jeudi 11 juin 2015

Le langage - 2e partie: le système de la langue


2) Le système de la langue
a) Les mots et les choses
Nous venons de voir que le nouveau-né est exposé dés sa naissance à l’efficace d’un schéma « demande réponse » (son cri n’est pas qu’un cri, il est perçu et « déformé » comme appel) auquel il ne peut échapper. C’est sur le fond de l’imposition de ce schéma par l’entremise duquel il ne peut plus agir sans « vouloir dire » qu’il va petit à petit devenir actif, structurer sa volonté, sa pensée, c’est-à-dire finalement « vouloir vraiment vouloir dire ». De cette impossibilité radicale à effectuer le moindre geste sans qu’il soit investi d’un sens à la maîtrise de sa langue maternelle, une même dynamique suit son cours qui est du signe, mais ce signe va devenir linguistique, c’est-à-dire qu’il va marquer son appartenance à une certaine communauté de langue.
Mais qu’est-ce qu’un signe linguistique ? Ferdinand de Saussure, le créateur de la linguistique (science de la langue), répond : « Le signe linguistique est une entité psychique à deux faces. » Ces deux faces sont le concept et l’image acoustique. Quand nous disons le mot : « cheval », nous émettons d’abord un son, nous formulons deux syllabes, c’est l’image acoustique. Ces deux syllabes sont dotées d’un pouvoir d’évocation. Quand je les prononce devant des membres de la même communauté linguistique, ils vont penser, non pas à « un » cheval mais au concept de cheval. Ce point est fondamental, notamment parce qu’il contredit complètement la croyance du sens commun selon laquelle les mots désignent des choses.

Saussure a bien précisé : entité « psychique ». Ce ne sont pas les chevaux réels qui nous ont inspiré le mot cheval (sans quoi il n’y aurait pas « des langues » mais une seule), c’est l’homme qui classifie les choses et les êtres sous des termes généraux, termes qui nécessairement évacuent les différences entre les individus chevaux. La notion de cheval est une abstraction. Diogène le cynique fait semblant de chercher l’homme avec une lanterne allumée en plein midi pour souligner le fait que cet homme n’existe pas. Il est une idée et probablement une idée dangereuse pour lui dans la mesure où la généralité de ce concept nous fait croire que nous nous ressemblons, ce qui, selon lui, est faux. Ce n’est pas parce qu’il y a des choses qu’il y a des mots, c’est parce qu’il y a des mots qu’il y a des choses. La langue que nous utilisons impose à la trame continue de la réalité des distinctions selon les concepts auxquels elle fait droit. Rien dans la nature ne sépare la vallée de la montagne, c’est insensiblement que la courbe ascendante de la montagne devient le creux de la vallée. Si ma langue ne posait pas la distinction entre ces deux concepts, je ne verrai pas dans la nature ces deux choses. Cette considération nous fait comprendre que nous percevons toujours le monde « que nous parlons », où plus exactement celui que notre langue découpe selon les concepts qu’elle reconnaît. Ainsi, par exemple, un anglais ne peut pas percevoir une « rivière » comme un français, parce que le français fait la différence entre la rivière et le fleuve, autrement dit, la langue française situe un « motif à distinction de choses » dans le fait qu’un cours d’eau se jette dans un cours d’eau plus grand ou dans la mer, alors que l’anglais ne le fait pas. On peut faire le même raisonnement à l’envers pour la différence entre le mouton comme aliment et comme animal (distinction que fait l’anglais mais pas le français. Nous évoluons toujours dans un monde que notre langue a préalablement découpé (c’est d’ailleurs ce qui donne à quiconque pratique couramment deux langues une appréhension très particulière et intéressante : il perçoit à quel point certaines choses ou sentiment sont mieux rendues par telle langue que par telle autre, et cela tout à fait logiquement puisque en un sens, nous n’éprouvons que les émotions qu’une langue découpe).
Certaines expériences ont bien prouvé qu’il est de nombreuses « anomalies » de perception, ou du moins considérées comme telles, qui trouvent leur cause non pas dans une origine physique ou un déficit perceptif mais dans un dysfonctionnement dans l’apprentissage de la langue. Nous ne voyons pas la chose si nous n’avons pas intégré la ligne linguistique de découpe des concepts. C’est en ce sens que l’on peut évoquer le pouvoir propre aux mots de constituer des mondes.

