jeudi 23 mai 2013

"Le corps utopique" de Michel Foucault - Le texte (3)



"Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau  à chacun de ses réveils, à ce lieu -là, dès que j’ai les yeux ouverts je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place, puisque, après tout, je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le remuer, le bouger, le changer de place - seulement voilà, je ne peux pas me déplacer sans lui, je ne peux pas le laisser là où il est, pour m’en aller moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir le matin sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrai, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici, irréparablement, jamais ailleurs.
Mon corps, c’est le contraire d’une utopie, ce qui n’est jamais sous un autre ciel. Il est le lieu absolu, le petit fragment d’espace avec lequel, au sens strict, je fais corps. Mon corps, topie impitoyable. Et si, par bonheur, je vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme avec ces choses de tous les jours, que finalement je ne vois plus, et que la vie a passé à la grisaille, comme avec ces cheminées, ces toits qui moutonnent chaque soir, devant ma fenêtre…   mais, tous les matins, même présence, même blessure : sous mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage maigre, épaules voûtées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau ! Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener, à travers cette grille, qu’il faudra parler, regarder, être regardé, sous cette peau, croupir. Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné.
 Je pense, après tout, que c’est contre lui, et comme pour l’effacer, qu’on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de l’utopie, la beauté, l’émerveillement de l’utopie, à quoi sont-ils dus ? L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré. Et il se peut bien que l’utopie première, celle qui est le plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel, le pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens. Eh bien, c’est le pays où les corps se transportent aussi vite que la lumière, c’est le pays où les blessures guérissent avec un baume merveilleux, le temps d’un éclair. C’est le pays où l’on peut tomber d’une montagne et se relever vivant. C’est le pays où l’on est visible quand on  veut, invisible quant on le désire. S’il y a un pays féerique, c’est bien pour que j’y sois prince charmant, et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des ours.

