samedi 8 février 2014

Hannah Arendt - La condition de l'homme moderne et la crise de la culture


(ces développements sur l'oeuvre d'Hannah Arendt ont été rédigés par Marie-Line Bretin) 

Hannah Arendt reprend la division marxiste entre monde ancien et monde moderne, mais elle ne fait pas démarrer le monde moderne à la révolution industrielle du XIX°siècle, mais au XVIII° siècle et à la découverte de l’origine de la richesse : le travail. Sa référence pour le monde ancien n’est pas la société artisanale sous ses multiples formes qui est la référence marxiste mais la cité grecque.

La problématique marxiste c’est : avant la révolution industrielle, le travail était le lieu de la construction de l’humanité, après, dans l’usine, nous avons un travail aliéné. Donc la question fondamentale du marxiste c’est comment libérer le travailleur de son aliénation, comment revenir à un mode de relation aussi avantageux que dans le monde artisanal, tout en se servant des moyens productifs industriels.  

Pour Hannah Arendt, le travail n’est pas le propre de l’humain, mais au contraire rattache l’homme au monde naturel. Elle part du fait que le travail a connu une forme de revalorisation extrême : Les Grecs méprisaient le travail et par conséquent en partie le travailleur. Dans le monde moderne, c’est l’inverse. On peut voir ce changement dès Rousseau par exemple qui a dit « Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon ». C’est la notion de dette qui fonde la pensée de Rousseau. Hegel et Marx vont plus loin, pour eux, c’est le fondement de l’humain en l’homme, puisque cette humanité ne peut être que sociale.

C’est ce que déconstruit Hannah Arendt.

Les deux maisons de l’homme dans l’antiquité : la nature et le monde
            L’homme est le seul être vivant qui naît deux fois nous dit H. Arendt, une fois dans le monde des êtres vivants, la nature « la maison des êtres vivants sur terre », et une fois dans le monde « la maison des hommes sur terre » (autrement dit « la maison de l’être humain en tant qu’humain sur terre).
La nature n’est donc pas la propriété des hommes. Elle est commune aux hommes et aux autres êtres vivants, cela a des conséquences que Hannah Arendt n’étudie pas, car elle ce qui l’intéresse c’est le monde.
Ce qui caractérise la nature c’est le renouvellement permanent de toutes choses qui sont prises dans un processus métabolique de production et de destruction. Le recyclage c’est la donnée première de la nature, et l’écolo sur ce plan n’invente rien.
L’homme appartient à la nature, et en tant que tel, il doit, comme tout être vivant, participer au renouvellement des biens de consommation qui lui permettent de vivre. Le travail est donc le propre de l’animal laborans en lui.
En cela, encore une fois Hannah Arendt est paradoxale et pour son temps, très en avance dans sa critique du travail, car beaucoup de philosophes, à partir du XVIII° et du XIX° voient dans le travail ce qui sépare l’homme de la nature. Hegel et Marx sont de ce côté là. L’animal ne travaille pas pour Marx, parce que ce qu’il fait n’est jamais innovant, n’est jamais non plus rebutant, la production animale est instinctive et n’est que le déploiement naturel de ses forces, tandis que le travail est dans la pénibilité d’un dépassement du naturel. Pour Hannah Arendt, le travail, aussi intelligent soit-il ou innovant, quand il produit des biens de consommation rapidement renouvelé, fait partie du processus naturel. C’est dit-elle, la marque de la servitude de l’homme, son asservissement à la nécessité. Elle parle aussi de la joie de l’animal laborans, dans cet usage qu’il fait de ses forces, il y a quelque chose de l’ordre d’une expression vitale de santé qui fait qu’on est content de dépenser ses forces habilement et content quand c’est fini.

