jeudi 1 octobre 2015

"Réhabiliter l'esprit d'un lieu"


Réhabiliter l’esprit d’un lieu ne consiste pas à le rendre opérationnel, fonctionnel, à nouveau, ne serait-ce que parce que, si l’on se contentait de cette optique, il conviendrait de moderniser l’outillage, de l’adapter aux technologies d’aujourd’hui. Cela signifie que là où la technique évolue, quelque chose demeure intacte, quelque part. Ce « quelque chose » s’est perdu sans pour autant disparaître complètement puisque nous pouvons le restaurer. Mais comment comprendre et définir cette étrange modalité de présence, ce « quelque chose » qui est là sans être là, ce passé que l’on peut faire revivre au présent sans pour autant qu’il ait jamais été complètement « mort ». D’où le fait-on resurgir ? Qu’était-il pendant tout ce temps ? C’est probablement ce caractère flou, insituable, brouillant les lignes, les frontières ainsi que l’idée d’un flux régulier, mesurable, divisible et irrévocable de la temporalité qui justifie le terme « esprit ».


Il y a là un trait extrêmement paradoxal : nous parlons de l’esprit d’un lieu pour désigner sa nature la plus authentique, son essence, exactement au sens où l’on parle de l’esprit-de-vin, c’est-à-dire finalement de ce qui résulte d’une opération de concentration, de raffinage en vue d’obtenir la substance la plus pure, la plus raréfiée d’un fruit, d’une plante, d’un métal, d’un liquide, etc. Mais cette essence, cette réduction à l’essentiel d’un élément, d’un végétal ou d’un minéral est en même temps le plus évanescent, le plus fuyant, comme si c’était précisément dans le processus même de délimitation de ce qui fait la spécificité d’une chose, de définition de ce qu’elle est vraiment que nous ferions l’expérience de sa subtilité, de son échappement. Nous partons à la recherche de ce qui fait le tout d’une substance et nous finissons par nous retrouver en présence d’un « presque rien », mais ce « presque rien » est exactement l’expression la plus juste de ce tout. « L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient » écrit Baudelaire dans « Crépuscule du matin », mais en réalité ce frisson des choses qui commencent déjà à « disparaître » constitue précisément la nature la plus authentique et la plus vraie de ces choses mêmes. Autrement dit, ce qu’elles sont, c’est exactement le fait de s’enfuir et cela signifie que nous, qui vivons dans le sillage de ces choses, nous trompons complètement si nous pensons que nous devons seulement nous contenter de leurs traces, des empreintes de leur passage puisque ces traces, cette multitude de signes et de sillages actuels d’une présence supposée ancienne composent en réalité la vérité la plus pure et la plus assignable de cette présence même.


L’amant sait bien qu’il n’est jamais davantage en présence de la femme aimée que dans le décryptage incessant de ses signes qu’elle laisse dans sa voiture, dans son appartement, sur sa coiffeuse ou sur la tablette de la salle de bains. Quelque chose de très profond se dit dans cette expérience, c’est l’idée selon laquelle une présence n’est jamais plus révélée, authentique que lorsque elle ne fait que se signaler. Chacun de nous n’est vraiment que le signal de sa présence. Evoquant l’importance des signes dans le jeu amoureux, Roland Barthes écrit dans « fragments d’un discours amoureux » : « c’est la région paradisiaque des signes subtils et clandestins : comme une fête non pas des sens mais du sens. »

Nous nous efforçons de donner du sens à notre vie en servant ce qui nous apparaît comme de grandes causes, des devoirs, des missions, etc. alors qu’en réalité ce qui, de notre existence fait vraiment sens, c’est peut-être d’abord ces mille et un signes de notre présence, un tube de rouge à lèvres laissé sur une étagère, une tasse de thé à moitié pleine abandonné sur une table de jardin, etc. Cette citation de Roland Barthes est très éclairante, même si elle évoque des modalités de présence humaines et amoureuses : en parlant de « clandestinité », elle suggère qu’il y a tout un travail d’interprétation à faire de ces signes de présence et que c’est en cela que réside leur sens. Faire sens n’est pas un acte réservé à des volontés humaines toutes occupées à donner sens à leur existence. Il est possible de saisir l’intentionnalité d’un paysage ou d’un lieu, non pas que ce paysage soit doté de la volonté de faire sens, ni de nous faire signe, mais « faire sens » est structurellement (on dirait en philosophie ontologiquement) la modalité d’existence de toute chose. Exister, c’est faire signe et les paysages, les lieux existent.

