vendredi 21 mars 2014

Texte de Hannah Arendt - Quelques éléments d'explication


Hannah Arendt pose ici la question de la limite de la Raison d’Etat. Certaines actions moralement injustes et indéfendables peuvent, en effet, s’avérer nécessaire en vertu d’un droit supérieur de l’Etat. Récemment le « patriot act » (26 octobre 2001) nous a donné une excellente illustration de la raison d’Etat en augmentant considérablement le pouvoir des agences de renseignement  (FBI et CIA) sur le territoire américain et en légalisant à l’avance toute procédure de « mise sur écoute » à l’égard de citoyens suspectés de collusion avec le terrorisme. La création de prisons réservées aux terroristes dans lesquelles l’utilisation de la torture est autorisée (Guantanamo) fait également partie des mesures d’urgence du « Patriot Act ». Ce terme désigne donc la possibilité pour un Etat de se réserver un régime d’exception à l’égard des lois aussi bien civiles que morales auxquelles sont soumis tous les citoyens. Jusqu’où peut aller cette acceptation d’une « nécessité faisant droit », c’est-à-dire ce consentement à l’idée selon laquelle les intérêts d’une totalité politique prévalent sur toute autre considération morale. Se conduire bien, c’est un devoir de citoyen mais dés que l’on se hausse au niveau des Etats, nous nous situons dans le cadre d’un autre régime de nécessité au sein duquel seule importe la conservation de l’Etat, c’est-à-dire le maintien de la sécurité, de l’ordre et des lois à l’intérieur du territoire.
S’il faut torturer un homme pour lui faire avouer le lieu d’un attentat susceptible de provoquer des centaines de morts, doit-on le faire ? Avant de répondre de façon précipitée : « oui » à cette question en arguant de la sécurité de l’état et des citoyens, il convient de bien saisir qu’à partir de l’instant où l’on porte la main sur cet homme, l’Etat dont on veut sauver l’existence sera dés lors une juridiction à l’intérieur de laquelle la torture sera finalement légalisée. Ce que nous faisons au nom de l’état ne peut se concevoir autrement que s’accomplissant en lui. Justifier l’usage de la torture pour la sauvegarde de l’état c’est intégrer à cet état la possibilité légale de torturer. Sous cette perspective, quelque chose du terroriste criminel  a gagné, en deçà de l’échec de l’attentat. On pourrait presque dire que le terrorisme est devenu, par la torture du terroriste, un « état d’urgence de l’Etat ».

Lors de la vague d’attentats qui s’est déroulée à Paris en 1986, Charles Pasqua déclarait : « nous allons terroriser les terroristes », sans réaliser peut-être la nature philosophiquement problématique de ces propos car si l’Etat terrorise les terroristes, alors cela signifie qu’il utilise des moyens de terroristes à l’égard des terroristes et dés lors la question se pose de savoir en quoi il demeure un Etat de Droit ?
On trouve l’une des meilleures justifications de la Raison d’état chez Machiavel : « Il n'est pas bien nécessaire qu'un prince possède toutes les bonnes qualités, mais il l'est qu'il paraisse les avoir. J'ose même dire que, s'il les avait effectivement, et s'il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu'il lui est toujours utile d'en avoir l'apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère (...). On doit bien comprendre qu'un prince, et surtout un prince nouveau, (...) est souvent obligé, pour maintenir l'Etat, d'agir contre l'humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu'il ait l'esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent ; il faut que, tant qu'il le peut, il ne s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal.(...)
Au surplus, dans les actions des hommes et surtout des princes, qui ne peuvent être scrutées devant un tribunal, ce que l'on considère c'est le résultat. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son Etat; s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde; le vulgaire est toujours séduit par l'apparence et par l'événement; et le vulgaire ne fait-il pas le monde ?"
Selon lui, il est donc une sphère à l’intérieur de laquelle la morale n’a plus droit de cité, c’est celle de l’état et de l’exercice du pouvoir. C’est comme si à l’intérieur de ce domaine n’était bon que ce qui maintient l’Etat en « état » et mal ce qui le menace. On mesure bien dans le style et les expressions de l’auteur italien l’importance qu’il accorde à la morale : « dans les actions des princes qui ne peuvent être scrutées devant un tribunal ». Machiavel ne semble accorder aucun poids à la question du remords, de la culpabilité, autrement dit à la notion de droit naturel. Rien n’est à proprement parler bien ou mal, « dans l’absolu ». Mais il y a les actions que les hommes « reconnaissent » comme bonnes et celles qu’ils qualifient de méchantes ou vicieuses et c’est seulement au regard de cette reconnaissance, de ce jugement effectif qui peut avoir des implications directes sur l’exercice du pouvoir que le Prince doit accorder à la morale une certaine importance. En fait c’est moins à la morale qu’à l’opinion et qu’à la réputation de bonnes ou mauvaises mœurs d’une personne qu’un Prince se doit d’accorder un peu d’importance à cette notion.

