jeudi 18 février 2016

Esthétique du délabrement et principe d'entropie

"La marche inexorable  vers une inertie toujours plus grande qui sera un jour définitive" (Lévi-Strauss via Hubert Reeves, "L'heure de s'enivrer" Seuil, 1986)
"On peut voir dans l'entropie une mesure du « désordre » ou, plus exactement, de l’absence d’organisation à l’intérieur d’un système. Plus une structure est organisée, plus son entropie est faible, et inversement. L’entropie atteint sa valeur maximale quand le système atteint son état de désordre total, c’est-à-dire le chaos"...Hubert Reeves, "L'heure de s'enivrer - l'univers a-t-il un sens"
Dans son livre « une brève histoire du temps », Stephen Hawking nous donne un exemple du principe d’entropie et surtout de son irréversibilité en comparant une tasse posée sur une table dont la structure est ordonnée à la même tasse tombée au sol dont la structure est désordonnée. Si nous pouvons concevoir le passage de la première à la seconde, il nous est impossible d’envisager le mouvement de la deuxième à la première. La tasse brisée ne se recomposera jamais à l’identique de ce qu’elle était avant sa chute. Ce qui s’accroît au sein d’un système isolé, c’est forcément le désordre, d’où la question fondamentale qui consiste à se demander si notre univers est un système isolé, ou pas (plurivers). Si tel était bien le cas, nous ne pourrions nous diriger vers autre chose qu’un pur chaos. Le vers d’Apollinaire, en un sens, convient particulièrement à l’entropie : « Comme un guetteur mélancolique, j’observe la nuit et la mort. »

Lorsque Zoran Music est déporté à Dachau et qu’il voit ces montagnes de cadavres, il est confronté à ce même principe d’entropie tel qu’il s’exerce sur l’organisme humain : des corps amoncelés, offerts à la seule efficience du déclin et du pourrissement. Il les peindra une trentaine d’années plus tard, puisant dans ses souvenirs, soulignant discrètement la beauté sobre qui, « même là » travaille encore la plasticité pure de ce que nous pourrions appeler « la matière humaine »: « Il restitue à ces corps qui ont souffert la qualité d'humanité dont l'énormité de l'horreur semblait les avoir dépouillés. C'est ainsi que le cri cède la place au silence, et l'horreur à la beauté. Le silence seul est adéquat à la dignité de la victime, et la beauté, en pénétrant au plus profond de l'horreur, la traverse sans être entachée ni obscurcie, pour éclairer ces chairs ravagées et les ramener dans nos consciences et dans le sein de la communauté des hommes. » - Michael Gibson

En-deçà des discours de protestation et des indignations faciles, Music explore le no man’s land d’une improbable marge de manœuvre : l’observation dépouillée d’artifices des propriétés esthétiques d’un corps humain laissé à lui-même et ce regard est tout sauf clinique, comme si une forme de puissance animait encore ces cadavres en-deçà de leur existence personnelle, identifiable, puissance suffisant à elle-seule à mettre en échec le pouvoir de destruction nazi. L’Art donne au peintre la capacité de générer encore quelque chose, même là, surtout là, de telle sorte qu’être réduit à observer la puissance chaotique du délabrement des chairs, c’est prolonger l’humanité, lui donner la grâce d’une invulnérable justesse.  Il y a quelque chose de ses mains de cadavres bleuis par la mort et le froid qui étrangement rappellent la délicatesse de pattes d’oiseau dans la neige.
La peinture de Zoran Music nous permet ainsi de réaliser les trois dimensions dans lesquelles s’effectuent nos existences : 1) l’Histoire des hommes  2)  ce fond dynamique de forces au sein duquel s’exercent entre autres l’entropie 3) l’Art qui capte cette réalité pure, stylisée, ultime et qui nous permet ainsi de comprendre à quel point l’idéologie, la politique ne constituent qu’une couche très superficielle de la vie.

Mais où situer le design dans ces trois dimensions ? Faut-il nécessairement placer l’œuvre d’un designer de produits dans l’une ou l’autre de ces cases, ou bien au croisement des trois ? Il va de soi qu’aucune existence humaine ne peut se déployer ailleurs que dans ce jeu de variations au gré duquel chacun de nous passe incessamment d’une perspective à l’autre. Nous vivons avec nos contemporains dans une époque qui se définit autour de certains repères historiques. Pour le dire autrement, nous « vivons avec notre temps ». Les produits sacrifient donc à la mode et aux mentalités « d’aujourd’hui » mais il serait pour le moins absurde de ne pas faire droit à tous les affects générés par cette esthétique du délabrement dont Music a révélé l’incroyable puissance. Il n’est finalement rien de ce que l’homme croit faire qu’il produise effectivement, authentiquement, pas même la destruction. Délabrer, conquérir, dévaster, polluer, c’est seulement accélérer l’efficience d’un processus naturel. Il y a donc quelque chose d’une crudité, d’une nudité, d’une dimension ultime (la troisième, celle exprimée par l’œuvre de Zoran Music) qu’il s’agirait de révéler (éventuellement par un scénario d’utilisation).

Finalement nous pourrions considérer que ces trois dimensions correspondent à des niveaux de réalité et la question qui se pose est alors celle de savoir dans quelle mesure un événement que nous pensons « réel » dans telle dimension, celle de l’histoire, l’est effectivement du second point de vue, celui des forces physiques. Nous savons très bien ce que signifie « se souvenir » au sein de la première perspective, c’est commémorer, mais de quoi s’agit-il de souvenir (et comment ?) dés lors que nous nous intéressons plutôt au second « mode » de réalité, et, mieux encore, au troisième ? Ce qui s’impose à nos esprits de façon assez évidente, c’est que rien ne saurait être plus marquant, et peut-être plus difficile que de donner idée de la façon dont un évènement ou une époque historique s’inscrivent sur le support de la seconde perspective. Comment rendre compte de l’évolution de l’histoire des hommes, de ce qu’ils appellent le progrès technologique, ou plus modestement des épisodes de nos vies personnelles sur un support qui ne soit plus celui de l’esprit de commémoration, de jugement, de dépréciation ou d’optimisation morale ? Il y a le sens de l’histoire, si l’on y croit, et l’accroissement entropique des puissances du désordre, auquel on ne peut pas ne pas croire. En captant l’efficience du second au cœur même du premier, l’artiste révèle une réalité plus authentique que celle à laquelle la conscience de nos semblables parvient majoritairement. Toute la question est donc de savoir si le designer peut suivre la voie tracée par Zoran Music et trouver dans cette problématique le support d’une nouvelle mémoire, d’une autre façon de se souvenir. Peut-on concevoir le scénario d’utilisation d’un produit dont la destruction plus ou moins lente serait à même de mettre à nu la puissance d’érosion du principe d’entropie et de situer ainsi l’existence de l’usager dans une autre dimension que celle de la contemporanéité, de sa vie personnelle de consommateur du 21e siècle ?


1 commentaire:

  1. Bonjour,
    Je découvre votre page sur Zoran Music.
    Je regardais avec grand interet les reproductions des oeuvres que vous présenté sur votre page.
    Je ne connaissais pas l'oeuvre reproduite placée en troisième position (l'homme seul assis). Pourriez-vous m'indiquer la provenance ou des détails concernant cette oeuvre car je la trouve extrèmement poignante ?
    En restant à votre disposition,
    Bien à vous

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