dimanche 21 mai 2017

"La vérité est-elle soluble dans l'acide de la convivialité ?" - "Deux jours à tuer" de Jean Becker


Il faut toujours prêter une très grande attention à l’acception physique, chimique des termes courants. En philosophie, c’est comme si une notion y gagnait une dimension plus directement opératoire, je pense notamment à tout ce qui concerne les notions de polarisation,  de champs, de gravitation ou de magnétisme. Cet aspect revêt évidemment une signification intéressante pour tout élève de S capable d’utiliser des concepts scientifiques. Or, quand on parle de solution en chimie, on désigne « l’action de dissoudre un corps, une substance dans un solvant; processus par lequel s'élabore cette action. Synon. Dissolution ». C’est aussi un « mélange liquide homogène d'une ou plusieurs substance(s) solide(s), liquide(s) ou gazeuse(s), le soluté, et d'un liquide, le solvant. Solution concentrée, diluée, étendue, titrée, etc. »
Quand on participe à un dîner entre amis, ou à une fête, nous sommes tous conviés à nous fondre dans l’ambiance, voire dans une sorte de « complexe » au sein duquel il est admis (c’est-à-dire convenu d’avance, arrangé) que l’on doive s’y amuser, aborder tous les sujets de conversation possibles à condition 1) qu’on saura être assez drôle et court dans nos interventions pour ne pas écraser à son seul profit le temps de parole alloué à chacun des invités 2) qu’on restera assez courtois et hypocrite pour ne jamais dire ce que nous pensons vraiment. Nous sommes tenus de nous dissoudre dans cette « solution interactive, séductrice et conviviale » qu’est l’atmosphère du lieu et de l’instant. Un qualificatif s’impose ici, c’est celui de « léger ». La vérité serait grossière, incongrue, et lourde, insoutenable. « On n’est pas là pour ça », comme l’affirment tous les partisans de ce principe absurde de la « localisation finaliste » (être là « pour » quelque chose).
Pour des raisons que l’on découvrira progressivement dans le film, Antoine ne veut plus se dissoudre dans cette solution là, alors même que ce sont de « vrais » amis qui sont venus « pour son anniversaire », pour le fêter lui, et pas un autre. Cette authenticité du lien affectif se remarque d’ailleurs dans la réaction de certains d’entre eux qui s’interrogent sur les raisons de la négativité agressive de leur hôte, plutôt que de céder au mouvement instantané de l’indignation.
L’intérêt philosophique de cette scène se situe dans la nature même de l’instrument (probablement un scalpel) choisi par Antoine pour « trancher dans le vif », dans l’épaisseur affective de cette ambiance chaleureuse, intimiste, soumise au flux d’une dynamique conviviale et sociale en circuit fermé. Il a décidé de dire la vérité. Dans la plupart des cercles d’amis, au bout d’un certain temps, s’instaurent des codes de reconnaissance sédimentés par l’habitude, sclérosés tout autant par l’image que l’on s’est construite au sein de « ce » groupe que par les signes extérieurs d’assignation à un certain milieu social valant au sein de ce collectif. Antoine circulant au sein des îlots formés par ses invités pour remplir les coupes y recueille la matière nécessaire à l’éclatement qu’il a déjà en tête pour le dîner. L’avocat parlant des piètres qualités de golfeur de tel juge, Bérengère racontant ses vacances aux Seychelles, la séductrice évoquant la position de son mari au Ministère : toutes ces allusions sont des signaux qui convergent dans une seule direction : nous sommes riches, honorés, privilégiés, reconnus et, plus encore que cela nous nous réconfortons les uns les autres en émettant inlassablement les mêmes signes. C’est un peu ça, une soirée entre amis : il s’agit moins d’y dire vraiment quelque chose de nouveau ou d’intéressant que d’y conforter sa position. C’est ça aussi qui fait que l’on y est si bien : « on est tous du même monde pas vrai ? ». Antoine aussi en fait partie, l’intérieur de sa maison est parcourue par un jeu de références culturelles qui intégre à la perfection les habitus de ce code et c’est paradoxalement devant un mur où sont accrochées des œuvres abstraites qu’il va dénigrer la peinture que lui offre son invitée. S’il n’y « comprend rien », pourquoi en décore-t-il son intérieur ? Parce que c’est l’usage chez les gens qui font partie de ce monde.
Seulement, ce soir là, la vérité va éclater, tout comme les verres les assiettes et les nez. Antoine veut rompre avec ses amis, lesquels sont vraiment ses amis, mais il veut le faire définitivement et n’a pas d’autres moyens pour y parvenir que celui de leur révéler la vérité de leur relation, à savoir qu’ils ne sont pas amis. Il y a donc ici une contradiction évidente qui tient au critère de référence de cette amitié. Ils ne sont pas tant liés par des sentiments empathiques que par ce que l’on pourrait appeler le complot de la caste des nantis. Tous ces privilèges dont ils faisaient respectivement l’étalage, avec une absence de pudeur proprement sidérante avant le repas leur sont retournés sous une forme nue, exacte et brute par l’efficace d’un jeu de connexions destructeur et sensé opéré par Antoine.
« L’argent ne fait pas le bonheur » : une telle maxime est probablement vraie, mais placée dans la bouche d’une femme riche, elle ne peut revêtir une autre utilité que celle de cacher cette autre évidence, à savoir qu’il évite les ennuis, et c’est en ce sens là qu’elle devient immonde, abjecte, insoutenable et indécente. Antoine fait souffler le vent du dehors dans une réunion au sein de laquelle il était entendu qu’on échangerait seulement des signes de connivence, des blagues, des clins d’yeux. 


« Antoine veut refaire le monde » plaisante l’avocat du barreau, mais comment accepter un monde dans lequel des gens aisés émettent avec autant de nonchalance ces signes de puissance, expriment cette autosatisfaction de « happy few » sans même s’apercevoir de ce qu’elle induit d’indignité. La conduite d’Antoine est absolument « impardonnable » parce qu’elle se fonde sur une mise en regard de leur situation de privilégiés qui se définit précisément par son hypocrite dénégation. Ce qui les rassemble, c’est précisément ce fond de vérité qu’ils font semblant d’ignorer, parce que rien ne compte davantage dans l’efficience constante de ce déni que le nombre et l’effet de clôture. Et c’est exactement cette dynamique que la vérité explose. Antoine fait affleurer à la surface de la parole et des actes le non dit de la bêtise de Bérengère qui « elle ne voit pas le rapport » entre la nounou et ses vacances de Seychelles et se réfugie derrière le vide des formules toutes faites.
Mais peut-on vivre dans ce fond de vérité là ? En société, non, parce que l’acceptation de soi par les autres passe obligatoirement par le déni des vérités mettant à mal ce que l’on pourrait appeler une « conscience de classe ». Nous ne sommes jamais intégrés à un milieu qu’au prix de toutes les vérités que nous accepterons de passer sous silence dans la totalité de nos échanges pour y "faire société". La subtilité de cet art du discernement nous permettant de naviguer dans telle ou telle sphère sans jamais y paraître suspect s’appelle « savoir-vivre », mais à d’autres égards, il pourrait tout aussi bien se laisser définir comme ce meurtre rituel et constant qui consiste à sacrifier sur l’autel de la réussite et de la reconnaissance l’efficience lucide d’une solidarité moins sociale qu'humaine.

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