lundi 17 mars 2014

"Peut-on donner un sens au travail?" - Copie d'un élève de Terminale S

(Cette copie contient des maladresses. On peut notamment lui reprocher d'opter continuellement et systématiquement pour une vision résolument anti-sociale du travail. Mais elle a le mérite de prendre des risques et de manifester un intérêt authentique pour la question, sans la confiner dans un traitement exclusivement scolaire. A ce titre, elle marque un effort d'assimilation. La philosophie c'est aussi le contraire de l'attitude qui se complaît dans la routine du "C'est pas mon problème". Le mouvement par le biais duquel on passe progressivement de l'affirmation d'un sens transcendant donné "de l'extérieur" au travail à un sens immanent qui se forge en lui et se définit comme une pure temporisation est très clair et très finement construit, probablement parce que c'est l'intuition la plus profonde du rédacteur, celle qu'il est vraiment question pour lui de formuler. Jamais une copie n'est plus pertinente et simplement efficace que lorsque elle "a quelque chose à dire". C'est, sans conteste, le cas de celle-ci)

N’est-il pas fréquent, au sein de la vie quotidienne, qu’autrui nous pose la question de notre profession ? Combien sont ceux dont la réponse spontanée à cette autre question qu’est le sens d’un acte au sein de leur activité s’énonce ainsi : « C’est mon travail. Alors je ne me pose pas de questions. » On pourrait s’interroger sur la question de savoir jusqu’où peut aller l’acceptation de normes sociales et combien sont ceux nourris par l’exercice de leur travail, lorsque l’on entend des échos du « burn out ». Alors qu’il faut bien vivre en société et travailler afin d’assouvir des besoins primaires, à savoir manger, dormir, on en oublie d’exister d’agir en résonance avec son être.

La question est de savoir si le travail nous donne les moyens d’exister dans sa pratique. Afin de conduire nos raisonnements de façon à tenter de couvrir le sujet dans son ensemble, il nous semble intéressant d’étudier le travail à l’échelle de l’individu, puis de l’humanité, avant de terminer sur le travail lui-même, tout en attribuant une signification propre au mot « sens » pour chacune des parties.

Le cœur de  notre sujet réside dans la distinction entre vivre (voire survivre) et exister. Si le travail, jamais reconnu en tant que tel, se positionne dans une optique de survivance, propice à l’assouvissement des besoins naturels ou bien dans une recherche de valeur d’estime, pratique d’un métier en vue d’un ressenti d’utilité aux yeux d’autrui, il n’est jamais régi que par des nécessités extérieures ; Hegel l’énonce bien au travers de sa dialectique du maître et de l’esclave : « Et l’esclave ne peut travailler pour le maître, c’est-à-dire pour un autre que lui, qu’en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant. » Faut-il alors travailler pour vivre ou « vivre » pour travailler ? Il s’agit d’une situation sans issue, dépourvue de sens, menant à l’absurdité des codes sociaux.




Si, d’après Karl Marx l’homme ne travaille que pour satisfaire ses besoins il n’en reste pas moins que ce dernier ne trouve pas d’existence propre dans le travail. Cependant le corps n’est rien d’autre que de la matière organique, contrainte dans un monde physique de forces qui interagissent. Faut-il alors travailler à l’affirmation du « je suis vivant », en optant pour un sens transcendant au travail, au risque de passer à côté de l’acte d’exister ? Exister à tout prix au risque de mourir, en réponse à la banalisation de la vie, sorte de revendication de soi de sorte à exister en tant qu’être. C’est d’ailleurs pour cela que la plupart des hommes savent pourquoi ils travaillent mais non pour quoi ils travaillent.
Travailler au sens de volonté, dans une optique d’objectivité et de compétition, typique de l’Agôn, revient à dire ici que « pouvoir donner du sens au travail, c’est précisément ne pas trouver dans la travail de quoi s’y nourrir (au sens d’intérêt) et, de ce fait, de quoi vivre, car si les normes sociales nous font miroiter que le travail nous permet de survivre, étant entendu que le soi-même n’est ailleurs que dans le fait d’exister, l’absurdité de nos actes nous conduisent à l’absence radicale de sens, au burn out ou encore à l’aliénation des chaînes de montage, au temps modernes de Charlie Chaplin. C’est lorsqu’on passe d’un rapport déterminant à un rapport aliénant, lorsque le travail devient le médiateur de la survie, lorsque l’acceptation d’un univers soumis à la norme ne manifeste plus aucune limite.