Cela signifie que nous avons tort de croire que lorsque nous pensons à telle chose en fixant tel ou tel paysage, c’est notre pensée qui aurait choisi cette chose indépendamment du paysage. Au contraire, il y a des pensées qui sont bel et bien présentes dans des lieux et qui constituent l’esprit de ces lieux. Cette idée nous dérange probablement dans la mesure où elle implique que ce n’est pas, à proprement parler nous qui pensons mais bel et bien le paysage à travers nous, comme si nous n’étions que les conducteurs d’un flux libéré par une configuration géologique, mondaine, élémentaire (qui vient des éléments).
Dans le film de Luc Besson « Le grand Bleu », Johanna dit à Jacques : « je n’aime pas que tu regardes la mer comme ça », parce qu’elle saisit bien la force de cette attraction entre Jacques et l’océan, mais en même temps, peut-être ne peut-on pas regarder la mer autrement que comme la mer veut qu’on la regarde, c’est-à-dire tragiquement, existentiellement avec cette arrière pensée qu’elle modélise dans ce « re-brassage » incessante des points qui constituent la vague quelque chose de notre propre structure d’existence, d’un mouvement cellulaire de « décomposition/recomposition » dans l’activation duquel nous sommes en cet instant, en train de laisser notre peau. Regarder la mer, c’est pressentir sa mort, mais ce n’est pas là une pensée que le paysage nous inspire, c’est la pensée même du paysage dans lequel on respire (dans Solaris, Stanislas Lem décrit sur une planète très lointaine visitée par une équipe scientifique humaine, un océan confrontant chacun des membres du groupe aux clones de leur mémoire).


Pour saisir l’esprit d’un lieu, il n’est donc pas du tout question de mettre en œuvre  le processus d’activation d’une pensée conceptuelle qui construirait de toute pièce ce que l’esprit des hommes pourrait concevoir de plus intelligent, de plus profond, de plus scientifique sur un paysage donné en le décomposant en éléments, en interrogeant la chronologie. Nous voyons bien au contraire la notion même d’esprit des lieux serait exclue de ce type d’analyse. Parler d’esprit des lieux ne désigne pas le travail d’un esprit faisant une sorte de diagnostic des lieux (diagnose : connaître en divisant).

Au contraire, cela consiste à percevoir dans ces lieux tous les germes de contagion qui ne peuvent manquer de se transmettre par capillarité à l’esprit de ceux qui les habitent, sachant que ces germes sont des signaux de présence de la façon singulière d’être d’un paysage, d’une terre, d’un village. Si nous suivons cette piste, cela signifie d’abord que nous croyons à cette idée selon laquelle il y a un « vouloir dire » des paysages de mer, de montagne, de plaine ou de vallée, etc. Mais ce vouloir dire ne s’adresse à personne, parce qu’il est, comme nous l’avons compris, la façon d’être de ces paysages et c’est en tant que tel qu’il impose aux êtres humains qui y vivent une façon d’être tout aussi marquée, inévitable : dans les landes désolées du roman d’Emily Brönte : « Les hauts du Hurlevent », pas vraiment d’autres modes d’être que celui de la folie, de la cruauté, de la passion destructrice, parce que le vent souffle trop fort. Dans certaines plages d’Alger, en plein midi pas d’autre action possible que celle de vider son chargeur sur un corps menaçant parce que le soleil tape trop (L’Etranger de Camus), etc. Croire à l’esprit des lieux, c’est consentir à l’idée selon laquelle nos actions sont toujours déjà potentiellement contenues dans la configuration d’un paysage et qu’il n’y a pas vraiment moyen d’être autre chose ou autrement qu’un peu mourant à Venise (Mort à Venise de Visconti), un peu convalescent en Suisse (La montagne magique de Thomas Mann), ou un peu fou en Sicile (Pirandello et Kaos des frères Taviani).

Réhabiliter l’esprit d’un lieu suppose donc, dans un premier temps, que nous soyons à l’affût de ses signaux d’existence, de ses germes contagieux qui, de toute façon, sont forcément déjà en train d’infecter notre organisme du simple fait de notre présence physique dans le paysage. Si nous nous trouvons dans un village de montagne marqué par la circulation de l’eau et l’irrigation, quelque chose de cette signalisation élémentaire ne manquera pas de se manifester à nous. Restaurer l’esprit de ce lieu reviendra dés lors simplement à le ramener à ce qu’il n’a jamais cessé d’être,  à savoir incliné, posé sur la pente et baigné par les rivières. Cela s’inscrit en premier lieu dans nos postures, nos flexions, nos rotations, nos vitesses nerveuses, nos réflexes. Avoir un corps dans un paysage devient alors être le corps du paysage, réguler ses flux d’énergies, ses vitesses, ses besoins et ses propres rythmes organiques en fonction de lui de telle sorte qu’immédiatement naîtront dans nos esprits les idées correspondantes à la multiplicité de ces affects, de ces ressentis, de ces sensations. Saisir l’esprit d’un lieu marque l’efficience d’une communion qui s’impose plus physiquement à nous que par le fait d’une élection de notre volonté.

Nous retrouvons dans le verbe « réhabiliter », le latin habitare, lui-même dérivé du substantif habitudo, façon d’être, habitude, contracter des habitudes dans un lieu. Mais de quelles habitudes s’agit-il ? Elles ne peuvent nous renvoyer simplement au mode de vie d’antan, ne serait-ce que parce que les mentalités ont évolué. Peut-être serions-nous mieux inspirés en envisageant cette réhabilitation d’un lieu comme la capacité à générer de nouveaux modes de contraction d’habitudes dans les flux de durée des habitants d’aujourd’hui. Dés lors la question devient : comment créer de nouveaux territoires dans un espace typé, marqué par l’émission de signes inchangés, inchangeables, faisant partie intégrante de l’esprit inaltérable des lieux ?


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