Le monde, qui est monde culturel, commence avec l’outil et les biens de consommation durable. Là on est avec l’homo-faber, l’homme fabricateur, l’homme technicien, ingénieur et ingénieux, inventeur, et scientifique. Cet homo-faber c’est l’artisan et l’artiste et leur production c’est l’oeuvre. Pourquoi est-ce qu’il nous fait entrer dans le monde des hommes, parce qu’il crée quelque chose qui est durable, qui résiste au processus incessant de métabolisation de la nature, qui crée un pont entre les générations dans le temps, et entre les cultures qui peuvent communiquer ainsi. C’est à ce niveau-là par exemple, que se trouvent les maisons des hommes, les meubles, et tous les objets de l’artisanat imprégné d’une culture marquée qu’on transmet aussi avec ces meubles et ces objets.
La durabilité n’est donc pas seulement souhaitable parce qu’écologique, c’est la première maison des hommes sur terre.
C’est là aussi qu’on va trouver cette notion d’amour du travail, du respect du travail humain, dans l’amour de l’objet qui est en usage chez soi, et qu’on se transmet. On trouve aussi la marque de l’humain, toujours singulier, dans l’œuvre d’un artisan.
C’est encore là que se joue un point commun entre œuvre artisanale et artistique : l’objet dans la recherche de la perfection dans son usage, ne peut pas être conçu comme laid. La beauté fait partie de la durabilité.
Parmi les œuvres les plus importantes dans cette construction de cette maison des hommes sur terre, il y a l’œuvre d’art qui n’est pas utilisée et donc échappe totalement au processus de métabolisation qui frappe quand même l’œuvre artisanale utilisée. D’où les musées, où les œuvres des anciens sont conservés, le soin de la culture (prendre soin de) de l’homme cultivé qui réalise une certaine forme de perfection de son humanité parce qu’il peut tenir la main des anciens, des personnes qui ont fait l’effort de penser, de chercher le sens de la vie humaine, de la représenter.
Il y a ensuite un troisième domaine qui ne nous concerne pas trop mais qui est le plus important pour elle, ce qu’elle appelle « la vie active » (par opposition à la vie contemplative) : la participation à l’espace public par l’action et la parole.

 L’espace public chez les Grecs, c’est l’agora, là où on discute, là où on prend des décisions, et c’est aussi le théâtre, où on se rassemble pour voir une pièce, la juger, en discuter. L’espace public en réalité c’est moins un lieu qu’une réalité humaine réalisée par l’entrecroisement des points de vue. Il faut absolument entrer sur l’espace public pour naître à soi comme être humain, c’est-à-dire être capable d’exister et non seulement vivre. Et exister implique le regard de l’autre. C’est sur l’espace publique que se révèle qui je suis et non ce que je suis (ce que je suis c’est ce que la vie a fait de moi, tout ce qui me détermine, qui je suis a toujours un sens éthique : quelqu’un de bien, un lâche, un salaud… )
Avoir une parole individuelle, sur l’espace publique, implique que j’ai reçu une craine culture, que j’ai été nourri des idées des autres, et qu’à ce contact je découvre ma propre vision, et donc m’exerce à la parole, par quoi je me dis aux autres, dans ma vision des choses.



La crise du monde moderne :
1)    Qu’est-ce qui a changé et quand ? Pour Hannah Arendt, ce qui change c’est l’émergence dominante d’un esprit qui existait auparavant de manière marginale et mal vue par les autres : le philistinisme. Le mépris de tout ce qui ne produit pas de la richesse, mépris des formes culturelles qui ne sont pas monnayables : mépris de l’art .
C’est l’élévation de la notion d’utilité au rang de valeur. Tout cela c’est lié au fait que, au XVIII° siècle, on découvre l’origine de la richesse. Avant on croyait que c’était l’or, le métal précieux qui faisait la richesse, et donc on allait en chercher dans le Nouveau Monde. Puis on a cru que c’était la terre qui donne plus qu’elle ne reçoit. Avec Adam Smith (le père de l’économie politique et du libéralisme économique), il y a une adéquation entre travail humain et production de richesse.
La notion de valeur s’est alors concentrée sur cette notion de richesse. La valeur c’est la richesse, ou ce qui produit la richesse c’est-à-dire l’utile.
Et on est encore dedans.
Quand par exemple vous posez la question : pourquoi fais-tu cela ? Réponse considérée comme satisfaisante : parce que c’est utile.
Hannah Arendt déconstruit cela : d’abord parce que pendant longtemps ce n’a pas été la réponse satisfaisante. La valeur était autre : la vie, le plaisir, la beauté, l’honneur, le bien… 
Pourquoi fais-tu cela, parce que c’est beau. Parce que mon honneur est en jeu. Parce que cela me procure beaucoup de plaisir.
La réponse satisfaisante est liée à un système de valeur qui correspond exactement à cette construction culturelle particulière qu’est une société, ou à une construction philosophique personnelle. Pour Épicure par exemple, la valeur c’est le plaisir, tout le reste en découle ou y mène (la beauté, le bien, la santé…).
Quand on dit « c’est utile », on entre dans une régression à l’infini, à moins de rencontrer une autre valeur. Car dire « c’est utile » ne peut être dit tout seul, l’utile est moyen, il y a donc une autre fin derrière.
Par exemple, pourquoi aller en cours ? Parce que c’est utile pour avoir son diplôme, et son diplôme c’est utile pour trouver du travail, et trouver du travail c’est utile pour gagner de l’argent, et gagner de l’argent, c’est utile pour… et là vous avez une vraie valeur (vivre ou faire des choses intéressante ou plaisante, se construire, exister… ).
Heidegger déjà expliquait que l’élévation de l’utile en valeur conduit à l’instrumentalisation de tout, y compris de l’autre. Et c’est très grave parce que l’instrumentalisation d’autrui n’est pas autre chose que la perversion, l’envers de l’éthique. Si tu n’es pas utile, tu dégages ! Cela peut aller jusqu’à l’euthanasie des handicapés, des vieux… de tous ceux qui ne sont pas dans un processus productif.
Si on remet l’utile à sa place, simple moyen d’aller aux vraies valeurs, on n’est plus soumis à ce processus très dommageable.


