(Ce travail constitue le troisième volet d'une analyse comparative de deux façons apparemment différentes de traiter l'objet au cinéma: celle de Christopher Nolan dans Inception: le totem, et celle d'Alfred Hitchcock par le procédé scènaristique du McGuffin. Il convient donc de lire cet article à la suite des deux développements précédents: "Le rapport à l'objet: entre fétichisme et appropriation: le territoire" et "Design et McGuffin: histoires d'objets, objets d'histoires")
Concevoir un objet, c’est
raconter l’histoire d’un homme possible. Il n’est pas envisageable, en effet,
de configurer le design d’un ustensile sans que le profil d’une certaine humanité
s’y dessine, comme en creux. C’est donc nécessairement quelque chose d’une
matière humaine malléable, constructible qui se laisse éprouver comme matériau
fondamental et ultime du designer. L’objet n’est qu’un prétexte, un cadre
virtuel à l’intérieur duquel de l’action humaine peut se scénariser. On peut bien réfléchir à l’ustensile le plus
utile, le plus prosaïquement nécessaire à telle ou telle action, il ne sera
jamais possible de concevoir cet objet dans l’efficience de sa fonctionnalité
« brute » sans que l’homme ne s’y effectue en tant que sujet d’une
narration, en tant que sujet d’un verbe. Un objet aussi quotidien soit-il crée
de l’action humaine racontable, grammaticalement déclinable. Il n’est donc pas de
« chose » qui ne rajoute une ligne de « démarche
entreprise », de réalisation même bégnine (faire la vaisselle, descendre
la poubelle, etc.) menée à son terme dans l’immense roman de toutes les
histoires humaines faites ou à faire. Sous cet angle, « brouiller les
codes », c'est jouer sur l’hybridation des formes, des couleurs, des genres ou
des fonctions, c’est précisément créer de l’histoire complexe, sortir l’homme
des scenarios ringards, usés, attendus.
Par conséquent c’est
précisément parce que tout objet est finalement un McGuffin, c’est-à-dire un
prétexte à une histoire humaine possible qu’il convient de prêter attention,
plus qu’à toute autre chose, à tout ce qui de lui tient du signe, c’est-à-dire
justement tout ce qui s’échappe d’un sens trop facilement déchiffrable. Aller
jusqu’au bout de la vérité de cette perspective par le biais de laquelle tout
objet est un McGuffin nous impose de considérer qu’un objet ne peut être
vraiment « bon » que si l’histoire dont il est le prétexte est
« bonne ». Or, une « bonne » histoire est précisément une histoire
dont on ne peut deviner la fin en voyant le début. Un objet intéressant est un
objet dont le scénario d’humanisation reste infiniment ouvert. Ce n’est pas un
ustensile qui va programmer son utilisateur à être ceci ou à faire cela mais au
contraire à réaliser l’infini de son potentiel romanesque, à prendre conscience
de cette texture labile, fluide, malléable, « scénaristiquement »
dynamisante dans laquelle il consiste.
Autrement dit, il importe
que l’être humain ne s’y reconnaisse pas, que le scénario d’humanisation
dessiné par l’objet le fasse sortir de la représentation qu’il avait de
lui-même, qu’elle le projette hors de toute identification possible, tout
simplement parce que toutes les bonnes histoires racontent exactement comment
un être humain se retrouve totalement dépassé par ce qui lui arrive et finit
par prendre (ou pas) la mesure de l’événement en se confondant avec lui. Un bon
McGuffin fait signe d’un scénario d’humanisation possible mais il ne saurait en
contenir la trame, encore moins en suggérer la morale. Finalement, pour que
l’histoire permette à l’homme de s’y éprouver comme ce matériau infiniment
muable et offert à l’infini d’une narration inextinguible, aux mutations d’un
conteur doté d’une imagination incroyablement féconde, il importe que le
McGuffin ne soit pas trop symboliquement connoté, trop signifiant, trop
déchiffrable (précisément parce que, s’il est trop clair, il ne serait plus le prétexte à une histoire
riche, mais le texte d’une histoire « pauvre »). Dans l’histoire d’Hitchcock,
le McGuffin est un paquet emballé ; il est un objet caché dont le
caractère « présumable » constitue ce fond de nature scénaristique en
quoi réside sa plus profonde authenticité.
Il n’est pas question d’en
déduire précipitamment que plus un McGuffin est pauvre, plus l’histoire dont il
est le prétexte est riche mais plutôt qu’il importe au plus haut point qu’il
contienne une part plus ou moins conséquente d’indéchiffrabilité. Le faucon
Maltais est un objet d’art, la mallette de Pulp Fiction contient un objet
renvoyant une étrange lumière verte et l’argent dérobé par Marion dans Psychose
est « réquisitionné » par la situation trouble de son amant qui
évoque une affaire d’espionnage. Par conséquent c’est sur la base de
l’indéchiffrabilité d’un McGuffin indistinct, non identifiable que peuvent
précisément se dessiner le « chiffre », le style, la nouveauté d’une
histoire riche parce qu’imprévisible, inattendue. Cela revient à dire, pour un
designer, qu’il convient au plus haut point que l’objet-McGuffin ne contienne
pas le scénario d’humanisation comme une boîte qui renfermerait en son sein la
totalité finie de son secret mais plutôt en émette la possibilité dans l’aveu
susurré d’une gratuité qui n’ose pas s’afficher, se présenter comme telle. Pour
que de l’homme s’y invente au gré d’une histoire nouvelle, il faut qu’il y
perde ses anciens repères et y jouisse d’insoupçonnables affects.
La part indéchiffrable du
prétexte est la garantie absolue de la tonalité affective, de la texture
intensive de l’histoire, comme si l’objet revenait à l’efficience aveugle de sa
plasticité brute, silencieuse afin de laisser pleinement s’exprimer la vérité
profonde de l’histoire, soit celle qui
consiste moins en ceci qu’il arrive quelque chose à quelqu’un que dans cette dynamique
au gré de laquelle c’est toujours d’abord et finalement seulement dans la trame
dense, continue et sans interstices de nos affects que se constituent
l’efficience permanente de cet être cathartique et fictionnel qu’est l’être
humain. Autrement dit, il faut de l’indéchiffrable dans l’objet pour que
l’homme s’y greffe, s’y inscrive, s’y incarne au fil d’une histoire dont la
trame ne le met plus seulement en scène en tant que sujet d’une aventure mais
le met en situation stylistiquement de se percevoir comme fait de la seule
vraie texture dans laquelle il consiste effectivement, c’est-à-dire
idiosyncrasiquement, à savoir un chiffrage d’affects.
Le McGuffin
est à double fond : ce n’est pas seulement l’objet qui est le prétexte à
l’histoire, au scénario d’humanisation mais ce scénario est à son tour le
prétexte au souvenir de ce chiffrage d’affects dans lequel on consiste. Par
« souvenir », il convient d’entendre ici mémoire involontaire, ce qui
vient du dessous, cette vague qui nous soulève et nous ramène de façon aussi évidente
que fatalement irrécusable à notre efficience « vraie », pure,
« donnée » de trait d’union entre des séquences affectives. Le
narrateur de la recherche peut bien se donner un nom, se situer dans une
histoire, dans un épisode de sa vie, dans un âge de son existence, ce que le
goût de la madeleine lui impose sans échappatoire possible de reconnaître,
c’est l’efficience de sa texture impressive, laquelle suit des voies tortueuses
et labyrinthiques (et c’est pourtant exactement ce chiffrage, ce
« tag » aux contours indistincts qui constitue notre identité réelle,
ultime – en un sens la vie « sociale » d’un homme se passe à mentir
sur l’authenticité de la non signifiance de notre vraie « nature »,
comme un tag qui s’efforcerait de faire comme si il voulait dire quelque chose
pour dissimuler le scandale de sa vraie dynamique impressive et cryptée. Nous
ne cessons de vouloir faire impression pour cacher que nous sommes faits
d’impressions dans tous les sens de ce terme, aussi bien celui de l’affect que
celui de la supposition, quand nous disons : « c’est seulement
une impression » (justesse du haïku) vivre, c’est seulement une impression,
un « peut-être »).
Si le narrateur éprouve à
plus de trente ans une sensation qui le ramène à celle qui l’éprouvait quand il
en avait sept, c’est qu’il est une perspective au regard de laquelle il n’a pas
tant grandi que cela. Nous consistons dans cette procédure anarchique de
renvois, d’échos, de résonances, d’appels et de rappels entre des affects et au
regard de cette vérité là, de cette consistance ultime et finalement première,
il n’est plus possible de poser vraiment des distinctions sensées entre le rêve
et la réalité, la conscience et l’inconscient, la mort et la vie, moi et
l’objet, puisque rien n’est que cette libération incessante, continue
d’interactions physiques qui font être à tout instant cet « être en
bloc » d’un univers présent.
On réalise ainsi que le
métier de concevoir un objet consiste en réalité à donner à l’utilisateur ce
support scénaristique qui soit à même de lui donner l’occasion de s’y incarner,
de s’y territorialiser dans ce fond de texture impressive qui constitue son sol
authentique (l’objet est ce support dont la plasticité doit garder quelque
chose de cette indéchiffrabilité sur la base de laquelle l’utilisateur va
pouvoir jouir de la juste efficience de sa consistance impressive chiffrée). Il
n’est pas d’objet qui puisse être autre chose en réalité que la madeleine du
narrateur de la Recherche, la luge de Charles Foster Kane, la toupie de Cobb.
Nolan a donc raison sauf que la quasi totalité de son film maintient comme
question la frontière entre le rêve et la réalité et semble soutenir que la vie
rêvée est un refuge impossible, voire dangereux (le suicide de Mall) sauf à
l’extrême fin du film où l’on voit Cobb ne pas attendre que la toupie tombe, ou
pas.
C’est la raison pour
laquelle toute la conception de l’objet totem qui se dégage de son film serait
incomplète sans la référence au McGuffin, lequel pose, en profondeur, la question à tiroirs de savoir de quoi
l’objet est-il le prétexte ? La réponse étant d’abord : « un
scénario » et ensuite « la dynamique d’une trame d’affects ». Ce
« niveau » est indiscutablement le dernier parce qu’il se résume
parfaitement en fin de compte à cette affirmation selon laquelle on ne sort
jamais, jamais de cette vérité : « vivre
est une impression » et l’être humain nous offre le spectacle d’une
créature intéressante mais un peu désespérée qui produit des efforts démesurés
pour s’extraire de ce socle impressif dans lequel elle ne peut pas ne pas
consister afin de se faire croire à elle-même qu’elle existe vraiment,
c’est-à-dire au-delà de la seule impression qu’elle a d’exister (on peut penser
ici à Borges et à sa nouvelle « les ruines circulaires »).
Or il est un cinéaste dont
on pourrait dire que l’œuvre, dans son intégralité, réside précisément et
exclusivement dans l’effet de justesse et de profonde cohésion (plus que
cohérence) entre l’objet totem et le McGuffin. Il s’agit de David Lynch. Les
destins humains ne cessent de se constituer difficilement, laborieusement mais
aussi très ingénieusement dans un jeu constant de rappel entre des objets qui
signifient moins (sémantique) qu’ils ne font signe (sémiotique) de cette
texture labyrinthique et impressive de nos lignes de vie. Vivre, en effet,
c’est ce qui dans ses films se met à nu, dans l’efficience donnée, plastique
d’un « imbroglio impressif ». Imbroglio ne signifie pas ici que
l’histoire racontée soit incompréhensible, bien au contraire mais en même temps
elle ne se dégage jamais de cet embrouillamini de lignes d’affects dans
laquelle fondamentalement nous consistons.
Peut-être est-il nécessaire
d’insister sur le malentendu par le biais duquel la plupart des spectateurs se
protègent absurdement de la vérité du cinéma, du théâtre et du design en misant
sur un usage parfaitement falsifié du terme de fiction, car c’est précisément
ce malentendu que le cinéma de Lynch pointe et détruit. La plupart des gens
allant au cinéma pensent s’y distraire, s’y divertir en assistant à ce qui
« n’est pas », à ce qui est né dans l’imagination d’un auteur, à ce
qui a été conçu dans l’esprit d’un designer. Il peut nous arriver de pleurer au
cinéma, au théâtre, sous le coup d’une intense émotion. Mais nous avons
tendance à attribuer cette émotion au contexte représentatif, fictionnel,
neutre, détaché de l’action. C’est exactement ce qu’Aristote appelle la
fonction cathartique du théâtre. Si nous sommes touchés par l’action d’Œdipe
Roi de Sophocle, c’est justement parce que l’histoire d’Œdipe, tout en jouant
de sentiments vrais que nous éprouvons aussi dans la vie comme la terreur et la
pitié, n’est pas réelle. Nous pleurons parce que l’histoire d’Œdipe se
manifeste à nous dans le cadre décontextualisé du théâtre (en suivant le
parallèle Théâtre / Design, nous serions également impressionnés par un objet
parce que nous en saisirions d’emblée la nature « marginale »,
originale, presque rêveuse, en tout cas détaché du quotidien).
Or, se pourrait-il qu’à l’opposé
de tout ce qu’Aristote appelle la fonction cathartique du théâtre, nous y
soyons touchés par le fait que l’évidence quasi scandaleuse de ceci que vivre
est une impression s’y manifeste simplement mais incroyablement
« plus » qu’ailleurs. Aristote a raison lorsque la fiction qui se
déroule sur la scène se présente à nous « comme si » elle était la
réalité. Autrement dit, c’est justement ce « comme si » c’est-à-dire
le fait que la fiction soit crédible, possiblement réelle, qui nous permet de
maintenir cette barrière de protection de la fiction, mais que se passe-t-il
quand le spectacle essaie par tous les moyens possibles de s’imposer à nous
comme faux, surfait, illusoire, fondée sur des artifices qui ne se dissimulent
plus sur scène. Comment expliquer alors que la « magie » y fonctionne
encore, voire plus que quand l’histoire veut faire croire qu’elle est
réelle ? Comment expliquer que ces spectacles expriment mieux ce qu’est
effectivement le théâtre ? N’est-ce pas exactement la révolution du
play-back dans la chanson et, dans une toute autre perspective, l’intrusion du
chœur dans une tragédie grecque (play back de l’enregistrement du chanteur et
voix off du chœur) ?
Que vivre soit une impression, un flux
impressif, c’est exactement ce que ces spectacles nous contraignent absolument
de reconnaître et de vivre dans l’efficience directe d’une production d’affects
purs, sans additifs, dans une simple libération de tonalités plastiques,
sonores, cinétiques, lumineuses. Le fait que le théâtre se résume à un jeu
d’impressions ne nous installe aucunement dans le réconfort d’une fiction qui
ne serait pas la réalité mais dans l’évidence du fait qu’il est impossible de
sortir la réalité de ce soupçon impressif qu’elle est une fiction. De la même
façon l’utilisateur de l’objet peut bien faire « comme si » la touche
design était la part artificielle, originale, surfaite de l’objet, il sent bien
l’abîme, ce fond de terreur et d’effroi par le biais duquel c’est exactement vers
ce fond d’efficience de la nature seulement impressive de l’existence que
l’entraîne le « tout design » de « tout objet ».
Dans « Mulholland
Drive » de David Lynch, les deux héroïnes vont dans un cabaret appelé le
« Silencio ». Le présentateur prononce alors un discours en plusieurs
langues pour dire qu’il n’y a pas d’orchestre, que tout est illusion, que le
son n’est pas la trompette. Il disparaît dans un nuage de fumée et se produit
alors une chanteuse qui plonge la salle dans une transe émotive avant de
s’écrouler sur scène alors que la chanson continue. Les spectateurs sont alors
renvoyés à la seule émission de leur affect, comme si les concepteurs du
spectacle se moquaient un peu d’eux : vous pensiez être émus à cause d’une
femme qui chante sur scène mais ce n’est pas elle qui chante, vous avez
seulement été pris dans un flux de vibrations sonores qui a électrisé votre
sentiment d’existence à des intensités extrêmement fortes. Ne cherchez pas plus
loin le secret de la vie : vous avez l’impression de vivre et c’est tout.
Cela signifie effectivement que vous vivez « peut-être » mais dans ce
« peut-être » se dessine l’exacte ténuité de nos seules lignes de
vie.
Cette scène est le point
d’orgue du film, non seulement celui où se tisse le lien du songe à la réalité,
du rapport authentique entre deux héroïnes qui ne cessent de s’appeler de part
et d’autre de la ligne de frontière entre la vie et la mort mais aussi celui de cette incroyable ouverture par laquelle un cinéaste
s’exprime directement à ses spectateurs pour leur adresser un message qui va
bien au-delà de l’humour d’Hitchcock se moquant des chercheurs de
vraisemblance. David Lynch n’invite pas son public à oublier la question de la
véracité ou de la cohérence de l’action décrite par son film (d’ailleurs ce
genre de spectateurs trouvera largement de quoi
réfléchir « rationnellement » dans les images de ce réalisateur)
mais il met à nu dans cette scène la fibre cinétique et impressive de la
réalité (et c’est ce qu’il appelle, pour qualifier la libération par le héros
de « Lost Highway » de ce flux onirique qui constitue toute la
matière du film: « the psychogenic fugue »), au regard de quoi
l’histoire des personnages devient nécessairement seconde. « Je suis…j’ai
l’impression » : être n’est qu’une affaire d’impressions, ce qui
signifie également qu’être ne sort jamais de l’indécision du peut-être, mais
quiconque suit rigoureusement le fil enchevêtré de cette indécision là se
maintient alors à hauteur de tout ce qu’il peut être comme un point de rupture
incessamment reconduit dont il tient miraculeusement la gageure impressive. Ce n’est pas
autrement que les points font des lignes et les instants des vies.
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