 Il y a aussi une utopie qui est faite pour effacer les corps : cette utopie c’est le pays des morts, ce sont les grandes cités utopiques que nous a laissées la civilisation égyptienne. Les momies après tout, qu’est ce que c’est ? Eh bien, c’est l’utopie du corps nié et transfiguré. La momie c’est le grand corps utopique qui persiste à travers le temps. Il y a eu aussi les masques d’or que la civilisation mycénienne posait sur le visage des rois défunts, utopie de leur corps glorieux, puissant, solaire, terreur des armées. Il y a eu les peintures et les sculptures des tombeaux, les gisants, qui, depuis le Moyen Age, prolongent, dans l’immobilité, une jeunesse qui ne passera plus. Il y a maintenant de nos jours ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. Et dans cette cité d’utopie des morts, voilà que mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu.
 Mais, peut-être, la plus obstinée, la plus puissante de ces utopies par lesquelles nous effaçons la triste topologie du corps, eh bien, c’est le grand mythe de l’âme qui nous l’a fourni depuis le fond de l’histoire occidentale. L’âme, elle fonctionne dans mon corps d’une façon bien merveilleuse. Elle y loge bien sûr, mais elle sait bien s’en échapper. Elle s’en échappe pour voir les choses à travers les fenêtres de mes yeux, elle s’en échappe pour rêver quand je dors, pour survivre quand je meurs. Elle est belle mon âme, elle est pure, elle est blanche, et si mon corps boueux, en tout cas pas très propre, vient à la salir, il y aura bien une vertu, il y aura bien une puissance, il y aura bien mille gestes sacrés qui la rétabliront dans sa pureté première. Elle durera longtemps mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir. Vive mon âme, c’est mon corps lumineux, purifié, vertueux, agile, mobile, tiède, frais, c’est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une bulle de savon. Et voilà, mon corps par la vertu de toutes ces utopies a disparu, il a disparu comme la flamme d’une bougie qu’on souffle. L’âme, les tombeaux, les ennemis, et les fées ont fait main basse sur lui, l’ont fait disparaître en un tournemain, ont soufflé sur sa lourdeur, sur sa laideur, et me l’ont restitué éblouissant et perpétuel.
 Mais mon corps, à vrai dire, il ne se laisse pas réduire si facilement, il a après tout, lui-même, ses ressources propres de fantastique. Il en possède lui aussi des lieux sans lieu, et des lieux plus profonds, plus obstinés encore, que l’âme, que le tombeau, que l’enchantement des magiciens. Il a ses caves et ses greniers, il a ses séjours obscurs, il a ses plages lumineuses. Ma tête par exemple, ma tête, quelle étrange caverne ouverte sur le monde extérieur, par deux fenêtres, deux  ouvertures, j’en suis bien sûr, puisque je les vois dans le miroir, et puis je peux fermer l’une ou l’autre séparément. Et pourtant il n’y en a qu’une seule de ces ouvertures, car je ne vois devant moi qu’un seul paysage continu sans cloison ni coupure. Et dans cette tête, comment est-ce que les choses se passent ? Eh bien ! Les choses viennent se loger en elle. Elles y entrent, et ça, je suis bien sûr que les choses entrent dans ma tête quand je regarde, puisque le soleil, quand il est trop fort et m’éblouit, va déchirer jusqu’au fond de mon cerveau, et pourtant, ces choses qui entrent dans ma tête, elles demeurent bien à l’extérieur, puisque je les vois devant moi, et que, pour les rejoindre, je dois m’avancer à mon tour.
 Corps incompréhensible, corps pénétrable et opaque, corps ouvert et fermé, corps utopique, corps absolument visible en un sens. Je sais très bien ce que c’est qu’être regardé par quelqu’un d’autre de la tête aux pieds, je sais ce que c’est que d’être épié par derrière, surveillé par-dessus l’épaule, surpris quand je m’y attends le moins, je sais ce que c’est qu’être nu, et pourtant ce même corps, qui est si visible, il est retiré, il est capté par une sorte d’invisibilité de laquelle jamais je ne peux le détacher : ce crâne, ce derrière de mon crâne, que je peux tâter là avec mes doigts, mais voir jamais, ce dos que je sens appuyé contre la poussée du matelas sur le divan quand je suis allongé, et que je ne surprendrai que par la ruse d’un miroir. Et qu’est-ce que c’est que cette épaule dont je connais avec précision les mouvements et les positions, mais que je ne saurais jamais voir sans me contourner affreusement ? Le corps, fantôme qui n’apparaît qu’au mirage des miroirs, et encore d’une façon fragmentaire. Est-ce que, vraiment, j’ai besoin des génies et des fées, et de la mort et de l’âme, pour être à la fois, indissociablement, visible et invisible ? Et puis, ce corps, il est léger, il est transparent, il est impondérable. Rien n’est moins chose que lui, il court, il agit, il vit, il désire, il se laisse traverser sans résistance par toutes mes intentions. Eh oui ! Mais jusqu’au jour où j’ai mal, où se creuse la caverne de mon ventre, où se bloquent, où s’engorgent, où se bourrent d’étoupe ma poitrine et ma gorge. Jusqu’au jour où s’étoile au fond de ma bouche, le mal aux dents. Alors, alors là, je cesse d’être léger, impondérable, etc., je deviens chose, architecture fantastique et ruinée. Non vraiment il n’est pas besoin de magie ni de féerie, il n’est pas besoin d’une âme ni d’une mort, pour que je sois à la fois opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose, pour que je sois utopie, il suffit que je sois un corps.
Toutes ces utopies par lesquelles j’esquivais mon corps, eh bien, elles avaient tout simplement leur modèle, et leur point premier d’application, elles avaient leur lieu d’origine dans mon corps lui même. J’avais bien tort, tout à l’heure, de dire que les utopies étaient tournées contre le corps, et destinées à l’effacer. Elles sont nées du corps lui-même, et se sont peut-être ensuite retournées contre lui. En tout cas, il y a une chose certaine, c’est que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies. Après tout, une des plus vieilles utopies que les hommes se sont racontées à eux-mêmes, n’est-ce pas le rêve de corps immenses, démesurés, qui dévoreraient l’espace et maîtriseraient le monde ? C’est la vieille utopie des géants qu’on trouve au cœur de tant de légendes, en Europe, en Afrique, en Océanie, en Asie, cette vieille légende qui a si longtemps nourri l’imagination occidentale, de Prométhée à Gulliver. Le corps aussi est un grand acteur utopique quand il s’agit des masques, du maquillage et du tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n’est pas exactement, comme on pourrait se l’imaginer, acquérir un autre corps, simplement un peu plus beau, mieux décoré, plus facilement reconnaissable. Se tatouer, se maquiller, se masquer, c’est sans doute tout autre chose. C’est faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles : le masque, le signe tatoué, le fard, déposent sur le corps tout un langage, tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré, ou la vivacité du désir. Le masque, le tatouage, le fard déplacent le corps dans un autre espace. Ils le font entrer dans lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde. Ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire qui va communiquer avec l’univers des divinités ou avec l’univers d’autrui. On sera saisi par les dieux, ou on sera saisi par la personne qu’on vient de séduire. En tout cas, le masque, le tatouage, le fard, sont des opérations par lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace. […]

