mardi 1 novembre 2016

"Ne sommes-nous liés que par de l'Interdit?" - Analyse d'une image: "Mommy" de Xavier Dolan


Steve ferme la bouche de Diane, sa mère, et plaque ses lèvres sur le revers de sa propre main de telle sorte qu’il n’est rien à l’exception notable de ce « bâillon » qui  empêche le fils d’embrasser sa mère comme le font des amants. On pourrait faire remarquer que « tout est dit » dans cette image, et non seulement par rapport au film dont elle est comme la synthèse illustrée mais aussi par rapport au sujet : « ne sommes nous liés que par de l’Interdit ? ». Mais si nous affirmions cela, nous passerions à côté de l’essentiel à savoir que justement ce n’est pas « dit » mais montré, filmé.  L‘effet de sidération de cette image ne vient pas seulement de la justesse de son adéquation au scénario d’un film, à la problématique d’une dissertation de philosophie. Elle ne vaut pas parce que l’on peut mettre des mots dessus ou derrière mais parce qu’elle court-circuite le langage, c’est-à-dire la fonction de classification. Utiliser les mots, c’est faire des genres, insinuer un jeu de distinctions toujours plus subtiles entre les « types » de personnes, les « types » de rapports, les « types » d’amours. Le mot d’ordre de tous les usagers du langage, c’est « ça n’a rien à voir », il faut traquer les fausses assimilations, les facilités.
Mais en même temps, cette extrême finesse dans l’art de différencier les choses, les sentiments, les expériences ne s’accomplit qu’en mettant en œuvre un travail de généralisation : il faut bien que le mot « amour » existe dans l’efficience de sa trompeuse globalisation pour que l’on puisse œuvrer, à partir d’elle à préciser. Parler, c’est caricaturer, parler mieux, c’est caricaturer moins, mais il restera toujours de la généralisation.

Steve ne parle pas, il empêche même sa mère de jouer son rôle de mère en lui imposant le silence alors qu’elle était en train de lui reprocher son attitude. « Je ne t’aime pas comme ça » lui suggère-t-il en l’embrassant de cette façon : ni comme une mère, ni comme mon amoureuse. La main maintient le tabou incestueux mère/fils, et c’est ça qu’il l’embrasse. Il n’étreint pas sa mère contre le tabou de l’inceste ni pour, mais « dedans » et toute la justesse de ce « baiser contrarié » vient de ceci qu’il n’est pas pour autant « retenu ». De nombreux psychanalystes affirmeraient sans aucun doute que le fils et la mère n’ont pas « trouvé leur marque », mais nous croisons sur ce point la question même du sujet : Diane et Steve sont reliés par un interdit avec lequel ils « jouent ». Ce n’est pas une affaire « classée », dans tous les sens du terme (la fonction classificatrice des différents types d’amour est ici inopérante, du moins elle est privée de toute puissance à établir définitivement des lignes). Ce qu’ils révèlent, c’est, à la fois, la puissance et la limite du tabou. Nous ne pouvons pas être l’objet d’un processus de socialisation sans que l’idée même de l’inceste ne provoque en nous un sentiment de répulsion, sentiment fondateur de la notion même de « famille », mais en même temps, nous ne cessons de pressentir avec un peu d’effroi l’efficience d’une confusion trouble des émois sur le fond de laquelle les distinctions du langage s’exercent certes avec justesse mais jusqu’à un certain point seulement.

C’est très exactement cette ligne d’érosion du langage, cette fêlure dans l’autoritarisme générique des mots que cette image pointe. Tout ceci ne tient qu’à la fine épaisseur de la paume de Steve. Dans le film, Diane évoquant son fils ne cesse de parler de « son homme ». L’adolescent n’est pas en reste explorant toujours dans son approche de Diane, les limites ténues entre la tendresse et la sexualité. Finalement, nous retrouvons une perspective déjà croisée dans notre réflexion préalable : le tabou ne défend jamais que ce qu'il rend, par là même, "possible" (c'est-à-dire ni impossible, ni réel) en projetant ce qu'il interdit dans une dimension fantasmatique qui constituera le milieu privilégié de la relation, la texture même du lien. S’il n’existe aucun rapport humain susceptible de se déprendre de la référence au Tabou, alors toutes les relations humaines sont nécessairement de l'ordre du fantasme, et c'est peut-être là le fond du problème posé par le sujet:"Ne sommes-nous liés que par de l'interdit?", à savoir: "sommes-nous liés par autre chose que du fantasme? Existe-t-il des relations humaines qui, échappant à l'Interdit, seraient tissées dans une autre étoffe que celle de l'imaginaire, c'est-à-dire dans celle de la réalité ? "

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