dimanche 26 janvier 2020

Vérité et Mensonge au sens extra-moral de Friedrich Nietzszche - Explication

1) La vie de Friedrich Nietzsche
       
Dans l’un des livres qu’il lui a consacré, Gilles Deleuze propose d’appliquer à la vie même de Nietzsche la succession célèbre des trois métamorphoses, chacune correspondant à un moment de l’esprit qui parvient ainsi à devenir authentiquement lui-même et à libérer sa puissance créatrice. Le chameau porte et subit le poids des valeurs telles qu’elles sont déjà établies. Le lion les détruit dans un mouvement de révolte et l’enfant crée des valeurs nouvelles. L’oeuvre du philosophe peut ainsi se laisser décrypter au fil de ces mutations, ainsi que les phases de son existence qui leur correspondent sachant que l’enfant décrira ce moment ultime précédant la folie de l’auteur.
        Frédéric Guillaume Nietzsche est né en 1844 à Roecken dans la Thuringe, qui se situe au centre est de l’Allemagne. Il voit le jour dans une famille très marquée par la religion puisque son père était pasteur et sa mère fille de pasteur. Il a 5 ans quand son père décède d’une apoplexie. Il fera ses études à Pforta, à Bonn puis à Leipzig. Son choix le porte vers la philologie (étude historique et littéraire d’une langue, le grec ancien en l’occurrence) plus que vers la théologie, n’ayant jamais été croyant. La lecture de Schopenhauer le marque durablement mais son rapport à la philosophie sera toujours imprégné de son rapport originel et fondamental à la langue des grecs de l’antiquité. Il est un élève particulièrement brillant et sera nommé dés 1869 professeur de philologie à l’université de Bâle (il n’a que 25 ans, ce qui est exceptionnel).
        C’est à cette époque qu’il se lie d’amitié avec le musicien Richard Wagner qui a 60 ans et sa femme Cosima (qui en a 30). En 1870, il est engagé volontaire dans la guerre contre la France, en tant qu’ambulancier. C’est à cette époque qu’il se débarrasse de toutes les anciennes valeurs qu’il honorait encore, comme un certain nationalisme ainsi qu’un rapport identitaire à sa culture d’origine. Toute l’oeuvre de Nietzsche est, au contraire, empreinte d’un profond mépris pour tout ce qui est allemand. Cette expérience de la guerre lui imprimera également un goût profond pour la solitude ou, du moins, une certaine incapacité à supporter la vie collective. Il écrit « la naissance de la tragédie » (sa première oeuvre publiée) en 1871. Le mauvais accueil du livre par ses collègues universitaires conforte son isolement et sa difficulté à mener de front une pensée d’auteur et une carrière de professeur. En 1875, il prend nettement ses distances avec Wagner qui se fait honorer comme musicien officiel de l’Allemagne.
        Les premiers ennuis de santé de Nietzsche datent de cette époque, probablement à cause d’une syphilis contractée pendant sa période militaire.. Il obtient une pension de l’université de Bâle  grâce à laquelle il voyage dans le sud de l’Europe: Italie, Suisse, Sud de la France. Commence alors une vie nomade de meublés en meublés au gré de l’évolution de sa maladie et de visites qu’il fait parfois à quelques amis comme Peter Gast, Paul Rée, Malwida Von Meysenburg. Nietzsche ne décrit jamais vraiment sa maladie comme le moteur de son oeuvre philosophique mais il lui assigne néanmoins un sens voire une fonction philosophique. Dans ce déplacement constant de la  maladie vue et observée par les périodes de rémission et inversement de bonne santé perçue au travers des instants de crises, Nietzsche situe l’origine de cette transmutation des valeurs, de ce perspectivisme qui rend possible que l’on analyse un état « du dehors » dans un jeu incessant de glissement et de lignes de fuite. Il s’agit de faire de sa santé un point de vue sur la maladie et inversement.
       
Rien ne serait plus faux que de définir la philosophie de Nietzsche comme une certaine façon d’appréhender et de vivre sa maladie mais il n’est pas incohérent de concevoir cette succession d’états de bien-être (très relatifs) et de crises en parallèle avec une philosophie niant totalement l’idée même d’unité ou de substantialité d’un sujet. Dans cette variation de sentiments, de situations, d’états et de pensées, Nietzsche fait l’expérience de cette dispersion du moi, de cette plurivocité où quelque chose de la polyphonie de la vie s’effectue, se « signe ». C’est le propre de la vie que de dissimuler ses instincts derrière des masques. Ce point est très important: ce n’est pas consciemment que telle ou telle personne se masque, ce n’est pas du tout une question de personne. C’est un « tour » de la vie.
        Dans cette période que l’on pourrait décrire comme étant celle du Lion (de la révolte), Nietzsche écrit Humain trop Humain (1878), Le voyageur et son ombre (1879). C’est pendant la préparation du Gai savoir qu’il aura à Sils-Maria la révélation de « l’Eternel retour », cette intuition fondamentale de sa philosophie dont on pourrait concevoir qu’elle inaugure la dernière période: celle de l’Enfant. En 1882, il fait la connaissance de Lou-Andréa Salomé dont il va tomber amoureux. Cette femme qui sera la maîtresse de Rainer Maria Rilke perçoit bien le génie du philosophe sans être amoureuse de l’homme. Nietzsche n’a connu que des échecs sentimentaux.
        L’année 1888 sera particulièrement productive: le crépuscule des idoles, le Cas Wagner, l’Antéchrist manifeste pleinement la mutation de l’Enfant. Le 3 janvier 1889, Nietzsche s’écroule en pleine rue à Turin. Sa mère et sa soeur s’occuperont de lui jusqu’à sa mort le 25 aout 1900. Il passe cette dernière période de sa vie dans un état de paralysie complète et ne dira pas un seul mot. Gilles Deleuze termine sa présentation biographique de Nietzsche en pointant le rôle déplorable de sa soeur Elisabeth qui n’aura de cesse de rapprocher l’oeuvre de son frère du nazisme. Nietzsche semble en effet correspondre parfaitement à la figure même du penseur maudit, non pas au sens étymologique du terme: « mal dit » (du latin « male dicere »: tenir des propos mauvais), mais au sens de « mal compris ». Ce silence de 10 ans causé par une maladie qui n’est plus en mesure de « faire oeuvre » ne causa cependant qu’un tort relatif tant la puissance de son oeuvre ne laisse aucune ambiguïté: « des gens comme ma soeur sont inévitablement des adversaires irréconciliables de ma manière de penser et de ma philosophie, ceci est fondé sur la nature éternelle des choses. »
2) La philosophie de Friedrich Nietzsche
        Pour tenter de rendre compte de « la » philosophie de Friedrich Nietzsche, nous nous appuierons sur le petit livre de Gilles Deleuze: « Nietzsche ». Quiconque lit un passage d’une oeuvre de Nietzsche s’aperçoit immédiatement qu’il n’écrit pas comme les autres philosophes. Il y a sans nul doute un enjeu, un propos de nature philosophique mais le style d’écriture n’est aucunement celui de l’explication et très partiellement seulement celui de la démonstration. Il ne s’agit pas pour lui de trouver la vérité derrière les phénomènes, mais de les interpréter, c’est-à-dire de leur prêter un sens, sachant que ce sens peut varier en fonction des intérêts, des époques de l’évolution de la vie.