Et si l’on songe que le vêtement sacré ou profane, religieux ou civil, fait entrer l’individu dans l’espace clos du religieux, ou dans le réseau invisible de la société, alors on voit que tout ce qui touche au corps, dessin, couleur, diadème, tiare, vêtement uniforme - tout cela, fait épanouir sous une forme sensible et bariolée, les utopies scellées dans le corps. Et peut-être faudrait-il descendre encore au-dessous du vêtement, peut-être faudrait-il atteindre la chair elle-même, et alors on verrait que, dans certains cas, à la limite, c’est le corps lui-même qui retourne contre soi son pouvoir utopique, et fait entrer tout l’espace du religieux, et du sacré, tout l’espace de l’autre monde, tout l’espace du contre- monde, à l’intérieur même de l’espace qui lui est réservé. Alors le corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses propres fantasmes. Après tout, est-ce que le corps du danseur n’est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? Et les drogués aussi et les possédés, les possédés dont le corps devient enfer, les stigmatisés dont le corps devient souffrance, rachat et salut, sanglant paradis ?
 J’étais sot vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable, et qu’il s’opposait à toute utopie. Mon corps en fait, il est toujours ailleurs. Il est lié à tous les ailleurs du monde. Et à vrai dire, il est ailleurs que dans le monde, car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui comme par rapport à un souverain, qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps, il est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser. Le corps, il n’est nulle part, il est au cœur du monde, ce petit noyau utopique, à partir duquel je rêve , je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place, et je les nie aussi, par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps, il est comme la cité du soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps, pendant des mois, pendant plus d’une année, ils n’ont qu’un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s’organise, et ne prend littéralement corps, que dans l’image du miroir. D’une façon plus étrange encore, les Grecs d’Homère n’avaient pas de mots pour désigner l’unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n’y avait pas de corps :  il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes, il n’y avait pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n’apparaît chez Homère que pour désigner le cadavre.
 C’est ce cadavre par  conséquent, c’est le cadavre et c’est le miroir, qui nous enseignent, enfin qui ont enseigné aux Grecs, et qui enseignent maintenant aux enfants, que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids, bref que le corps occupe un lieu. C’est le miroir et c’est le cadavre, qui assignent un espace à l’expérience profondément et originairement utopique du corps. C’est le miroir et c’est le cadavre, qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture qui est maintenant pour nous scellées, cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C’est grâce à eux, c’est grâce au miroir et au cadavre, que notre corps n’est pas pure et simple utopie. Or si l’on songe que l’image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l’on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant, l’utopie profonde et souveraine de notre corps.
 Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l’amour, c’est sentir son corps se refermer sur soi, c’est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l’autre. Sous les doigts de l’autre qui vous parcourt, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l’autre, les vôtres deviennent sensibles. Devant ces yeux mi-clos, votre visage acquiert une certitude. Il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L’amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, il apaise l’utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme. Il l’enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C’est pourquoi il est si proche parent de l’illusion du miroir et de la menace de la mort, et si malgré ces deux figures périlleuses qui l’entourent, on aime tant faire l’amour, c’est parce que, dans l’amour, le corps est ici."

                                                                          Michel Foucault

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire