mercredi 7 juin 2023

Terminales 3 / 5 / 7 - La science se limite-t-elle à constater les faits? L'expérience à choix retardé de John Wheeler et la question philosophique du "constat"


 Pourquoi y-a-t-il des vagues dans l’eau? Pourquoi cette alternance de creux et de montées? Il nous est toutes et tous déjà arrivé de nager et d’avoir à composer avec des vagues plus fortes parce que plus loin un bateau à moteur ou un jet-ski fonçait sur les vagues et retombait lourdement et se relançait et ainsi de suite. Supposons une surface d’eau plane et deux corps qui tombent dans cette eau à surface lisse. Celle ci va s’agiter et les deux trains d'ondes créées par ces deux corps qui ont plongé dans l’eau vont se rencontrer. Une onde est circulaire et les trains d'ondes vont s’entrecroiser créant à la surface des alternances de creux et de saillies selon que les deux ondes se rencontrent de façon plus ou moins proches du sommet de l’onde de l’une et du creux de l’onde de l’autre. Quand tel point haut de la première onde rencontre le point haut de l'autre, cela va s’ajouter et créer une vague. Quand au contraire le sommet de l’une rencontre le creux de l’autre, cela va annuler l’effet de saillance et l’onde sera lisse, apaisée. C’est pour cela qu’il y a des vagues dans une eau calme après la chute de deux corps. L’alternance des vagues vient de ce phénomène que l’on appelle interférences.


Le génie de Young est d’avoir saisi qu’avec ce phénomène observable dans les vagues on pouvait comprendre la nature de la lumière puisque l’onde est à la fois la structure même de l’élément liquide et éventuellement celle de la lumière. Quand on envoie un faisceau lumineux sur une plaque trouée en deux endroits, nous allons observer ce phénomène d’interférences. Finalement c’est la même chose que si dans une piscine on fait tomber deux corps dans l’eau, on installe une sorte de digue trouée en deux endroits et on dispose ensuite un enregistreur des vagues à la surface plus loin. 

L’expérience des fentes de Young (1801) a clairement montré la structure ondulatoire de la lumière. Quand on projette le faisceau au travers de la plaque trouée en deux endroits et qu’on installe un écran qui va capturer les signaux derrière les plaques, on distingue des raies c’est ce que l’on appelle un patron d’interférences. Si l’on bloque l’une des fentes, tout l’écran sera empreint d’un seul signal uniforme parce qu’il n’y aura pas eu interférences entre deux trains d’onde puisque la plaque n’était pas trouée en deux endroits.


On sait que pourtant cette nature ondulatoire de  la lumière est problématique et Einstein lui-même n’est pas du tout convaincu et il a même prouvé que la lumière pouvait aussi se constituer en paquets de particules compacts. De plus on est capable de créer des projecteurs de photons qui ont la possibilité d’envoyer des photons un à un, tout comme des électrons. S’il y a "un" photon cela signifie qu’il est un corpuscule.  L’expérience qui a mis le feu aux poudres a consisté à placer un détecteur juste après les deux plaques et à constater que lorsque l’on met le détecteur le photon passe par la fente A « OU » (ce « ou » est très important) par la fente B mais lorsque l’on n’installe pas les détecteurs , il passe par les deux par A ET par B. Le photon, l’électron s’adaptent donc au dispositif expérimental. Ils apparaissent comme les conditions d'expérimentation ont prévu qu'ils apparaissent: onde ou corpuscule, selon que l'on dispose ou pas un détecteur (si oui: corpuscule, si non: onde)

Par rapport à notre sujet, c’est décisif, cela signifie que « constater un fait », c’est déjà problématique en soi dés lors que l’on se situe dans une perspective quantique. Toutes les expériences dont il est question dans cet article sont « des expériences sur l’expérience ». Ce n’est pas que la science se limite à constater les faits, c’est qu’elle est assez rigoureuse et fine pour saisir à quel point ce « constat » est beaucoup moins simple ou donné qu’il y paraît. Qu’il y ait une réalité qui se donne de façon brute et uniforme est absolument douteux, voire faux. Les conditions de l’observation transforment la réalité observée, de telle sorte qu’il semble impossible d’affirmer que l’on voit quoi que ce soit sans que le "voir" n’influence toujours déjà le « vu ». C’est comme si une expérience objective nous faisait réaliser qu’il n’existe pas d’expérience objective, que cette objectivité là n’existait pas mais que l’on voit toujours ce qui est rendu possible par les conditions de ce « voir ».

L’invention de l’interféromètre de Mach Zender permet de complexifier et d’approfondir considérablement tout ce que Young avait mis à jour. En un sens cela revient au même. On crée un dispositif dans lequel le faisceau lumineux est envoyé sur une plaque semi-réfléchissante, puis renvoyé pour chacun d’eux (puisque la plaque semi-réfléchissante a scindé le rayon en deux)  par miroir (une plaque complètement réfléchissante pour enfin être recombiner au travers d’une seconde plaque réfléchissante. A la sortie de cette seconde plaque, deux détecteurs de signaux sont placés. On obtient ainsi un rectangle qui finalement revient exactement à l’expérience des fentes de Young en plus compliqué. Pour recréer l’identique des interférences il suffit de rallonger la longueur de l’un des trajets. On constatera alors la même sinuosité que ce qui dans les fentes de Young se traduisaient par des interstices.

            


Notons que si l’on place des détecteurs dés la sortie de la première plaque semi-réfléchissante, on note que le photon passe soit à travers, soit est reflété, mais pas les deux.  Qu’est-ce que ça veut dire?  Que c’est exactement le même phénomène que lorsque l’on place un détecteur après les deux fentes de la plaque trouée: le photon se comporte comme un corpuscule quand on le met, mais quand on ne le met pas comme une onde. De la même façon, si l’expérimentateur place un dispositif qui s’attend à ce qu’il passe à la fois à travers et en étant réfléchi et en se recombinant avec une seconde plaque, il le fait alors que si on le place après la première, il choisit d’être reflété OU de traverser.

Mais John Wheeler conçoit alors une expérience fascinante qu’il n’a pas pu exécuter. C’est une équipe de scientifiques français qui l’a faite en 2006 grâce à Vincent Jacques et à Alain Aspect.  L’expérience de Wheeler consiste d’abord à prendre acte de cette incroyable capacité du photon ou de l’électron à « savoir » dans quel dispositif il est embarqué et à tester finalement la question du temps, la question de l’avant et de l’après. 

Nous avons vu que lorsque les détecteurs de signaux étaient placés après la première plaque semi-réfléchissante, le photon se comporte comme un corpuscule et va soit à droite soit à gauche (il est soit reflété soit traversant) mais que dés lors que l’on installait une seconde plaque semi-réfléchissante en bout de course, il se comportait comme une onde (réfléchissant ET traversant). Or on peut bien installer la seconde plaque semi-réfléchissante APRES que le photon ait franchi la première, mieux encore on peut installer un appareillage qui laisse vraiment au hasard le plus complet la question de savoir si on dispose ou pas cette seconde plaque.

C’est exactement ce que Vincent Jacques a fait dans une expérience qui date de 2006. Il a « suffi » de rallonger le trajet du faisceau entre les deux plaques semi réfléchissantes et de faire dépendre la positon de la seconde plaque semi-réfléchissante d’un générateur quantique de nombre aléatoire de telle sorte que PERSONNE, mais vraiment personne dans ce monde là, (pas même Dieu) ne peut savoir si la seconde plaque va être disposée ou pas. Cela veut dire qu’au moment où le photon est lancé au travers de la première plaque réfléchissante, il n’est absolument rien, mais vraiment Rien qui puisse prédire que la seconde plaque sera mise ou pas, autrement dit que le dispositif soit un piège à détecter des ondes ou des corpuscules, il est impossible que le photon le « sache ». Et pourtant il le sait, c’est-à-dire qu’on « constate » que lorsque le générateur quantique à nombre aléatoire a précipité la seconde plaque, le photon se comporte comme une onde, quand il ne l’a dispose pas, il se comporte comme un corpuscule. 


Parlons de cette expérience en terme de « constat »: c’est hallucinant! Nous constatons que le photon a toujours déjà constaté que le dispositif expérimental qui n’était pourtant pas encore installé l’attendait comme un onde  ou comme un corpuscule. Il savait ce que rien ni personne ne pouvait savoir. 

Il est absolument impossible  de rendre raison d‘une telle expérience sans la mettre en perspective avec la question de la temporalité. Le photon a toujours su ce qui pourtant dans notre temporalité n’était prévisible nulle part ni à aucun moment. Pour nous, il y a eu succession du lancement du photon, puis de l’installation ou pas de la seconde plaque puis du résultat des signaux, c’est du temps chronologique au regard duquel on ne voit pas comment un fait qui s’est déroulé avant pourrait déjà intérioriser, contenir de l’après. Le photon lui écrase et confond ces trois moments en une seule donnée qu’il a toujours sue, comme si lui n’existait pas dans un temps chronologique, comme si ce que nous appréhendons de façon successive était appréhendé par lui de façon simultanée. Avant, après, pendant, c’est un seul et même présent, « une éternité ». Nous ne constatons pas dans la même dimension le photon et nous. Nous avons bel et bien l’impression que la temporalité de l’infiniment petit n’est pas du tout déclinable en terme d’avant, d’après, ou de succession. Rien ne s’y produit autrement que « maintenant », dans un maintenant au sein duquel passé et futur sont confondus, écrasés  dans l’éternité immuable d’un seul présent.

Pour celles et ceux qui ont vu le film de Denis Villeneuve « premier contact », on ne peut s’empêcher de faire un parallèle. Parlant la langue des extra-terrestres, Louise Banks accède à une dimension temporelle qui ne se structure pas au gré de cette ligne. Et toute sa vie se condense en une réalité perceptible en une fois.  C’est comme si le photon vivait dans cette dimension là aussi.


Nous voyons, nous, le photon lancé et nous vivons l’expérience dans son déploiement successif, mais la réalisation de l’expérimentation atteste que le photon agit comme s’il était déjà au courant d’un protocole expérimental constitué pour le détecter en tant qu’onde ou que corpuscule. Le fait de sa nature, l’expérience même de sa réalité tangible, visible (onde ou corpuscule) a toujours été décidé, alors même qu’elle ne pouvait pas l’être encore. Il n’y a vraiment pas lieu ici de parler de rétrospection ou de prospection: ce que le photon EST, étrangement il l'a toujours été et il ne pouvait pas être autre chose lors même que nous faisons l’expérience de ceci qu’il aurait bien pu être autre jusqu’à l’extrême limite temporelle où le générateur quantique a fait son choix. Ce qui "est" de ceci qu’il l’est, il l’a toujours été. 

Se limiter à constater les faits, c’est déjà quasi miraculeux quand on réalise, comme c’est le cas dans cette expérimentation la nature totalement incroyable, miraculeuse, déstabilisante pour notre conception du temps de la matrice des faits. En termes spinozistes, on pourrait dire que le photon est « sub specie aeternitatis » et que nous ne pouvons percevoir cet écrasement éternel du passé et du futur que de façon décalée. Cette expérience a réduit ce décalage à sa limite la plus troublante, comme si nous pressentions que cette matrice des faits qui éclate ici dans l’incompréhensible capacité d’anticipation du photon, pointait vers un Eternel Retour qui correspond terme à terme à l’intuition Nietzschéenne: ce qui s’est passé une fois s’est passée toutes les fois et il n’y a pas d’autre éternité que celle de la fulgurance de l’instant où tout se décide, où l’Eternel côtoie la contingence. Cela ne signifie rien d‘autre philosophiquement que la confirmation de la pertinence de cette intuition, comme si l’extrême difficulté de la compréhension de l’idée Nietzschéenne et encore plus son expérience se manifestait ici concrètement matérielle. Il se pourrait donc que le démon de l’éternel retour tel qu’il est présenté dans le « gai savoir » soit moins ce tentateur diabolique et un peu désespérant  qu’une réalité quantique, le génie même de l’évènement, l’effectuation complètement stoïcienne et parfaitement accompli de la quasi-causalité, bref de quoi nous rendre extatiques! Pas vrai, Mistigri?




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