jeudi 10 avril 2014

"Une connaissance de l'Univers est-elle possible?" - 2




3) L’univers et l’universel (science et idéologie)
On pourrait dire, en un sens, qu’un mathématicien ne « pense » pas en ce sens qu’il ne dit jamais « je pense que… » (mais c’est justement dans ce « je pense que… » que consiste l’idéologie). Ce qu’il avance dans son raisonnement, c’est ce qu’il ne peut pas ne pas avancer. Toute logique repose sur l’adéquation entre les prémisses et les conclusions : si x est en relation avec y et y en relation avec z alors x est en relation avec z. S’il existe en mathématiques un degré de certitude qui n’est comparable avec aucune autre science voire discipline, c’est justement parce que rien n’y est « idéologique ». Une connaissance de l’univers est possible dés lors qu’elle est fondée sur une logique de déduction des phénomènes universelle, formelle, rigoureusement appliquée, notamment sur le principe de non-contradiction. Il existe des lois dans l’enchaînement des propositions mathématiques et c’est l’absolue rigueur de ces lois qui donne le résultat exact. Tout raisonnement purement mathématique est nécessairement juste précisément parce que la nécessité qui rend possible la déduction de telle proposition de telle autre est une nécessité universelle qui n’a aucun rapport avec les conditions particulières d’une expérience, faite dans un endroit précis de l’univers.
Les idéologies nous proposent des « lectures » de la réalité mais la science ne se laisse bercer par aucun présupposé interprétatif, d’abord parce qu’elles ne suit, dans les disciplines non expérimentales que des raisonnements entièrement logiques fondés sur le principe de non-contradiction et ensuite parce qu’elle n’avance rien dans les sciences expérimentales sans que cela ait été passé à l’épreuve des faits et totalement réfuté si l’expérience a contredit l’hypothèse.

Galilée écrit : « la nature est un livre écrit en langage mathématique. » Mesurer des grandeurs, des extensions, des durées, des poids, etc, dans l’univers, les caractériser par des symboles et appliquer à ces symboles les principes formels et universels des mathématiques : tel est le travail et la clé des avancées scientifiques selon lui et, avec lui, de toute la science moderne. La connaissance de l’univers est possible dés lors que nous pénétrons la logique des phénomènes, que nous mettons à jour les lois universelles qui les gouvernent étant entendu que ces lois ne sauraient être d’une autre nature que « rationnelles ». Le présupposé de ce que l’on appelé, à partir de Galilée, la science moderne réside donc dans l’évidente adéquation des principes mathématiques avec de ceux de la physique, comme si l’univers ne pouvait pas obéir à d’autres lois que celles, universelles, du raisonnement. 
Mais c’est précisément sur ce point qu’il convient de faire porter le problème. Dans cette représentation d’un univers « un », identique à soi à l’intérieur duquel tous les phénomènes sont, en droit, « lisibles » et offerts à un mode de lecture scientifique, sommes-nous confrontés à la réalité de ce qui nous entoure ou bien à la limite « configurationnelle » (on pourrait presque dire « mentale ») de ce que nous pouvons en saisir ? Que l’univers « soit », qu’il soit identique à lui-même, n’est-ce pas la condition sine qua non de notre prise en considération de toute réalité ? Comment pourrions-nous connaître ce dont nous ne constituerions pas la nature en « objet » par le fait même de notre connaissance ? Ce que j’essaie de connaître, par le fait même que j’essaie de le connaître, est préalablement posé comme « objet possible de connaissance ». Le propre de toute connaissance scientifique consiste dans cette idée selon laquelle il est possible de constituer un savoir objectif, rationnel et universel de la « chose » observée. Mais que l’univers soit « une chose », cela est très loin d’être « évident ».
Pasteur affirme qu’on ne fait pas d’expérience sans avoir une idée derrière la tête. Cela signifie qu’un expérimentateur éprouve « une » hypothèse et qu’il l’interroge, par le biais de l’expérience, conformément au principe de non-contradiction. La réalité observée dans le déroulement de l’expérimentation l’est donc relativement à « une » question. Mais c’est précisément cette polarisation de l’attention du chercheur qui pose question. 

Or, c’est précisément en elle qu’Emmanuel Kant dans « la préface à la seconde édition de la critique de la raison pure » fait consister la révolution de la science moderne : « Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elles doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire à la laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient pas à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. »
La raison humaine ne saurait voir dans la réalité quoi que ce soit d’autre qu’elle-même, autant dire un univers et non pas un chaos, car si elle le faisait, elle serait réduite à « prendre acte » de faits aléatoires se produisant ici ou là sans qu’il se rattache à une loi, c’est-à-dire sans que l’on puisse discerner dans tout ceci la logique d’un sens, l’efficience d’une lisibilité. On pourrait dire que Kant revendique et légitime sans état d’âme ce protocole expérimental par le biais duquel la raison se présuppose elle-même dans sa prise de contact avec la réalité. Celle-ci est bel et bien présente mais elle ne l’est qu’en tant qu’elle est préalablement interrogée par une question. L’expérience « tranche » ; en même temps elle n’effectue cette fonction décisive que sur le fond d’une hypothèse rationnelle formulée par un esprit humain. L’image utilisée par Kant est, de ce point de vue très parlante : « Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, non comme un écolier qui apprend de son maître mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose ».

Nous ne pouvons rien apprendre de la nature en « restant passifs ». Galilée, grâce à l’expérience, nous a prouvé à quel point il fallait « tenter », « tester » des « possibilités ». La réalité extérieure n’a rien à nous dire, mais elle peut répondre. Nous savons bien néanmoins qu’un juge ne pose de questions aux témoins qu’à partir d’une « affaire » et qu’il ne les interrogera qu’en fonction de la nécessité qui est la sienne de savoir si l’accusé est coupable ou pas. Le témoin est libre de répondre mais seulement dans le cadre imposé par la question, de telle sorte que toute personne assistant à l’interrogatoire percevra bien, quelque soit la réponse, l’implicite d’où elle est issue. Que ce soit l’avocat de la défense ou le procureur qui interviewe le témoin suffit à influencer les jurés qui perçoivent plus ou moins inconsciemment le parti pris d’où s’exprime l’interrogateur. Ce qui va faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre est finalement moins la réponse que l’habileté de la question à faire sortir de la bouche du témoin le détail conforme à l’hypothèse d’où elle part. Dans un procès, on n’assiste donc en aucune manière à l’éclatement de la vérité mais on mesure le « métier » des avocats, on subit l’influence de leur capacité à imprimer aux faits et aux réponses des témoins un mouvement, un « tour » favorable à ce qu’ils sont chargés de prouver, étant entendu qu’ils le sont « par leur fonction ». « Dites la vérité, rien que la vérité, dites : « je le jure » » : cette formulation devrait être, en toute rigueur, suivi de cet avertissement : (« Dites la vérité »  impartiale…. en répondant à des questions partiales, arbitraires).

L’inquisition, au moyen-âge, soumettait à « la question » l’accusé en le torturant, c’est-à-dire en posant des questions à la personne soupçonnée sous la pression d’une telle violence physique qu’il finissait évidemment par se conformer à l’hypothèse de sa culpabilité. Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, dans les pays « libres », mais peut-être sommes-nous moins, de ce fait, attentifs à la violence mentale de toute interrogatoire qui ne peut pas se concevoir sans que les questions ne soient fondamentalement intéressées. Quelque soit le contexte, toute question importe moins par sa réponse que par l’implicite à partir duquel elle se pose (dans quelle mesure, toute question ne reviendrait pas nécessairement à une « fausse question »), et cet implicite, dans le contexte de l’expérimentation scientifique, est un univers rationnel, lisible, donc prévisible. C’est l’univers de Laplace : « Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
La rencontre de l’hypothèse scientifique avec « ce qui n’est pas elle », soit la nature, est donc problématique dans la mesure où la parfaite cohérence avec elle-même, c’est-à-dire l’efficience en elle d’une rationalité intrinsèque capable d’englober la réponse de l’expérience dans la visée de son préalable semble non seulement manifeste mais clairement revendiquée par Emmanuel Kant. Nous n’obtenons rien de la nature si premièrement, nous ne partons pas du principe qu’elle est questionnable rationnellement et deuxièmement nous ne lui posons pas expérimentalement ces questions sous la forme d’hypothèses auxquelles elle est « sommée » de répondre, mais aussi efficace qu’il puisse être dans sa capacité à nous donner la connaissance des lois de l’univers, ce principe n’en est pas moins un « parti-pris »: celui que la nature est universelle. Que ces lois fonctionnent, cela ne prouve pas nécessairement que l’univers est rationnel mais plutôt que nous ne pouvons pas connaître la nature sans la présupposer « une ».

Mais alors la thèse de la falsifiabilité soutenue par Karl Popper  devient elle-même discutable dans la mesure où c’est précisément l’argument qu’il invoque pour distinguer la science de l’idéologie, soit le « non » de l’expérience, qui nous apparaît maintenant comme éminemment suspect. Le « non » de l’expérience  n’est décisif que « relativement » à la question de l’hypothèse. Questionnée, la nature ne peut se soustraire à cet arbitraire scientifique qui lui impose comme un « prérequis » le fait d’être questionnable, c’est-à-dire finalement d’être un Univers et non un chaos, et cela est vrai, que la réponse soit oui ou non. Il est vrai que le chercheur n’avance rien qu’il ne puisse fonder sur des faits, mais c’est dans l’exacte mesure où le scientifique se soumet totalement au verdict qu’il libère son arbitraire dans la dictature du procès. Que la nature ait à répondre à des questions, cela n’est pas évident, et c’est bien d’une certaine manière, ce que l’expérience des fentes de Young manifeste explicitement. L’efficience d’une idéologie scientifique ne se manifeste pas dans la réponse de la nature mais dans le fait, qu’elle s’accorde arbitrairement à elle-même de plein droit, de poser un certain style de questions qui ne peut entraîner qu’un certain style de réponses.




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