        A quoi sert le philosophe, alors? A décrypter les symptômes de ce mouvement de la vie et à formuler des « perspectives », à les hiérarchiser, non pas en fonction de leur vérité mais de leur intérêt. En fait, cette nouvelle fonction du philosophe n’est pas du tout nouvelle, c’était celle des présocratiques (Héraclite, Thalès, Empédocle, etc.). Pour Nietzsche, Socrate et Platon ont détourné et perdu quelque chose de la philosophie première et c’est cette authenticité qu’il s’agit de retrouver, mais en quoi consiste cette authenticité? Dans l’unité de la pensée et de la vie. « La vie active la pensée et la pensée affirme la vie » - Gilles Deleuze. Pour bien comprendre cette thèse, il suffit de se rendre compte de cette évolution de la philosophie au gré de laquelle il semble impossible d’être un penseur et un « vrai vivant » (ne pas confondre avec un bon vivant), comme s’il fallait choisir entre vivre vraiment et penser durablement. Les penseurs de profession se mettent à part de la vie et réfléchissent dans une posture d’intellectuels qui dessèchent l’exercice de la pensée, qui l’anesthésient, la dévitalisent (Kant). Au contraire, chaque anecdote de la vie est une pensée qu’il nous reste à interpréter et inversement chaque pensée est une invitation  à l’incarner, au sens propre: à lui donner de la vie et de la chair.
       
Philosopher, c’est exercer une force vive, mais il est de la nature même des forces de ne jamais apparaître sans revêtir d’abord le masque de certaines forces préexistantes, comme celle de la religion, de la spiritualité. C’est pourquoi on évoque l’ascétisme du philosophe sans percevoir qu’il s’agit du masque que se donne une puissance physique, sensuelle du penseur. Le secret de la philosophie, à savoir qu’elle consiste dans l’affirmation par la pensée de la vie et l’activation par la vie de la pensée ne peut se produire que dans l’avenir puisqu’il a été d’emblée court-circuité. De fait nous n’avons fait qu’assister qu’à la « pente descendante » de cette efficience vitale de la pensée, à savoir à l’opposition de valeurs prétendument supérieures: le juste, le bien, le vrai, etc, contre la vie même. Alors qu’il appartiendrait au philosophe de casser ces valeurs et d’en créer sans cesse de nouvelles, il se range et se soumet à la pratique des valeurs normatives, c’est-à-dire qu’il porte, et supporte au lieu: « la philosophie n’est plus que le recensement de toutes les raisons que l’homme se donne pour obéir. » Gilles Deleuze -
        Il appartient à un nouveau type de philosophe de revenir à l’origine même de la philosophie telle qu’elle a été pratiquée par les présocratiques: « affirmer la vie ». Aussi différent qu’il soit, Socrate, Kant critique de fausses morales, des fausses attitudes mais c’est toujours pour réhabiliter les supposées « vraies »: la maïeutique, la morale kantienne, etc. Ils changent les valeurs, mais ils n’en créent pas de nouvelles et ils nous invitent toujours à assumer le Réel tel qu’il est sans se rendre compte que ce réel n’est lui-même  que ce qu’en ont fait ces valeurs prétendument supérieures. De Socrate à Hegel, la philosophie, selon Nietzsche n’a fait que se soumettre et inciter à se soumettre à des normes, à des idéaux. Notre histoire n’est donc que celle d’une lente et longue dégénérescence dans laquelle la pensée et la vie n’ont cessé de se contrarier alors que leur nature la plus profonde est de s’appuyer et de s’affirmer sans cesse l’une par l’autre.
       
Contre cette dégénérescence, il nous faut interpréter, c’est-à-dire saisir les forces qui sont à l’oeuvre dans un phénomène, sachant qu’il existe des forces actives (primaires, conquérantes, affirmatives) et des forces réactives (secondes, négatives, adaptatives). Il n’existe jamais, à aucun moment « une seule force ». La nature même de la force est plurielle et c’est ce rapport constant de la force avec la force que l’on appelle « volonté de puissance », on devrait peut-être dire finalement: « intensité de puissance ». Il y a ici un rapport entre l’intention et l’in-tension. La volonté de puissance ne désigne donc pas la volonté de prendre le pouvoir. Elle caractérise au contraire la libération, la dépense. Quand nous remontons à l’origine d’une volonté, d’un acte ou d’un phénomène, nous finirons toujours par trouver la dépense d’une énergie, c’est ça la volonté de  puissance. Elle n’est pas, comme le dit Gilles Deleuze, ce que la volonté veut, mais « ce qui » veut dans la volonté de puissance.  Sans cesse revient chez Nietzsche la distinction entre les forces actives et les forces réactives. Les premières affirment dans l’émergence même de sa différence à l’égard des autres forces. Mais elles ne s’affirment pas contre elles. A l’inverse les forces réactives sont d’emblée négatives et négatrices.
