samedi 27 avril 2013

"Sons of Anarchy" : Hamlet chez les Bikers (1)


Ce qui est fascinant dans les films qui nous décrivent la vie quotidienne des mafiosi comme « les affranchis » ou les trois volets du « parrain », c’est la façon dont la plupart des truands « gèrent » des activités qui reviennent toujours en dernière instance à l’exercice physique et courant d’une extrême violence avec une vie de famille « normale », fondée sur des valeurs morales et religieuses fortes. Dans « les affranchis », on voit à quel point cette existence n’est pas nécessairement tenable mais elle n’en constitue pas moins l’idéal du personnage principal. L’ « affranchi » se libère des contraintes du travail pénible et du salaire misérable de la vie ordinaire mais il ne se libère pas pour autant d’un certain sens du paraître et de « la vie facile » (par quoi, loin de se démarquer de « l’american way of life », il se définit comme l’un de ses plus beaux spécimens. La dynastie du parrain retrace l’itinéraire d’un homme qui s’est construit un empire à partir de rien). Le gangster n’est pas totalement « hors société », ni même « hors la loi » en ce sens qu’il prospère dans son ombre, dans ce que l‘interdit légal rend possible. Al Capone ne se serait pas autant enrichi à une autre période que celle de la prohibition. D’autre part, le but des truands est de jouer sur le même registre, en termes de signes extérieurs de richesse, que les hommes riches et influents reconnus par les autorités légales. Il semble d’ailleurs exister un certain seuil de pouvoir à partir duquel ces deux « corporations » ne peuvent pas ne pas coopérer.
Il pourrait en aller de même pour les « outlaws » motorisés de "Sons of Anarchy"
 si précisément le « corpus de règles » sur lequel est fondé leur club n’était pas, d’un point de vue purement doctrinal, totalement opposé à « l’american way of life ». C’est la question que l’on se pose parfois en regardant cette série dans laquelle on voit des grands enfants faire « vroum vroum ! Pan pan ! » sur leurs grosses motos et commettre des actes abjects « au nom du club ». Finalement ils ne semblent de prime abord différents des Corleone que par le périmètre limité de leurs ambitions (la petite ville de Charming) et par leur esthétique assumée de la bière, de la grosse cylindrée et de l’élection de mis tee shirt mouillé.
Or, le manuscrit sur lequel tombe Jackson Teller dés le début de la série rédigé par son père, le fondateur du club, nous invite à réviser complètement ce jugement. Le mot « Anarchy » n’était pas vide de sens dans l’appellation de cette « confrérie » pour celui qui en construisit le « concept » initial. Dans la première saison, nous voyons « Jax » constamment confronté à l’écart entre ce qu’il lit sous la plume de son père John Teller et ce qu’il vit dans la violence chaotique d’un club luttant pour conserver contre « les mayans » et les « nords » le monopole de la vente d’armes illégales dans la circonscription. Le président élu du club est Clay Morrow, ancien ami de John et amant régulier de Gemma, la mère de Jackson et la veuve de John Teller, disparu mystérieusement lors d’un accident en moto. Clay est violent, cynique, calculateur mais tout ce qu’il fait (de « mal ») se justifie d’abord par la survie du Club et ensuite par le fait que « Sons of Anarchy » constitue finalement comme « la seconde police » de Charming ou plus encore ce qui maintient dans la petite ville un réseau de « justice », d’entraide et de traditions qui lui permet de résister à la pression des promoteurs immobiliers et finalement du progrès.
En un sens, le projet de Clay n’est ni plus ni moins que d’arrêter le temps à Charming, de constituer ici quelque chose d’une Amérique dont le compteur se serait bloqué aux années 70, qui ne ferait que confirmer sa conception un tantinet machiste d’une amitié virile, durcie au feu des escarmouches entre bandes rivales, des saouleries entre potes et des coucheries d’un soir avec des « filles à motards ». L’un des traits les plus fascinants de cette série est de voir ces hommes durs et tatoués, bardés de cuir et d’a priori d’un autre âge sur la condition de la femme, s’étreindre bruyamment, s’échanger des serments d’amour éternel sur fond de cadavres frais et de représailles prometteuses. Du sang, du sexe et des larmes : toute l’intelligence du propos vient ici de ce que la recette d’un tel cocktail, peu originale en elle-même, se complexifie peu à peu sous l’influence des interrogations du personnage de Jackson et suit les soubresaults de sa conscience face à la figure de Paternel défunt. Le spectateur sera assez vite mis au fait des conditions exactes de la mort de John Teller exécuté par Clay, avec l’accord tacite de Gemma. C’est exactement la situation de la pièce de Shakespeare, à cette différence prés que Jackson, lui, ne se doute pas encore de cette vérité, mais à la lecture du manuscrit, il commence de réaliser l’ampleur de la transformation imposée par Clay à l’esprit initial de la fondation du club.
De fait, que reste-t-il de l’Anarchie dans le fonctionnement de la « Samcro » ? Les décisions mises au vote ? La fraternité des membres incessamment mises à mal par le cours des évènements ? Une défiance constante à l’égard des autorités qui sont toujours décrites dans la série sous l’angle de la corruption (Unser) ou de la perfidie (l’agent Stahl) ? De quelle liberté souhaitent-ils jouir en fin de compte ? Comment un mouvement anarchiste peut-il se financer grâce au trafic d’armes sans se trahir philosophiquement ?
L’intérêt que l’on peut porter à cette série s’accroît dés que les réponses à ces questions prennent en compte le fait qu’il s’agit moins pour les membres de la « Samcro » de s’opposer aux lois que de ne pas déroger à des règles, d’interroger en profondeur la notion de tradition, de communauté, de valeurs, de flirter avec le chaos, d’expérimenter la capacité des humains de réguler le flux de leur libération de forces au gré de conventions, de constantes, de rituels sanglants. C’est exactement comme si le champ d’un terrain d’entente possible entre tous les membres du club ne cessait pas de fluctuer sur un support infiniment plus malléable et ténu qu’ils ne l’avaient imaginé au départ.
Ainsi après avoir visionné plusieurs épisodes de la première saison, on finit par
comprendre que le Club repose en fait sur une personne qui pourtant n’a pas sa place à la table où se prennent les décisions du Club : Gemma. Tous ces bikers barbus, musclés, assoiffés de violence et de Jack Daniels sont  comme des frères qui vénèrent leur « maman », laquelle se révèle capable à elle seule de faire régner dans l’imbroglio de relations conflictuelles un semblant d’harmonie familiale. C’est finalement ça : « le club », une association de pères divorcés et d’adolescents tardifs qui tentent maladroitement de dissimuler leur incapacité chronique d’intégrer ou d’assumer une famille par leur dévotion inconditionnelle au sigle à la Faucheuse.
A plusieurs reprises, Gemma sermonne les épouses hésitantes de certains membres de l’association pour leur rappeler qu’elles font partie d’une famille. L’actrice qui joue le personnage : Katey Sagal, est l’épouse du producteur de la série Kurt Sutter et elle incarne à merveille cette figure tribale de la Mère Louve aussi prodigue en amour familial qu’impitoyable dans sa chasse de tout ce qui pourrait en fragiliser le socle. Mais cette figure n’est pas sans ambiguïtés puisque elle a constitué ce mythe des sons sur le cadavre de son premier mari : John, lequel s’était semble-t-il fatigué d’elle au point de se créer un second foyer en Irlande.
Aussi opposé qu’on puisse être à la religion, aux normes, à la loi, on n’en cultive pas moins quelque part une certaine représentation normative de ce qu’une famille a à être. Tara, la petite amie de Jax, ne cesse pas d’être passée à la moulinette du jugement de Gemma, lequel, de franchement défavorable à inconditionnellement positif, ne s’arrêtera jamais pour autant de s’activer, de passer d’un bord à l’autre selon les occasions. Cette série pose sans aucun doute les bonnes questions : « Peut-on réellement concevoir aujourd’hui un mode de vie libertaire et anarchiste totalement indépendant des mentalités et des règles économiques imposées par l’évolution  d’une civilisation ? » « Dans cette recherche, faut-il considérer les valeurs familiales comme un support ou comme le dernier mur à abattre, le plus difficile à défaire sans doute mais celui dont la destruction est finalement la plus nécessaire ? »

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