je de l’é once et de l’énonciation. A partir de là plusieurs définitions de la vérité « se partagent le terrain ». La vérité de l’énoncé c’est ce qui s’applique à la vérité apodictique (1,2 et 4), mais on réalise alors que le souci de la vérité se retourne contre lui-même jusqu’à privilégier le critère de l’attestation sur celui de la vérité. On s’interdit alors de dire la vérité pour privilégier la conscience de la distance qui nous en sépare. Un autre vérité se définit dans le rapport de conformité entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation (vérité de type 3) mais elle est controversée par nature puisque le terrain qu’elle a choisi est structurellement miné (menteur potentiel). C’est aussi dans cet espace que s’insinue la vérité de la psychanalyse dont on pourrait dire qu’elle entreprend de déminer précisément ce terrain là. Reste enfin la vérité de type 5 qui se réserve la pure authenticité d’une énonciation sans sujet. Ce domaine réservé est aussi celui de l’art.


Conclusion

La distinction des différents sortes de vérité nous a d’abord permis de dégager clairement les domaines de prédilection à l’intérieur desquelles chacune d’entre elles opère, même si cette pluralité de sens s’est toujours articulé au fil d’une première distinction entre la vérité de l’être et la vérité du connaître. C’et toutefois à partir de la distinction entre le je de l’énoncé et le je de l’énonciation que cette classification s’est définitivement éclaircie jusqu’à rendre possible une répartition plus claire des cinq vérités relevées. Bien sûr cela pourrait justifier une réponse finalement négative qui pointerait le présupposé d’une vérité « une ». C’est inconsciemment que nous disons « une » vérité mais certainement pas « la » vérité. Toutefois la vérité de type 5 nous est apparue au fil des développements revêtir une dimension supérieure aux quatre autres, de cela même qu’elle se définit comme sortie de l’oubli, comme cela même qui consiste dans ce jaillissement d’un souvenir ancien, très ancien. Mais de quel souvenir s‘agit-il en fait? La phrase de Jacques Lacan répond précisément à la question, de l’oubli du dire par ce qui est dit et ce qu’on entend.  Nous ne disons donc la vérité que dans la fulgurance d’un lapsus, d’une parole subreptice dont notre conscience n’a pas encore eu le temps d’interroger le dit. C’est donc inconsciemment que se dit par nous la vérité d’une énonciation que nous ne revendiquons pas. « Au commencement était le verbe »…mais  sans Dieu et ce commencement revient toujours.