        Pour bien comprendre la pensée de Friedrich Nietzsche, il faut se détourner de tout dualisme, ou de tout monisme. Ce qu’« il y a » ce sont des forces et ce qu’il « faut faire » même si cette expression est VRAIMENT mal choisie pour qualifier Nietzsche, c’est  affirmer la vie, lui dire « OUI » et surtout lui faire dire « OUI », ni un retour en arrière ni une espérance folle vers l’avenir, une adéquation simple, forte, authentique avec ce que la vie est « purement », cela va de pair avec la réalisation d’une philosophie première, dans tous les sens du terme: affirmer la vie.
        Mais tout le problème vient de ceci que la vie elle-même est prise dans le renversement d’un mouvement réactif. Il est très intéressant de situer ici les thèses de Darwin, notamment parce qu’elles permettent de pointer un mouvement qui s’effectue dans la vie même, bien au-delà de la seule espèce humaine, mais aussi parce qu’elle permet de comprendre la définition des forces réactives: c’est le triomphe de l’adaptation, du second temps. Les espèces qui survivent sont celles qui sont réduites à des processus réactifs, et même si cette loi vaut pour toutes les espèces il est clair que l’homme est une espèce réactive par excellence, très douée pour l’adaptation. « Nous ne comprenons plus ce que signifie « agir » » - Gilles Deleuze. Tout est processus de régulation, d’adaptation, de vie secondaire. Réalisons à quel point cette visée de Nietzsche est juste notamment lorsque nous considérons comme intelligente toute espèce capable de s’adapter à de nouvelles conditions.
       
Rien ne serait plus suicidaire, plus ruineux et finalement plus contradictoire que de réagir contre les forces réactives (puisque c'est encore "réagir"). Les percer à jour est déjà très important, très productif, très sage. Par rapport à cette vie affirmative et première célébrée par les premiers philosophes et tragédiens grecs, les forts sont les artistes, les esthètes, les déchiffreurs de symptômes, les faibles sont les adaptés, les régulés, les bouffons, les modalités de vie médiocres, conformes, conformistes maquées par le signe du troupeau, celles et ceux qui ne créent rien. On voit bien dans quelle catégorie Nietzsche rangerait aujourd’hui celles et ceux qui exercent le pouvoir dans la plupart des Etats européens. Ce que nous vivons, c’est le triomphe des esclaves, de celles et ceux qui ne parlent que de gérer, de spéculer, d’accumuler des biens, de favoriser la croissance, de capitaliser pour sa retraite. Pour ces faibles qui sont aujourd’hui les gouvernants, la volonté de puissance est devenue autre chose, un désir de dominer les forts. Il s’agit simplement de ne pas perdre de vue la ou plutôt les perspectives de la volonté de puissance réellement efficiente, celles qui créent par et pour la vie: "on a toujours à défendre les forts contre les faibles. » Cette phrase a tellement été mal entendue, notamment par sa soeur, qu’il faut la rétablir dans son sens premier: la force est créatrice. Elle désigne la faculté de saisir les phénomènes dans leur irréductible nouveauté. Il ne faut pas s’y tromper, non seulement Nietzsche n’est pas un nihiliste, mais toute sa philosophie décrit l’effort pour vitaliser la pensée contre le nihilisme. S’il faut casser les anciennes valeurs, c’est justement parce qu’elles anesthésient la vie.
        Nietzsche énumère 5 étapes du nihilisme, cinq moments du triomphe de la faiblesse sur la force et la vie (il convient de les pointer sans les juger - C’est une donnée fondamentale de la lecture de Nietzsche: ne jamais se presser de situer les éléments qu’il soulignent comme « bons ou méchants », « avantageux ou nuisibles ». Nietzsche est un généalogiste qui voit à l’oeuvre des mouvements d’action et de réaction dans la vie même. Son propos est de lire ces processus, de les interpréter, de les hiérarchiser (quelle est leur valeur?). Mais il ne se laissera jamais prendre au piège de défendre une idéologie.
1) Le ressentiment: on fait honte à l’action. Le faible s’attribue le mérite de ne pas faire ce qu’accomplit le fort. La vie est accusée dans la dépense même de sa puissance vitale et vitaliste. On fait honte à la puissance de sa pleine santé.
2) La mauvaise conscience: c’est l’invention de la culpabilité, la force réactive qui intériorise et fait sienne la faute.
3) L’idéal ascétique: on s’impose à soi-même des privations, des mutilations, des modes de vie privés de joie et d’accomplissement, d’art. Il y a une inversion des valeurs: les forts deviennent faibles et les faibles forts. On « supporte ». On célèbre les valeurs de l’âne ou du chameau. Vivre, c’est porter sa croix. On pourrait ici l’anecdote dans laquelle Nietzsche perçoit le nihilisme de Socrate: condamné à mort, Socrate aurait demandé à ses amis de sacrifier pour lui un coq à Asclépios, pour l’avoir guéri de cette maladie qui s’appelle « la vie ».
4) La mort de Dieu. Le nihilisme poursuit sa voie en s’attaquant à Dieu lui-même. Ce n’est pas que Dieu, ou les religions soient pour Nietzsche des affirmations de la vie, c’est plutôt que le nihilisme suit sa route. Une figure pourrait parfaitement correspondre à ce moment du nihilisme, c’est le triomphe de la science contre la religion. On abat une idole pour lui en substituer une autre sans s’apercevoir de la supercherie. On pense que l’on est enfin en face du Réel sans se rendre compte que ce « réel » n’est qu’une représentation proposée par la science, laquelle devient à son tour une faiseuse d’idoles, de dogmes, de croyances, d’inquisition, etc.
5) Le dernier homme (ou l’homme qui veut mourir). Deleuze fait sur cette dernière étape une remarque fondamentale: « les concepts Nietzschéens sont des catégories de l’inconscient. » De tous les philosophes engagés dans une forme de dénonciation de la conscience (Spinoza, Freud, Marx, Lacan, etc.) Nietzsche est probablement celui qui est allé le plus loin dans ce que l’on pourrait appeler « la vision des profondeurs ». Le nihilisme finit par se nier lui-même, par vouloir sa propre destruction, ou plutôt par vouloir ne plus vouloir.
3) Le contexte de l’oeuvre
       
Il convient de situer la rédaction de ce livre dans la carrière de Nietzsche, tout à la fois en tant que professeur et qu’écrivain. C’est en 1869 qu’il est nommé professeur de philologie à l’université de Bâle. Il n’a que 26 ans ce qui est exceptionnel pour un tel poste. Il publie son premier livre: « Naissance de la Tragédie » en 1871 et reçoit, à cette occasion, un flot d’hostilités et de mauvaises critiques, notamment de la part de ses collègues universitaires.
