lundi 7 mars 2016

La société contre l'Etat (1974) de Pierre Clastres


« Les sociétés primitives sont donc des sociétés indivisées (et pour cela, chacune se veut totalité une) : société sans classes - pas de riches exploiteurs des pauvres -, sociétés sans division en dominants et dominés - pas d’organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre complètement au sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés primitives. La séparation entre chefferie, et pouvoir signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s’y pose pas, que ces sociétés sont a-politiques ? A cette question, la pensée évolutionniste et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (engelsien surtout) – répond qu’il en est bien ainsi et que cela tient au caractère primitif, c’est-à-dire premier de ces sociétés : elles sont l’enfance de l’humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l’a-politique au politique. Le destin de toute société, c’est sa division, c’est le pouvoir séparé de la société, c’est l’Etat comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de leur imposer.


Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans Etat. L’absence de l’Etat marque leur incomplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi ? On voit bien qu’un tel jugement n’est en fait qu’un préjugé idéologique, fondé sur une conception de l’histoire comme mouvement nécessaire de l’humanité à travers des figures du social qui s’engendrent et s’enchaînent mécaniquement. Mais que l’on refuse cette néo-théologie de l’histoire et son continuisme fanatique : dès lors les sociétés primitives cessent d’occuper le degré zéro de l’histoire, grosses qu’elles seraient en même temps de toute l’histoire à venir, inscrite d’avance en leur être. Libérée de ce peu innocent exotisme, l’anthropologie peut alors prendre au sérieux  la vraie question du politique : pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans Etat ? Comme sociétés complètes, achevées, adultes et non plus comme embryons infra-politiques, les sociétés primitives n’ont pas l’Etat parce qu’elles le refusent, parce qu’elles refusent la division du corps social en dominants et dominés. La politique des Sauvages, c’est bien en effet de faire sans cesse obstacle à l’apparition d’un organe séparé du pouvoir, d’empêcher la rencontre d’avance sue fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société Primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas séparé de la société, parce que c’est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l’apparition en son sein de l’inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c’est l’exercer ; l’exercer, c’est dominer ceux sur qui Il s’exerce : voilà très précisément ce dont ne veulent pas (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l’inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette lutte, qu’à cesser d’endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l’irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu’elles y perdraient leur liberté.

La chefferie n’est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent du pouvoir. Quel en est le lieu réel ? C’est le corps social lui-même qui le détient et l’exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s’exerce en un seul sens, Il anime un seul projet : maintenir dans l’indivision l’être de la société, empêcher que l’inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire l’inégalité : Il s’exerce, entre autres, sur l’institution d’où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne plus laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l’abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la société primitive, mais elle possède les moyens de l’exorciser.
L’exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n’est pas inhérente à l’être du social, qu’en d’autres termes l’Etat n’est pas éternel, qu’il a, ici et là, une date de naissance. Pourquoi a-t-il émergé ? La question de l’origine de l’Etat doit se préciser ainsi : à quelles conditions une société cesse-t-elle d’être primitive ? Pourquoi les codages qui conjurent l’Etat défaillent-ils, à tel ou tel moment de l’histoire ? Il est hors de doute que seule l’interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d’éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l’Etat éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort. »


Quelques éléments pour comprendre le texte
Pour bien comprendre ce texte qui contient probablement l’une des critiques les plus intéressantes de toute argumentation en faveur de l’Etat (puisque la thèse défendue consiste à montrer non seulement qu’il est possible de « faire société sans Etat », mais encore que la société occidentale a fondé arbitrairement toute sa conception du pouvoir sur l’Etat au point de considérer comme « primitive » tout modèle de société différent du sien), il convient de comprendre ce que signifie l’expression « société primitive ». Elle désigne toute communauté humaine qui ne connaît pas l’écriture et qui suit une économie dite « de subsistance » (c’est-à-dire que le groupe consomme dans la journée la nourriture produite ou chassée dans la journée, sans faire de provision).

Que signifie d’autre part « la séparation entre chefferie et pouvoir », point également crucial pour saisir toutes les implications de ce passage ? Dans les sociétés primitives, comme par exemple, celles des indiens d’Amérique, il y a bien des « chefs », mais ces derniers sont chargés de veiller à la cohésion des membres de la tribu et en aucune façon de donner des ordres à qui que ce soit : « l’ethnologue Lowie isole trois propriétés essentielles du leader indien : a) il est un faiseur de paix, instance médiatrice du groupe, celui qui règle les conflits b) il doit être généreux de ses biens, et ne peut se permettre de repousser les demandes de ses administrés (il est donc plus pauvre qu’eux) c) seul un bon orateur doit accéder à la chefferie.

Le point le plus fondamental de toute la thèse défendue par Pierre Clastres consiste à interroger nos présupposés. S’il y a bien une possibilité que Thomas Hobbes n’envisage à aucun moment dans son texte, c’est bien celle qui verrait les hommes s’organiser politiquement avec un chef sans que ce chef exerce la moindre autorité. La distinction entre la chefferie et le pouvoir, entre la société et l’Etat se situe exactement dans la nuance de cette éventualité qui échappe à toutes les catégories de la philosophie politique occidentale. En qualifiant d’emblée les sociétés sans état de primitives, nous les inscrivons arbitrairement dans le schéma de ce que nous considérons comme l’évolution « normale » de ce que doit être pour nous une société, à savoir hiérarchisée en classes et dominée par un état.

Si l’ethnologie veut se débarrasser de cet ethnocentrisme – et nous ne voyons pas bien comment elle pourrait s’exonérer de cet effort – elle renonce à situer les différents modèles de société tels qu’ils furent pratiqués sur tous les continents, notamment le continent américain, par rapport à une évolution. Force est alors de reconnaître qu’aussi « fragiles » et rudimentaires que puissent nous apparaître les sociétés des indiens, par exemple, elles réussissent là où indiscutablement, nous les sociétés européennes, nous échouons : maintenir la cohésion du corps social.
Le dernier paragraphe de ce texte essaie de tirer les conclusions que nous pouvons retirer de ce changement de regard : dés lors que nous nous sommes débarrassés du préjugé de la corrélation entre Société et Etat, nous pouvons envisager la possibilité d’une cohésion qui précède son institution, et qui la rendent non plus nécessaire mais accidentelle. L’Etat devient le phénomène d’une histoire contingente, un événement dont il est possible de se détacher, quelque chose qui s’est imposé à nous moins du fait de l’exercice de notre raison que du déroulement d’une certaine histoire, dans un certain cadre, au gré de certaines circonstances. Marx ne nous parle d’une société sans classe qu’à partir de la progressive prise de conscience née dans une société de classes de l’évolution inévitable des modalités de production et du sens des forces productives. Mais avec l’analyse de Pierre Clastres, la représentation d’une société sans classes apparaît moins comme le produit d’une évolution que comme un fait positif, une évidence, un fait premier plus que primitif.


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