Labo Philo
dimanche 2 novembre 2025
Terminales 2 / 5 / 7: méthode de la dissertation (sujet 1 et 2 de l'épreuve de philosophie du baccalauréat)
1 - Réception et choix du sujet
Il faut choisir le sujet assez vite. Vous devrez sélectionner parmi 3 sujets possibles: deux questions de dissertation et une explication de texte. Nous ne traiterons ici que la dissertation, donc une question. Qu’est-ce qui peut motiver votre décision? Trois critères:
- Est-ce que vous discernez clairement et quasi immédiatement la teneur problématique de la question, c’est-à-dire le fait que la réponse ne peut absolument pas être exclusivement OUI ou exclusivement NON? Si ce n’est pas le cas ne choisissez pas ce sujet là.
- Voyez vous rapidement des références d’auteur.e.s susceptibles d’être utilisé.e.s pour ce sujet. Ici encore, si vous n’en possédez aucun, c’est très risqué.
- Tout sujet de philosophie est comme une perspective dans un tableau jouant de la hiérarchisation de plans et d’arrière plans. En d‘autres termes, il déploie une certaine profondeur de champ. Si vous avez l’impression que le sujet n’est compréhensible qu’à un seul niveau « littéral », c’est que vous êtes en train de passer à côté. Par exemple, « peut-on se mentir à soi-même? ». A le considérer au sens strict et premier du terme, la réponse ne peut être que non. Un sujet est un peu comme un pantin qui attend que vous lui donniez vie, comme Pinocchio. Si vous avez plutôt envie de le laisser traîner là comme des mots mis bout à bout sans substance, et sans ouverture autant faire autre chose. Le jeu qu’il vous faut jouer absolument, c’est qu’un sujet est complexe, qu’il recèle une profondeur et que vous ne perdez rien à l’explorer. Il y a des étages dans un sujet. Si vous avez bien compris le Cours sur « peut-on se mentir à soi-même? », vous avez dû comprendre que les étages que nous avons gravi sont 1) le déni (Pascal) 2) l’inconscient (Freud) et 3) la perversité (Gombrowicz). Dans ces trois cas, on peut se mentir à soi-même, mais en même temps s’ouvre la possibilité humaine de ne pas le faire par l’Aidôs. Il y a déjà un plan qui doit cheminer dans votre esprit dés la réception du sujet. Soyez efficace et opérationnel.le tjrs tôt, dés le départ.
2 - Plan
Le pire qui puisse vous arriver est un hors sujet et cela se détermine dans votre aptitude à saisir le problème qui est dans le sujet (ou pas). Un sujet est court, presque allusif. Il ne fait que vous mettre sur la piste d’un paradoxe beaucoup plus « prenant », grave, troublant. Derrière cette expression « se mentir à soi-même », il y a un questionnement d’une profondeur historique, anthropologique, philosophique inouïe. On décrit souvent l’être humain comme un animal curieux, intelligent, toujours en quête de vérité mais ce sujet nous met sur la piste d’une définition qui prendrait exactement le contre-pied de cette vision. L’être humain est plutôt une bête étrange qui ne cesse d’inventer des stratégies de diversion ou d’évitement, de cache cache avec la vérité pour ne pas avoir à reconnaître ce qu’il est vraiment. Du coup la réalisation de notre être authentique n’est pas du tout une question d’intelligence ou de connaissance mais de force de caractère, de fermeté, d’éthique, de retenue (Aidôs). Si tout se passe bien, vous devez terminer votre travail en vous disant que vous étiez loin de vous douter que ce sujet pouvait nous entraîner si loin. Il faut donner vie à un sujet et cela se réalise dans votre capacité à ne pas en voir le bout un peu comme un abîme que vous prendriez d’abord pour une fosse mais dont vous vous rendez compte qu’il n’a pas de fond. Bref il faut qu’il y ait un certain effet de vertige.
Mais il ne s’agirait pas que ça dure trop longtemps cette impression, parce que s’il est vrai que l’on ne peut pas concevoir de dissertation sans réalisation de la nature paradoxale du problème, il faut rapidement organiser un plan et s’imposer à soi-même un traitement très progressif et très rigoureux de ce paradoxe. C’est toute la difficulté de l’exercice.
On peut avancer beaucoup de choses sur le plan mais ici on va faire simple: il FAUT en avoir un (ABSOLUMENT) pourquoi?
- Pour ne pas vous répéter
- Pour savoir où vous voulez en venir quand vous commencez un paragraphe
- Pour être absolument certain.e que vous ne sortez pas du sujet
- Pour caser les références d’auteur.e.s dont vous disposez et faire en sorte que cela ne soit pas déséquilibré
- Pour aller du plus simple au plus subtil progressivement (si je reprends l’image de l’abîme, vous descendez de plus en plus profond - Il ne suffit pas de se dire que le précipice est sans fond , il va falloir y aller avec une corde de rappel et le plan c’est ça (savoir par où, comment, et en vous appuyant sur quelle saillie de la roche vous allez descendre) …Euh je ne vais pas non plus filer trop la métaphore avec les mousquetons, le port du casque et tout le toutim 😂 mais bon! Il y a de ça!)
Vous avez probablement entendu parler du plan dialectique thèse / Anti-thèse / Synthèse. Cette structure là est très, très dépréciée dans l’esprit de vos futur.e.s correctrice.teur.s. Par conséquent je ne vous le conseille pas du tout. La seule chose que l’on peut en garder c’est le fait qu’il va de soi que vous allez développer des arguments et des thèses qui seront du côté oui ET du côté non. Mais donner à votre plan cette armature là est mal vu, déconsidéré. C’est le plan des élèves qui choisissent une espèce de bouée de sauvetage.
Ici aussi on peut faire du blabla méthodologique pendant très longtemps, mais, en fait, vos correctrice.teur.s n’aspirent qu’à un seul critère de correction: est ce que la personne qui a rédigé cette copie a écouté les cours? Est ce qu’elle est capable de situer des auteur.e.s dans la problématique, d’utiliser des termes spécifiques de philosophie, de manifester la compréhension de ce qu’est un problème en philosophie (n’attendez rien de plus des correcteur.trice.s de philosophie….mais vraiment RIEN). En même temps, c’est pratique (parce qu'au moins, on sait!) et cela confirme le fait qu’il faut choisir un sujet qui réveille en vous le souvenir de références précises. N’hésitez pas à structurer votre plan en fonction des auteurs. Toute la difficulté ici réside dans l’extrême attention que vous devez porter en même temps au sujet. C’est capital: c’est à vous de convoquer les auteurs en fonction du problème à traiter. Si votre correcteur.trice a l’impression que vous étalez seulement votre culture » indépendamment du sujet donné, la note sera basse. Saisissez VRAIMENT le problème et laissez « le charme agir », c’est-à-dire laisser les références venir à la surface de votre métier à cause du sujet, en fonction de lui. Si vous réalisez ça, la note sera haute.
Par rapport au sujet : « peut-on se mentir à soi-même? », Il s’agit de rester vraiment concentré.e sur la problème tout le temps (c’est vraiment ça la clé de la réussite, votre aptitude à ne jamais lâcher une question, un problème pendant 4 heures…Oui je sais j’ai dit QUATRE heures…c’est exprès). Une fois que vous avez mis sur le brouillon toutes les références dont vous disposiez et que vous avez essayé de mettre un peu d’ordre, vous allez vous rendre compte qu’il y a plusieurs sens:
- Est ce que les êtres humains vivent dans le déni? Oui: Pascal (le divertissement)
- Est-ce que nous nous mentons vraiment à nous-mêmes ou bien est-ce que nous nous dissimulons à nous-mêmes des données psychiques qui fractionnent le sol sur la base duquel nous nous construisons (en tant que moi)? Oui Freud (l’inconscient psychique)
- Mais dans ce cas là, nous ne sommes pas responsables puisque nous ne savons pas que nous nous mentons à nous-mêmes. Est-ce vraiment le cas, est-ce que nous ne faisons pas semblant d’ignorer? Ne serions nous pas pervers au point de jouer constamment de cette ambivalence entre savoir et ignorance, responsabilité et irresponsabilité? Si (Gombrowicz et Sartre)
- Nous disposons de la possibilité de nous défausser constamment de la sincérité, d’une intégrité, d’une adéquation de soi avec soi (ipséïté) , mais c’est justement pour cette raison qu’il existe un ethos spécifiquement humain qui soit à la hauteur de tout ce que notre perversité a de spécifiquement humaine. Nous avons la puissance de résister au pouvoir, étant entendu que tout exercice du pouvoir est pervers dés lors qu’il ne s’effectue pas dans la continuité de la puissance naturelle. Nous disposons en effet de l’aidôs, c’est-à-dire de cette intuition de la juste retenue. (Aristote - Agamben)
Ce que l’on relève dans ces différentes parties, c’est qu’elles s’enchaînent les unes aux autres. Aucune d’entre elle ne serait présente sans la précédente. C’est très bon signe! De plus, on a le sentiment que chaque partie va un peu plus loin que celle d’avant, qu’elle brasse plus de données et la réponse non qui finit pas se dégager n’a vraiment plus rien à voir avec le premier non. En effet, si la réponse peut d’abord apparaître comme « non », c’est parce qu’on ne peut pas se mentir sans savoir, en tant que trompeur ce que l’on se ment. Le « non » final est incroyablement plus pertinent puisque lui revient de la traversée d’un examen philosophique et psychologique de cette incongruité humaine qui fait de nous des spécialistes hors catégorie du mensonge à soi et qui, de ce fait, définit la capacité à s’abstenir du mensonge à soi la manifestation la plus simple et en même la plus effective d’un ethos humain. Il est également extrêmement satisfaisant de pouvoir terminer une dissertation sur ce que l’on avait vraiment envie de dire pour conclure. C’est justement parce que l’être humain peut se mentir à lui-même qu’il peut ne pas le faire et c’est finalement à cette condition là qu’il peut « être » (et aussi être heureux, ce qui va de pair)
3 - L’introduction
Il est possible que pour mener à bien toutes ces étapes là: comprendre le problème, rameuter toutes les références d’auteur.e.s, faire lle plan, vous ayez besoin de deux heures, mais ce n’est pas grave parce qu’arrivé.e à ce point là, vous savez exactement où vous en êtes et là où vous voulez aller, ce qui donnera à votre écriture de la puissance, de la détermination et des références. Avoir compris le sujet et disposer d’un bon plan, c’est vraiment l’assurance d’une copie qui ne peut, en droit, pas avoir moins de 10 (même en tombant sur un.e prof aigri.e)
Vous êtes seulement en mesure de faire votre introduction, sachant qu’il faut avoir déjà bien saisi le problème pour la rédiger (ne vous pressez pas de faire une introduction: c’est un point de départ qui sera lu avec une multitude d’arrière pensée de la part de celle ou celui qui vous corrigera: est ce que l’élève a compris le problème ou bien est ce qu’il ou elle ne fait que répéter le sujet? Pour la 2e option ça commence très mal). Dans une introduction vous devez accomplir trois phases:
- Amener le problème en partant d’un niveau de détection très bas. Vous faites de la philosophie et vous êtes donc censé.e avoir remarqué à quel point la réflexion voit des problèmes là où l’opinion soit n’en voit pas, soit les résout en les formulant soit se ment à elle même en se disant que les philosophes sont des tarés bercés trop près du mur. Vous évoquez donc pour commencer un fait, une observation (pas trop originale), une généralité qui contient potentiellement tout le problème mais l’opinion justement s’arrête là. La philosophie commence là où la pseudo-pensée du « on » se fige ou « tranche » ou noie le problème. Ce premier moment ne doit pas être trop approfondi: on relève dans la vie courante une légère distorsion dont on sait bien qu’elle contient en germe le problème du sujet. Il est absolument IMPOSSIBLE de commencer en parlant du « sujet » (ce sujet porte sur. Il nous est demandé…etc.)… Il n’y a pas de sujet. Vous êtes un être humain qui regardez vos semblables et vous détectez ceci et vous savez bien que dans ce « ceci » il y a un paradoxe énorme, insondable (l’abîme en question). On reste à la surface des mentalités humaines.
- C’est terminé cette détection du problème à « la surface » de la vie en société des êtres humains. Il s’agit maintenant de pointer la contradiction. Un point est CRUCIAL ici, ce n’est pas parce qu’il y a la question du sujet qu’il y a la possibilité d’une réponse négative et celle d’une réponse positive. C’est exactement l’inverse. On ne vous demande de dire qu’il y a une question. On le sait déjà (c’est même nous qui vous l’avons donnée), on vous demande d’exprimer le fond problématique réel à partir duquel un paradoxe pointe le bout de son nez. Par conséquent à partir de l’exemple, ou du fait, ou de la remarque énoncée en 1, on attend de vous que vous formuliez cette fois-ci philosophiquement le problème qui agit en profondeur dans ce fait, ou cette observation, etc. Concrètement ça veut dire quoi? Qu’il faut exprimer l’impasse vers laquelle un sujet dirige nos regards. Oui, c’est une impasse, c’est une contradiction. Habituellement nous nous détournons des problèmes vraiment ardus. Ici il va falloir les comprendre les explorer les apprécier. Donc nous allons exprimer avec le plus de clarté conceptuelle possible la confusion extrême dans laquelle nous place ce petit fait en montrant que cela dépasse largement le contexte que l’on a évoqué pour commencer. En 1 on relevait une occasion un fait une généralité mais ici le style devient universel, philosophique. Nous parlons de l’être humain dans toute son amplitude.
- Donc c’est quoi en fait le problème? Vous devez le formuler en 3 et il faut bien saisir toute la différence entre le sujet et le problème. La question qu’on vous a posée au départ (sujet) vous a gentiment mais insuffisamment mis sur la piste d’un problème d’un gouffre, d’une impasse. Il vous revient maintenant d’exprimer avec beaucoup de précision et des concepts marquant déjà un travail de définition conséquent le paradoxe contenu dans le sujet. Pourquoi cette question contient-elle un problème sur lequel on estime envisageable que vous passiez 4 heures (QUATRE HEURES!) ? Ne vous mentez pas à vous même! Cette étape est décisive pour ne pas faire de hors sujet (si vous formulez un problème qui ne se trouve pas dans un sujet, c’est très, très mal parti.
4 - Les attentes du style de rédaction d’une dissertation en philosophie
On écrit comme un « parfait inconnu ». Qu’est-ce qui justifie que l’on soit là à écrire des phrases sur une feuille? Avant de répondre: « le fait qu’on soit un.e candidat.e de baccalauréat », il faut vous dire plutôt « le fait que vous êtes un être humain ». Ecrivez à partir de cela, vous êtes un être humain et vous disposez d’une langue comme outil d’expression. C’est tout! Toute référence à votre vie privée n’a rien à faire là, donc on n’utilise jamais le « je » et surtout pas le « pour moi », « à mon avis « ou « c’est ce que je pense ».
Une dissertation de philosophie, c’est d’abord un climat et c’est plutôt froid, voire glacial. En d’autres termes, ce n’est pas de la réflexion qui va demeurer dans le giron d’un foyer familial, d’un Oïkos, d’une intériorité quelconque, du confort « cosy » d’un « moi je pense que. »… Il faut s’exposer au vent froid du dehors, c’est-à-dire de l’argumentation à toute épreuve. Ici il convient de vous demander pourquoi les auteurs sont aussi présents dans les cours? La réponse est très simple: plus vous disposez d’auteurs bien connus de vous, plus vous pourrez exprimer une thèse qui en tant que telle ne sera pas remise en cause par votre correcteur.trice (à condition de ne pas vous tromper dans la restitution de la pensée). Dés que vous sortirez de ce principe là en affirmant gratuitement quelque chose parce que c’est ce que vous pensez, vous allez probablement vous exposer à une critique dite ou non formulée.
Il ne vous reste donc que deux possibilités: les références bien comprises ou les raisonnements logiques dans le développement desquels vous ne faites que développer le fil des implications. Rien ne peut être affirmé « comme ça », parce que ça vous chante, ou parce que vous avez envie de penser ça. Chaque phrase accouche logiquement et rigoureusement de la suivante et ainsi de suite.
La mention des philosophes fait autorité. Ici une remarque s’impose parce que cela peut vous sembler très aride et effectivement ça l’est…à moins que vous soyez parvenu.e à vous retrouver un peu dans les auteurs, c’est-à-dire non pas seulement à comprendre les auteurs mais aussi à vous y retrouver VOUS un petit peu. Pour ma part, il me semble que c’est là la principale utilité d’un prof de philo: faciliter pour vous cette disposition à réaliser la pensée d’un auteur au point de pouvoir vous dire qu’il vous est arrivé de penser cela aussi ou du moins que cela peut vous sembler défendable, justifiable. Dés lors vous parviendrez à la dire avec vos mots et avec vos exemples. C’est cela s’approprier la pensée d’un auteur sur un sujet.
Il faut bien avoir en tête que si dans votre plan il y a des sous parties (et c’est vraiment souhaitable), cela n’implique pas un paragraphe mais plusieurs. Passer d’un paragraphe à un autre est une démarche très importante qui n’a rien de simple ou d’évident. Pourquoi est-ce nécessaire? Une copie dans laquelle les paragraphes (de 15 à 30 lignes) sont bien séparés, lisibles aérés (avec des alinéas clairs, voire des lignes sautées) atteste d’une réflexion claire. Mais qu’est-ce sui justifie cette rupture? Très concrètement cela signifie que vous avez la certitude que la démonstration dans laquelle vous vous embarquez va prendre un certain temps. Ici, il faut bien avoir en tête que la rédaction sur ordinateur est beaucoup plus pratique parce que vous pouvez choir après coup de faire un paragraphe là où cela n’était pas prévu, mais, pour la plupart d’entre vous, vous aurez à écrire au stylo sur la feuille et ça change tout, cela vous demande de faire preuve de prévoyance. Demandez vous toujours dans quelle argumentation (longue ou courte )vous vous engagez, AVANT de commencer le paragraphe. Si finalement celui-ci ne fait que 5 lignes, ce n’est pas forcément grave, c’est mieux que pas de paragraphe du tout (et des blocs indigestes de 50 lignes ou plus)
Le principe de continuité et de progression entre les phrases, entre les paragraphes ,entre les parties est impératif. Si une phrase se déploie comme un cheveu sur la soupe, votre correcteur.trice le verra immédiatement et le sanctionnera. Nous n’insisterons jamais suffisamment que le plan est absolument incontournable pour respecter ce principe: sachez toujours où vous allez et pourquoi avant de rédiger et interrogez-vous sur le rapport avec le sujet à chaque instant.
La dernière recommandation peut sembler contradictoire avec la précédente, elle concerne l’ouverture de votre écriture, le fil serré de votre attention à ce que vous écrivez au moment où vous l’écrivez. Comme il a été dit, la clé d’une copie d’examen réussie est la concentration. Allez vous réussir à maintenir votre attention sur le traitement du sujet pendant 4 heures? C’est cela qui compte. Supposons que la réponse soit « oui », il devrait alors se produire une évolution, une intensification, un progrès de telle sorte que les idées ou les références qui viendront lors de la 3e ou 4e heure seront probablement meilleures que les toutes premières. Il faut donc leur accorder une place, même si cela transforme un peu votre plan. Celui-ci doit garder une structure souple ouverte à d’éventuelles transformations (légères). Soyez attentif.ve au sentiment que vous comprenez de mieux en mieux la difficulté du sujet, que vous suivez le fil de ce qui fait qu’il est un problème. Et si cela vous amène à réaliser que telle ou telle référence est meilleure que celle que vous avez envisagée au départ, changez! Les idées qui viennent au fil de la plume sont souvent les plus pertinentes.
Pour mesurer que le fil de la progression est efficace et dynamique, il est évidemment tjrs profitable de jouir d’une certaine « intuition » ou d’un « bon sens philosophique » qui n’a rien à voir avec le bon sens de l’opinion. Par exemple, la plupart des maximes de l’opinion ne se rendent pas compte qu’elle se ment à elle-même, qu’elle croit penser quand elle ne pense pas ou très peu. Par exemple, sur ce sujet là, la dernière partie que nous avons développée recèle quelque chose de fécond, de satisfaisant parce qu’en fait nous nous sommes rendus compte que la question, par bien des aspects est plutôt celle de savoir si l’on peut éviter de se mentir à soi-même tellement l’humanité est engoncée dans ce sable mouvant là (comme Pascal Freud, Gombrowicz nous l‘ont bien fait comprendre). Il ne fait aucun doute qu’on peut se mentir à soi-même, que nous le faisons sans arrêt mais c’est à ce moment qu’apparaît la dimension éthique du sujet (comme pour le précédent). C’est une affaire de fermeté, de consistance, de retenue, d’aidôs. C’est justement parce qu’on peut le fait qu’on peut se retenir de le faire et la distinction entre la puissance et le pouvoir prend alors un sens très affûté (surtout si l’on connaît un peu cette notion d‘Aidôs (pudeur) qui n’est pas évidente à traduire du grec ancien).
5 - La conclusion
NE TERMINEZ JAMAIS VOTRE CONCLUSION PAR UNE QUESTION.
En français, il fallait une ouverture, pas en Philosophie. Vous allez répondre à la question, tendre davantage vers le oui que vers le non ou l’inverse, mais vous avez droit d’exprimer à partir de votre travail une orientation qui de toute façon était déjà bien visible avec votre dernière partie ou sous partie.
Il n’y a que deux phases à respecter dans une conclusion:
- Récapituler de façon brève mais synthétique les tournants cruciaux de tous vos développements. Quels sont les auteurs qui ont vraiment marqué un changement? Ici c’est probablement Freud, Gombrowicz, et la notion d’Aidôs.
- Revenir sur la fin de votre travail et sur le fait que, malgré l’extrême difficulté du problème, vous vous y êtes tracé.e un chemin peut-être précaire, escarpé (ce n’est pas LA bonne réponse mais il n’y en a pas, en fait!). Ce qu’il convient donc de mentionner à la fin c’est l’argument le plus subtil qui finalement vous a fait pencher vers telle réponse. Ne pas se mentir à soi-même implique une attitude qui requiert vraiment un effort, mais c’est cela que l’on appelle une éthique.
mercredi 29 octobre 2025
Terminales 2/ 5 / 7: résumé du cours pour préparer le DS : "peut-on se mentir à soi-même?"
Ce qui suit est un résumé très abrégé du cours qui décrit seulement les articulations du traitement de la question - Il ne remplace aucunement la lecture des deux articles qui composent le cours en entier et qu'il est conseillé de consulter dans la perspective du DS.
Le développement et la succession des parties sont vraiment des éléments à prendre en compte pour comprendre ce cours. C’est la raison pour laquelle il peut être éclairant de reprendre les articulations en insistant sur les références. On doit insister sur le fait que la structure de ce cours est assez identique à celle d’une dissertation de baccalauréat (mais sans la limite du temps de l’épreuve: l’analyse des textes et leur mention sont évidemment plus travaillées).
Dans cette démarche il faut vraiment mettre à part le tout début qui aurait pu se limiter à pointer la difficulté d’un tel sujet, ce que l’on pourrait appeler son « endless loop », c’est-à-dire cette étrange tournure qui finalement nous ramène toujours au « non », ou plus exactement au fait que cela ne peut pas être un mensonge puisque soit on le sait et on n’est pas dupe, soit on se trompe effectivement, totalement mais alors cela remet en cause la notion de moi « même », pourtant présente dans le sujet.
Si je peux me mentir à moi-même comme à un autre, alors cela signifie que je peux être autre à moi-même ou bien qu’il y a en moi de l’autre à moi, et que donc nécessairement la proposition selon laquelle « je suis moi » est fausse, faillible.
Ce dernier terme est intéressant: « faillible, faille ». Il y a en nous la possibilité de la dissociation, de la dissimulation totale ou partielle de « quelque chose », comme si exister était une expérience traumatique que nous ne pourrions appréhender qu’en nous divisant, qu’en séparant en nous celle ou celui qui la vit et celle ou celui qui se dit, qui se voit en train de la vivre. Est-ce que nous nous mentons à nous-mêmes ou bien est-ce qu’« on se la raconte », comme on dit. « Tu te la racontes »: "t’es en train de te raconter une belle histoire mais c’est juste une histoire! "
Que ce soit l’une ou l’autre de ces possibilités il faut être deux (le conteur ou la conteuse et celui ou celle qui écoute et éventuellement croit (ou pas!)) et ce dédoublement pose question parce qu’il est aussi impossible qu’incontournable. C’est ici qu’il nous faut prendre à bras le corps ce sujet:
- ce dédoublement est incontournable parce qu’il faut être aveugle ou stupide pour ne pas voir que nous nous mentons continuellement à nous-mêmes en société en jouant sincèrement un rôle qui n’est pas ce que nous sommes (persona, paraître, désir d’intégration à des groupes, à des milieux à des classes sociales, désir d’être identifié.e comme étant ceci ou cela, dans les réseaux sociaux avec tel ou tel profil, etc.)
- Ce dédoublement est impossible parce que subsiste une forme même affaiblie de vigilance, cette ligne d’attention à soi par l’entremise de laquelle je ne suis jamais complètement dupe de ce que je me raconte à moi-même comme étant la réalité (alors que je sais bien que c’est faux et que cela m’arrange de faire comme si c’était la réalité). Peut-on maintenir le souci de vérité de façon suffisamment forte et sincère pour se connaître soi-même et ne pas tomber dans l’hybris (cette démesure qui nous guette dés que nous nous perdons de vue nous-mêmes)? Il faut peut-être que nous ne renoncions pas facilement, voire pas du tout, à la possibilité de répondre « oui » à cette question, c’est-à-dire « non au sujet donné.
Dans le cours, je consacre beaucoup (trop) de temps et de place à cette question (notamment avec la référence au somewhere, etc: ça ce n’est pas trop important, vous pouvez zapper). La mention du « connais toi toi-même! », par contre doit être comprise. Il faut que ce qui suit soit bien compris, totalement assimilé:
Autant il est évident que scientifiquement, logiquement et éthiquement nous ne pouvons pas nous mentir à nous-mêmes, autant il est évident que psychologiquement, socialement, culturellement (au sens où nous sommes des êtes culturels et pas naturels) nous le faisons. De ceci découle avec évidence le fait que cette question a une dimension anthropologique (qu’est-ce qui se joue de notre statut d’être humain dans cette possibilité?) Est-ce que finalement nous ne nous constituerions pas comme marque de fabrique de notre condition humaine d’habiter psychologiquement une impossibilité logique et éthique fondamentale: celle de se mentir à soi, d’être donc fondamentalement un être distordu, et, en ce sens, voué à la perversion? (En fait ce n’est pas seulement un sujet sur l’inconscient psychique mais aussi sur le mal, et cela explique la référence à Gombrowicz - les animaux peuvent parfois se comporter d’une façon extérieurement perverse, comme le chat qui joue avec la souris, par exemple, ou le phasme avec l’insecte, mais pour autant cela ne nous viendrait pas à l’esprit de dire que le chat ou le phasme sont pervers).
Voici le plan développé dans le cours (dans le cours c’est 3, 4 et 5 mais en fait dans une dissertation ce serait numéroté comme suit (retenez bien ça parce que vous allez avoir à faire des plans) - Il faut absolument que vous travaillez la connaissance des références et des auteurs étudiés (il y aura forcément des questions là dessus)- Je veux parler de Pascal, René Girard, La genèse (ancien testament), Freud, Gombrowicz, Jean-Paul Sartre, Aristote, Giorgio Agamben, l’aidôs :
- Distorsion et divertissement ( Pascal- René Girard - La genèse)
a) Le déni
Mais pourquoi faudrait-il que nous nous mentions? Parce que quelque chose nous a traumatisé, parce que la réalité est trop dure à avaler. Quelle réalité? Le fait que nous n’avons aucune idée de ce que nous faisons ici et que notre existence est complètement hasardeuse. Elle l’est parce que nous sommes des êtres contingents (nous aurions pu ne pas exister) et aussi parce que nous sommes mortels et que notre fin peut intervenir à tout moment.
Si nous pouvons nous faire à cette vérité, nous serions heureux, mais nous sommes trop faibles, trop faillibles et trop vains (absurdes) pour en être capable, d’où les divertissements, le fait que nous passions notre vie à faire autre chose que ce qui nous permettrait de nous connaître et de nous admettre nous mêmes. Du coup, on travaille, on s’agite, on se disperse, on fait tout pour ne pas avoir à se confronter à l’ennui et la consternation devant la vérité de notre condition.
b) La nature et le péché
Plus que cela encore, c’est notre nature qui nous rend incapable de cette fermeté, de cette justesse, de cette éthique. Cela vient du fruit défendu. On se rend compte alors que les humains ont sciemment choisi la contingence. Eve et Adam ont mangé le fruit ce qui leur a donné la conscience et la finitude, la mort, la mortalité. S’ils arrivaient à s’y tenir, ça irait très bien mais justement nous n’en sommes pas capables et nous vivons dans le regret du paradis perdu. C’est aussi pour cela que nous nous divertissons parce que nous ne sommes même pas capables de tenir fermement au choix d’Eve et Adam. Nous regrettons l’éternité heureuse des fruits de l’arbre de vie.
c) Le désir mimétique
Pascal est bien conscient qu’il y a un problème dans sa démonstration: on ne voit pas comment ni pourquoi les êtres humains, aussi faillibles et peccables qu’ils soient se divertiraient avec une telle frénésie, avec un tel enthousiasme si n’agissait pas en eux une certaine intuition même confuse de la vérité. On ne peut pas échapper à une angoisse sans avoir une certaine idée de cette angoisse. A cela il y a deux réponses:
- Celle de l’instinct secret (intuition d’une forme d’inconscient)
- Celle de l’amour propre et de la rivalité - or dans cette cause là nous retrouvons la thèse essentielle d’un auteur célèbre du 20 e siècle (René Girard) : le désir mimétique. Les êtres humains désirent ce que les autres désirent. On mesure la vanité des humains quand on réalise que finalement ce que nous faisons semblant de désirer ne nous attire pas en soi, mais seulement pour pouvoir apparaître aux yeux des autres comme en possédant la jouissance. Ici nous retrouvons bien tous les ressorts de la société d’hyper-consommation dans laquelle nous vivons. Quiconque regarde l’intérieur de tout habitation humaine dans la société occidentale y verra un luxe d’objets inutiles et vains qui ne doivent leur présence qu’au pratique de pouvoir apparaître aux yeux des autres comme possédant ceci ou cela. Nous nous mentons à nous mêmes dans nos achats et dans les signes extérieurs de richesse et de pseudo-bonheur que nous voulons envoyer à nos semblables (pour pouvoir nous imposer à eux comme supérieur à eux)
- L’hypothèse de l’inconscient
a) le refoulement
Pascal évoque donc un instinct secret et Freud (20e siècle) va donner à ce secret un sens extrêmement puissant qui dépasse largement du cadre de la pensée de l’auteur français (17e siècle). Il se produit aussi une totale inversion des termes du problème avec Sigmund Freud: ce n’est pas parce que l’être humain est malade, traumatisé qu’il se ment à lui-même, c’est parce qu’il se ment à lui-même qu’il est malade et qu'il faut donc le soigner ou du moins l’aider à voir un peu plus clair (enfin un peu moins sombre) en soi.
Mais pourquoi nous mentons nous et est-ce vraiment du mensonge au moi? Nous sommes à la fois des créatures dotées de pulsions sexuelles à la naissance et des êtres socialisés. De là va naître un conflit entre le ça (pulsions sexuelles) et le sur-moi (intériorisation des interdits et de l’instance de l’autorité (paternelle). Nous sommes donc toutes et tous des sexualités refoulées qui avons à nous construire nous-mêmes sur cette dualité conflictuelle.
b) Le moi comme processus
Mais ici encore il faut inverser les termes du problème, ce n’est pas parce que nous avons dés le départ un moi doté d’une sexualité que nous mentons à ce moi, c’est sur la base de ce conflit qu’un moi se construit « comme il peut » (c’’est-à-dire de façon fragilisée, poussive, processuelle, inachevée, toujours en chantier). Qu’en est-il du mensonge alors? Il se manifeste essentiellement dans le déguisement emprunté par les pulsions refoulées dans l’inconscient qui vont tout faire pour se manifester de façon dissimulée mais néanmoins effective et violente au sujet. Le mensonge à soi c’est le déguisement du refoulé, mais en même temps, ce moi auquel « on » ment n’est pas une instance figée, close sur elle-même Le grand apport de Freud, c’est de nous faire comprendre que le moi n’est ni naturel, ni défini, ni substantiel. Il fait ce qu’il peut pour « tenir » dans une situation difficile, problématique qui l'écartèle entre deux directions contraires (la sexualité et la culture ou la socialisation)
c) la tentation du non sens (Witold Gombrowicz)
Lorsque Freud affirme que « tout enfant est un pervers polymorphe », il veut simplement dire que l’on ne peut pas être enfant sans orienter ses pulsions sexuelles dans d’autres directions que celles de la sexualité dite « reproductrice ». Eu égard à ce que la société va lui imposer par la suite, tout enfant est « un monstre », notamment incestueux. Mais Gombrowicz donne à cette notion de perversité un sens différent plus profond philosophiquement. La perversité est bien de l’immaturité mais aussi au sens métaphysique, anthropologique. Il nous est toutes et tous déjà arrivé de nous imaginer l’horreur de la chose à ne surtout pas faire, le « couac » scandaleux, inadmissible du ridicule ou bien tout simplement de la littéralité absolue dans une cérémonie ou un rite. Après tout dans une messe chrétienne, un homme fait boire à certaines personnes du vin et leur fait manger du pain. C’est le rite de l’eucharistie. On s’agenouille mais pourquoi? La perversité, est-ce que ce ne serait pas aussi, ce qui justement au coeur du mensonge déjoue le mensonge. Mais est-ce vraiment du mensonge?
C’est ici qu’est développée la référence au visage (le philosophe utilisé ici est Emmanuel Lévinas). Quand vous voyez un visage, après tout vous voyez de la chair, de la peau, mais il est vraiment singulier que vous ne la perceviez pas comme ça. Consciemment ou pas, un visage s’impose à vous comme « signifiant ». Cela ne veut pas dire que vous sachiez ce qui est signifié (parce que le visage change sans cesse d’expressions) mais tout en étant du corps, un visage est perçu différemment comme ce qui porte en soi, un message, une forme de sacralité. Bien sur il est possible de faire mal à la personne qui porte un visage mais en même temps, vous savez bien que cette agression est abjecte, interdite, inadmissible et vous le savez par le visage qui implique une forme de sainteté, de sacralité. De faite, même chez Gombrowicz, « la messe est dite » et nous réalisons que ce n’est pas un mensonge que de reconnaître le visage d’autrui ou bien qu’il y a des espaces religieux dans le monde, c’est une évidence (un peu comme le monolithe de 20001 odyssée de l’espace). Ici quelque chose de fondamental apparaît dans le cours: on peut se mentir à soi-même en faisant semblant d’être à la messe ou de respecter le visage de l’autre mais il y aussi une forme de justesse éthique à respecter aussi bien la messe que le visage, Parce que de fait « il y a » du sacré. L’eccéité c’est du sacré.
- La puissance de ne pas…
a) l’acte et la puissance
Le sujet gagne en intensité et en complexité (en philosophie, les deux vont toujours ensemble). Nous ne pouvons comprendre la profondeur du passage de Gombrowicz qu’en saisissant l’importance de la notion de conscience. L’être humain est conscient, ce qui signifie qu’il se voit et se sait agir quand il agit se sait penser quand il pense, se sait ressentir quand il ressent. Frédéric peut s’agenouiller pour ridiculiser l’agenouillement parce qu’il sait qu’il s‘agenouille. Il en est "conscient". En tant qu’être conscient, nous sommes constamment en train de nous dédoubler et du coup, nous pouvons agir de façon adéquate, intègre ou pas (distordu) .
Chez Aristote, nous retrouvons cette référence à l’âme réflexive (qui fait retour sur soi comme conscience) et la distinction entre l’acte et la puissance (potentiel)? C’est fondamental parce que nous réalisons que ce n’est pas parce que nous nous représentons à nous mêmes une chose, un projet, une possibilité, un désir que nous cédons nécessairement à cette représentation.
Dans le prolongement de ce qu’affirme Aristote, nous pouvons poser la distinction entre le pouvoir et la puissance, notamment en la situant dans le face à face avec le visage de l’autre. Je sais que je vois le visage d’autrui et que je peux l’agresser, le tuer, l’asservir, etc. Mais j’ai la puissance de ne pas exercer ce pouvoir là. La domination est une intention qui sommeille en chacune et en chacun mais qui voisine avec la puissance d’en suspendre la réalisation.
b) Perversité et mauvaise foi
Jean-Paul Sartre choisit de situer la question de la perversité dans le contexte de la séduction amoureuse. La femme (mais ça pourrait tout aussi bien être le « mâle »). On pourrait croire de prime abord qu’elle suspend le choix, qu’elle exerce sa puissance en laissant sa main dans celle de son séducteur, mais ce n’est pas le cas. Ici la suspension consisterait à retirer sa main, à préférer ne pas….C’est important parce que nous voyons bien ici que la puissance de ne pas se mentir à soi-même coïncide avec la capacité à ne pas se dissimuler à soi-même la réalité stricte de la situation. L’exemple de Sartre ne résout rien du tout, en fait à moins de s’interroger sur les sentiments de la femme en question. Si elle est amoureuse, pourquoi retirerait-elle sa main? Sartre dévoile une dimension possible du mensonge à soi qui éclaire bel et bien l’ambiguïté des relations amoureuses. Mais après tout, c’est ce que veut dire René Girard. Il peut nous arriver de nous mentir à nous-mêmes parce qu’en nous se trouble et se parasite mutuellement ce que nous éprouvons réellement et l’image de celle ou celui pour qui nous voulons être pris, vu, fantasmé.
Si nous voulons bien saisir cette distinction entre la puissance et l’acte chez Aristote, il faut définir d’autres concepts en lien avec ces deux notions. Rappelons que la puissance c’est la possibilité. Le marbre contient en puissance la statue que ‘son peut en extraire. La forme est ce qui fait qu’une chose est cette chose. Par exemple, il y a la forme du marbre et la forme de la statue pour que l’on puisse donner naissance à la deuxième à partir d ola première, il faut l’acte du sculpteur. Mais ils serait plus éclairant ici de prendre un exemple plus en prise avec le vivant. Il y a le chêne et puis le gland du chêne qui en est le fruit. Le potentiel de ce gland; sa puissance est de devenir un chêne mais qui va lui permettre d’arriver à cet aboutissement? La nature, la physis, la force de croissance. Qu’est ce qui agit ici? La nature grâce à laquelle le gland va accomplir sa puissance en devenant un chêne, étant entendu que cet accomplissement est aussi ce que l’on appelle son « entéléchie », sa perfection.
Le pouvoir n’a rien à voir avec la puissance qui revêt quelque chose de métaphysique, de naturel. Le pouvoir est une notion purement « humaine », c’est l’exercice d’une force que l’on nous déléguée ou bien que nous nous sommes appropriés, force de contrainte qui n’est pas du tout naturelle et qui n’a rien à voir avec l’entéléchie, avec la perfection dont nous sommes potentiellement doté.e.s.
La femme qui est draguée et dont le « séducteur » prend la main est parfaitement consciente de la situation. Elle comprend bien que laisser sa main comme ça n’est pas vraiment possible. Elle fait comme si ce fait ne s’était pas produit, un peu comme les gens qui font comme si telle ou telle femme dans une rame de métro n’était pas ennuyée par des harceleurs. Evidemment les conséquences sont bien moindres et beaucoup moins graves éthiquement mais c’est la même capacité à se mentir à soi-même. Elle ne veut pas ne pas se mentir, ce qui imposerait 1) soit qu’elle saisisse à son tour la main de son prétendant (ce qui équivaudrait à un acquiescement de la relation) ou bien qu’elle la retire. Elle fait comme si il ne se passait rien. C’est ce pouvoir de ne pas prendre la situation en compte qui définit ce que Sartre appelle la mauvaise foi. Elle se raconte une autre histoire que celle qui se passe. C’est un pouvoir que sa conscience lui donne mais ici conscience au sens de capacité de représentation d’une autre scène que celle qui se passe en effet. Elle fait semblant, elle choisit le petit plaisir d’être encore « en maîtrise » de la situation plutôt que de laisser libre cours à la puissance d’être en adéquation avec soi soit par la main qui s’ouvre soit par la main qui se retire.
De même aider la femme qui se fait harceler par un ou plusieurs agresseurs, ce n’est pas un pouvoir qu’on exerce c’est une puissance qui se libère, c’est la seule possibilité de jouir de l’intégrité de son être, de ne pas être en porte-à-faux; distordu, perverti, au sens de détourné, menteur de soi à soi. Il faudrait sonder cette parole qui nous vient parfois lorsqu’on nous remercie d’un geste de déférence, laisser son siège à une personne fragile par exemple. Nous disons « c’est naturel ! » Oui, jusqu’à quel point? C’est la même chose ici, mais ce n’est pas du tout le même naturel faillible et peccable de la perspective Pascalienne. C’est le naturel d’une puissance, d’un potentiel. Je ne peux pas me sentir exister (âme réflexive) sans partager avec tout ressenti d’existence une forme de continuité qui arrive à sa pleine et naturelle puissance quand je réponds à sa détresse, quand je réponds à son cri. Il y a bel et bien action, intervention mais elle va réellement de soi parce qu’il y a quelque chose de cette conscience réceptive qui se prolonge dans l’appel de la conscience en détresse.
La femme se ment à elle-même, fait comme si sa main n’était pas cette chose morte dans les mains de son prétendant. Elle procrastine (ce qui selon Edgar Poe est la définition même de la perversité). Elle se rassure en profitant du petit plaisir de jouer sur tous les tableaux: tout le monde voit qu’elle est courtisée, son prétendant est en train de se faire plein de plans, elle-même peut se dire qu’après tout le oui et le non restent là, en balance. Mais elle est aussi en train de « se la jouer », de limiter absurdement le flux de sa puissance d’exister, de la même façon que quiconque n’intervient pas pour aider la femme harcelée est en train d ‘être moins ou d’être « chichement », « à l’économie », comme si chaque instant qui passe était autre chose pour nous que le temps venu d’être et d’être heureux, c’est-à-dire d’être simplement à la hauteur de sa puissance de son entéléchie, d’être exactement ce que la situation réclame de nous.
c) L’aidôs
Ne pas se mentir à soi-même (puissance) alors même que nous le pourrions (pouvoir), c’est la clé qui définit l’être humain comme une créature éthique, dotée d’une intériorité réflexive. C’est à cette condition exclusive que nous pouvons exister (dans le film Pierre ne peut plus exister, il n’a plus d’intérieur, plus de réflexivité, plus d’âme). En fait nous retrouvons ici le concept très ancien; l’aidôs ( c’est la qualité dont Zeus a gratifié les humains après que Prométhée leur ait donné ce qu’il avait volé aux dieux; le feu et l’habileté technique). Aidôs est un terme grec très difficile à traduire mais que l’on peut assimiler à « retenue ». Ce qui définit le plus précisément et le plus justement l’être humain ce n’est pas qu’il puisse se mentir à lui-même mais qu’il puisse se constituer comme une puissance de ne pas le faire étant entendu qu’il pourrait le faire (pouvoir). C’est aussi cela l’aidôs.
- Conclusion
Peut-on se mentir à soi-même? Evidemment « oui » et nous avons bien vu à quel point cette possibilité était caractéristique, profonde, spécifique. Mais tout dépend de ce que l’on entend par « peut-il »? Il le peut parce qu’il en a à la fois la puissance et le pouvoir mais que justement son ethos, sa vérité et son bonheur dépendait entièrement de sa capacité à maintenir cette puissance en tant que puissance inaboutie. SI l’être humain dispose de cette capacité à se mentir à soi-même il jouit aussi de cette aptitude à « être », à s’effectuer en tant qu’être humain dans cette puissance qui se retient d’exercer un pouvoir. Par conséquent ce qu’il « est », c’est l’efficience de cette puissance toujours active de ne pas se mentir à soi.
