Le travail auquel on assigne un sens de finalité ne fait que placer les hommes les uns par rapport aux autres en attribuant au travail fourni une certaine valeur. Cette valeur d’estime « faire médecin » contribue à l’image de l’individu. Ce qui nous amène à nous questionner sur un aspect déconcertant : le travail rend-t-il libre ? La plupart du temps, le travail d’un individu est le fruit d’une volonté propre, et si cette intentionnalité peut sembler conduire à une liberté, il n’en est rien puisque elle n’est que l’illusion que l’image de son travail veut bien lui donner. Cette liberté traduite matériellement par du temps libre et un bon compte en banque n’est autre que le fruit d’un imaginaire collectif, car chacun guidé par l’appât du gain, donne à un moment par son travail, pour ensuite recevoir d’autrui ce moment de soi-disant liberté, de façon transcendante à ses désirs, mais en aucun cas il ne trouve de sens par son travail, au sein de son travail.
Mais c’est lorsque cette dépendance au monde physique n’est plus, comme c’est le cas dans les camps de concentration où les conditions de vie son tellement infimes et finissent par devenir inexistantes, que le « soi » reprend le dessus.
Lorsque le travail n’a plus de sens, emmener un rocher d’un point A à un point B puis du point B au point A, ou encore le mythe de Sisyphe  que ceux qui tiennent ne sont autres que ceux qui en dehors de toute considération clinique exercent jusqu’au bout l’acte d’exister, en deçà d’un travail dépourvu de sens. Mais combien sommes-nous à persévérer dans cette voie du labeur injustifié qu’il faut faire ou du « c’est mon métier donc je ne me pose pas de question. » ?

Si nous continuons notre observation dans un sens transcendant, nous nous rendons compte d’une évidence selon laquelle donner du sens au travail est cause perdue dés lors que la visibilité quant à la continuité du travail dans quelque chose de plus grand que nous n’est pas atteinte. C’est lorsque notre travail fait partie d’un tout. Prenons l’exemple de l’éboueur. Ce dernier ne donne probablement pas de sens à son travail pour la bonne raison qu’il ne perçoit pas nécessairement que ces ordures qu’il ramasse sont vouées à être retraitées. Il participe à quelque chose de plus grand que lui, à savoir le tri.
Dans « la mort de l’homme », Michel Foucault décrit la fin de l’idéologie des droits de l’homme. De toute évidence, il va sans dire que la politique et l’économie sont des aspects bien distincts. En effet, ce n’est pas la révolution française de 1789 qui a transformé la politique de production. Il s’agira toujours des mêmes exploités, on assiste simplement au passage d’un régime d’exploitation à un autre, étant entendu que l’homme est constitué, fondé par son travail, car en transformant un monde de forces en un monde habitable, il se forge lui-même.
Marx et Hegel s’entendent sur le fait que le travail rend libre mais Marx lui souligne les dérives du capitalisme d’un point de vue économique en théorisant sur la valeur du travail et la valeur d’usage : ce qu’il est nécessaire de travail à l’ouvrier en vue de produire pour vivre, or cette part de travail ne représente que la moitié de ce que l’ouvrier est capable de produire en tout (valeur d’usage). Or il ne peut y avoir de travail sans exploitation. Paradoxalement c’est cette même production qui contribue à l’essor de l’humanité, au progrès et à son histoire au détriment d’un non sens du travail à l’échelle transcendante. Cependant cette auto-gestion de l’ouvrier, ce « communisme à la Marx » n’a pourtant jamais été tenté.

Bien souvent, aussi, l’homme qui a fait un travail pour l’intérêt qu’il y trouvait à s’y réaliser en tant que soi a perdu cet engouement à la suite d’un jeu de perversions sociales, là où des contraintes multiples inversent la courbe de la passion pour aboutir à un non sens. C’est le cas des sage-femme : lieu de rencontre du travail et du vivant, et paradoxalement le lieu où la société s’impose comme contrainte à un travail pourvu de sens.
Revenons à présent au cœur de la question. Peut-on réellement trouver au sein du travail de quoi s’y réaliser pleinement ? On a pu observer sans détours qu’à force de vouloir travailler pour vivre, on en oublie d’exister ! Le millionnaire opte pour la réussite sociale de sa vie, quitte à sacrifier son existence, tandis que’un artiste vrai ne se pose pas cette question. Ce dernier préfère mourir plutôt que se trahir. Et il ne peut faire autrement. Einstein ou encore Van Gogh ne peuvent expliquer pourquoi ils font telle ou telle chose, en revanche ils savent pourquoi ils travaillent. En réalité le travail est pour eux un mécanisme régi par l’inconscient qui permet la concrétisation de leurs idées nées d’un contact avec un monde de forces. Un inventeur voit le monde tel qu’il est et tente de toucher les sens d’Autrui par une évidence manifeste. Donner du sens au travail, c’est œuvrer à quelque chose, trouver de l’intérêt à cette chose et s’en nourrir. La résultante d’un vrai travail étant l’accomplissement de soi et le prolongement de l’être en-deçà de l’image sociale et des codes de « vie ». Trouver un sens à son travail, c’est justement la concrétisation (faisant suite à une production réglée et définie) se transforme en création, lorsqu’il est question de style et d’unicité.
On n’arrive à trouver un sens à son travail que si l’on parvient à comprendre qui l’on est vraiment, à la fameuse réplique : « Tu reprendras l’usine mon fils ! » Spinoza répond : « Je ne veux pas de mon héritage. » (il ne s’agissait pas d’une usine évidemment). Si, comme le dit Sartre, « l’existence précède l’essence », nous sommes tous enfants de la vie avant d’être les enfants de nos parents. On ne décèle vraiment le soi que lorsque l’on se place dans une dimension anonyme de l’existence (comme un accouchement permanent mais sous X), lorsque l’on ne parvient plus à discerner le nom ni le « moi ». Cela revient à chercher l’action de « qui je suis en deçà de mon nom ».

C’est dans cette perspective que Marx a peut-être senti l’avènement de la 3e révolution industrielle en écrivant : « Supposons que nous produisions comme des êtres humains, chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. » Par cette phrase, Marx anticipe, sans le savoir, sur les « Fab Lab », un moyen de production collectif court-circuitant la distinction entre les producteurs et les propriétaires des moyens de production.
Et si le travail, c’était la temporisation ? On a d’une part l’Agôn, dimension compétitive de réussite sociale et de l’autre l’Aïon, rapport au temps, sorte de vérité factuelle inaliénable, dimension de l’instant non épuisée par l’événement. Pénélope, assiégée par les prétendants au trône (partisans de l’Agôn) parvient à stopper l’épopée en suspendant le temps. Elle trouve un subterfuge un rapport étrange au travail en tissant et en détissant sa toile. Mais il y a là un témoignage d’une sagesse inouïe. Pénélope ne tisse pas pour faire une toile, elle tisse pour tisser. On assiste là à une nécessité intérieure. C’est trouver de l’intérêt au travail dans l’instant, c’est comme vivre le temps en tant que temps. Comme dirait Spinoza, c’est être l’énergie que l’on investit dans le fait d’être, savoir ainsi ce que l’on peut. Le travail est, en quelque sorte, la résultante pure de l’existence pure ?

Que l’on prenne le travail au sens transcendant ou immanent on s’aperçoit que la liberté n‘existe pas. Libre à chacun, cependant, de « travailler pour vivre » ou bien d’œuvrer à exister. Suivre la doctrine Stoïcienne de l’antiquité « faire de sa vie une œuvre d’art » peut être la solution, là où la quasi-totalité de l’humanité suit une existence aveuglée par l’appât du gain.
                                                                                   


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