C’est donc avec Machiavel qu’est apparue le plus clairement dans l’évolution des théories politiques l’idée selon laquelle rien ne pouvait se placer au-dessus des intérêts de l’Etat et de celui qui en assure la charge. Ce qu’il faut que fasse le chef de l’état (qui n’est pas nécessairement un président car tous les états  ne sont évidemment pas des républiques) c’est toujours faire ce qu’impose « la situation », indépendamment de normes morales prétendument préexistantes. Mieux vaut une injustice qu’un désordre. Après tout, c’est exactement l’un des arguments avancés par certains antidreyfusards au moment de cette affaire qui divisa la France. Il est plus « pratique » pour l’état-major français de faire croire que Dreyfus est coupable, la question de savoir s’il l’est effectivement étant tout à fait « de second plan ». L’Etat est une instance de régulation de « la chose publique ». Son statut même suppose donc logiquement un rapport au public dont l’opinion est un paramètre essentiel de l’équation d’un « Etat fonctionnant bien ». Par conséquent, la nécessité que l’Etat demeure et la décision qui, au cœur d’une situation, ne tend qu’à assurer cette permanence, l’emporte sur la morale, la justice, la vérité. Il y a ce qui est, et ce qu’il est bon que le public croit, étant entendu que quelque chose de cette opinion du public entre en compte, en tant que paramètre crucial dans la sauvegarde de la « machine étatique ».
Ce qui apparaît donc avec Machiavel, c’est le dégagement radical de tout ce qui se justifie au nom de la sauvegarde et de l’intérêt de l’Etat à l’égard de la morale. Mais alors que se passe-t-il quand un état s’est doté de tout un arsenal légalisant le crime ? Dans ce texte, Hannah Arendt comprend parfaitement la notion de raison d’Etat. Elle ne la remet pas en cause d’ailleurs mais elle fait remarquer qu’elle s’appuie sur un présupposé qui est son caractère d’exception à l’égard d’une constitution « moralement » juste. 


Le fait que l’Etat puisse, dans une situation particulière, enfreindre les règles qui s’imposent à tout citoyen repose sur cet impératif pour l’Etat d’assurer l’ordre, d’empêcher la violence. C’est la nécessité pour le droit de fonder le droit qui paradoxalement justifie qu’une action de l’Etat s’exclue du droit. L’exception ici confirme et non seulement justifie la règle mais se justifie par la règle. Le fait que l’état puisse ponctuellement agir « mal » ne se conçoit qu’en référence à la nécessité pour l’Etat d’être l’Etat, étant entendu qu’il est « bon » que « l’Etat soit ». Mais la notion d’ordre coïncide-t-elle nécessairement avec celle de « justice » ? Le principe même de la « Raison d’état » c’est qu’une injustice est préférable à un désordre. La règle est donc la paix civile, l’exception est tout ce qu’un état se voit contraint de commanditer occasionnellement afin d’éviter l’éventualité d’un « trouble ». Mais que se passe-t-il quand l’Etat a choisi de déporter et de supprimer toute une partie de la population de sa juridiction sous le prétexte qu’elle est juive ?

La raison d’Etat n’a de sens que lorsque l’on considère comme « acquis » que cet état n’est pas fondé sur des principes criminels. Quelle peut être la nature de la souveraineté d’un Etat qui n’agit conformément au bien que par raison d’Etat ? On comprend ainsi le sens de ce texte qui est de mettre en question la nature seulement « formelle » de la maxime de non-ingérence d’un Etat à l’égard d’un autre Etat d’un point de vue international. Ce principe peut s’appliquer dés lors que deux Etats ont ce point commun de n’agir qu’exceptionnellement selon une modalité contraire au Droit. Il y a, selon Hannah Arendt, quelque chose dans l’Etat nazi qui justifie qu’on ne lui applique pas cette maxime car il n’est pas « pareil » que les autres états, ou plutôt, et cette distinction est fondamentale : il n’est pas même, précisément parce qu’il a perverti le principe même de raison d’Etat. Avec le Troisième Reich, on ne peut pas littéralement passer du « pareil au même » parce que, même s’il est administrativement un Etat, il applique des lois dont le contenu est contraire à quelque chose d’élémentaire qui est l’impossibilité pour un Etat de légaliser le crime, de justifier l’utilisation courante et banalisée de la violence.
Ce qui constitue un « Etat », c’est le principe de souveraineté. Or ce principe se conçoit de deux façons : d’abord intérieurement, c’est-à-dire que les citoyens de cet état sont soumis de fait à sa tutelle dans la mesure où la personne morale de l’Etat est la garantie de l’application des lois à l’intérieur du territoire, ensuite extérieurement, à savoir qu’aucun Etat étranger n’a le droit de contester l’autorité exercée par cet Etat dans sa juridiction. Finalement nous pouvons comprendre ces deux versants de la souveraineté d’un Etat lorsque nous réalisons qu’ils reviennent en réalité à une seule et même idée que l’on pourrait exprimer ainsi : « personne n’a le droit de contester le droit », pas davantage à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières de cet Etat. Si l’on met en question le droit d’un état d’incarner le Droit, on se met en contradiction à l’égard de cette absolue nécessité selon laquelle il faut bien, « à la fin des fins », qu’une autorité dotée d’une force exécutive concrète rende effective l’application du Droit. 

Comme dit Pascal « la justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. »
L’association des termes « raison » et «état » dans l’expression manifeste bien la nécessité de cette association entre force et justice. Il ne suffit pas au Droit d’être juste pour être suivi et corrélativement ce n’est pas parce qu’on est fort que l’on a raison. L’Etat est le rouage qui assure la liaison de l’un et l’autre. Mais comment peut-on s’assurer de ceci que l’Etat est bien institutionnellement la garantie du Droit ? Comment être sûr que l’Etat, c’est-à-dire le fondement même du droit positif (l’application d’un droit légal dans les limites d’un territoire), agisse conformément au Droit naturel (intuition universelle et innée de ce qu’il est légitime de faire ou de ne pas faire) ?
C’est bien là l’une des questions sous-jacentes fondamentales posées par Hannah Arendt. Lorsqu’un Etat exerce un droit positif qui va à l’encontre des principes du Droit Naturel, est-il encore un Etat ? N’a-t-il pas violé le principe le plus élémentaire de la légitimité de sa souveraineté ? Mais en même se pose cruellement la question de savoir qui va en juger ? Qui le peut, si ce n’est un autre Etat ? Mais, au nom de quel Droit tel Etat pourrait s’arroger l’autorité de contester le droit d’un autre à exercer « son » droit dans « son » Etat ? Nous atteignons ici la limite imposée par la réalité géographique et politique de notre monde à l’universalité de la notion du Droit. Si, la nature même du droit est d’être conceptuellement définie selon une modalité universelle (on ne peut pas croire que l’idéal de justice et d’équité s’arrête à des frontières physiques), son application réelle se décline territorialement et laisse donc l’Etat seul en charge de l’appréciation de ce qui est juste ou pas.

Il est un concept de Droit particulièrement intéressant pour essayer de comprendre cette ambiguité : c’est celui de « personne morale ». Ce terme désigne « le groupement de personnes ou de biens ayant comme une personne physique la personnalité juridique, mais n’étant pas une personne physique, la personnalité morale s’acquiert après un certain nombre de formalités » (Wikipédia). L’Etat est précisément la personne morale la plus importante du droit public. Cela signifie qu’un mouvement embrasse la totalité des individus d’une population, leurs biens, leurs actions, leur être et la place sous la représentation et l’autorité d’une idée. Tous les français sont « un » puisque ils sont les parties d’un Tout et que ce tout est une personne morale. Il est donc absolument impossible de concevoir l’existence du citoyen dans un état sans désintéressement, c’est-à-dire sans la prise en considération par la partie qu’il doit se soumettre aux intérêts du Tout : ce point est fondamental puisque il pointe vers ce fond « d’efficience sacrificielle » commune à la politique (l’Etat) et à la morale (la vertu). Avec Kant, on pourrait dire que la morale consiste dans un cosmopolitisme strict (créer un monde humain fondé sur le désintéressement absolu d’une volonté « bonne », en tant qu’universalisante »).
C’est par rapport à cette efficience sacrificielle que la morale et la politique se confondent et se combattent : qui aura le dernier mot : est-ce le principe de la Justice qu’il y ait un Etat (droit naturel) ou un principe de l’Etat qu’il y ait une justice (droit positif) ?

Le problème posé ici par Hannah Arendt s’appuie sur celui-ci mais elle pose la question sous un angle particulier qui est celui de la condition de souveraineté d’un Etat. Faut-il qu’il y en ait une ? La raison d’Etat manifeste l’exercice d’une certaine autorité qui, en cas de force majeure, peut être amenée à prendre des mesures d’extrême urgence. « Force revient à la loi » entendons-nous dire souvent, mais on peut, pour la raison d’Etat, inverser la maxime comme si la loi de l’état revenait à la force et n’était précisément plus une loi puisque elle réside alors dans une exception à la règle. Toute la question est alors de savoir si cette mesure d’urgence qui revient à la force, retourne à la réalisation d’un pouvoir fort et arbitraire comme à son vrai visage, à ce que l’Etat n’a finalement jamais cessé d’être ou bien précisément à ce qu’il n’est pas. Le recours à la force est-il l’exception du droit ou l’un de ces moments d’oubli dans l’insouciance duquel il révèle finalement sa nature authentique ?
La prise de position d’Hannah Arendt en faveur de la première option ne fait aucun doute puisque elle insiste sur le fait que le 3e Reich inverse les termes de la relation entre la morale et la réalité : autant un véritable Etat n’use de violence que lorsque la réalité l’y contraint, autant le régime nazi n’a fait preuve d’humanité qu’en dernier recours et sous le coup d’une absolue nécessité. L’Etat ne peut déployer de prise d’initiative qu’au sein de la dimension de la paix civile. Il n’est un Etat que dans la mesure où sa liberté consiste à garantir la sécurité de ses citoyens et c’est quand il n’est plus libre mais pressé par la situation qu’il peut être amené à faire des exceptions à l’égard de cette règle. Nous sommes tous tentés d’affirmer que « cela va sans dire » mais c’est précisément cette pseudo-évidence que le nazisme a réfutée, et c’est précisément tout le propos d’Hannah Arendt que de révéler cet implicite.

Dans le principe : « aucun jugement possible d’Etat à Etat » (négation du droit d’ingérence), il est un présupposé qui souterrainement s’active, à savoir que la violence n’est pas la règle. Si, pour reprendre l’expression de Max Weber, « l’Etat a le monopole de la violence légitime », c’est aussi parce qu’en un sens il a l’exclusivité de la légitime « défense ». Il n’y a pas de « légitime attaque ». Mais le troisième Reich, c’est justement le régime de l’attaque légitime, la constitution de cette mythologie d’un peuple jouissant « de par sa nature » d’un droit d’expansion territorial légitime (c’est le Lebensraum, soit l’idée qu’un peuple est légitimé de par la pureté de son « sang » et la supériorité de sa race à occuper l'espace d'un autre). En un sens, le 3e Reich illustre sous cet aspect les dangers d’un Etat totalement débordé par des concepts hérités de la Nation. Si le citoyen n’est plus protégé par l’état, c’est parce que cet état fait droit à des distinctions de type ethnique. Mais alors ce n’est plus un Etat.
Il n’est, par conséquent, plus possible de lui faire crédit de cette reconnaissance internationale du « par in parem ». Il ne suffit pas qu’un Etat soit « un » pour qu’il soit un Etat, surtout quand cette unité est revisitée, remaniée et, en un certain sens contestée, par l’esprit ethnique d’une recomposition « raciale ». L’état allemand s’est retourné contre ses propres citoyens juifs. La souveraineté de l’Etat ne peut se réduire à la seule logique numérique de la personnification. Elle doit se fonder en droit sur l’utilisation seulement exceptionnelle de la Raison d’Etat.
Nous réalisons ainsi quel est le propos authentique d’Hannah Arendt : elle ne conteste en aucune façon, l’efficience d’une raison d’Etat. C’est même le contraire : le 3e Reich n’a pas abusé de ces mesures d’urgence, il en a perverti l’esprit, l’efficience aussi bien que les termes (la violence comme règle et l’humanité comme exception). Mais, par contraste, cela nous permet de saisir le fondement de la souveraineté qualitative de l’Etat qui est la paix civile et la garantie de la sécurité de tous les citoyens. Autant le droit d’ingérence est légitime quand l’Etat ne s’appuie plus sur ce fondement, autant il n’a pas à être invoqué lorsque il le respecte. « Par in parem » est donc une maxime qu’il faut soumettre à conditions, qui ne prévaut pas aveuglément dans tous les cas de figure et pour tous les états.


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