               b) « Dans la langue, il n’y a que des différences » - Ferdinand de Saussure
Une fois bien comprise cette nature psychique du signe linguistique, c’est-à-dire le fait que ce dont il fait signe : le signifié (le signifiant étant l’image acoustique) est un concept, une notion abstraite, reste à rendre compte de la procédure par le biais de laquelle les mots s’imposent aux choses. Nous pouvons bien saisir que le mot cheval ne vient pas du cheval réel mais il reste à expliquer comment et pourquoi devant un cheval réel, c’est le mot cheval qui me vient lequel ne désigne qu’une idée et pourquoi ce mot me permettra de raconter mon expérience à une autre personne qui « grosso modo » (il y a beaucoup de choses à dire sur cette approximation – voir 3e partie) la comprendra. Ici encore, c’est Saussure qui répond par l’affirmation de la structure systématique de toute langue.
Il n’existe selon Saussure aucun lien naturel, physique entre le cheval réel et le mot cheval. Le son « che-val » n’a aucun rapport direct avec l’animal. Cette absence de lien immédiat entre la chose et le signifiant est particulièrement nette pour les onomatopées (Pif ! Boum ! Crac ! etc.) puisque même quand il s’agit de rendre dans la langue le pur impact d’un son, nous percevons des changements selon les langues (le coq anglais ne chante pas comme le coq espagnol, lequel émet un autre cri que le coq français). La liaison par l’efficace de laquelle le mot s’applique à la chose est donc indirecte, elle n’est pas verticale mais horizontale. Cela veut dire que la dynamique de désignation est structurellement distinctive, ou, pour le dire autrement, que le mot peut faire signe de la chose dans la mesure où d’abord il se distingue d’autres mots et entretient avec eux un certain genre de relation « sémantique » (le sens). Si le mot cheval s’applique et évoque le cheval réel, c’est d’abord parce que s’active dans le système de la langue un mouvement d’assimilation et de différences qui situe le terme d’abord par rapport à un certain ombre de fonctions grammaticales (sujet verbe etc.), ensuite dans une logique classificatrice (le cheval est un mammifère mais il se distingue de la vache, etc).

On peut utiliser ici le terme de valeur. Tout mot est d’abord un x dans un système. Ce qui lui donne son sens ou sa valeur c’est la fonction qu’il occupe par rapport aux autres éléments de ce système : y ou z. Dans un jeu de cartes, ce qui fait la valeur d’une carte n’est pas le rapport à une éventuelle réalité qu’elle désignerait par elle-même isolément mais la place qu’elle occupe dans la hiérarchie qui prévaut et s’active dans le système des cartes, et c’est grâce à cela que l’on peut jouer. La valeur de la figure symbolique de la reine dans le jeu n’est pas de faire signe d’une reine réelle mais de se distinguer de l’autre figure symbolique du roi. Ce qui fait que le mot cheval s’applique à la réalité d’un cheval que je vois, c’est d’abord l’efficace d’une différence au sein d’un système par laquelle par exemple « cheval » en tant que substantif se distingue de « courir » en tant que verbe. C’est également celle par laquelle « cheval » se distingue de « vache ». L’idée peut s’apposer à la chose parce que les signifiants ne valent que de se distinguer d’autres signifiants. C’est cela la notion de système et c’est ce que Saussure veut exprimer quand il affirme que « dans la langue, il n’y a que des différences ».

Nous comprenons un mot non pas quand nous le ramenons à la chose qu’il désigne mais quand nous le situons dans ce réseau de différences qu’est la langue. C’est la raison pour laquelle apprendre une langue étrangère revient à assimiler le système, la subtilité des dissociations et des assimilations, c’est-à-dire penser dans cette langue et non apprendre tous les mots qui la constituent (travail impossible de toute façon puisque une langue vivante ne cesse d’évoluer). La question qui se pose alors est de savoir dans quelle mesure cette structure fermée (tout système est clos sur lui-même) de la langue qui structure nos perceptions et ordonne en le classifiant les données de notre contact avec le monde (on retrouve tout à fait les formulations d’Alain, nous avons toujours d’abord à faire avec un monde signes) ne nous condamnerait pas à constituer de toutes pièces un monde artificiel parce que découpé par la langue et totalement étranger à la réalité que pourtant nous croyons connaître. Le fait que la structure de la langue soit systématique doit nous amener à nous interroger sur la possibilité que toute modalité humaine de connaissance du monde soit vouée à ne fonctionner qu’en circuit fermé. Si cette hypothèse se vérifiait, plus nous penserions nous tourner vers un extérieur et progresser dans sa connaissance plus nous nous enferrerions en réalité dans une version exclusivement abstraite, linguistique, humaine de l’univers. Plus nous penserions nous ouvrir à sa réalité et plus nous nous enfermerions dans notre vision.

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