        Nietzsche ne publiera jamais « vérité et mensonge au sens extra-moral », ce qui prouve qu’il avait bien conscience de l’effet désastreux qu’un livre aussi radical aurait  occasionné pour ses ambitions qui vont très vite se réduire à peu de chagrin mais qui à l’époque, et malgré la déception de sa première oeuvre, étaient probablement actives. Il avait, en effet, sollicité en 1872, la chaire de philosophie de l’université de Bâle et se l’était vu refusée. Parmi tous les essais publiés à titre posthume, certains étaient quasiment illisibles ou très fragmentés, mais ce n’est pas du tout le cas de celui-ci, et il est un peu paradoxal que Nietzsche n’ait jamais songé à le publier plus tard alors que d’une part, il est la reprise d’un travail écrit qu’il offrit à Cosima Wagner à Noël 1872 (nous savons que cette femme compta énormément pour lui et qu’il conçut pour elle une véritable « affection », avant que sa rupture avec Wagner ne fût consommée) et d’autre part qu’il contient en germe la quasi-totalité des intuitions et des thèses qu’il développera ultérieurement à l’exception de « l’éternel retour ».
        Les philosophes François Warin et Philippe Cardinali insistent en effet sur la densité philosophique de cette oeuvre, sur la puissance de ces quelques pages qui finalement sont tout à la fois l’annonce et l’articulation de toutes les thèses que Nietzsche développera ultérieurement. Nous y trouvons, en effet, selon eux:
- Le refus de l’humanisme et de l’intellectualisme
- La critique de l’anthropomorphisme de toute connaissance
- L’analyse du rôle que joue le langage dans les présupposés de toutes les philosophies du sujet (celle de Descartes en premier lieu)
- L’analyse et la destitution des valeurs comme expression inconsciente des besoins vitaux
- Une généalogie de « l’instinct de vérité », c’est-à-dire une approche historique et linéaire de ce « besoin de vérité » ou plus exactement de ce qui se cache derrière la toute puissance théorique de cette notion.
       
Ce petit opuscule achevé, prêt à imprimer, ne fut donc jamais publié du vivant de son auteur alors même qu’il contient l’essence même de l’oeuvre à venir. Comment expliquer ce que les deux commentateurs appellent la réticence de Nietzsche à franchir le pas de l’impression? Deux réponses semblent envisageables:
Peut-être cette oeuvre a-t-elle été perçue par Nietzsche comme une sorte de choc dont les écrits à venir seraient finalement les « ondes » mieux déployées, d’autant plus amples et souples dans leurs mouvements qu’elles se donneraient à lire et à interpréter en tant que telles, indépendamment de cet écrit de jeunesse que l’on pourrait qualifier de « principiel » mais indésirable comme une fusée soucieuse de dissimuler sa propre rampe de lancement.
Le style de Nietzsche dans cet opuscule est certes précis, enlevé, parfois lyrique et imagé mais reste assez loin de la « puissance de frappe » philosophique et littéraire des oeuvres ultérieures. En un sens, c’est précisément ce qui peut retenir notre attention par rapport aux oeuvres postérieures certes empreintes d’un style et d’une maturité philosophiques certaines mais, de ce fait, souvent difficiles à appréhender. « Vérité et mensonge au sens extra-moral » n’est pas une oeuvre « facile » mais, compte tenu de la difficulté extrême de l’oeuvre de Nietzsche, elle constitue une approche pertinente et beaucoup plus abordable que des écrits plus personnels et plus poétiques. En bref, c’est justement parce que le style de l’auteur n’est pas encore maîtrisé dans cette oeuvre qu’elle jouit sans conteste d’un gain de clarté et nous donne l’opportunité de rentrer dans une pensée dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est d’une complexité aussi précieuse qu’exigeante.
        C’est un siècle plus tard que ce petit opuscule fut traduit et publié en France où il connut un succès foudroyant. C’était l’époque du structuralisme et la découverte de cette analyse du langage ne pouvait pas mieux tomber. Elle faisait en effet plus qu’écho à ce mouvement (Lacan, Lévi-Strauss, Barthes, Foucault) définissant à la fois le langage comme « le fait culturel par excellence » et l’homme comme « pris dans la chaîne du signifiant » - Jacques Lacan.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire