jeudi 12 juin 2014

Plusieurs textes fondamentaux à quelques jours de l'épreuve (1)


(Nous avons insisté sur la référence à ces textes dernièrement. Chacun d'eux est lié à de nombreuses notions au programme des terminale S. Il n'est pas question de "forcer" leur utilisation mais de se soumettre entièrement, le jour de l'examen, à l'intitulé du sujet choisi. La résonance de ces extraits est cependant suffisamment forte pour que les candidats prennent le temps de les lire, de les comprendre et de les rapporter à toutes les notions concernées)

Texte de Platon dans « La République » Livre 7

-       « Maintenant, repris-je, représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles Je vois cela, dit-il.
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en  pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

-        Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.

-       Ils nous ressemblent, répondis-je; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?

-       Et comment? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie? 
Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ?


-       Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ? Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux?

-       Non, par Zeus, dit-il.
 Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
C'est de toute nécessité.
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste? si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ?

-       Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
 Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés? n'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ?

-       Assurément.

-       Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?

-       Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.
-       
Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler  plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
Sans doute.
À la fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.


-       Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
-       Evidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.

-       Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ?

-       Si, certes.

-       Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait?
-       
Je suis de ton avis, dit-il; il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.
Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil?

-       Assurément si, dit-il.

-       Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue  est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?

-       Sans aucun doute, répondit-il.


(Cette allégorie permet à Platon d’illustrer la consistance d’un acte: chercher la vérité. Pourquoi les athéniens ont-ils condamné Socrate ? Pourquoi la philosophie est-elle aussi mal vue de l’opinion ? Parce qu’il est dur de se détacher de ses chaînes qui nous relient aux apparences, au sensible, aux ombres et de grimper en haut de cette colline où se situe la source de la lumière. Plus profondément encore, l’image de ces prisonniers donne à Platon l’occasion de distinguer ce que nous vivons vraiment et ce que nous croyons vivre. Le sort réservé à ces prisonniers est effroyable mais « vu de l’extérieur », pourrait-on dire, car, pour se sentir attaché, encore faut-il envisager qu’une vie sans chaînes soit « possible ». Le prisonnier libéré qui représente le philosophe ne dit pas seulement à ces anciens « codétenus » que la vérité est ailleurs (sans quoi il ne ferait que citer X-Files) mais que l’ombre est comme le négatif de la vérité, le premier maillon d’une échelle qu’il convient de gravir si l’on veut vraiment savoir de quoi il est question dans cette vie. L’ombre en elle-même n’est pas une illusion. Le sensible ne falsifie pas l’intelligible, il en est la trace immédiate, celle qu’il convient de remonter jusqu’à son origine. C’est l’homme qui, par paresse et facilité, choisit de s’illusionner à son endroit. L’un des enseignements de cette allégorie réside dans la compréhension du fait que ces chaînes sont voulues par les prisonniers)



Texte de Descartes extrait des « méditations métaphysiques »

"Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu'un point qui fût fixe et assuré. Ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable.

Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain.

Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N'y a-t-il point quelque Dieu, ou quelque autre puissance, qui me met en l'esprit ces pensées ? Cela n'est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j'ai déjà nié que j'eusse aucun sens ni aucun corps. J'hésite néanmoins, car que s'ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point ? Non certes, j'étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit."
(Il y a dans ce passage des méditations l’appel d’un « vertige » de nature profondément philosophique. Nous pouvons douter de tout, dans cette vie. Rien, aucune sensation, aucun argument, aucune scène ne se manifeste à nous selon une modalité entièrement irréfutable. Mais ne serais-je pas trompé par une puissance extérieure et supérieure en pensant cela ? Ce n’est pas nécessaire car je peux bien tout seul être à l’origine de ce mouvement généralisé de suspicion à l’égard de tout ce qui m’environne. Mais ce mouvement  lui-même, n’est-il rien ? Ne serais-je pas au moins cela : cette puissance de remise en cause qui n’épargne rien. Il faut bien être au moins quelque chose pour penser qu’il n’y a rien. Mais si un Dieu trompeur s’amusait à m’abuser à tout moment. Qu’il le fasse ! Cette falsification ne « m’annulerait » pas en tant que pensée. Peut-être ne suis-je rien de ce que je crois être, peut-être suis-je totalement abusé quant à la personne que je suis, ou pense être, je n’en serai pas moins « quelque chose » puisqu’on me trompe, et rien ne saurait faire que je ne sois rien. A la fin de ce passage, nous savons que nous existons, mais nous ne savons pas en tant que quoi nous existons. Cette existence est certaine, elle résiste à toute tentative de falsification, y compris celle d’une terrifiante puissance de mystification (comme la matrice))
Texte de Pascal extrait des « Pensées »
" Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point. Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car les connaissances des premiers principes: espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi fermes qu'aucune que celles que nos raisonnements nous donnent et c'est sur ces connaissances du coeur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le coeur sent qu'iI y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir.

Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison - qui voudrait juger de tout - mais non pas à combattre notre certitude. Comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire, plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien; elle ne nous a donné que très peu de connaissances de cette sorte; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. "
(Il existe des vérités qui se manifestent à nous intuitivement, sans recours à des preuves ou à des démonstrations. Je peux être aussi assuré d’un point de vue quantitatif du fait qu’en cet instant je ne rêve pas que je le suis que 2+2 font 4. Ces deux propositions n’ont pas la même « qualité » de certitude, mais elle ne sont pas moins fiables l’une que l’autre. On retrouve dans ce texte de Pascal quelque chose du cri d’Aristote « Ananke Stenai », « il faut bien finir par s’arrêter ». Aucune démonstration ne peut se concevoir sans s’appuyer à un moment donné sur une proposition admise sans démonstration. C’est là toute la différence entre un axiome et un postulat. Un postulat est une proposition dont on n’éprouve pas le bien fondé mais qui est simplement nécessaire à ce que quelque chose à partir d’elle puisse être « amorcé », un raisonnement. Un axiome est par contre défini comme un fondement, une proposition juste par elle-même. Pascal nous parle donc ici davantage des axiomes que des postulats. Que je ne rêve pas en ce moment, je le sais, je le sens, selon Pascal. C’est la même chose pour l’espace, l’infini des nombres, etc. Il faut que la raison reconnaisse son impuissance. Pascal se distingue donc, par ce texte à la fois des rationalistes et des sceptiques. Nous n’avons aucune raison de douter de nos certitudes mais il nous faut bien reconnaître que certaines d’entre elles s’imposent à nous avec l’évidence d’une intuition plus que par l’enchaînement d’un raisonnement.)

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