2)    Cela a pour conséquence, l’hypertrophie de la société comme mode communautaire. Il y a différents types de communautés. La famille c’est un mode particulier de communauté qui est fondé d’abord sur l’engagement conjugal, puis parental, et sur le lien d’amour. La communauté politique, la Cité des Grecs ou l’État moderne, c’est une communauté fondée sur l’organisation et le règlement des relations entre les humains. La société, c’est précis, c’est l’espace des échanges de biens et de service. C’est le lien qui naît des échanges, du fait que le travail des uns est consommés par les autres et vice-versa. C’est l’interdépendance économique. Pour Hannah Arendt la société n’existe pas tant que cela dans l’Antiquité grecque, où la famille au sens large est productrice de biens de consommation dans une autonomie, et où la Cité politique crée un autre type de lien par la constitution d’un espace public démocratique.

Pendant longtemps, le travail n’était pas un fait généralisé. Il y avait ceux qui travaillent et les autres. Et pour Hannah Arendt c’était bien parce que ceux qui ne travaillent pas, ont le temps de penser, d’écrire, de constituer ces œuvres qui sont elles-mêmes constitutives du monde. Dans le monde moderne, tout le monde travaille, tout le monde est soumis au travail. Donc les œuvres des écrivains par exemple sont soumises au goût des lecteurs, car l’écrivain gagne sa vie ainsi.
Et le pire c’est que le machinisme ne peut que conduire au chômage, et donc que le travail se raréfie, dans un monde où l’être humain n’existe plus que par son travail. C’est l’horreur économique et sociétale.

« L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et, parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. "


3)    La production de masse du monde industriel contemporain : la dévoration par le processus vital de tout ce qui constituait le monde, des biens durables produits par l’homo-faber

« Avec le besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les-choses-de-ce-monde qui nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de respecter et de préserver leur inhérente durabilité ; il nous faut consommer, dévorer pour ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s’il s’agissait des « bonnes choses » de la nature qui se gâtent sans profit à moins d’entrer rapidement dans le cycle incessant du métabolisme humain. (…) Les idéaux de l’homo faber, fabricateur du monde : la permanence, la stabilité, la durée, ont été sacrifiés à l’abondance, idéal de l’animal laborans. Nous vivons dans une société de travailleurs parce que le travail seul, par son inhérente fertilité, a des chances de faire naître l’abondance ; et nous avons changé l’œuvre en travail, nous l’avons brisé en parcelles minuscules jusqu’à ce qu’elle se prête à une division où l’on atteint le dénominateur commun de l’exécution la plus simple afin de faire disparaître devant la force de travail (cette partie de la nature peut-être même la plus puissante des forces naturelles) l’obstacle de la stabilité « contre-nature », purement de-ce-monde, de l’artifice humain. » (Condition de l’homme moderne)
                                                                                  Marie-Line Bretin

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